Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 18 avril 2018 à 21h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Article 1er, amendements 18 73 10 000

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa :

Toutefois, ma réponse sera suffisamment longue pour couvrir l’ensemble du sujet, qui est d’importance.

Ces amendements visent tous à rétablir, avec des variantes, notamment sur les montants – il faut reconnaître le talent et l’inventivité de chacun –, le mécanisme d’amende civile imaginé par l’Assemblée nationale pour sanctionner les procédures engagées abusivement par une entreprise au titre d’une violation alléguée du secret des affaires. J’observe toutefois que le Gouvernement n’a pas présenté un tel amendement.

La commission a supprimé ce mécanisme, avec une double argumentation.

D’une part, il existe aujourd’hui, dans le code de procédure civile, une amende civile de 10 000 euros pour procédure abusive. Je l’ai vérifié lors des auditions, cette amende n’est quasiment jamais prononcée, ni par les juges civils ni par les juges consulaires. Au nom du droit d’agir en justice, la Cour de cassation est effectivement très regardante sur un tel dispositif, et les juges répugnent donc beaucoup à l’utiliser, dans son principe même, sauf si l’abus est vraiment caractérisé et flagrant.

Dans ces conditions, il n’y a pas de raison qu’un nouveau dispositif soit davantage appliqué, quel que soit le montant prévu, surtout quand celui-ci est exorbitant au regard de l’amende existante de 10 000 euros ou quand il représente 20 % des dommages et intérêts demandés – on semble l’oublier dans nos débats, mais 20 % de 100 millions d’euros, ce n’est vraiment pas négligeable… Réintroduire ce mécanisme ne nous procurerait donc qu’une satisfaction symbolique ; je sais que l’on est ici dans le symbole – beaucoup l’ont affirmé ce soir –, mais on est aussi dans le concret.

Au surplus, les montants prévus par l’Assemblée nationale ne dissuaderaient pas une grande entreprise souhaitant agir quoi qu’il arrive, y compris en étant de mauvaise foi – 60 000 euros, pour une telle entreprise, ce n’est pas dissuasif.

D’autre part, ces amendements posent, à des degrés divers, un problème de nature constitutionnelle relatif au droit au recours et au principe de proportionnalité des peines. Pour ce qui concerne le droit au recours, la probabilité d’une telle sanction peut dissuader une petite entreprise d’agir.

Néanmoins, la fragilité constitutionnelle du dispositif porte surtout sur le principe de proportionnalité des peines. Le montant de 60 000 euros peut paraître disproportionné, de même que, a fortiori, ceux de 100 000 euros ou de 10 millions d’euros, visés par les amendements n° 18 et 73 rectifié, surtout par comparaison avec la sanction de droit commun de 10 000 euros applicable en cas de procédure abusive. On peut d’ailleurs s’interroger sur ce qui justifierait constitutionnellement un montant différent pour le cas précis du secret des affaires, par rapport à toutes les autres procédures abusives en matière civile.

Sur cet aspect de la disproportion du montant de l’amende en valeur absolue, on peut se référer utilement à la décision du Conseil constitutionnel du 23 mars 2017 sur la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

Pour ce qui concerne l’amende calculée en proportion du montant des dommages et intérêts demandés, de 20 % à 30 % selon les amendements – niveau inédit –, l’inconstitutionnalité me semble assez nette. Engager une procédure abusive, ce n’est pas commettre une infraction, c’est faire un usage abusif du droit d’agir en justice. Sanctionner cet abus consiste donc à sanctionner non une infraction de fond, mais un manquement procédural. La jurisprudence constitutionnelle est très restrictive en pareil cas.

Je cite, dans le rapport, la décision QPC du 27 octobre 2017, mais il y a d’autres exemples plus anciens, concernant la sanction de manquement à des obligations formelles ou procédurales, de même nature que ce qui nous occupe. En 2017, le Conseil a censuré une amende applicable en cas de non-déclaration de contrats d’assurance-vie conclus à l’étranger, dont le montant était fixé à 5 % de la valeur des contrats non déclarés pour les contrats d’une valeur au moins égale à 50 000 euros ; le montant de l’amende n’était donc pas plafonné, comme c’est le cas ici avec 20 % à 30 % du montant des dommages et intérêts demandés.

Or le Conseil a estimé que, « en prévoyant une amende dont le montant, non plafonné, est fixé en proportion de la valeur des contrats non déclarés, pour un simple manquement à une obligation déclarative, […] le législateur a instauré une sanction manifestement disproportionnée à la gravité des faits qu’il a entendu réprimer ».

Cette décision très récente semble tout à fait transposable : une amende civile de 20 % du montant des dommages et intérêts peut constituer une « sanction manifestement disproportionnée à la gravité des faits » sanctionnés, a fortiori lorsqu’est en cause le droit d’agir en justice.

Pour toutes ces raisons, j’émets un avis défavorable sur l’ensemble des six amendements en discussion commune.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion