Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la garde des sceaux, messieurs les ministres, mes chers collègues, en abordant ce débat, j’ai à l’esprit une longue histoire, qui a fait du Sénat l’un des fondateurs de la République moderne et le plus farouche défenseur des libertés publiques.
D’où que nous siégions, nous faisons nôtre l’héritage de Victor Hugo, comme ceux de Victor Schoelcher, d’Auguste Scheurer-Kestner et, aujourd’hui, celui de Robert Badinter, sans pour autant récuser Georges Clemenceau ou Michel Debré. Le Sénat, c’est la République dans toutes ses dimensions, la liberté et l’autorité.
La régulation des activités de renseignement soulève de nombreuses questions qui mettent en jeu nos droits fondamentaux. Puisse la grande tradition du Sénat libéral et républicain nous inspirer des bonnes réponses !
Ce débat va nous conduire au cœur de notre contrat social.
Les questions auxquelles nous devrons répondre sont, bien sûr, d’essence politique. Dans leur principe, elles ne sont, certes, pas nouvelles, mais elles se posent aujourd’hui à propos de nouveaux moyens d’intrusion dans la vie privée. Ces moyens sont fondés sur des techniques de surveillance en pleine évolution. Ils ont déjà gravement défrayé l’actualité mondiale, dans un contexte d’insécurité dont le Premier ministre, à juste titre, n’a pas manqué de rappeler à l’instant la gravité et l’actualité.
Comment renforcer la sécurité sans mettre en péril la liberté ? Comment assurer l’efficacité d’une action de renseignement, qui implique le secret, tout en la soumettant à des limites, lesquelles imposent de porter sur elles un regard extérieur ?
Face à ces questions, la République n’est pas dénuée d’expérience. Elle a depuis longtemps inventé une méthode. Cette méthode consiste à approfondir l’état de droit en s’appuyant sur nos institutions et nos procédures légales, et en refusant l’arbitraire de textes d’exception, où la fin justifierait les moyens, où l’urgence s’imposerait au droit, où nécessité ferait loi.
L’exigence du Sénat, dont je suis comme vous tous porteur, est d’inscrire cette loi dans le droit commun. C’est ainsi que nous resterons fidèles aux équilibres posés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a su proclamer les droits naturels et imprescriptibles de l’homme tout en fixant immédiatement des bornes à ces droits pour « défendre […] les actions nuisibles à la société », comme elle l’affirme dans sa belle langue.
Ce projet confronte les intérêts fondamentaux de la nation ainsi que la sauvegarde de vies humaines à des exigences aussi fortes que le respect de la vie privée et la garantie des libertés fondamentales. Il n’y a certes pas d’impératif plus élevé que la sauvegarde de la vie humaine, mais le combat pour la sécurité ne peut justifier que des atteintes aux droits et libertés strictement et évidemment nécessaires.
Le projet de loi a pour but de donner un cadre légal aux services de renseignement pour prévenir des crimes et défendre nos intérêts nationaux. Ce faisant, il ne donne aux acteurs du renseignement aucun moyen supplémentaire. Tel n’est pas son objet !
Ce texte a été accusé tour à tour d’autoriser une surveillance de masse au profit de l’État, d’imiter le P atriot Act de George Bush, de tenir le juge à distance, de légitimer par avance l’arbitraire policier. Pour excessifs qu’ils soient parfois, les réquisitoires que nous entendons sont salutaires en démocratie. Ils constituent autant d’anticorps venant de la société civile pour que notre État de droit résiste à l’inoculation de réflexes toxiques pour nos libertés fondamentales.
Nous voyons bien les insuffisances de ce texte. Nous voulons les corriger, mais sa conception et son architecture reposent sur des fondements solides qui ne contreviennent en rien à la tradition républicaine. Jamais nous ne pourrions soutenir un projet qui ressemblerait à la caricature que certains en ont faite.
Pour répondre aux inquiétudes, nous devons faire de ce texte une grande loi républicaine. Il va nous falloir déterminer avec rigueur l’étendue des pouvoirs conférés aux services de renseignement. Il nous reviendra de prendre position sur les bornes que l’autorité publique peut légitimement assigner à la liberté et au respect de la vie privée. Ce ne sera pas la première fois et ce n’est pas chose facile, car c’est un choix de responsabilité et de mesure qui nous confronte à la nécessité d’accepter des concessions pour la défense des intérêts collectifs, sans renoncer à l’absolu que la liberté représente pour nous.
Face à une question aussi cruciale, toute pression instrumentalisant le terrorisme serait évidemment déplacée. La lutte contre le terrorisme ne permet pas tout et n’excuse pas tout. Ce texte très important n’est d’ailleurs pas une réaction aux crimes terroristes commis en janvier dernier. Il est issu du travail de la délégation parlementaire au renseignement et il tient compte des réflexions de notre commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe.
La République n’aurait que faire d’instaurer une surveillance de masse. La mission des services de renseignement va être mieux définie, la commission des lois y a veillé. Il s’agit de prévenir des crimes et des délits, d’empêcher des violences et des attentats, de faire échec à des menaces sur nos intérêts nationaux les plus fondamentaux, économiques et scientifiques, et de promouvoir ces intérêts par l’action extérieure. Rien de plus, mais c’est déjà beaucoup !
Repérer ceux qui nous menacent n’implique qu’une surveillance ciblée, exactement le contraire d’une surveillance de masse, laquelle ne serait que perte de temps et gaspillage de ressources par rapport aux objectifs visés. Tout ce qui pourrait s’y rapporter doit naturellement être évité et c’est le rôle du Sénat d’y veiller.
Avec ce projet de loi, il s’agit d’introduire des garanties pour nos concitoyens là où il n’y en a pas, de passer du non-droit au droit, certainement pas de créer une surveillance sans limites ni contrôles. Au contraire, le souci de prévenir ce risque justifie l’intervention du législateur : la loi restreindra les possibilités de surveillance de l’État en instituant des règles et des contrôles qui n’existaient pas.
L’encadrement des techniques de renseignement apparaît nécessaire à plusieurs stades : lors de l’autorisation des actions de renseignement en fonction de finalités et de critères précis, au moment de la mise en œuvre des techniques et, enfin, par l’intervention d’un juge chargé de faire respecter nos droits fondamentaux.
Je vous propose une ligne directrice simple : plus les techniques de renseignement utilisées seront intrusives, plus les garanties devront être importantes.
Les écoutes téléphoniques sont déjà réglementées par la loi de 1991 §qui les soumet à une autorisation du Premier ministre ou de son représentant, sur avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. La réforme s’inspire de ce dispositif en l’étendant et en l’adaptant à tous les services de renseignement et à toutes les techniques de renseignement.
Votre commission des lois a recentré la notion d’« entourage » en matière d’écoutes, limité dans le temps le recours aux IMSI catchers et restreint les données susceptibles d’être collectées par ces dispositifs aux seuls numéros des boîtiers de téléphone et de cartes SIM, en excluant les « fadettes ». Elle a aussi précisé que le recueil de données en temps réel pour les personnes présentant une menace terroriste serait soumis à un examen au cas par cas, la procédure d’urgence étant exclue. Par ailleurs, elle a étroitement circonscrit la définition de la technique de l’algorithme et resserré les conditions du recours à cette technique. Elle a aussi prévu une durée d’application plus limitée dans le temps – deux mois –, le renouvellement du dispositif étant assorti de conditions, afin d’encadrer davantage le recours à ces traitements automatisés qui focalisent les inquiétudes.
Pour les techniques les plus intrusives, comme l’accès au disque dur d’un ordinateur, la sonorisation ou la captation d’images, votre commission a également renforcé les garanties prévues par le texte.
Une fois autorisées, les techniques de renseignement doivent être mieux contrôlées. La commission des lois a voulu imposer la pleine application du principe de légalité aux techniques de renseignement pour sortir du non-droit. Le système que nous proposons a pour but de prévenir les surveillances illégales et, si une transgression était constatée, d’obtenir une annulation rapide, par exemple, si la procédure n’a pas respecté la loi, si la finalité de la surveillance n’est pas légale, si la motivation est insuffisante, si les mesures ne sont pas strictement proportionnées aux fins poursuivies, ou encore si la conservation des données excède la durée de l’autorisation.
Nous avons défini avec précision le cahier des charges de la légalité en matière de renseignement. La commission l’a inscrit au premier article du texte. Il s’imposera aux services spéciaux dans leur action, à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, la CNCTR, dans l’évaluation des demandes d’autorisation et dans l’accomplissement de sa mission de contrôle, au Premier ministre dans sa décision et, bien sûr, au Conseil d’État dans l’appréciation qu’il fera de la légalité des autorisations et de la régularité des actes des services de renseignement.
Il faut que le contrôle soit effectif. Pour qu’il le soit, une autorité indépendante doit être instituée, afin de vérifier que les conditions légales sont réunies préalablement à toute utilisation des techniques de renseignement. Il faut que cette autorité soit dotée de pouvoirs d’investigation étendus. Si l’urgence doit être prise en compte, elle doit être tellement exceptionnelle et tellement contrôlée qu’elle ne puisse vider la procédure de droit commun de sa substance.
L’indépendance de la CNCTR vis-à-vis du Gouvernement doit être assurée par sa composition, ses moyens d’action, ses prérogatives et son accès aux données recueillies. Sur tous ces points, la commission des lois a souhaité et inscrit dans le texte du projet de loi des garanties supplémentaires.
Composée de neuf membres, la CNCTR s’inscrira dans la séparation des pouvoirs, puisqu’elle sera constituée de représentants du pouvoir législatif et du pouvoir juridictionnel, sans aucune représentation du pouvoir exécutif. De plus, Jean-Pierre Raffarin et moi-même avons déposé une proposition de loi organique soumettant la désignation du président de la CNCTR à un vote des commissions compétentes des deux assemblées, en application de l’article 13 de la Constitution, pour conforter son indépendance.
Une fois l’avis de la CNCTR rendu, le Premier ministre doit prendre sa décision. Comme aujourd’hui, on peut penser qu’il suivra généralement cet avis, d’autant plus que le contrôle du Conseil d’État sera devenu effectif. Il n’y a pas mieux que l’anticipation de la sanction pour garantir le respect du droit !
Compte tenu du nombre de demandes à traiter, il est normal que le Premier ministre puisse déléguer sa décision à des collaborateurs directs, comme c’est déjà le cas en matière d’écoutes téléphoniques. Prenons garde cependant à ne pas laisser se constituer à Matignon, dans les ministères concernés et dans les services de la CNCTR, un véritable corps de professionnels spécialisés dans le droit du renseignement, agissant en initiés. La décision d’autorisation ne saurait être bureaucratique, vous l’avez rappelé, monsieur le Premier ministre, car elle engage la responsabilité de l’autorité politique, sous le contrôle ultime du Parlement.
Pour inscrire pleinement la régulation des activités de renseignement dans un cadre légal, la question du juge et de ses pouvoirs est sans doute la question essentielle. Elle n’a peut-être pas été suffisamment discutée jusqu’à maintenant. Il n’y a pas d’État de droit sans l’intervention d’un juge !
Au juge de l’autorité publique revient la mission de soumettre l’action publique au respect de la légalité et de suspendre ou d’annuler ses excès de pouvoir.
Au juge pénal revient de sanctionner les crimes et délits, y compris s’ils ont été commis par un agent de l’autorité publique dans l’exercice de sa fonction en pénétrant irrégulièrement dans un domicile ou en interceptant illégalement des correspondances.
Ce modèle présente de nombreux avantages et je le défends sans complexes. Il a le mérite d’être le plus complet, car il couvre la prévention autant que la répression et la réparation.
La police administrative à laquelle se rattache l’activité de renseignement consiste en l’action préventive de l’État contre le crime et la délinquance, pour l’empêcher. Dans le cas de la police préventive, des vies peuvent être en jeu : il faut agir vite, sur le fondement d’éléments parfois minces. On mesure, avec la lutte contre le terrorisme, à quel point cette mission régalienne est vitale, car elle vise en dernier ressort à empêcher des crimes aussi abominables que ceux qui ont été commis en janvier. Cependant, elle doit être soumise au principe de légalité sous le contrôle de son juge pour que la fin, aussi noble soit-elle, ne justifie que l’engagement de moyens légaux et proportionnés.
Votre commission des lois a tenu à renforcer cette exigence en rendant le contrôle du Conseil d’État effectif, car il ne l’était pas, sans pour autant entraver l’action publique quand elle respecte la loi.
Il faut que le juge puisse facilement être saisi en cas d’abus.