Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avec ce projet de loi, la Haute Assemblée est invitée par le Président de la République et le Gouvernement à contribuer, en toute hâte, à l'instauration du droit opposable au logement.
Eu égard à l'importance de ce texte fondateur, je tiens à exprimer ma satisfaction tout autant que ma frustration : satisfaction de débattre, enfin, de cette évolution du droit au logement vers une véritable obligation de résultat, mais frustration d'avoir à examiner, dans l'urgence, des dispositions aussi indispensables que complexes.
Monsieur le ministre, vous avez placé le droit au logement au même rang que le droit aux soins ou à l'éducation ; j'y souscris.
Comme vous le savez, l'histoire parlementaire est riche de débats passionnés au cours desquels la représentation nationale a pu exprimer la diversité des opinions sur l'instauration de telles normes protectrices.
Nous trouvons l'une des plus belles illustrations de ces déclarations dogmatiques dans les oppositions manifestées lors de l'examen des lois de Jules Ferry qui établirent, à la fin du XIXe siècle, les principes de l'obligation scolaire, de la liberté, de la gratuité et de la laïcité de l'enseignement.
C'est ainsi que, au cours de la séance publique du 2 juin 1881, le sénateur de la Dordogne Marie-François-Oscar Bardy de Fourtou, déclarait : « (...) le principe de l'instruction obligatoire est moins en cause (...) que la liberté d'enseignement et la liberté de conscience elles-mêmes. ».
Sur d'autres sièges, une conception opposée se faisait jour : celle d'une école de la République entièrement dévouée à l'épanouissement individuel.
Le baron Gui Lafond de Saint-Mür s'exprimait en ces termes : « Au droit de l'enfant, au droit de la société, au droit du suffrage universel, on viendrait opposer un prétendu droit du père de famille ; on violerait sa liberté ?
« Quelle liberté ? Celle de laisser son enfant sans lumière et, par suite, frappé d'infériorité, voué peut-être à la misère, à l'immoralité ? ».
Or, malgré ces débats, tant au sein du Parlement que dans la société tout entière, ces grands principes ne furent jamais remis en cause par les gouvernants et les régimes suivants.
Comment, dès lors, expliquer cette permanence des lois Ferry ?
Est-ce une victoire de la République sur une tradition séculaire ? Non ! Cette universalité de l'obligation scolaire et de ses corollaires s'explique par son caractère consensuel, qui fut possible seulement à force d'échanges et de confrontations d'idées.
La France aura finalement fait sienne la pensée de Jules Ferry, qui considérait l'enseignement primaire gratuit, laïque et obligatoire comme le moyen d'« assurer l'avenir de la démocratie et [de] garantir la paix sociale ».
Mes chers collègues, avec ce droit opposable au logement, nous visons les mêmes objectifs et aspirons aux mêmes garanties. Percevez donc mes propos non comme une diatribe à l'encontre de ce droit, mais plutôt comme la manifestation d'un regret, celui de devoir le consacrer dans la précipitation.
Bien évidement, je me félicite que la situation des « mal- logés » et des personnes « sans toit » ait enfin incité nos gouvernants à agir. Mais ceux-ci, à force de confondre, depuis des décennies, les plans d'urgence avec l'urgence d'une stratégie, ne pouvaient que céder, un jour ou l'autre, à la pression d'un mouvement d'opinion qui, orchestré avec obstination par les responsables des Enfants de Don Quichotte et abondamment relayé par les médias, a paradoxalement abouti alors que l'hiver présentait des températures et un climat aux accents automnaux !
Avec des circonstances météorologiques si clémentes, comment expliquer ce revirement de notre pouvoir exécutif ? N'avions-nous pas entendu le Gouvernement, à l'occasion des débats sur le projet de loi portant engagement national pour le logement, qualifier ce droit opposable de « prématuré et irréaliste » ?
Quelles réponses apporter à ces interrogations ? Je n'en vois qu'une seule : l'absence d'un réel projet politique pour venir en aide aux Français privés de logement. Ce vide a permis au temps médiatique de dicter sa loi au temps politique. Il en résulte un texte qui, certes, prévoit de consacrer le droit opposable au logement, mais qui repose sur une confusion et comporte des incertitudes.
La discussion parlementaire revêt donc une importance toute particulière. En effet, vouloir apporter des réponses aux sans domicile fixe en érigeant le droit opposable au logement en arme universelle risque de déplacer le problème vers d'autres publics et d'altérer les effets escomptés des opérations de renouvellement urbain.
Aussi, à l'instar de nombreux collègues, je milite en faveur d'un plan ambitieux adaptant les réponses à la spécificité des difficultés rencontrées, avec la reconnaissance d'un droit à l'hébergement puis, progressivement, d'un droit opposable au logement.
Ces propositions ne constituent nullement une critique adressée aux promoteurs du projet de loi ; elles se veulent plutôt une invitation à en améliorer l'effectivité, dans le respect des compétences et des moyens des collectivités publiques et des bailleurs concernés.
En effet, que recouvre cette notion d'opposabilité appliquée au droit au logement ? Comme vous l'avez rappelé à plusieurs reprises, monsieur le ministre, « le droit au logement constitue jusqu'à présent davantage une obligation de moyens qu'une obligation de résultat. ». Le présent projet de loi a donc pour ambition, selon vous, « de permettre aux personnes défavorisées prioritaires dans l'attribution d'un logement de pouvoir non seulement saisir la commission de médiation mais aussi d'engager un recours devant la juridiction administrative en cas d'avis favorable de la commission non suivi d'effet dans un délai raisonnable. »
Largement inspiré des réflexions et préconisations du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, dont je tiens d'ailleurs à saluer ici l'excellente qualité des travaux, ce texte ne devrait donc inspirer aucune interrogation, ni même appeler de modification.
Toutefois, la démarche globale du Haut comité présidé par M. Xavier Emmanuelli a accouché d'un projet de loi aux mesures volontaristes, certes, mais par trop partielles. En effet, l'absence d'une réelle mobilisation du parc locatif privé exercera une pression préjudiciable sur le parc social.
Pourtant, comme le souligne le rapport du Haut comité, « le parc locatif privé présente des atouts essentiels dans une politique visant à répondre, dans les meilleures conditions, aux besoins de logement des populations en difficulté. Sa grande diffusion géographique permet d'assurer la présence d'une offre locative sur l'ensemble du territoire, y compris en milieu rural. Son insertion urbaine diversifiée ne peut qu'être favorable à la bonne intégration des populations fragiles ; elle est un élément de réponse à l'objectif de mixité sociale. »
Sans cette contribution du parc privé, les obligations rejailliront entièrement sur les communes qui possèdent un nombre important de logements sociaux, aggravant encore leurs difficultés.
Nombre de maires m'ont fait part de leur appréhension. Qu'adviendra-t-il des opérations de renouvellement urbain qui procèdent à une « dédensification » urbaine par la suppression de barres entières de logements ? Ces appartements seront-ils réquisitionnés par les préfets ?
Il existe, par ailleurs, de longues listes d'attente qui pourraient être grandement perturbées par la mise en oeuvre aveugle du droit opposable au logement. Sur ces listes figurent, comme l'a souligné notre collègue Jean-Paul Alduy, « des personnes qui sont véritablement en attente d'un logement mais qui ne sont pas dans la cible de la loi ».
Aussi, il importe de sérier les problèmes en leur apportant des solutions adaptées. Pour répondre aux situations insoutenables et intolérables vécues par les « sans domicile fixe », consacrons législativement le droit à l'hébergement et engageons les moyens financiers propres à la création de structures d'hébergement, d'établissements spécialisés, de logements de transition ou de logements-foyers.
Aux familles victimes du « mal-logement », soit plus de trois millions de nos concitoyens, adressons un message fort, celui d'une nation solidaire, qui consacre le droit opposable au logement tout en fixant un calendrier réaliste et un cadre ambitieux, inspirés tous deux de l'exemple écossais, que vous avez d'ailleurs évoqué tout à l'heure, monsieur le ministre.
Pour notre voisin européen, en effet, l'enjeu réel est de se trouver au rendez-vous de 2012 en termes de programmation d'une offre de logements accessibles. Pour lui, l'opposabilité du droit au logement est garantie par un processus partenarial entre le gouvernement écossais, les collectivités locales, les bailleurs sociaux agréés, les bailleurs privés et les services de solidarité.
Cette démarche, empreinte de pragmatisme et d'une réelle solidarité nationale, doit nous guider.
Dans cette perspective, affirmons que le droit opposable au logement ne peut se concevoir qu'avec le recours aux bailleurs privés, bénéficiaires d'aides publiques versées par l'ANAH.
Dans cette perspective, adaptons la progressivité de ce droit à la réalisation de programmes sociaux complémentaires des opérations de renouvellement urbain.
Dans cette perspective, reconnaissons les singularités franciliennes pour mieux adapter les moyens d'action.
Dans cette perspective, faisons de l'accompagnement social et d'une meilleure indexation des aides au logement les corollaires indissociables du droit opposable au logement.
Dans cette perspective, n'enfermons pas les communes ou groupements de communes délégataires de l'aide à la pierre dans un processus faussement volontaire, qui les amènerait, à quelques mois du scrutin municipal, moins à délibérer sur leur volonté de poursuivre cette délégation qu'à assumer ses conséquences en termes de responsabilité dans la mise en oeuvre du droit opposable au logement.
Dans cette perspective, plaçons plutôt notre confiance dans les élus locaux et offrons-leur la possibilité de mener, sur la base du volontariat, des expérimentations sur leurs territoires.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, l'urgence a marqué la rédaction, puis l'inscription à l'ordre du jour des travaux du Parlement de ce projet de loi. Sénateurs et députés ne disposeront donc que d'une seule lecture pour adopter un texte fondateur. Souhaitons, à l'instar ce qui a prévalu pour les lois Ferry évoquées dans mon propos introductif, que la sagesse sénatoriale nous guide tout au long de ce débat et nous permette d'aboutir, par une démarche consensuelle, à l'instauration effective d'un droit à l'hébergement et d'un droit au logement opposables.
Si nous y parvenons, nous aurons rétabli la primauté du temps politique sur le temps médiatique, mais nous aurons surtout le sentiment d'avoir honoré, comme il se doit, la mémoire de l'abbé Pierre, qui a tant oeuvré pour améliorer l'existence de nos compatriotes les plus fragiles.