Les victimes ont besoin d’un certain temps avant de pouvoir se libérer de la chape de plomb qui pèse sur les faits, posée quelquefois par la cellule familiale elle-même.
D’autres dispositions ont été adoptées, parmi lesquelles la possibilité de désigner un administrateur ad hoc lorsque les parents ne sont pas aptes à assurer leur rôle, ainsi que des peines complémentaires diverses, notamment la privation de l’autorité parentale.
Enfin, depuis 2004, le code pénal prévoit que les médecins ne peuvent pas faire l’objet de sanctions disciplinaires lorsqu’ils ont signalé aux autorités compétentes les mauvais traitements dont ils ont pu avoir connaissance.
Il existe donc incontestablement un dispositif pénal efficace qui réprime sévèrement les violences sexuelles incestueuses.
Aujourd’hui, le problème qui nous est posé est l’évaluation des conséquences qu’entraîne notre façon d’aborder ce crime sans le qualifier d’inceste. Les associations concernées nous le disent, c’est un point important pour les victimes, car le fait de ne pas nommer la chose est une façon de la nier. Or nous n’osons pas parler d’inceste, y compris dans notre législation, alors que c’est bien de cela qu’il s’agit.
En outre, comme je l’ai déjà souligné, il est tout à fait regrettable que nous ne disposions pas de statistiques nous permettant d’appréhender la réalité et l’ampleur du phénomène, voire son évolution.
Le texte que nous examinons aujourd’hui, mes chers collègues, est le fruit d’une réflexion qui n’est pas nouvelle. En juillet 2005, je l’évoquais tout à l’heure, M. Christian Estrosi avait remis au Premier ministre un rapport sur l’opportunité d’ériger l’inceste en infraction spécifique. Par la suite, Mme Marie-Louise Fort, députée, a recueilli un grand nombre de témoignages de victimes qui l’ont convaincue de la nécessité de présenter au Parlement un texte visant à inscrire expressément la notion d’inceste dans le code pénal.
Néanmoins, l’un comme l’autre se sont prononcés en faveur non pas de la création d’une infraction spécifique d’inceste, distincte des autres qualifications pénales déjà existantes, mais de la conservation du principe actuel selon lequel l’inceste est considéré comme une circonstance aggravante des infractions que constituent le viol, les agressions sexuelles ou les atteintes sexuelles. C’était un bon choix.
Cette question de l’inscription de l’inceste dans notre législation a fait l’objet, pourquoi ne pas le dire, d’avis contrastés. Ainsi, l’ancienne Défenseure des enfants, Mme Claire Brisset, s’est déclarée réservée sur l’utilité d’une telle démarche, et l’intégralité des associations de magistrats que j’ai auditionnées s’y sont montrées réticents, voire hostiles.
Il ne faut pas, me semble-t-il, négliger cette réaction. J’ai moi-même eu l’occasion, lorsque j’exerçais ma profession d’avocat, de plaider dans de telles affaires. Je me souviens notamment d’avoir obtenu l’acquittement, après deux ans de détention provisoire, d’un homme accusé par sa fille. Aujourd’hui encore, je suis incapable de dire où était la vérité : a-t-on acquitté un coupable, ou bien un innocent a-t-il purgé deux ans de détention ?
Mes chers collègues, j’attire votre attention sur ce point, et le procès d’Outreau, dont il a beaucoup été question voilà quelques mois, nous rappelle l’extrême prudence qui est de mise en ces matières si difficiles à juger. Les magistrats et les jurés entendent le témoignage d’un enfant, le témoignage d’un adulte, et un expert psychiatre leur dit lequel est plus crédible que l’autre. Ils ne disposent d’aucun élément matériel, car il est rare que la police scientifique soit en mesure d’apporter une preuve permettant de se prononcer dans un sens ou dans l’autre : seule l’intime conviction des jurés fait la différence. C’est, à mon avis, l’une des matières les plus difficiles pour un juge, et une responsabilité extrêmement lourde, car il faut envisager les conséquences.
Pour autant, cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire. Au contraire, lorsque les jurés ont l’intime conviction qu’il s’agit bien d’inceste, il faut que celui-ci soit nommé. Je rejoins pleinement les associations de victimes dans ce raisonnement. Pour reprendre les termes de l’exposé des motifs de la proposition de loi, il faut « poser sur l’acte le terme qui lui convient ».
Cependant, le texte qui nous est parvenu de l’Assemblée nationale présentait un certain nombre de difficultés qui auraient rendu son application extrêmement complexe.
Il s’agit ici de droit pénal. La loi pénale est toujours d’interprétation stricte et, en cas d’ambiguïté, celle-ci doit toujours profiter à l’accusé. En outre, lorsque l’on requalifie des infractions, si la loi est plus sévère, elle ne sera pas applicable immédiatement. Elle ne concernera que les infractions qui auront été commises postérieurement à sa promulgation. Or le délai de prescription est de vingt ans. Il ne faut pas se tromper !
Par ailleurs, il faut songer à l’interprétation des nouvelles dispositions. Ainsi, la proposition de loi fixe, pour les auteurs d’actes incestueux, un certain nombre de catégories qui ne figuraient pas dans la loi précédente. Représentent-elles une aggravation ? La loi sera-t-elle plus sévère ? Je ne suis pas en mesure, je l’avoue très humblement, de dire si elle pourra ou non s’appliquer et si elle ne risque pas d’avoir les effets pervers que nous voulons surtout éviter.
La commission des lois a beaucoup réfléchi à ces aspects, et je tiens à remercier l’ensemble de ses membres, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent. Le travail très collectif que nous avons réalisé a permis d’avancer.
La liste retenue dans la proposition de loi nous paraissait excessivement rigide. D’un côté, elle pouvait englober des cas qui ne relèvent pas de façon évidente de l’inceste : on peut prendre l’exemple d’un adolescent qui aurait eu des relations sexuelles avec l’amie de son père, de son oncle ou de son frère. D’un autre côté, elle excluait des situations qui, me semble-t-il, en relèvent de façon beaucoup plus manifeste : je pense aux « quasi-fratries » – les familles recomposées sont de plus en plus nombreuses –, dans lesquelles des violences peuvent être commises sur un enfant par les enfants de son beau-père ou de sa belle-mère. Ces relations me semblent de nature incestueuse, même si elles ne correspondent pas à la définition traditionnelle.
La commission a donc proposé d’inclure dans la loi les notions d’ascendant et de personne ayant autorité au sein de la cellule familiale, et a substitué à l’énumération stricte des auteurs d’actes incestueux la référence plus générale aux violences commises au sein de la famille.
Par ailleurs, elle n’a pas souhaité conserver la nouvelle circonstance aggravante d’inceste, qui risquait de poser de réels problèmes de droit transitoire, et a préféré faire de l’inceste une « surqualification ». La cour d’assises ou le tribunal correctionnel pourra ainsi qualifier les faits de viol, d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle d’« incestueux », la circonstance aggravante, dont j’ai rappelé tout à l’heure l’efficacité, restant exactement ce qu’elle est actuellement : elle concernera les ascendants et les personnes ayant autorité.
Sur la proposition de notre collègue Jean-Pierre Michel et des membres du groupe socialiste, la commission des lois a par ailleurs souhaité supprimer l’article 2 bis, qui tendait à aggraver les peines en cas d’atteintes sexuelles commises sur un adolescent âgé de quinze à dix-huit ans. Elle a en effet considéré qu’une telle aggravation n’entrait pas dans le champ de la proposition de loi : il n’est pas opportun d’alourdir un dispositif pénal destiné à n’être appliqué que dans de nombreuses années – à supposer que les cours d’assises ou les tribunaux correctionnels pensent, quand la victime a quinze ans ou plus, à prononcer des peines plus sévères !
Enfin, la commission a souhaité atténuer le caractère systématique de la désignation d’un administrateur ad hoc en cas d’inceste afin qu’elle ne soit pas obligatoire même quand les parents sont manifestement aptes à assurer leur devoir d’éducateur : une telle dévalorisation de leur rôle serait alors injustifiée.
En revanche, elle a souhaité conserver – ce débat a été tranché à quelques voix près – la définition de la contrainte figurant à l’article 1er de la proposition de loi.
En effet, la contrainte est l’un des éléments constitutifs des infractions de viol et d’agression sexuelle. Cependant, dans les années quatre-vingt-dix, la Cour de cassation a considéré qu’elle ne pouvait résulter seulement du jeune âge de la victime et de la relation particulière qui la liait à son agresseur, raisonnement qui avait conduit un certain nombre de juridictions à requalifier en atteintes sexuelles des viols commis sur un mineur par une personne de sa famille au motif que la contrainte n’était pas démontrée. Les associations de victimes s’en étaient émues, à juste titre, faisant valoir qu’une telle position semblait sous-entendre que l’enfant aurait pu consentir aux relations sexuelles qui lui étaient imposées : dans ce contexte spécifique, cela constitue de toute évidence une aberration.
Ainsi, la définition de la contrainte figurant à l’article 1er conduira les magistrats à ne plus retenir désormais la qualification d’atteinte sexuelle alors que les violences commises au sein du cadre familial dans lequel grandit l’enfant ou l’adolescent relèvent manifestement du viol ou de l’agression sexuelle.
Telles sont, mes chers collègues, les propositions de la commission des lois.
J’ai évoqué ce que le Parlement a déjà fait et ce qu’il peut encore faire. Il reste que, sur plusieurs points – Mme la ministre d’État a évoqué la prévention et l’accompagnement des victimes –, nous éprouvons une certaine frustration : soit nos propositions sont écartées au titre de l’article 40 de la Constitution, qui nous interdit d’augmenter les charges de l’État, soit ces matières relèvent du domaine réglementaire.
Néanmoins, l’action de sensibilisation des professions concernées est une très bonne chose. Il faut à l’évidence la poursuivre et l’approfondir.
Il est également nécessaire de créer des centres d’accueil pour les victimes. L’Assemblée nationale a souhaité qu’il en existe un dans chaque département, mais sa proposition a été déclarée irrecevable au regard de l’article 40 de la Constitution. J’y insiste : le Gouvernement doit prendre toute la mesure de la situation afin de l’améliorer.
Madame la ministre d’État, je tiens à vous remercier de vos propos. La balle est maintenant dans le camp du Gouvernement, et nous comptons sur lui.