Intervention de Patrice Gélard

Réunion du 13 octobre 2009 à 21h45
Article 61-1 de la constitution — Adoption d'un projet de loi organique

Photo de Patrice GélardPatrice Gélard :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je m’étonne que personne n’ait cité entièrement l’article 61-1 de la Constitution, qui explique parfaitement le contenu de la loi organique dont nous discutons aujourd’hui : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

« Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »

Voilà un article court, pertinent et, pour une fois, bien écrit !

Cet article crée dans notre droit constitutionnel une révolution juridique aux conséquences difficilement prévisibles.

S’agissant tout d’abord de la révolution juridique, pendant très longtemps, jusqu’à l’adoption de la révision constitutionnelle de 2008, la France n’était que partiellement un État de droit. En effet, certaines lois pouvaient être contraires à la Constitution et continuer de s’appliquer sans que quiconque puisse les déférer devant un juge, quel qu’il soit.

Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : il n’y a pas de cour constitutionnelle au Royaume-Uni, même s’il existe un certain nombre de dispositions de caractère supraconstitutionnel comme le Bill of rights et l’Habeas corpus, qui s’imposent non seulement aux parlementaires, mais aussi à tous les tribunaux, qui doivent veiller à leur application.

En réalité, les Britanniques ont jusqu’à maintenant fait comme nous, en suppléant l’absence de contrôle de constitutionnalité par un contrôle de conventionalité, qui a permis un certain développement des droits et des libertés au Royaume-Uni.

La tradition française était contraire au contrôle de la constitutionnalité des lois. En effet, la différence fondamentale entre le système français et le système anglo-saxon, c’était notre vision optimiste du droit, à l’inverse des Anglo-Saxons, qui en avaient une vision pessimiste.

Pour les Anglo-Saxons, le droit était au service du pouvoir, lequel devait être contrôlé le plus étroitement possible par le juge, ce qui a amené à la fois la conception de la Common law au Royaume-Uni et de la Cour suprême aux États-Unis. En France, nous avions une conception « rousseauiste » du droit : il a pour objet d’améliorer l’homme, de le rendre plus heureux, de faire en sorte que tous ses besoins soient satisfaits.

Nous nous sommes peut-être un peu trompés, mais cela a abouti à une théorie que tous les constitutionnalistes connaissent, celle de Carré de Malberg : la loi est l’expression de la volonté générale ; la loi ne peut pas mal faire ; la loi peut tout faire – on a même ajouté, y compris changer un homme en femme – ; la loi ne peut pas être jugée. Ces principes ont conduit à ce que l’on a appelé « la souveraineté parlementaire », c’est-à-dire, en réalité, à l’absence de contrôle de constitutionnalité.

On a beaucoup cité le modèle européen, qui est récent : il date de l’immédiat après-guerre. Auparavant, il n’existait pas en Europe, contrairement aux États-Unis, de modèle de contrôle de la constitutionnalité. Car entre les deux guerres, de nombreux pays vivaient sous des régimes autoritaires. En outre, ce n’était pas dans la tradition : la tradition française s’est imposée pratiquement à tous les États au lendemain de la guerre de 1914-1918, et dans les nouvelles constitutions développées, notamment, par Michel Mouskely.

Le mouvement constitutionnel d’après-guerre a tout changé. En Allemagne, en 1949, en Italie, en Belgique, va progressivement se développer un système de contrôle de constitutionnalité, qui se poursuivra à la chute des dictatures espagnole, grecque et portugaise, mais avec des modalités différentes.

En Grèce, par exemple, il n’y a pas de cour constitutionnelle, mais toutes les juridictions ont le droit d’assurer le contrôle de constitutionnalité.

En France, la grande révolution date, bien sûr, de 1958, avec la mise en place du Conseil constitutionnel. Il était alors conçu pour être un gardien de la Constitution uniquement au service du Gouvernement. C’est la raison pour laquelle certains l’avaient baptisé, à l’époque, le « chien de garde » du Gouvernement. Car de 1958 à 1971, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est exclusivement au service gouvernemental. Il faut dire que toute saisine était impossible, sauf par le président du Sénat, qui a usé de ce droit en 1971.

L’année 1971 constitue donc un premier virage, avec l’apparition des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, du bloc de constitutionnalité, qui débordait la Constitution elle-même. Mais le véritable virage aura lieu en 1974, lorsque soixante députés ou soixante sénateurs pourront saisir le Conseil constitutionnel, ouvrant dès lors la voie à la saisine de l’opposition.

À partir de 1974, on assistera à ce que l’on a appelé « la juridicisation » du droit constitutionnel, avec son chantre Louis Favoreu, qui transformera l’approche du droit constitutionnel, passant d’une approche de science politique à une approche beaucoup plus juridique. La théorie de celui-ci était fondée sur le fait qu’il existait deux grands modes de contrôle de constitutionnalité : le contrôle a priori, qui est le modèle français, et le contrôle a posteriori.

Louis Favoreu s’est fait l’ardent défenseur – l’avocat, en réalité – du contrôle a priori, arguant du fait qu’il était aussi efficace que le contrôle a posteriori. Il n’avait pas tout à fait tort sur un certain nombre de points, car le contrôle a posteriori présente des inconvénients, sur lesquels je reviendrai ultérieurement.

Quoi qu’il en soit, le contrôle de constitutionnalité existant était imparfait. Si l’on n’avait pas saisi le Conseil constitutionnel a priori, un certain nombre de lois pouvaient entrer en application, même si elles étaient contraires à la Constitution. Ce contrôle a été progressivement remplacé par le contrôle de conventionnalité, qui s’est imposé au sein des tribunaux, d’abord judiciaires, puis administratifs ; le Conseil d’État a développé, depuis une vingtaine d’années maintenant, une jurisprudence dans ce domaine.

La révolution juridique que nous venons de connaître avec la révision constitutionnelle aura des conséquences difficilement prévisibles.

Le projet de loi qui nous est soumis est court : quatre articles, qui modifient assez profondément l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, en incluant, à l’article 1er, un chapitre II bis visant à créer les articles 23-1 à 23-11, puis, à l’article 2, les articles L.O. 771-1 et L.O. 771-2, les articles L.O. 461-1 et L.O. 461-2, ainsi que les articles L.O. 630 et L.O. 142-2.

Certains de nos collègues ont évoqué deux filtres. Personnellement, je pense qu’il y en a quatre. Il n’y a pas de recours en constitutionnalité s’il n’existe pas préalablement une instance, premier filtre, et une instance non pas dans tous les domaines, mais qui porte exclusivement sur une atteinte aux droits et libertés du citoyen, deuxième filtre. Par ailleurs, intervient l’appréciation du juge saisi, troisième filtre, puis le Conseil d’État ou la Cour de cassation, quatrième filtre.

Ces garanties visent à éviter les engorgements, mais des conséquences immédiates découleront de l’adoption de ces nouvelles dispositions, ce qui suscite un certain nombre d’interrogations.

Tout d’abord, il va falloir que les juges modifient leur comportement. En effet, l’approche du contrôle de constitutionnalité n’est pas naturelle chez les magistrats. Leur formation en droit constitutionnel devra être améliorée, car elle n’est pas encore parfaite. Le droit constitutionnel devra donc être revalorisé dans les études juridiques, et vraisemblablement à l’École nationale de la magistrature.

Ensuite, il faudra redynamiser le droit constitutionnel. L’année 1974 avait donné un coup d’accélérateur à la connaissance du droit constitutionnel ; l’année 2009 produira les mêmes effets. Il sera nécessaire d’assurer une meilleure formation en droit constitutionnel durant les études juridiques – mais pas uniquement dans ce domaine – et de compléter une matière nouvelle qui va s’imposer, à savoir le contentieux constitutionnel, qui changera complètement de nature, celui-ci étant, pour l’instant, strictement limité à des domaines très précis.

Le Conseil constitutionnel devra bénéficier de nouveaux moyens, car il se trouvera confronté à une surcharge de travail, notamment durant les premières années. Surtout, il faudra inventer d’autres règles de procédure, en élaborant un véritable code de procédure. En effet, toute une série de questions se poseront. Comment doit se dérouler le procès ? Car il s’agit bien d’un procès entre des parties. Le Parlement aura-t-il le droit d’intervenir ?

J’en viens à mes interrogations, auxquelles la loi organique qui nous est proposée ne répond pas, mais tel n’est pas son rôle.

Premièrement, pouvons-nous craindre un engorgement du Conseil constitutionnel ? Ce n’est pas impossible, car, au cours des premières années, nous risquons de connaître une tendance au recours systématique, qui, les juges aidant, facilitera l’accès au Conseil constitutionnel. Il faudra donc créer une jurisprudence, car il ne sera pas aisé, pour le Conseil constitutionnel, de décider.

La deuxième question qui me chagrine un peu plus concerne les possibles conflits entre, d’une part, la jurisprudence du Conseil d’État et celle de la Cour de cassation pour ce qui concerne la saisine du Conseil constitutionnel, et, d’autre part, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État lorsqu’ils exercent le contrôle de conventionnalité. Les juridictions suprêmes pourront invoquer le fait que tel texte constitue une violation des conventions internationales, tandis que le Conseil constitutionnel prétendra que celui-ci n’est pas contraire à la Constitution.

Troisièmement, il convient de s’interroger sur les conséquences de l’annulation d’un texte par le Conseil constitutionnel. Je n’ai pas tellement de craintes pour ce qui concerne le droit pénal, car celui-ci a fait l’objet de suffisamment de corrections, d’analyses, de recours devant le Conseil constitutionnel pour laisser penser qu’il est quelque peu bordé. Mais il n’en sera peut-être pas de même s’agissant de la procédure pénale.

Les recours risquent d’être nombreux dans certains domaines : je veux parler du droit fiscal, du droit douanier, …

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