Intervention de Laurent Béteille

Réunion du 13 octobre 2005 à 15h00
Droit de préemption et protection des locataires en cas de vente d'un immeuble — Discussion d'une proposition de loi

Photo de Laurent BéteilleLaurent Béteille, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Sénat est effectivement saisi, en première lecture, de la proposition de loi de Mme Martine Aurillac, député de Paris, relative au droit de préemption et à la protection des locataires en cas de vente d'un immeuble, adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 16 juin 2005.

L'actualité récente a montré combien les ventes d'immeubles par lots, pratiquées depuis plusieurs années, étaient de nature, dans certains cas au moins, à causer un grave préjudice aux locataires des logements concernés. Compte tenu des prix de vente proposés, ces derniers sont souvent contraints de se reloger dans des conditions parfois difficiles, ou du moins plus défavorables pour eux, voire de procéder à l'acquisition de leur logement alors que le marché a fortement augmenté.

La situation des occupants confrontés à la vente de leur logement par le bailleur s'inscrit d'ailleurs dans le contexte plus général des conditions de logement de nos concitoyens.

Sur ce point, le Gouvernement a décidé d'agir en annonçant la présentation au Parlement, dès le mois de novembre prochain, d'un projet de loi portant engagement national pour le logement. Ce texte devrait avoir pour ambition de conforter la construction de logements sociaux, en encourageant notamment les maires à construire, ainsi que de renforcer le financement du logement social et l'accession sociale à la propriété.

De ce point de vue, le texte qui nous est soumis aujourd'hui a un objet très circonscrit, mais il vise des objectifs identiques : protéger les occupants les plus fragiles tout en évitant d'accroître la pénurie de logements actuellement proposés à la location. Il apporte, dans ce cadre, des éléments de réponse opportuns en cherchant un compromis - toujours difficile à établir - entre la nécessité d'assurer la protection du locataire contre des drames humains résultant de l'éviction de son logement et la légitimité de garantir les droits du bailleur qui découlent du droit de propriété, constitutionnellement garanti.

Cet équilibre doit aussi veiller à ne pas décourager définitivement tout investissement immobilier à usage résidentiel de la part tant des institutionnels que des personnes physiques.

La vente par lots d'immeubles à usage d'habitation ou à usage mixte d'habitation et professionnel, c'est-à-dire la transformation d'un immeuble jusqu'alors détenu par un propriétaire unique en une copropriété et la cession subséquente des lots de la copropriété nouvellement constituée, est une pratique que l'on rencontre depuis la naissance de la copropriété.

Deux variétés de ventes « à la découpe » peuvent être mises en lumière.

Selon une première modalité, le « découpage » d'un immeuble est effectué par son propriétaire qui procède en direct à la vente de tout ou partie des appartements ainsi constitués.

Selon une seconde modalité, plus brutale, le « découpage » de l'immeuble intervient à la suite d'une première vente « en bloc », c'est-à-dire après la cession, par une seule et même opération, de l'intégralité des logements constituant l'immeuble, le nouvel acquéreur procédant lui-même à la division et à la vente des lots en faisant appel, le cas échéant, à des spécialistes de la transaction immobilière. Cette dernière modalité de vente est aujourd'hui la plus caractéristique du processus de la vente à la découpe et c'est celle qui a donné lieu à des abus manifestes contre lesquels nous réagissons aujourd'hui.

La recrudescence de la vente à la découpe n'est pas un phénomène totalement récent. A Paris, ce phénomène a réellement pris de l'ampleur au début des années quatre-vingt-dix, avec un fléchissement en 1998. Cette pratique a ensuite quelque peu décliné, pour reprendre de l'ampleur à partir de 2002, année à partir de laquelle elle a connu une augmentation de 35 % pour atteindre, en 2004, 15 % des ventes d'appartements anciens à Paris, soit 6 378 logements.

Le phénomène de la vente à la découpe n'est cependant pas exclusivement parisien. D'autres grandes agglomérations, comme Marseille et Lyon, connaissent également cette pratique, quoique à une échelle plus réduite.

La vente à la découpe est aujourd'hui principalement le fait des investisseurs institutionnels et des professionnels de l'immobilier.

La vente des actifs immobiliers résidentiels des bailleurs institutionnels peut s'expliquer par la nécessité à laquelle sont confrontés ces derniers d'assurer des arbitrages nouveaux au sein de leur patrimoine, compte tenu des conditions du marché ou des contraintes liées à leur activité, notamment dans la gestion des fonds qui leur sont confiés par les épargnants.

En outre, ces institutionnels ont modifié la répartition de leurs actifs immobiliers au profit de l'immobilier de bureaux - nous devons être attentifs à cet aspect - qui garantit souvent un rendement supérieur à celui de l'immobilier résidentiel et présente moins de lourdeurs en termes de gestion et d'impayés.

Ces motivations expliquent la vente massive, depuis quelques années, de logements jusqu'alors détenus par les investisseurs institutionnels, ce phénomène étant par ailleurs amplifié par la hausse généralisée du prix de l'immobilier, qui permet de dégager des plus-values importantes pouvant être réinvesties dans d'autres catégories d'actifs.

Les causes sous-jacentes à ce phénomène expliquent également en grande partie le fait que les bailleurs institutionnels cèdent prioritairement en bloc leurs biens immobiliers à un intermédiaire qui prendra à sa charge les formalités et les travaux liés à la division de l'immeuble et procédera par la suite à la commercialisation de chacun des lots nouvellement constitués. La vente en bloc présente l'avantage de permettre la réalisation relativement rapide de leurs actifs, alors que la vente par lots est une opération qui, compte tenu des contraintes techniques, des délais légaux et de différents aléas, s'étend sur une durée moyenne de vingt mois à trente mois.

Quant à la catégorie des professionnels de l'immobilier, elle est constituée pour l'essentiel de marchands de biens. Elle regroupe également, dans une proportion croissante, des filiales de fonds d'investissement ainsi que des opérateurs intermédiaires achetant des immeubles en bloc pour les revendre par la suite après découpe.

La vente de locaux jusqu'alors placés sous statut locatif pose la délicate question du sort réservé à leurs occupants. Le législateur a déjà prévu plusieurs mécanismes de protection à leur endroit, sous la forme de droits de préférence ou de préemption : il s'agit de la faculté d'acquérir la propriété d'un bien, lors de son aliénation, par préférence à tout autre acquéreur.

Certains mécanismes ont été institués directement au profit du locataire, soit, comme le prévoit la loi du 31 décembre 1975, postérieurement à la division d'un immeuble de plus de dix logements, soit, selon l'article 15 de la loi du 6 juillet 1989, en cas de congé pour vente délivré par le bailleur à l'expiration du contrat de bail.

D'autres mécanismes, comme le droit de préemption urbain, permettent, le cas échéant, de protéger les locataires, grâce à l'acquisition de l'immeuble par une personne publique qui maintiendra ensuite le statut locatif.

D'autres dispositifs protecteurs résultent très directement de la négociation directe entre les acteurs du logement réunis au sein de la Commission nationale de concertation. Deux accords successifs sur les modalités de la vente par lots ont été conclus en juin 1998, puis en mars 2005.

Ces accords ont eu pour effet d'améliorer l'information et la protection des locataires ainsi que de renforcer le rôle des associations de locataires préalablement à la décision d'un bailleur de mettre en vente par lots plus de dix logements dans un même immeuble.

L'accord collectif de 1998 a été rendu obligatoire par le décret du 22 juillet 1999. Toutefois, compte tenu de la recrudescence du nombre des ventes à la découpe, Marc-Philippe Daubresse, alors ministre délégué au logement et à la ville, a demandé à ceux qui participaient à la Commission nationale de concertation de reprendre les négociations. Un accord a été signé le 16 mars 2005 par les organisations représentatives de bailleurs et par deux organisations représentatives des locataires.

De l'avis unanime, cet accord comporte d'incontestables avancées par rapport aux engagements pris en juin 1998.

Il prévoit notamment une prorogation du bail, d'un mois par année d'ancienneté, au profit des locataires en place depuis plus de six ans ou un renouvellement de plein droit du bail pour les locataires âgés de plus de soixante-dix ans, pour ceux dont l'état de santé présente un caractère de gravité reconnu médicalement ou qui sont titulaires d'une rente d'invalidité supérieure à 80 %.

Toutefois, en l'état actuel et compte tenu de la réglementation, cet accord ne peut être rendu obligatoire par décret, en raison de l'opposition de la majorité des organisations représentatives de locataires.

Par conséquent, l'accord ne lie actuellement que les organisations signataires ainsi que les personnes affiliées à ces dernières, ce qui limite son application et, ce faisant, interdit, fait regrettable, l'application à l'ensemble des bailleurs des secteurs locatifs II et III de dispositifs plus protecteurs que ceux qui sont prévus par l'accord du 9 juin 1998.

Dans le cadre de l'examen de la proposition de loi présentée par Mme Martine Aurillac, la commission des lois a également souhaité se saisir, conjointement à ce texte, de deux propositions de loi sénatoriales ayant un objet similaire, à savoir la proposition de loi n° 238 de Mme Michèle Demessine et des membres du groupe communiste républicain et citoyen et la proposition de loi n° 353 de M. Roger Madec et plusieurs membres du groupe socialiste.

Ces trois propositions de loi ont en effet pour objet commun d'offrir une plus grande protection aux locataires en cas de vente par appartements d'immeubles à usage d'habitation jusqu'alors détenus par un propriétaire unique.

Je précise néanmoins que seule la proposition de loi n° 406 adoptée par l'Assemblée nationale est discutée aujourd'hui en séance publique.

Cette proposition de loi a trois objets.

Tout d'abord, elle institue un droit de préemption du locataire au stade de la vente en bloc d'un immeuble de plus de cinq logements. Cette mesure, qui étend les droits des locataires, est beaucoup plus contraignante qu'il peut paraître. En effet, dès lors qu'un seul locataire d'un ensemble immobilier parfois important a usé de son droit de préemption, l'acquéreur éventuel du reste de l'immeuble est soumis au statut de la copropriété - ce n'était pas le cas auparavant - et se trouve en particulier dans l'impossibilité de disposer de la majorité des voix à l'assemblée générale des copropriétaires. Il ne pourra donc imposer sa volonté au reste de l'immeuble, en choisissant, par exemple, un syndic ou en décidant seul des travaux à effectuer dans l'immeuble, à la différence de ce qui se passe, à l'heure actuelle, lors d'une vente en bloc.

Ce droit de préemption s'appliquerait sous trois conditions.

En premier lieu, il ne pourrait concerner que la vente en bloc d'un immeuble à usage d'habitation ou à usage mixte d'habitation et professionnel comportant plus de cinq logements.

En deuxième lieu, le locataire ne pourrait y avoir recours qu'en l'absence d'un droit de préemption exercé en application des dispositions du code de l'urbanisme. Autrement dit, la commune aurait la préférence pour exercer un tel droit.

En troisième lieu, enfin, il faut que l'acquéreur ne se soit pas expressément engagé à maintenir sous statut locatif, pour une durée minimale de six ans, chaque logement à usage d'habitation occupé.

Ces conditions réunies, le bailleur serait tenu d'informer chaque locataire du prix de vente en bloc de l'immeuble et du prix du local qu'il occupe, cette information valant offre de vente au profit du locataire.

Ensuite, cette proposition de loi vise à instituer une reconduction de plein droit des baux des locataires dont le logement fait l'objet d'une vente par lot, lorsque le congé intervient moins de deux ans avant l'échéance du bail, afin que le locataire puisse disposer d'un délai d'au moins deux ans jusqu'à l'expiration de son bail.

Enfin, cette proposition de loi tend à renforcer le caractère contraignant des accords adoptés par la Commission nationale de concertation : d'une part, en supprimant la possibilité reconnue à la majorité des organisations représentatives de locataires et à la majorité des organisations représentatives des bailleurs siégeant au sein de la Commission nationale de concertation de s'opposer à l'extension par décret des stipulations d'un accord collectif adopté par cette commission et en punissant d'une amende civile la violation des dispositions d'un accord ; d'autre part, en autorisant le prononcé de l'annulation du congé pour vente intervenu en violation d'un accord collectif adopté par la Commission de concertation et rendu obligatoire par décret.

La commission des lois a estimé qu'il convient de souscrire à l'objectif de la proposition de loi transmise par l'Assemblée nationale, laquelle devrait être de nature à supprimer les comportements abusifs constatés dans la pratique de la vente d'immeuble par lots.

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