Madame la présidente, madame le ministre d’État, mes chers collègues, je me suis déjà exprimé, lors de la première lecture de ce projet de loi organique, au nom du groupe socialiste ; nous maintiendrons notre vote contre le texte, dans la logique de notre vote hostile à la réforme constitutionnelle de 2008. En effet, cette nouvelle donne constitutionnelle n’apporte pas les garanties nécessaires à l’indépendance, et donc à l’impartialité de l’autorité judiciaire, garante des libertés publiques et de l’État de droit.
La commission des lois et son rapporteur, Jean-René Lecerf, avaient apporté quelques modifications marginales qui allaient dans le bon sens. Malheureusement, les plus importantes d’entre elles ont été refusées par l’Assemblée nationale, plus sensible que le Sénat, semble-t-il, aux sirènes du Gouvernement.
Plusieurs points doivent être abordés pour expliquer notre position.
Premier point : la composition du Conseil supérieur de la magistrature n’est pas satisfaisante.
En effet, la nomination des membres extérieurs par le Président de la République et les présidents des deux assemblées ne permet pas le pluralisme indispensable. Dans d’autres pays d’Europe, notamment, les membres extérieurs sont nommés par le Parlement, après un vote, ce qui me paraît plus démocratique, même si aujourd’hui, les majorités étant ce qu’elles sont, cela ne changerait peut-être pas grand-chose.
Par ailleurs, la présence d’un avocat au sein du Conseil supérieur de la magistrature parmi les personnalités extérieures pose un problème. Fallait-il qu’un avocat siège au Conseil supérieur de la magistrature ? Personnellement, je répondrai : non, mille fois non ! On en a vu le résultat sous la IIIe et la IVe République… Mais si la réponse à cette question est positive, à tout le moins, l’avocat concerné ne doit plus exercer sa profession pendant son mandat au sein du Conseil supérieur de la magistrature : il ne peut ni plaider, ni donner de conseils juridiques, ni exercer en tant qu’associé au sein d’un cabinet de groupe.C’est une condition sine qua non de la présence de cet avocat.
Enfin, la représentation du corps judiciaire au sein du Conseil supérieur de la magistrature est absolument inéquitable, et vous le savez bien, madame le garde des sceaux. En effet, la haute hiérarchie, qui représente à peine 10 % du corps, est représentée par quatre magistrats dans chaque formation, alors que l’effectif restant des magistrats des cours et tribunaux, soit 90 % du corps, n’est représenté, quant à lui, que par trois magistrats ; on appréciera l’aspect démocratique de cette représentation.
Le deuxième point qui pose problème concerne l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature. À cet égard, notre assemblée avait apporté au texte, en première lecture, des modifications utiles sur lesquelles les députés sont revenus, comme on pouvait le craindre.
Tout d’abord, en ce qui concerne l’autonomie financière du Conseil supérieur de la magistrature, je ne m’en tiendrai pas à l’argumentation jésuitique de mon collègue député Philippe Houillon. Cette autonomie financière doit être préservée à tout prix. Ainsi le directeur des services judiciaires ne doit-il plus être maître du budget du CSM, puisqu’il en est le principal pourvoyeur.
Actuellement, le CSM n’est aucunement indépendant de la chancellerie, et donc de la direction des services judiciaires. Il n’a pas de pouvoir de proposition et ne peut pas demander à l’Inspection générale des services judiciaires un rapport sur l’activité des tribunaux. Or d’autres institutions indépendantes, comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, bénéficient d’une autonomie financière.
Ensuite, la nomination du secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature par le Président de la République ne devrait intervenir qu’après avis du CSM lui-même. Cette proposition faisait l’objet d’un amendement intéressant de la commission, déposé en première lecture.
On voit clairement, d’ailleurs, que le Gouvernement entend garder la main sur le CSM. Point n’est besoin que le garde des sceaux ou le Président de la République le préside pour l’influencer ; il suffit de tenir les cordons de la bourse et de contrôler le secrétaire général, qui joue un rôle éminent au sein du CSM. Tout le monde le sait, y compris les magistrats.
Le troisième point, le plus important, est apparu quelques mois après la réforme constitutionnelle de 2008, avec l’annonce par le pouvoir exécutif d’une réforme de l’ensemble de la procédure pénale, et notamment la suppression du juge d’instruction au profit du parquet.
L’ensemble du monde judiciaire ou presque, sauf vous, madame le ministre d’État – et cela m’étonne, car je connais vos compétences juridiques –, pense que cette réforme serait acceptable, à condition de modifier le statut du parquet. Les plus hautes autorités de la magistrature – je les citerai dans le rapport que je vais rédiger avec mon collègue Jean-René Lecerf – se sont exprimées en ce sens, même celles que l’on attendait le moins sur ce sujet. Toutes posent comme condition expresse à ce changement de statut le vote rapide d’une réforme constitutionnelle.
Transférer les pouvoirs d’un magistrat indépendant, le juge d’instruction, à un magistrat qui ne l’est pas, le procureur, aura pour conséquence de confier les affaires judiciaires les plus compliquées et les plus sensibles au ministère public, soumis hiérarchiquement au garde des sceaux. Retarder, étouffer ou manipuler les dossiers gênants sera alors plus facile, et pas seulement dans le domaine politico-financier. Depuis une vingtaine d’années, les juges d’instruction ont fait la preuve de leur indépendance en traitant les dossiers Urba-Gracco, Angolagate, Elf, ou encore RPR-mairie de Paris ; ils l’ont fait également, en matière de santé publique ou d’environnement, avec les procès sur l’amiante ou l’hormone de croissance, par exemple.
L’occasion a donc été manquée en 2008. Il faut rouvrir ce dossier tout de suite ; il n’est pas trop tard. La réforme constitutionnelle concernant le statut du parquet doit être entreprise dès maintenant, et votée avant même que ne puissent entrer en vigueur les nouvelles règles concernant la procédure pénale.
Pour rassurer ceux qu’inquiète la perspective d’un parquet livré à lui-même – perspective à laquelle je suis, depuis toujours, totalement hostile ! –, il faut rappeler que le fait de conférer une indépendance statutaire aux procureurs ne reviendrait pas à leur accorder une indépendance fonctionnelle qui serait contraire à la nécessité d’une politique pénale impulsée par le Gouvernement, sous le contrôle du Parlement. Mais cette indépendance statutaire aurait l’immense avantage de faire échapper leur carrière à la tutelle politique et, partant, de lever en partie la suspicion qui pèse sur leurs décisions.
Des propositions ont déjà été faites ici même, au Sénat. Elles peuvent se traduire soit par la réforme du mode de nomination des membres du parquet et par la soumission de leur nomination à la décision de Conseil supérieur de la magistrature, comme c’est le cas pour les magistrats du siège, soit par l’institution d’un procureur général de la République, comme c’est le cas en Italie ; c’était la proposition de notre collègue Fauchon, sur laquelle je suis plus réservé, car elle conférerait, à mon avis, trop d’indépendance fonctionnelle aux membres du parquet.
Certes, madame le garde des sceaux, cette réforme doit être faite pour les justiciables, y compris ceux de Saint-Jean-de-Luz, auxquels vous êtes légitimement très attachée, et pas pour les spécialistes. Nous sommes d’accord sur ce point. Mais les justiciables pensent aujourd’hui, à tort ou à raison, que la dépendance hiérarchique du parquet permet à l’exécutif d’influencer le cours des procédures, ne serait-ce que dans le choix de la voie choisie.
Ce n’est pas la même chose de choisir la voie de l’instruction, de la comparution immédiate ou différée ou encore de l’enquête préliminaire. Les conséquences peuvent être très importantes sur la suite des dossiers. Les exemples concrets abondent depuis le début de la Ve République – ils ne donnent d’ailleurs pas de nous une bonne image collective –, point n’est besoin d’en réciter la litanie ici.
Pour toutes ces raisons essentielles, le groupe socialiste ne votera pas ce texte.
En revanche, nous ne nous opposerons pas au projet de loi organique prorogeant le mandat des membres du Conseil supérieur de la magistrature, mais nous ne prendrons pas part au vote. Ce texte illustre la très mauvaise organisation du Gouvernement, notamment depuis la dernière révision constitutionnelle.
Certes, le Gouvernement n’a plus l’entière maîtrise de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais le terme du mandat actuel des membres du Conseil supérieur de la magistrature était connu. Le projet de loi organique relatif à l’application de l’article 65 de la Constitution aurait donc pu être examiné avant d’autres textes, par exemple avant celui qui visait à permettre aux ministres dont on voulait se débarrasser de retrouver leur siège de député ! Peut-être était-ce en effet plus important pour la République…