Nous recevons maintenant M. le Professeur Fabrice Melleray, professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris. Vous êtes, M. le Professeur, un spécialiste du droit de la fonction publique et votre regard sur les évolutions de celui-ci et sur les aller-retour vers le privé nous intéresse particulièrement.
Je vous passe donc la parole.
Conformément à la procédure en vigueur, M. Fabrice Melleray prête serment.
Le phénomène du pantouflage est ancien, reste marginal et n'a pas eu tendance à s'accentuer. Ce qui est nouveau c'est d'une part les allers-retours. D'autre part l'encouragement que ceux-ci semblent recevoir du Gouvernement qui entend brouiller la distinction entre détachement et disponibilité dans le projet de loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel. Il y a 300 membres au Conseil d'État, mais un seul Laurent Vallée. C'est un cas singulier mais il en existe d'autres. Sous la Troisième République, Léon Aucoc qui est un des pères du droit administratif est devenu président de la compagnie des chemins de fer du Midi à l'époque où les concessionnaires jouaient un rôle considérable.
Il était un peu « fâché » avec le pouvoir politique et un petit souci avec la République a empêché son retour...
Le pantouflage a toujours existé. Il a été spectaculaire sous la troisième République, où la rémunération des hauts fonctionnaires était bien moindre qu'aujourd'hui. Des travaux d'archives démontrent que des maîtres des requêtes au Conseil d'État démissionnent pour...
Vous expliquez les raisons du phénomène mais nous essayons de démontrer le caractère nouveau du phénomène, au regard notamment des éléments vers lesquels nous ont conduit nos travaux. Cela ne semble certes pas concerner la haute administration dans son ensemble mais seulement la « crème de la crème » et c'est cette partie qui pose réellement problème. Nous ne sommes pas là pour faire des leçons de morale mais pour savoir si ce mode de fonctionnement n'a pas d'impact sur le fonctionnement des institutions. Comme moi, vous vous étonniez, en début d'audition qu'une personne proche du gouvernement en profite pour faire la promotion de ses camarades. C'est bien le signe d'un mélange entre des intérêts ?
Le phénomène que vous décrivez est, certes, nuisible, mais n'est pas récent. L'aller-retour est un phénomène qui s'est amplifié récemment, mais pas la sortie du secteur public vers le secteur privé. La sortie peut néanmoins être tout aussi problématique. Lorsqu'un directeur du Trésor va travailler pour un fonds d'investissement chinois cela me gêne d'avantage que lorsque le secrétaire général du Conseil constitutionnel va travailler dans la grande distribution.
Les allers-retours se faisant de plus en plus jeune, est-ce que ces perspectives de carrière ne pourraient pas donner aux hauts fonctionnaires la tentation de préparer des terrains d'atterrissage ? Lorsqu'on a envie de voir du pays, peut-être ne vaut-il pas mieux ne pas décevoir ses futurs employeurs ?
Je n'en suis pas sûr. Sous la troisième République le pantouflage se fait chez les grands concessionnaires, à la charnière des sphères publiques et privées. Sous la quatrième République, il se fait dans les entreprises publiques qui sont devenues un secteur important à la suite des nationalisations d'après-guerre. Du fait des politiques de privatisation ces postes sont devenus moins nombreux et les fonctionnaires souhaitant pantoufler vont donc ailleurs. L'ouvrage d'Antoine Vauchez et Pierre France cite Olivier Debouzy, ancien énarque et avocat, aujourd'hui décédé. Pour lui, comme les canaris utilisés dans les mines, les hauts fonctionnaires permettent de détecter le pouvoir tant ils sont attirés par lui. Les personnes ayant choisi la voie des grands corps ont, pour une grande partie d'entre eux, envie d'exercer du pouvoir et vont donc là où il est.
Ce n'est pas la première fois qu'un banquier d'affaires est à la tête de l'État, il y en a eu un autre il y a quelques dizaines d'années. Lorsque l'on prétend que l'on veut la fin de la frontière entre les sphères publiques et privées, je pense que cela pose de vrais problèmes. Je pense ici au dispositif du projet de loi « Pénicaud » qui me parait dangereux. Si le Parlement devait revenir sur la durée de dix années applicable au régime de disponibilité pour le réduire, je pense que ce serait une bonne mesure. Je ne suis donc pas en faveur d'un pantouflage débridé. Je constate simplement qu'il s'agit d'un phénomène ancien. Émile Zola nous rappelle à travers les Rougon-Macquart, que la période haussmannienne a été largement marquée par les conflits d'intérêts et les passages du public vers le privé. À l'heure d'internet, nous disposons sans doute de plus de moyens pour percevoir les choses, mais ces phénomènes existaient déjà. Plus nous disposerons de mécanismes pour lutter contre les conflits d'intérêts et plus nous en détecterons, mais cela ne signifie pas nécessairement qu'il y en aura plus. Je ne crois donc pas à une explosion du développement des conflits d'intérêts, je pense simplement qu'ils revêtent des formes nouvelles.
Je pense que cela dépend des profils comme le montrent les personnes interrogées par Antoine Vauchez. Certains fonctionnaires pensent qu'ils servent encore l'État et l'intérêt général lorsqu'ils partent dans le secteur parapublic. D'autres sont, en revanche, dans des logiques différentes. Je ne sais pas si la réalité va dans un sens ou dans un autre. J'ai l'exemple d'un président de chambre au Conseil d'État, qui a été avocat fiscaliste pendant huit ans avant de revenir au Conseil d'État. Je pense qu'il est revenu parce qu'il pensait sincèrement servir l'intérêt général au Conseil d'État. Il serait de toute façon devenu président de chambre sans avoir besoin de partir et a dû diviser ses revenus par quatre ou cinq lors de son retour. Je pense donc que ce type de profil peut exister et dépasser la seule recherche de l'intérêt pécuniaire.
La notion d'intérêt général a-t-elle évolué, notamment depuis l'époque de Bloch-Lainé ?
Comme tous, j'ai une admiration sans borne pour la génération de grands commis de l'État qui ont reconstruit la France à l'issue de la seconde guerre mondiale. La question de la définition de l'intérêt général est une question sans fin qui a engendré des milliers de pages de doctrine juridique. Il existe deux options. La première est de considérer que l'intérêt général est distinct des intérêts privés et qu'il les transcende. La seconde est, par exemple, de considérer comme le fait la jurisprudence du Conseil d'État depuis une vingtaine d'année, que le maintien de la concurrence est une composante de l'intérêt général. Cela ne me choque pas.
Concédez que l'on puisse néanmoins s'en étonner. Pour le sujet qui nous intéresse, il semblerait qu'il y ait des conseillers d'État partout, tels que le secrétaire général du Gouvernement ou le secrétaire général du Conseil constitutionnel. Savoir qui gouverne est aussi une de nos problématiques. C'est par elle que nous avons abordé le sujet. Notre but est maintenant de chercher à savoir s'il n'existe pas des influences dans le fonctionnement démocratique du système, à l'heure où le législateur, souvent accablé de tous les maux, est sévèrement encadré et où le Président de la République est clairement le véritable chef de la majorité.
La loi n'est plus exclusivement faite par le Parlement comme le prouvaient déjà les réformes du droit civil dans les années soixante.
Certes, mais le peu de marge dont disposait le Parlement a depuis encore été amoindri. Toutes les réformes vont en ce sens. La question est de savoir si ces évolutions n'ont pas conduit les hauts fonctionnaires à prendre une place contestable.
Mais la tendance est bien là et, sans parler de révolution, il semblerait qu'elle s'accentue.
Si j'ai bien compris, l'évolution va vers une auto-organisation de la fonction publique et une perte de contrôle du pouvoir politique. Est-ce que cela explique la situation peu brillante dans laquelle notre pays se trouve aujourd'hui ? Dans la mesure où nous sommes en démocratie, comment rétablir une plus grande responsabilité du politique dans l'organisation de l'administration et la nomination de ses responsables ? En tant que professeur, faites-vous état de ces évolutions dans la formation que vous dispensez ? Enfin, est-il normal que des personnes qui ont bénéficié d'une formation prise en charge par l'État puissent s'orienter vers le secteur privé pour des questions d'intérêts ?
Il existe, en principe, un engagement de servir l'État pour une durée de dix ans ou, à défaut, l'obligation de rembourser les traitements perçus lors de la scolarité. Les textes sont clairs, la jurisprudence est limpide mais je sais que tous les corps ne font pas appliquer cette obligation. Le plus choquant est pour moi que les Écoles normales supérieures considèrent que des élèves en formation aux États-Unis continuent de servir l'intérêt général. L'État français finance donc, au travers des normaliens, les universités américaines qui n'ont pas nécessairement de gros besoins à ce niveau...
Il est difficile de répondre à la seconde question. Je pense que la haute fonction publique a effectivement une part de responsabilité dans l'état de la France puisqu'elle y occupe une place considérable, mais je n'ai pas de solution à proposer.
Je ne sais pas si nous allons arriver à trouver des solutions, mais poser un diagnostic correspondant à la réalité serait déjà satisfaisant. Je ne pense pas qu'il existe un complot des grands corps, mais « conspirer » a pour sens propre « respirer ensemble » !
Alors ils conspirent... et nous conspirons aussi, dans cette salle ! Je ne suis même pas sûr qu'une seule idée soit partagée au sein des grands corps. Le Conseil d'État est un bon exemple. Il s'y déroule des débats très animés mais cette institution possède une remarquable capacité à former un front commun vis-à-vis de l'extérieur.
Vous avez rappelé la différence importante entre détachement et disponibilité. En tant qu'élu local, nous avons tous connu les difficultés liées à la durée des disponibilités, obligeant à réorganiser nos administrations locales. Pensez-vous que la disponibilité est plus utilisée par la haute fonction publique que par les autres fonctionnaires ? Le recours à la disponibilité est-il le même ou est-il différencié ?
Il serait très simple de vérifier. La direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) fournit le pourcentage global correspondant à l'ensemble des fonctionnaires en disponibilité. Il suffit ensuite de dépouiller les différents annuaires des grands corps, d'y compter le nombre de personnes en disponibilité et d'effectuer une comparaison avec le premier chiffre. En une heure, vous prouverez ainsi, j'en suis sûr, que ces pourcentages sont bien plus élevés dans les grands corps.
Sans se focaliser sur les seuls grands corps, il semble que certains autres administrateurs civils arrivent à passer plus facilement du secteur public au secteur privé en se politisant. Je pense d'ailleurs que se focaliser sur les grands corps serait une erreur. Le passage de certains administrateurs civils par des cabinets ministériels ou présidentiel les fait appeler à de grandes destinées.
Avez-vous constaté qu'il existe des « accélérateurs de carrière » ? Des passages par certains postes stratégiques feraient-ils atteindre plus rapidement le niveau le plus élevé de la fonction publique ?
Je ne dispose pas d'informations particulières sur le passage des administrateurs civils du privé vers le public en fonction de leur degré de politisation. En ce qui concerne les accélérateurs de carrières, la question est celle de la destination qu'ils souhaitent atteindre. La force des grands corps est de rendre des rapports qui préconisent la progression au mérite dans la fonction publique, tout en bénéficiant pour eux-mêmes d'une progression de carrière à l'ancienneté. C'est le cas au Conseil d'État, pour presque tous les postes sauf ceux de présidents de chambre ou de section. On sait que certains endroits de la haute fonction publique sont en effet plus valorisants pour une éventuelle sortie ultérieure.
Concernant le fonctionnement de la Cour des comptes, il me semble que beaucoup de magistrats financiers sont à l'extérieur, la plupart dans des « dépendances » de l'État, et cela leur donne la possibilité d'avancer plus vite dans leur carrière.
Cela ne leur donne pas la possibilité d'avancer plus vite à l'intérieur de leur corps d'origine. C'est la différence entre le détachement et la disponibilité. En détachement, on reste au service de l'intérêt général.
Être en poste dans une AAI, ce n'est pas la même chose qu'exercer la fonction contentieuse au Conseil d'État.
Pour moi, présider l'autorité de la concurrence est une vraie mission d'intérêt général. Le principe d'une carrière est de faire des choses différentes tout en restant dans le secteur public.
Elles sont indépendantes du politique, cela a été jugé de façon constante.
Cela ressemble à un oxymore. Elles bénéficient de leur autorité par délégation de l'État.
Leur intervention trouve leur légitimité dans la loi organique et la loi ordinaire portant statut général de ces autorités que vous avez votées.
Trouveriez-vous choquant qu'un haut fonctionnaire qui quitte la fonction publique pour le privé ne puisse pas revenir ?
Cela ne me paraîtrait pas choquant. Néanmoins, il ne faut pas exclure toutes les formes de disponibilités, comme un congé pour recherche par exemple. En revanche, je ne serais pas choqué qu'on supprime la possibilité de partir dans le privé ou qu'on limite la durée de retour.
Je m'interroge sur les conséquences sur le fonctionnement des administrations, en termes de culture professionnelle. La culture propre à l'administration s'est effacée au profit de notions comme le public management, le pilotage, le report, les indicateurs. La culture privée s'est imprimée dans l'administration en rajoutant des lourdeurs à celles déjà existantes dans le public. Ces allers-retours nourrissent à mon sens ce phénomène. Quelle est la culture professionnelle de l'administration selon vous ?
Il est intéressant de regarder ce que les hauts-fonctionnaires ont fait avant l'ENA. Auparavant, ils venaient d'HEC. Désormais, ce sont des normaliens.
Je ne suis pas convaincu qu'il faille opposer strictement cultures privée et publique.
Après un passage à l'ENA, au Conseil d'État ou à l'IGF, où on leur a martelé certaines choses, il me semble que ces hauts fonctionnaires partent dans le privé avec leur bagage public.
Je poserai une série de trois questions.
Concernant la déontologie, il existe différentes commissions de déontologie, par exemple au sein de chaque ministère. Il y a d'une part un risque de proximité et d'autre part un risque de pluralité de jurisprudences. Que pensez-vous de cette tendance ? Faut-il réunifier l'ensemble de ces commissions au sein de la commission de déontologie ?
Ensuite, il semble que le programme Action publique 2022 tende vers une approche plus souple des passerelles avec le secteur privé. Quel est votre avis sur l'expertise privée ?
Enfin, le comité d'action publique 2022 va amplifier le recours de plus en plus fréquent aux contractuels. En Allemagne, 40 % des agents de la fonction publique sont contractuels. Est-ce un angle mort déontologique ?
Sur la question de la déontologie, les collèges mis en place dans les ministères en application de la loi de 2016 ne remplissent pas le même rôle que la commission de déontologie. Ces collèges sont un instrument au service des agents, dans leur activité au quotidien et non seulement en cas de souhait de départ.
Concernant les passerelles avec le privé, la question s'est posée pour le choix de nomination du prochain directeur général de l'administration et de la fonction publique. Une personne venant du privé est recherchée, se posera alors la question de la rémunération. On a vu l'exemple de Mme Pénicaud, auparavant DRH chez Danone. Je ne vois donc pas un risque d'invasion du privé dans le public. La passerelle marchera dans un sens uniquement.
En Allemagne, toutes les fonctions qui concernent l'autorité sont confiées à des fonctionnaires. Ils n'ont pas le droit de grève. Développer le recours aux contractuels pour des emplois d'exécution ne pose pas de problème à mon sens.
Quel est le pouvoir de négociation des fonctionnaires sur leur rémunération ?
Il est nul, même sur les primes. L'angle mort est éventuellement sur les AAI qui continuent à bénéficier de budgets plus confortables. En revanche, un fonctionnaire en activité ne peut en aucun cas négocier son traitement.
Que sont les fameuses compétences que le fonctionnaire est censé acquérir dans le privé ? La France est-elle une entreprise ?