Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte qui est aujourd’hui soumis au Sénat, cosigné par des membres de la commission des lois émanant de plusieurs groupes, vise à répondre à une carence de notre droit née de trois décisions juridictionnelles. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ont en effet constaté que la loi française ne comportait pas de voie de recours juridictionnel permettant de mettre fin à des conditions de détention indignes en prison. L’objet de ce texte est de mettre en place une telle voie de recours.
Au mois de janvier 2020, la Cour européenne des droits de l’homme, condamnant la France à indemniser trente-deux personnes incarcérées en métropole et outre-mer pour traitements inhumains et dégradants en application de l’article 3 de la Convention, a pour la première fois jugé que les requérants ne disposaient pas d’une voie de recours effective pour faire cesser ces conditions de détention indignes. Cela constitue une violation de l’article 13 de la Convention, qui reconnaît à toute personne dont les droits et libertés ont été violés le droit à un recours effectif devant une instance nationale.
Au mois de juillet 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de cette décision et estimé que le juge judiciaire avait l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant de mettre un terme à la violation de l’article 3 de la Convention, en tant que gardien de la liberté individuelle, en application de l’article 66 de la Constitution. Cet arrêt de principe a ainsi ouvert une nouvelle voie de recours aux personnes détenues sans que le législateur ait eu l’occasion d’intervenir.
Cette situation n’a cependant pas été jugée pleinement satisfaisante par le Conseil constitutionnel. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, celui-ci a affirmé dans une décision du 2 octobre 2020 qu’il incombait « au législateur de garantir aux personnes placées en détention la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu’il y soit mis fin », ce que les procédures actuelles de référé ne permettaient pas. Il a en conséquence décidé l’abrogation, à compter du 1er mars dernier, du second alinéa de l’article 144-1 du code de procédure pénale en ce qu’il ne prévoyait pas un tel recours.
Le Sénat a, à plusieurs reprises, interrogé le Gouvernement sur les suites qu’il entendait donner à cette décision et sur le dispositif qu’il envisageait de soumettre au législateur. Je dois à cet égard souligner combien notre collègue Jean-Pierre Sueur s’est investi sur le sujet, appelant plusieurs fois l’attention du Gouvernement.
Les règles de recevabilité de l’article 45 de la Constitution n’ont malheureusement pas permis d’instituer une telle mesure lors de l’examen du projet de loi relatif au Parquet européen, le Gouvernement ayant essayé de l’introduire dans ce cadre. Il n’y a eu aucun véhicule législatif adapté depuis.
Face à cette situation de blocage, j’ai pris ès qualités l’initiative, en y associant les membres de la commission des lois qui le souhaitaient, de déposer au Sénat la présente proposition de loi, sur laquelle le Gouvernement a accepté d’engager la procédure accélérée. Mais rendons à César ce qui lui appartient : ce texte est le fruit des réflexions de la Chancellerie sur le sujet, dont j’ai partagé l’analyse.
Le dispositif envisagé me semble répondre en tous points aux demandes tant de la Cour européenne des droits de l’homme que du Conseil constitutionnel. Selon l’article unique du texte, toute personne détenue se plaignant de conditions indignes de détention aura le choix de saisir soit le juge administratif des référés, qui dispose d’un pouvoir d’injonction, soit le juge judiciaire, qui n’a pas un tel pouvoir mais qui peut éventuellement ordonner une remise en liberté.
Concernant les critères de recevabilité de la demande, les allégations figurant dans la requête devront être circonstanciées, personnelles et actuelles. Le juge fera procéder aux vérifications nécessaires et recueillera les observations de l’administration pénitentiaire dans un délai compris entre trois et dix jours ouvrables.
Si le juge estime la requête fondée, il reviendra d’abord à l’administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin aux conditions de détention indignes. Le juge fera connaître à l’administration pénitentiaire les conditions de détention qu’il estime indignes, puis il lui fixera un délai, compris entre dix jours et un mois, pour y mettre fin par les moyens qu’elle estimera appropriés. L’administration pénitentiaire pourra notamment décider le transfèrement du détenu, avec l’accord du magistrat chargé du dossier s’il s’agit d’un prévenu.
C’est seulement si le problème n’a pas été résolu par l’administration pénitentiaire dans le délai prescrit que le juge judiciaire sera alors amené à statuer pour mettre fin à ces conditions de détention. Il aura le choix entre trois options : ordonner le transfèrement de la personne détenue ; ordonner la mise en liberté de la personne placée en détention provisoire, éventuellement assortie d’un contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence sous surveillance électronique (ARSE) ; ordonner un aménagement de peine si la personne est éligible à une telle mesure. Toutefois, le juge pourra refuser de prendre l’une de ces trois décisions si le détenu a au préalable refusé un transfèrement proposé par l’administration pénitentiaire, sauf s’il s’agit d’un condamné et que ce transfèrement porterait une atteinte excessive à sa vie privée et familiale.
La décision du juge pourra faire l’objet d’un appel, selon les cas devant la chambre de l’instruction ou devant la chambre de l’application des peines. L’appel du ministère public lui-même sera suspensif lorsqu’il sera formé dans un délai de vingt-quatre heures, l’affaire devant être examinée au plus tard dans un délai de quinze jours.
Nous proposons qu’un décret en Conseil d’État vienne préciser les modalités de saisine du juge des libertés et de la détention (JLD) ou du juge de l’application des peines (JAP), ainsi que la nature des vérifications que le juge pourrait ordonner et l’articulation entre l’intervention du juge judiciaire et celle du juge administratif.
Certains pourront regretter les conditions d’urgence de cet examen parlementaire, mais elles s’expliquent à la fois par la nécessité de ne pas laisser perdurer une carence législative trop longtemps, alors même que l’abrogation décidée par le Conseil constitutionnel est entrée en vigueur la semaine dernière, et par le calendrier retenu par le Gouvernement pour le déroulement de la navette parlementaire. Il a bien fallu s’adapter. Ces conditions d’urgence n’en ont pas moins permis au rapporteur de la commission des lois, cher Christophe-André Frassa, de procéder à des auditions et à des consultations écrites, qui ont, à mon sens, permis à la commission d’améliorer l’effectivité de cette voie de recours nécessaire et attendue.