Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 8 mars 2021 à 16h00
Droit au respect de la dignité en détention — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, la proposition de loi déposée par notre collègue François-Noël Buffet marquera à n’en pas douter une étape importante dans la garantie des droits fondamentaux dans notre pays. Elle introduit dans notre code de procédure pénale une nouvelle voie de recours garantissant à chaque détenu la possibilité de faire constater des conditions indignes de détention afin qu’il y soit mis fin. Elle mettra notre législation en conformité avec la décision du Conseil constitutionnel du 2 octobre dernier, qui nous a donné jusqu’au 1er mars 2021 pour créer cette nouvelle voie de recours.

Le Sénat est depuis longtemps attentif au problème de la condition carcérale. Je ne remonterai pas jusqu’aux discours de notre illustre prédécesseur Victor Hugo, qui, tout au long de sa carrière, a dénoncé l’inhumanité des prisons du XIXe siècle. Je préfère vous renvoyer sur ce point à l’excellent ouvrage de notre non moins excellent collègue Jean-Pierre Sueur Victor Hugo au Sénat, publié en 2018.

Plus près de nous, comment ne pas évoquer le rapport rédigé en l’an 2000 par nos anciens collègues Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel Prisons : une humiliation pour la République, qui avait contribué à la prise de conscience par les pouvoirs publics et par nos concitoyens de l’état si dégradé de notre parc pénitentiaire ?

Depuis lors, des progrès ont été réalisés, grâce à des programmes successifs de rénovation et de construction de nouvelles places de prison. Depuis trois ans est mis en œuvre le programme « 15 000 », qui doit aboutir à l’ouverture de 7 000 places d’ici à 2022 et de 8 000 places supplémentaires à l’horizon de 2027. En outre, l’administration pénitentiaire a bénéficié de recrutements, notamment pour réduire le nombre de vacances de postes parmi les surveillants. Pourtant, des problèmes importants demeurent, notamment dans les maisons d’arrêt, qui restent suroccupées.

Quand on regarde les chiffres, on peut avoir l’illusion que la situation s’est améliorée depuis un an. Le taux d’occupation de nos établissements pénitentiaires s’établit aujourd’hui à 105 %, alors qu’il était de 115 % au début de l’année 2020, et le nombre de matelas au sol, qui est de l’ordre de 740, a baissé de 60 % en un an.

Il convient cependant de ne pas se tromper dans l’interprétation de ces chiffres. Ceux-ci s’expliquent en grande partie par la crise sanitaire, qui a entraîné la libération anticipée de nombreux détenus et qui a réduit les entrées en détention du fait du fonctionnement ralenti des juridictions pénales.

Depuis plusieurs mois, on observe une remontée du nombre de détenus, qui est la conséquence logique de la reprise de l’activité dans nos juridictions. Il est à craindre que la surpopulation carcérale ne redevienne rapidement d’actualité.

J’ajoute que la situation est particulièrement préoccupante dans plusieurs de nos établissements pénitentiaires d’outre-mer. Lors d’un déplacement en 2019, une délégation de la commission des lois avait par exemple pu constater les problèmes de surpopulation, d’hygiène et de violence dans l’établissement pénitentiaire de Guyane. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de la discussion.

Les peines d’emprisonnement privent les individus de leur liberté, mais elles ne doivent pas les dépouiller de leur dignité. Pour notre pays, il s’agit d’un enjeu non seulement de respect des droits fondamentaux, mais aussi de sécurité, puisque l’on ne peut pas travailler efficacement à la réinsertion des détenus et lutter contre la récidive si les conditions de détention sont inacceptables.

La proposition de loi qui vous est soumise ouvre une nouvelle voie de recours, organisée en trois grandes étapes.

D’abord, le détenu dépose une requête, examinée soit par le juge des libertés et de la détention si la personne est placée en détention provisoire, soit par le juge de l’application des peines s’il s’agit d’un condamné. Le juge fait procéder aux vérifications nécessaires et il recueille les observations de l’administration pénitentiaire.

Ensuite, s’il estime la requête fondée, le juge fait connaître à l’administration pénitentiaire les conditions de détention qu’il considère indignes et il lui fixe un délai pour y mettre fin. C’est donc dans un premier temps l’administration pénitentiaire qui doit faire le nécessaire pour remédier au problème. Il lui revient de déterminer les moyens à mettre en œuvre, le juge judiciaire ne pouvant pas lui adresser d’injonction, ce qui est conforme à la répartition des compétences habituelle entre les deux ordres de juridiction.

Enfin, si l’administration pénitentiaire ne parvient pas à résoudre le problème dans le délai imparti, le juge prend une décision pour mettre un terme aux conditions indignes de détention. Il a la possibilité d’ordonner le transfèrement de la personne détenue, d’ordonner sa remise en liberté s’il s’agit d’une personne placée en détention provisoire ou d’ordonner un aménagement de peine si la personne est définitivement condamnée, à condition qu’elle soit éligible à une telle mesure. Toutefois, le juge peut refuser de prendre l’une de ces trois décisions si le détenu a, au préalable, refusé un transfèrement proposé par l’administration pénitentiaire, sauf s’il s’agit d’un condamné et que ce transfèrement aurait porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale. En d’autres termes, le juge peut décider qu’un détenu qui aura refusé sans motif valable la solution d’un transfèrement restera en détention.

Vous le voyez, mes chers collègues, la proposition de loi ne consacre pas un droit absolu à la remise en liberté. Elle cherche à concilier le droit à des conditions dignes de détention avec le droit à la sûreté et avec l’objectif de prévenir les atteintes à l’ordre public.

Dans le texte qu’elle a élaboré, la commission des lois s’est attachée à préciser les hypothèses dans lesquelles il est possible de former un recours en appel. Il est notamment important que le détenu puisse contester la décision du juge de déclarer son recours irrecevable, ce qui n’était pas prévu dans le texte initial. Je précise que l’appel est examiné, selon les cas, par le président de la chambre de l’instruction ou par le président de la chambre de l’application des peines.

Sur mon initiative, la commission a également souhaité mieux associer le juge d’instruction à la procédure, en prévoyant d’abord qu’il soit informé du dépôt de la requête, puis qu’il puisse être consulté par le JLD avant de rendre sa décision. Le juge d’instruction peut en effet avoir connaissance d’informations utiles pour éclairer l’appréciation qu’il convient de porter sur le dossier.

La proposition de loi déposée par François-Noël Buffet est cosignée par des collègues membres des groupes Les Républicains, Union Centriste, Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, Rassemblement Démocratique et Social Européen, Les Indépendants – République et Territoires, Écologiste – Solidarité et Territoires. Cela montre qu’elle bénéficie d’un large soutien.

Par la voix de notre collègue Jean-Pierre Sueur, le groupe socialiste a regretté que nous n’ayons pas pris le temps de rédiger un texte de consensus qui aurait pu recevoir un soutien encore plus large. Je comprends l’intérêt qu’aurait pu présenter une telle démarche : elle aurait donné une force encore plus grande au texte issu des délibérations du Sénat. Je note cependant qu’elle aurait ralenti le rythme de nos travaux, alors que l’échéance du 1er mars, fixée par le Conseil constitutionnel, est déjà dépassée. J’observe surtout – le débat au sein de notre commission le 3 mars l’a bien montré – qu’il existe un accord entre nous sur les grands principes, mais que des divergences, tout à fait légitimes au demeurant, subsistent sur les modalités pratiques de la réforme.

Ainsi, concernant les critères de recevabilité de la requête, le texte demande que celle-ci contienne des allégations circonstanciées, personnelles et actuelles, constituant un commencement de preuve. Vous êtes favorable à un assouplissement de ces critères, monsieur Sueur, ce qui pourrait poser à mon avis un problème au regard du principe de bonne administration de la justice, avec le risque que les magistrats ne soient submergés par des demandes peu étayées, uniquement motivées par le souci de faire libérer un détenu par le biais de cette nouvelle voie de recours.

Une deuxième divergence demeure sur la place à accorder au transfèrement. Le transfèrement nous paraît préférable à une libération, qui doit rester la solution de dernier ressort, et il peut constituer une solution appropriée si un établissement est saturé mais que d’autres établissements à proximité sont moins chargés. Or vous défendez des propositions qui ont pour objectif commun de rendre plus difficile le transfèrement en multipliant les conditions à satisfaire. Il s’agit là – nous y reviendrons sans doute – d’une vraie différence d’appréciation entre nous.

Pour terminer, je tiens à remercier François-Noël Buffet d’avoir pris l’initiative de déposer cette proposition de loi. Je salue la décision du Gouvernement d’avoir inscrit ce texte à l’ordre du jour de nos deux assemblées en vue de son adoption rapide. J’invite l’ensemble de nos collègues à l’approuver, afin de remédier à la lacune qui a été identifiée dans la garantie de nos droits fondamentaux.

Je forme le vœu que ce texte marque une nouvelle étape sur la voie d’un redressement durable de notre service public pénitentiaire, l’objectif essentiel étant d’améliorer concrètement les conditions de détention, avec l’espoir que cette amélioration rende un jour à peu près inutile la nouvelle voie de recours dont nous débattons aujourd’hui.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion