La réunion est ouverte à 14 h 45.
Mes chers collègues, nous commençons nos auditions de cet après-midi par une audition de la Fédération des sociétés pour l'étude, la protection et l'aménagement de la nature dans le Sud-Ouest (SEPANSO), que nous avons souhaité entendre dans le cadre de notre commission d'enquête sur les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité engagées sur des grands projets d'infrastructures. Cette audition s'inscrit dans le cadre des auditions spécialisées que nous menons sur le projet de LGV Sud Europe Atlantique entre Tours et Bordeaux, dont nous souhaitons examiner la mise en oeuvre des mesures compensatoires et qui constitue un des quatre projets principaux de notre commission d'enquête. Je rappelle que nous devrions nous déplacer à Bordeaux, sur ce sujet, le 24 février prochain.
Notre commission d'enquête souhaite pouvoir apprécier l'efficacité et surtout l'effectivité du système de mesures compensatoires existant aujourd'hui, et identifier les difficultés et les obstacles éventuels qui aujourd'hui ne permettent pas une bonne application de la séquence « éviter-réduire-compenser ». Nous entendons donc M. Philippe Barbedienne, directeur de la SEPANSO. La commission d'enquête a souhaité que notre réunion d'aujourd'hui soit ouverte au public et à la presse ; elle fait l'objet d'une captation vidéo et un compte rendu en sera publié.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Barbedienne prête serment.
Monsieur, à la suite de vos propos introductifs, mon collègue Ronan Dantec, rapporteur de la commission d'enquête, vous posera un certain nombre de questions. Puis les membres de la commission d'enquête vous solliciteront à leur tour. Pouvez-vous nous indiquer à titre liminaire les liens d'intérêts que vous pourriez avoir avec les autres projets concernés par notre commission d'enquête, qui sont, je vous le rappelle, l'autoroute A65, le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes et la réserve de la Crau ?
Je n'ai pas de lien d'intérêt particulier, outre le fait que j'aime vraiment ma région et que je suis un passionné de la protection de la nature.
Je souhaitais, à titre liminaire, vous remercier de m'avoir invité. C'est vraiment un honneur et une responsabilité de représenter devant vous la SEPANSO.
Je débuterai mon propos en vous présentant la SEPANSO Aquitaine qui est une fédération régionale d'associations de protection de la nature et de l'environnement, créée en 1969, reconnue d'utilité publique et agréée au titre de la protection de l'environnement. Elle regroupe des sections départementales de la SEPANSO, sur le périmètre de l'ancienne région Aquitaine. Elle-même affiliée à France Nature Environnement, elle a constitué en 2016, avec ses homologues des anciennes régions Poitou-Charentes et Limousin, la Confédération FNE Nouvelle Aquitaine. La SEPANSO Aquitaine est une association environnementale généraliste aux compétences multiples. À ce titre, quand elle émet un avis sur un projet d'infrastructure, c'est autant au regard des impacts directs ou indirects de cette dernière sur les territoires et la biodiversité, qu'au regard de son utilité réelle ou supposée, en termes d'aménagement du territoire.
Au préalable, il convient de rappeler deux choses qui orientent notre perception de la séquence éviter-réduire-compenser (ERC). D'une part, en France, comme sur la planète entière, les milieux naturels régressent à un rythme accéléré face à l'urbanisation, aux infrastructures, aux implantations industrielles et autres zones d'activité. C'est aujourd'hui l'équivalent de la surface moyenne d'un département français qui disparaît dans l'Hexagone tous les sept ans sous le béton. D'autre part, sur les zones naturelles restantes, la biodiversité décline à grande vitesse. Même des espèces autrefois communes et peu menacées, comme le moineau domestique ou l'hirondelle rustique, se raréfient et seules se maintiennent ou prospèrent les plus opportunistes et adaptables. Il faut souligner que ce déclin de la biodiversité est plus rapide encore que la perte d'espaces naturels, car les milieux naturels épargnés par le bétonnage sont la plupart du temps soumis à des pratiques d'agriculture et de sylviculture intensives qui en réduisent considérablement les capacités d'accueil pour les espèces sauvages. Dans la forêt cultivée industriellement ou les terres agricoles exploitées intensivement, il y a moins de biodiversité que dans la forêt naturelle ou dans les champs de l'agriculture telle que la pratiquait nos grands-parents. C'est dans ce contexte que s'inscrit la séquence ERC, censée préserver les espèces protégées, les zones humides et la forêt.
Force est de constater que pour un maître d'ouvrage chargé de produire une infrastructure à moindre coût, la facilité consiste à « éviter d'éviter » et à « réduire les réductions », qui sont autant de séquences trop contraignantes et trop coûteuses. Il reste alors à tenter de compenser tant bien que mal, et si possible en essayant de verdir le projet. Or, qu'il s'agisse de compensations espèces protégées, de compensations zones humides ou de compensations forestières suite à des défrichements, la compensation ne peut qu'être très imparfaite, voire totalement inefficace. Le remède est même parfois pire que le mal. C'est notamment le cas des reboisements compensateurs en monoculture de résineux qui non seulement ne compensent pas la perte de surface forestière, mais conduisent aussi à une perte importante de biodiversité tant épigée qu'endogée.
Concernant la destruction d'espèces protégées ou d'habitats d'espèces, la seule véritable compensation serait de remplacer les milieux naturels et habitats détruits en recréant des milieux similaires aux fonctionnalités semblables à partir de milieux artificiels. Ceci n'est pas possible. Non seulement on n'a jamais vu déconstruire une autoroute ou une LGV pour compenser la construction d'une autre infrastructure, mais même si on voulait le faire, on ne saurait y parvenir, car un sol bouleversé, tassé, compacté à la chaux, couvert de béton ou d'enrobé met un temps infini à se reconstituer. On se contente donc de tenter de compenser une destruction, en plaçant pendant une durée limitée et incertaine, sous une cloche plus ou moins protectrice, des milieux naturels existants et comparables à ceux que l'on a détruits.
À ce compte-là, il est facile de comprendre que la compensation est un marché de dupes. Au mieux, on protège de destructions à venir les milieux désignés comme compensatoires, mais la nature subit toujours une perte. Ce qui a été détruit est perdu.
J'en viens à la perte de la capacité d'accueil. Lorsqu'un territoire naturel est choisi en raison de ses bonnes caractéristiques écologiques pour servir de compensation à la destruction d'individus ou d'habitats d'une espèce protégée sur un milieu comparable, ce territoire avait forcément, avant d'être choisi, une capacité d'accueil limitée occupée par des espèces en équilibre avec le milieu. Les animaux ou les végétaux censés y être accueillis s'y trouvent donc confrontés à une compétition pour l'espace, la nourriture, la lumière avec les premiers occupants. La compensation faite dans ce cadre ne pallie pas la destruction subie là-bas, parce que les densités de faune et de flore se stabilisent à nouveau dans ce milieu et restent en-deçà de l'addition de la faune et la flore des deux milieux auparavant distincts. Au mieux, on peut imaginer compenser un milieu dégradé en améliorant la capacité d'accueil par des travaux de génie écologique. Une telle démarche ne compense jamais pleinement la perte et le résultat est souvent décevant.
Il en est de même concernant les zones humides. Si on compense une destruction par l'acquisition d'une autre zone humide, même plus vaste, on subit toujours la perte de la première zone détruite. Par ailleurs, comme pour les autres milieux naturels, compenser la destruction d'une zone humide existante par la création d'une autre zone humide ne répare pas une perte. Là aussi, une solution médiane plus acceptable serait d'acquérir d'anciennes zones humides déjà drainées et de leur redonner leurs capacités antérieures, mais cette démarche est toujours aléatoire et imparfaite.
Pour la forêt c'est pire, puisque bien des fois, la compensation consiste à reboiser des parcelles déjà forestières, ce qui ne compense pas la perte. Les parcelles de compensation sont la plupart du temps des parcelles à forte naturalité - en Aquitaine, des parcelles de chablis post tempêtes, en cours de reboisement naturel - qui sont alors traitées en sylviculture intensive avec débroussaillage, dessouchage, labour, apports d'engrais et plantation de ligneux, le tout parfois accompagné de traitements herbicides et insecticides. C'est alors la « double peine » pour la nature : non seulement la surface de forêt défrichée est perdue, mais la perte de biodiversité est également sensible sur la zone de compensation.
Je vais à présent répondre aux différentes questions que vous m'avez adressées. Premièrement, quelles sont les principales atteintes à la biodiversité causées par la réalisation de l'A65 et de la LGV Tours-Bordeaux ? Les dommages environnementaux commis peuvent ainsi être énumérés : la fragmentation irréversible des territoires, les pertes d'habitats d'espèces sur l'emprise du chantier, les aménagements annexes comme les voies d'accès et tous les aménagements collatéraux, les destructions directes d'espèces en phase chantier sur l'emprise du projet et au-delà de cette emprise par les effets induits, comme la pollution des ruisseaux, les destructions de faune, de flore et d'habitats par l'exploitation des granulats nécessaires à l'infrastructure, - ce point n'étant généralement pas pris en compte par les études d'impact, tout comme la modification des milieux suite aux aménagements fonciers -, la destruction d'animaux par collision en phase d'exploitation, et enfin, la création de corridors de déplacement pour les espèces invasives et transport de graines. Les derniers travaux ont ainsi donné lieu à l'introduction dans les chantiers de nombreuses espèces invasives qui ont bénéficié de l'ouverture des milieux et du transport de graines dans les engins de travaux publics. Enfin, il convient également d'ajouter les effets indirects des émissions de gaz à effet de serre par les engins de chantier, la fabrication de la chaux et des matériaux, la déforestation et la perte de sol naturel. Ce sont là de nombreuses atteintes à la biodiversité.
Deuxièmement, comment jugez-vous la mise en oeuvre générale de la séquence ERC pour ces deux infrastructures ? Selon vous, quelles ont été les étapes-clefs de la séquence pour chacun des projets ? L'A65 vous semble-t-elle avoir fait l'objet d'efforts particuliers dans le contexte du Grenelle de l'environnement ? Je tiens d'abord à souligner que je m'exprimerai avec beaucoup plus de facilité sur l'A65 qui a eu des répercussions en région Aquitaine sur près de 165 kilomètres. Je me suis d'ailleurs beaucoup impliqué sur ce dossier, et ce davantage que sur celui de la LGV Tours-Bordeaux qui a surtout concerné le nord de la Gironde.
Si l'A65 avait fait l'objet d'efforts particuliers dans le contexte du Grenelle qui devait cesser la construction d'autoroutes nouvelles, elle n'aurait tout simplement pas été construite. Le chantier aurait été évité et la route existante aurait été aménagée sur place et sécurisée à moindre coût, moyennant toutefois quelques contournements de bourgs. Ceci eût été la meilleure façon d'éviter un maximum de dommages environnementaux, avec néanmoins des destructions inévitables d'espèces et d'habitats d'espèces protégées, mais dans des proportions bien moindres qu'en ouvrant une saignée dans les milieux naturels sur 150 km. Pour la SEPANSO, il n'est pas question de refuser des projets utiles mais d'essayer d'éviter des projets inutiles ou surdimensionnés et de réduire l'impact de ceux des projets dont la nécessité n'est pas contestable. L'A65, faiblement fréquentée, a cumulé 126 millions d'euros de pertes lors de ses quatre premières années d'exploitation. Cela tend à démontrer qu'elle ne répondait pas à une nécessité réelle en termes de trafic et ce, alors que la route existante était très facile à aménager à moindre coût, puisqu'elle passait sur des zones peu denses, sur une grande partie du trajet. Il eût été très aisé de la transformer en une quatre voies, voire sur certaines portions, d'y aménager une seule voie de dépassement. Nous n'avons donc jamais considéré ce chantier comme utile.
Tant pour l'A65 que pour la LGV, la séquence ERC a donné l'occasion aux maîtres d'ouvrage de verdir leur image et, dans le cas de l'A65, de mettre les retards dus aux acquisitions foncières sur le compte des mesures environnementales en récupérant par la même occasion un allongement de cinq ans de la durée de concession ainsi qu'une subvention de 90 millions d'euros, avantages venus s'ajouter à la mise à disposition gratuite du contournement d'Aire-sur-l'Adour d'une valeur de 56 millions d'euros. Dans le contexte du Grenelle, on a ainsi élaboré un projet autoroutier peu utile et destructeur, tout en verdissant son image. Dans les faits, les infrastructures sont construites, l'évitement est réduit, la réduction est faible, tandis que les dommages environnementaux sont effectifs et réels.
Troisièmement, comment le public a-t-il participé à la séquence ERC pour ces projets, et à quelles étapes ? Il n'y a pas eu à ma connaissance de participation du public à la séquence ERC de ces projets. En revanche, un représentant de notre association était membre du Conseil national de la protection de la nature (CNPN) et a pu s'y exprimer. Il faut noter que pour l'A65, le dossier « dérogation espèces » a été rejeté par les commissions faune et flore du CNPN. Pour tenter de contourner les oppositions apparues en commissions, le dossier a été présenté une nouvelle fois, mais devant le comité permanent où il a reçu logiquement un avis défavorable unanime, compte tenu du déséquilibre manifeste entre les destructions et les velléités de compensation. Le même dossier de demande de dérogation a ensuite été à nouveau présenté quelques semaines plus tard devant le même comité permanent où il a, comme par miracle, reçu cette fois un avis favorable presque inespéré, à deux voix d'écart, dont celles des représentants du ministère. Le lobbying des bétonneurs avait parfaitement joué. Une personne, membre du cabinet de la secrétaire d'État à l'environnement, avait pris la précaution de convoquer individuellement un certain nombre de membres importants du comité permanent pour leur signifier de façon très persuasive, tout l'intérêt que portait l'État à ce que la poursuite de ce projet soit assorti d'un avis favorable du CNPN ; un avis défavorable étant redouté pour l'image qu'il aurait donné. Seul le représentant de la SEPANSO, sans doute jugé trop rigide, n'a pas été convoqué. D'autres membres dépendant d'organisme d'État, qui avaient précédemment voté « contre », ont eu des empêchements opportuns lors de l'ultime examen par le comité permanent. Et - deux précautions valant mieux qu'une - pour la première fois, le représentant du Ministre présidant ce comité n'était pas un responsable de la direction compétente pour l'eau et la biodiversité, mais un envoyé de la direction des routes. Concernant la LGV Tours-Bordeaux, des responsables de la société concessionnaire ont rencontré la SEPANSO par deux fois pour tenter de l'impliquer dans les inventaires et mesures environnementales. Une telle caution, que nous n'avons pas souhaité apporter, aurait eu pour conséquence de verdir le projet, tout en nous rendant coresponsables des nuisances auprès des riverains impactés.
Quatrièmement, dans leur conception puis leur réalisation, ces deux infrastructures ont-elles fait l'objet de mesures notables d'évitement ou de réduction ? Pas vraiment à ma connaissance. Peut-être la LGV hors Aquitaine, en Poitou-Charentes au passage des territoires à outardes canepetières ou encore plus au nord, mais pour l'A65, les mesures d'évitement, n'ont concerné au moment de la conception que les zones d'occupation humaine en inscrivant le tracé le plus possible dans la nature. Elles n'ont donc concerné les milieux naturels et les espèces protégées que pour mieux les impacter. En matière de réduction, la traversée par l'A65 de la vallée du Ciron, zone Natura 2000, est caricaturale. Loin des regards, elle s'est faite principalement par remblai dans le lit majeur, avec juste un pont généreusement dénommé « viaduc » pour traverser le lit mineur, en réservant quelques mètres de berges. En revanche à Bostens, lieu de contestation du projet, la traversée du ruisseau des Neufs Fontaines s'est faite par un viaduc surdimensionné pour permettre une communication verte sur les efforts consentis pour protéger les écrevisses à pattes blanches, espèce détruite, soit dit en passant, dans d'autres ruisseaux, par ruissellement de boues du chantier à quelques dizaines de kilomètres plus au sud, dans le département des Pyrénées Atlantiques.
Il faut savoir que pour le chantier A65, des défrichements suivis de broyages ont été effectués dans des milieux naturels hébergeant des espèces protégées, y compris en zone Natura 2000, avant que le dossier de demande de dérogation n'ait été constitué. La SEPANSO n'a pu obtenir que la police de la nature vienne dresser un procès-verbal, les agents craignant de s'opposer à la volonté préfectorale. Elle a donc déposé une plainte auprès de la gendarmerie pour destruction d'espèces protégées et destruction d'habitats d'espèces protégées. Le délit était réel, mais la plainte a été classée. Il ne faut manifestement pas s'opposer aux grands projets portés par l'État.
Cinquièmement, les mesures de compensation prescrites par l'administration vous semblent-elles adaptées par rapport aux impacts causés par chacune de ces infrastructures ? Dans la logique d'infrastructures à réaliser à moindre coût, probablement, mais certainement pas dans une logique de conservation pérenne de la biodiversité. Si certaines espèces peuvent reconstituer leurs effectifs naturellement, la destruction des habitats détruits ne peut jamais être parfaitement compensée. Ainsi, la fragmentation des habitats et des espaces naturels, qui présente un impact fort sur la survie de certaines espèces, demeure totalement impossible à compenser. En outre, en ne visant que les surfaces identifiées comme habitats d'espèces protégées, les mesures compensatoires ne concernent pas la nature ordinaire perdue. Les inventaires ne sont jamais exhaustifs et occultent ainsi de nombreuses espèces. En guise d'illustration des travaux de l'A65, de nombreux habitats d'espèces d'oiseaux protégées, notamment les espèces forestières, ont été détruits mais les compensations ont visé essentiellement des espèces de milieux ouverts, dont l'une, l'élanion blanc, est en phase de colonisation dans notre région. De ce fait, les mesures compensatoires visant cet oiseau bien précis ne nous paraissaient pas présenter une nécessité absolue. Autre point faible : la durée des compensations est limitée au mieux à la durée de la concession, alors que les pertes d'habitat, elles, sont définitives.
Sixièmement, la mise en oeuvre des mesures de compensation vous semble-t-elle conforme aux décisions administratives ? Les conditions de maitrise foncière semblent en conformité avec les arrêtés qui, dans leur énoncé pour l'A65 - « sécurisation, restauration et gestion conservatoire selon les exigences des espèces » -, ne définissent pas clairement la part devant faire l'objet d'une maîtrise foncière. Elles sont toutefois bien en-deçà de ce qui était demandé par le CNPN qui souhaitait que la maîtrise foncière soit privilégiée. De toute façon, le conventionnement n'est pas satisfaisant, puisqu'il peut être remis en question par le propriétaire à la recherche d'une autre rentabilité pour ces territoires, et ainsi priver le maître d'ouvrage des terrains pour la compensation. On peut aussi s'interroger sur l'emplacement relativement proche du barycentre d'une majorité des zones de mesures compensatoires de l'A65, qui s'avère plus proche du siège du concessionnaire dans les Pyrénées Atlantiques que du nord du tracé. On aurait pu s'attendre à un meilleur équilibre des compensations.
Septièmement, quelles sont les modalités de suivi sur la durée des mesures de compensation pour ces deux projets ? Les acteurs locaux y sont-ils associés ? Les acteurs locaux sont associés aux comités de suivi des mesures de compensation mais les acteurs locaux ayant des compétences pour apporter leur expertise n'ont pas de moyens humains suffisants pour tout suivre. De plus, les comptes rendus arrivent tardivement, sont notoirement insuffisants et il manque une cartographie précise permettant de suivre la nature et de retracer l'évolution des mesures. Le suivi est ainsi rendu plus difficile pour ceux qui apportent un regard extérieur.
Huitièmement, sur le rôle des services de l'État dans la mise en oeuvre de la séquence ERC, l'État organisateur des grands chantiers à l'intérêt public parfois contestable est obligé d'adopter une attitude schizophrénique en essayant de réparer d'une main ce qu'il a détruit de l'autre. Alors que les services en charge des infrastructures redoublent d'ingéniosité pour faire aboutir les projets destructeurs, les services du même ministère en charge de la biodiversité jouent un rôle essentiel dans la mise en place de la séquence ERC en tentant de limiter, avec les moyens dont ils disposent, les conséquences néfastes de ces chantiers. Cette situation est quelque peu malaisée. Mais si l'on se fie aux résultats et au déclin généralisé de la biodiversité, la doctrine et la « science de la compensation » avancent manifestement moins vite que la capacité humaine de destruction. L'un des principaux points faibles de la doctrine ERC est que les modalités de cette procédure ne sont vraiment abordées et étudiées sérieusement qu'au moment de la constitution du dossier de demande de dérogation, quand les tracés sont déjà figés par les déclarations d'utilité publique (DUP) et qu'il est devenu impossible de proposer de véritables mesures d'évitement. Cette situation n'est pas satisfaisante et constitue un obstacle réel aux mesures compensatoires destinées au succès de la biodiversité. En Gironde, nous avons un exemple caricatural, qui n'est pas lié aux deux dossiers que nous venons d'évoquer, d'une déviation routière conçue sans souci de préserver la biodiversité. Son tracé, retenu en méconnaissance totale des richesses naturelles impactées, a fait l'objet d'une DUP prise après une étude d'impact indigente achevée en 2003. On sait aujourd'hui que ce tracé est le pire de tous ceux qu'on pouvait imaginer car sur 7,8 km, il impacte 79 espèces protégées, dont 19 espèces de chauves-souris - soit une espèce de plus que sur les 165 kilomètres de l'A65 -, une espèce de mammifère très menacée, le vison d'Europe, des amphibiens, reptiles et oiseaux protégés, des espèces et habitats d'espèces d'insectes protégés et l'unique station connue en Gironde d'un papillon protégé menacé, l'azuré de la sanguisorbe. Malgré deux avis défavorables de la commission faune du CNPN, les dérogations ministérielles et préfectorales ont été accordées sans état d'âme. Les mesures d'évitement proposées ont juste consisté à décaler le tracé de quelques mètres à l'intérieur du fuseau faisant l'objet de la DUP, en le rétrécissant. Alors qu'ils étaient alertés depuis des années, l'État et le maître d'ouvrage se sont obstinés à vouloir passer en force. Aujourd'hui, après que les arrêtés de dérogations ont été censurés, d'abord par le tribunal administratif puis par la cour administrative d'appel, on accuse les associations de préférer sauver la vie d'un papillon plutôt que les vies humaines ! Et ce, tandis qu'il eût été parfaitement possible de réaliser cette déviation ailleurs en assurant un réel désenclavement routier. En effet, le tracé litigieux ramènera toute la circulation déviée sur une autre route déjà très encombrée, et ne pourra ainsi offrir le désenclavement recherché.
Neuvièmement, quels enseignements généraux pour la séquence ERC tirez-vous de votre expérience sur l'A65 et la LGV Tours-Bordeaux ? Le premier enseignement tiré de ces expériences assez douloureuses est que l'application actuelle de la séquence ERC ne permettra pas à la France d'enrayer la chute vertigineuse de sa biodiversité. Il nous semble d'abord nécessaire de conduire une analyse objective de l'intérêt général des projets par des experts indépendants. Ne faire que ce qui est utile représenterait déjà un grand pas en avant ! Les grands projets inutiles, qui ne répondent pas à un besoin réel et consomment des crédits importants tout en saccageant les territoires, doivent être bannis. Pour les projets qui répondent vraiment à la notion d'intérêt public majeur, l'évitement devrait être prioritaire. C'est pourquoi la DUP ne devrait intervenir que postérieurement à l'examen du projet par les experts du CNPN. Il conviendrait ensuite de tout mettre en oeuvre pour appliquer aux projets susceptibles de fragmenter et de consommer des territoires une doctrine proche de celle de l'économie circulaire, à savoir : réutiliser et recycler l'existant avant de chercher à détruire plus loin. Dans le cas de compensations, après impossibilité d'éviter et de réduire en totalité, il faut privilégier la maîtrise foncière des terrains de compensation et faire en sorte qu'ils soient protégés pour une durée égale à la durée de vie du projet qui cause les destructions.
Je vous remercie de votre présentation. Nos questions porteront essentiellement sur l'A65. Lors de leur première audition, les représentants du ministère ont souligné l'importance d'éviter la fragmentation. Or, les avis scientifiques ne sont pas si clairs sur ce sujet. Mesurez-vous, pour l'A65, des conséquences tangibles liées à l'ouvrage ?
Si nous n'avons pas évalué les conséquences de la fragmentation, nous pouvons en revanche constater qu'elle concerne des milieux précieux pour les animaux, comme les refuges du papillon fadet des laîches qui se trouvent principalement en Aquitaine. C'est sur le noyau de leurs refuges que l'autoroute a non seulement tracé son sillon, mais aussi planifié une aire de services couvrant plusieurs dizaines d'hectares. Dans ces conditions que je qualifierais de caricaturales, le fadet des laîches a été très impacté.
Un corridor a en effet été créé pour les chiroptères, mais celui-ci est encore moins fréquenté par les chauves-souris que ne l'est l'autoroute par les véhicules ! Je ne vois pas comment la société A'Liénor aurait pu reconstituer les couloirs de circulation des fadets des laîches, puisque les territoires sont fragmentés et contribuent ainsi à leur disparition. La biodiversité s'érode également sur les territoires non artificialisés. De même, la gestion sylvicole dans les landes s'apparente davantage à une pratique industrielle détruisant également les habitats de ces papillons qui sont ainsi détruits à la fois par la sylviculture et l'autoroute.
Quel a été votre dialogue avec l'aménageur A'Liénor ? L'A65 apparaît pourtant comme le projet le plus en phase avec les dispositions du Grenelle de l'environnement en matière de compensation. À l'aune ce que vous nous exposez, la partie évitement n'a pas été aussi fructueuse que cela !
Le concessionnaire n'est pas responsable de la décision prise de réaliser cette infrastructure. Il ne faut pas lui jeter la pierre, d'autant qu'il a dû subir les conséquences, négatives pour lui, du Grenelle. Cette autoroute n'est ni utile ni fréquentée et reste réservée à une petite minorité qui l'utilise, soit en bénéficiant du défraiement de leur entreprise soit, plus ponctuellement, pour se rendre aux sports d'hiver depuis Bordeaux, en raison de son coût qui reste le plus onéreux en France. Les personnes, qui circulent normalement sur cet axe, prennent l'autre route qui n'est pas sécurisée. Le dialogue ne pouvait être que difficile avec A'Liénor dont l'intérêt était de terminer au plus vite les travaux. Nous ne partageons pas la même vision des choses avec cette société du groupe Eiffage, dont les opérations de verdissement s'apparentent davantage à du greenwashing très largement en dessous de ce que l'on pouvait espérer.
S'agissant du fadet des laîches, vous évoquez cette aire de services qui se trouve là où elle ne devait surtout pas être. Pourquoi le maître d'ouvrage a-t-il pris une telle décision ? Bien que notre commission d'enquête n'a pas vocation à revenir sur l'opportunité des projets, elle ne peut que s'interroger sur les motivations d'une telle décision.
Je ne connais pas les motivations qui ont conduit à placer à cet endroit cette aire de service et je ne peux vous en dire davantage.
Une enveloppe a été consacrée, en dehors des mesures compensatoires, à la redynamisation d'un certain nombre d'espèces. A'Liénor nous a déclaré avoir consacré 1,5 million d'euros à des études n'ayant finalement que peu d'impact sur le terrain. Une association comme la vôtre a-t-elle été associée à la redéfinition du périmètre de ces études ?
Nous n'avons pas du tout collaboré à cette étude. Je suis parmi les personnes très sceptiques quant à l'utilité de consacrer une telle somme à cette fin. Une telle dépense s'avère cependant minime pour un groupe qui aura touché au total 90 millions d'euros sur le principe des mesures environnementales.
Ce point est important pour nous. L'État a ainsi versé 90 millions d'euros à A'Liénor?
Tout en prolongeant sa concession de cinq ans !
Un comité de suivi assure-t-il la traçabilité de l'utilisation de ces fonds ?
Pas à ma connaissance. Je ne connais pas le fléchage de ces 90 millions d'euros, mais j'ai participé ponctuellement à certaines réunions de ce comité de suivi. J'ai plutôt l'impression que la rallonge budgétaire, à laquelle vous faisiez précédemment référence, visait surtout à calmer les oppositions les plus véhémentes à ce projet.
Finalement, quelles sont les mesures compensatoires qui ont été efficaces ?
M. Philippe Barbedienne. - Je n'ai pas forcément la réponse à une telle question. Néanmoins, les destructions, la communication verte ou encore les mensonges ont été efficaces. En effet, alors qu'A'Liénor ne devait pas toucher aux nappes, un décaissement à huit mètres de profondeur dans une zone humide a finalement atteint le toit de la couche du Miocène. Malgré les interdictions, l'eau de ces nappes a été allègrement pompée pendant plusieurs semaines, en prétendant qu'il s'agissait du recueil des eaux de ruissellement. En fait, la roche avait été cassée pour que l'eau puisse remonter ! Jamais A'liénor n'a reconnu avoir trop creusé dans ces zones ! Tout le reste est à l'avenant, mais les services de cette société sont extrêmement forts pour véhiculer une image verte et respectueuse de l'environnement, au point d'obtenir la venue des responsables de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) ; ceux-ci ne tarissant pas d'éloge sur cette autoroute présentée comme la plus verte du siècle !
Nos associations ont eu une discussion sur ce projet.
Notre commission entend formuler des propositions relatives aux moyens de suivi. Votre association, qui est pourtant la plus importante du Sud-Ouest en matière de protection de l'environnement, ne dispose malgré tout pas des moyens nécessaires au suivi d'opérations de cette ampleur. Des fonds publics, ou versés dans le cadre de la concession, vous sembleraient-ils légitimes pour assurer le suivi des compensations ?
M. Philippe Barbedienne. - S'il s'agissait d'une commande des pouvoirs publics, nous ferions en sorte d'y répondre, à l'inverse d'une commande qui serait trop proche du concessionnaire. Nous essayons de demeurer à notre place. Ainsi, nous avons décliné l'offre d'association du groupe Vinci à Bordeaux, afin de demeurer libre de nos évaluations et de nos critiques. Nous préférons ainsi rester en dehors de ce type d'association.
Les associations protectrices de l'environnement ont-elles, dans leur ensemble, suivi la même stratégie ou ont-elles préféré contractualiser ?
Je ne pense pas que notre stratégie ait été unanimement suivie.
Je vous remercie de votre exposé très clair. Pourquoi a-t-on choisi de construire une infrastructure autoroutière inutile, plutôt que d'aménager la route existante ? Pourquoi le tracé de l'A65 a-t-il été, selon vous, ainsi dessiné ?
Cette démarche nous est apparue inexplicable. Lors de la présentation du tracé de cette autoroute à la préfecture de la Gironde, nous nous sommes aperçus que l'aménagement de l'existant représentait également une autre autoroute relevant d'une forme d'aménagement au plus près. On a donné à choisir aux élus entre une autoroute neuve, dont les coûts devaient être supportés par les collectivités, et un autre projet, pris en charge par l'opérateur qui devait en répercuter le coût sur les usagers. Cependant, le contrat de concession prévoyait un retour à l'État et aux collectivités, en cas de faillite du concessionnaire, de la nouvelle autoroute, ainsi que de ses bénéfices et de ses dettes.
Surtout ses dettes ! Ce choix s'est ainsi opéré en fonction du mode de financement !
Dans les campagnes isolées, ce projet a été perçu comme porteur de modernité. Avoir une autoroute y est souvent perçu comme le mode d'accès au même niveau de développement que les grandes métropoles. En toute sincérité, les élus étaient tous favorables à ce projet, avant que ne débutent les consultations relatives à un projet de LGV. A partir de ce moment-là, les élus locaux ont compris et se sont ralliés aux associations. Avant ce débat, les gens étaient persuadés que l'autoroute allait bénéficier aux communes. Or, il n'en a rien été. Nos associations étaient au départ seules à souligner que l'autoroute ne constituait en rien une solution idoine aux problèmes locaux.
Devons-nous nous interroger sur l'utilité et l'intérêt général, sachant que l'ERC n'est qu'un pis-aller et que la compensation n'est en définitive qu'un leurre ?
C'est tout à fait mon propos. L'utilité de l'infrastructure est vraiment l'essentiel et surtout le fait qu'elle ne s'inscrive pas en doublon avec une autre infrastructure qu'il est toujours possible d'améliorer. En amont, il faut penser à l'utilité publique. Sur ces LGV au Sud de Bordeaux - Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax - l'enquête publique a suscité un franc succès auprès des élus et des populations concernés avec 14.000 contributions recueillies dont près de 97% s'inscrivaient à l'encontre de ce projet. La commission d'enquête publique a, elle aussi, émis un avis défavorable à l'encontre de ce projet. Que pensez-vous qu'il arriva ? Le secrétaire d'État aux transports a néanmoins signé la déclaration d'utilité publique. Les enquêtes publiques ont certes une utilité, à la condition que les avis émis ne soient pas occultés par les autorités auxquelles incombe en définitive la décision.
Il faudrait ainsi vérifier si, dans l'ensemble des projets que nous examinons, les résultats du débat public sont bel et bien pris en considération. C'est toute la question !
Nous essayons, quant à nous, de nous limiter aux enjeux de la compensation. C'est là l'objet de notre commission d'enquête.
Un concessionnaire accepte un contrat s'il peut lui trouver une rentabilité sur la durée de la concession. Savez-vous si des compensations, au cas où le projet s'avère non rentable pour le concessionnaire, figurent dans le contrat ?
La compensation en question relève de la clause de déchéance de concession, à savoir que si le projet s'avère non rentable pour le concessionnaire, les infrastructures rentrent dans l'escarcelle de l'État qui en assumera les frais et la gestion. On ne va pas déconstruire une autoroute ! Je ne sais pas si le concessionnaire touche, à proprement parler, une compensation.
Les mesures de compensation peuvent être mises en oeuvre au début ou à la fin du projet. Un concessionnaire est-il obligé d'aller au terme du contrat qu'il a signé ou redonne-t-il les infrastructures à l'Etat, sans que pour autant les compensations nécessaires n'aient été accordées ?
Je pense qu'il s'agit, en l'occurrence, de la seconde solution. Ainsi, le repreneur des infrastructures, qui peut être l'Etat ou une autre société, assumerait également les compensations ; ce qui me paraît logique.
Vous avez semblé douter de l'intérêt de la compensation forestière qui ne représenterait pas, selon vous, la meilleure formule possible en l'état. Quelles sont vos propositions pour que, dans d'autres projets, soit proposée une forme de compensation forestière qui réponde à vos attentes ? Lorsqu'un bassin de vie perd de l'activité économique - que ce soit dans la filière bois ou agricole -, il peut recevoir des compensations. Pensez-vous que ces dernières répondent à leur objectif initial ?
Le système connaît certaines limites. Même si l'on veut reboiser, encore faut-il disposer de terrains. Le territoire n'est pas extensible, voire se réduit d'année en année. Une véritable compensation forestière consisterait à ne pas avoir de pertes nettes de surfaces forestières : si l'on défriche un hectare de territoire forestier pour des infrastructures, encore faudrait-il boiser un hectare de territoire qui ne soit pas forestier, alors qu'on reboise actuellement des territoires qui bénéficient déjà d'un statut forestier. Une telle démarche induit une perte sèche de surface forestière ! C'est vraiment un marché de dupes !
Lorsque j'étais rapporteur du projet de loi montagne, j'ai pu auditionner les représentants d'organismes forestiers du Massif central lesquels, constatant que la surface forestière y a doublé en près de 65 ans, ne voient aucun intérêt à ce type de compensation. Une telle remarque constitue une sorte de leitmotiv des élus et des organismes que nous avons reçus. Est-il encore légitime d'exiger la plantation de nouvelles forêts à partir du moment où celles-ci sont en nette augmentation depuis ces dernières décennies ?
Au titre de la lutte contre le réchauffement climatique, il est toujours intéressant d'augmenter la surface forestière, du fait des échanges de carbone qu'elle induit.
M. Philippe Barbedienne.- Tout à fait. Sur mon territoire, la forêt a nourri de nombreuses personnes en leur offrant du travail, qu'il s'agisse notamment des bûcherons ou encore des débardeurs. Par ailleurs, la désertification des zones agricoles à plus ou moins brève échéance ne permettra pas non plus de nourrir les hommes. D'une part, il faudrait reboiser les zones pour conserver, et non augmenter, la même surface forestière antérieure au défrichement. D'autre part, il faudrait reconstituer une forêt comparable à celle qui a été détruite. Si vous détruisez une zone de forêt feuillue, il faudrait faire en sorte que la zone de compensation puisse aboutir à terme à une zone de forêt feuillue en la laissant vieillir. S'il s'agit d'une pinède industriellement gérée, il n'y a aucun inconvénient à replanter industriellement des pins maritimes sur des terrains labourés, comme on plante des légumes. Si la forêt détruite est multifonctionnelle et intéresse autant les naturalistes que les chasseurs ou les pêcheurs, la moindre des choses est de ne pas la remplacer par une forêt industrielle sans intérêt pour la société. En outre, les agriculteurs subissent ainsi une double peine en perdant un territoire et en se voyant imposer des mesures de gestion compensatoire sur un autre. Je comprends leur réticence. Le problème ne vient pas des compensations, mais des destructions initiales.
L'activité forestière perd de la valeur économique globalement, mais moins rapidement que l'agriculture. La compensation des pertes pour l'activité agricole à l'échelle du territoire vous semble-t-elle équitable ?
Notre association n'a pas pour objet d'évaluer de telles compensations. D'un point de vue citoyen, nous sommes sensibles à toutes ces préoccupations. Une infrastructure utile peut apporter de la richesse et répondre à un besoin. A l'inverse, lorsque l'infrastructure est inutile et vient se substituer à d'autres installations qui assuraient les mêmes services, on peut comprendre l'opposition des agriculteurs au sacrifice de leur territoire.
Ma question concerne les ouvrages destinés au passage des animaux lesquels, me semble-t-il, peuvent être distants de quatre cent mètres les uns des autres. Un tel intervalle garantit-il leur efficacité ? Seront-ils réellement empruntés par les animaux ?
Evitons de conduire des projets inutiles qui causent de nombreux soucis. Il faut réfléchir au cas par cas aux passages qui sont souvent conçus pour la grande faune. En effet, un sanglier ou un renard n'a pas le même comportement qu'un hérisson ou un lapin. Les passages peuvent remplir leur mission correctement pour la grande faune, notamment les passages souterrains lorsqu'il s'agit de véritables viaducs pour traverser une vallée. De tels passages doivent ainsi être suffisamment larges et atteindre plusieurs dizaines de mètres pour mettre les animaux en confiance. Les passages souterrains comme les crapauducs ou les visonducs me paraissent beaucoup plus aléatoires puisque de nombreux animaux redoutent de s'y aventurer. Il faut également prendre en compte les invertébrés du sol, comme la taupe d'Europe, qui éprouvent de nombreuses difficultés à franchir une autoroute. A force de fragmenter l'ensemble du territoire, les espèces continentales risquent d'évoluer comme celles d'un archipel : certaines vont s'éteindre tandis que d'autres vont évoluer.
A partir du moment où un projet a été décidé, comment les compensations parviennent-elles à réaliser l'objectif de la loi, à savoir une absence totale de perte de biodiversité ?
La réalisation de cet objectif s'avère quasiment impossible !
C'est un principe régulateur que nous avons inscrit dans la loi et il nous incombe de voir comment on peut s'en rapprocher. Si vous étiez l'aménageur de l'A65, que feriez-vous ? Il serait d'ailleurs souhaitable que vous nous consigniez par écrit vos critiques que nous ne manquerons pas d'évoquer à l'occasion de notre prochaine visite du concessionnaire sur le terrain.
C'est une mission impossible ! Il fallait obtenir la sécurisation foncière de tous les espaces de compensation et ne pas se contenter de passer des conventions avec les propriétaires puisqu'elles ne sont malheureusement pas pérennes. Une telle démarche s'avère impossible, du fait des impératifs économiques qui sont ceux de l'aménageur.
J'aborderai plutôt les mesures de réduction que de compensation. En matière de franchissement, j'aurais réalisé un maximum de passages des cours d'eau, suffisamment larges pour que la faune puisse les emprunter sans difficulté, et ainsi plutôt en viaduc, qu'en buse ou en tunnel. J'aurais également rapproché les traversées aériennes tout en leur conférant une largeur suffisante pour rassurer la faune et l'inciter à traverser. Je sais que certains passages suscitent des conflits, en raison notamment de l'envie de certaines personnes d'emprunter les passages supérieurs avec leur véhicule. Il faut multiplier les traversées tant aériennes que souterraines par l'installation de viaducs qui soient suffisamment larges, vastes et ouverts pour que la faune puisse passer ; les petites buses n'étant pas suffisamment attractives pour la majorité des animaux. Certes, je suppose que la société A'Lienor a dû déployer des appareils à empreintes afin de mesurer l'affluence animale de ces passages, mais je pense que ces buses sont moins satisfaisantes que l'absence de barrière.
Que pensez-vous d'ailleurs des politiques de redynamisation, à l'instar de celle visant la réintroduction du vison d'Europe ? Tout le monde a l'air sceptique quant à l'impact du million et demi d'euros que nous avons précédemment évoqué.
M. Philippe Barbedienne. - Avant de redynamiser une espèce en voie de disparition, il faut identifier et éliminer les causes de sa disparition. Ainsi, la disparition des écrevisses à pattes blanches résulte en partie de la pollution des cours d'eau et de l'introduction de pathogènes, comme les écrevisses asiatiques, contre laquelle je ne vois pas de solution. On peut dépenser tout l'or du monde pour réintroduire les écrevisses à pattes blanches, mais tant que ces pathogènes se trouveront dans les cours d'eau, on aboutira à un échec ! De la même manière, la disparition du vison d'Europe n'est pas seulement la conséquence de la perte de territoires, mais aussi de maladies introduites avec le vison d'Amérique et, dans une moindre mesure, du développement du réseau routier. Tant que les causes de la disparition demeurent, il est illusoire d'espérer obtenir un résultat probant pour la réintroduction d'espèces. Qu'on fasse un élevage conservatoire si l'espèce est vouée à disparaître, d'accord, mais l'éradication des causes de la disparition doit être le préalable à sa réintroduction.
On reste dans cette idée de l'homme tout puissant qui serait capable de tout réparer, alors qu'en termes scientifiques, cette logique de réparation connaît de nombreuses lacunes.
C'est en effet très difficile à réaliser. Néanmoins, certaines personnes tirent un certain bénéfice des travaux conduits dans cette logique de réparation. Du point de vue de la nature et de la biodiversité, je pense que d'autres choses sont bien plus importantes à faire ! Nos connaissances de nombreux espaces situés dans la grande région des landes de Gascogne et d'Aquitaine demeurent lacunaires. Ce n'est pas parce que nous en ignorons le contenu qu'elles sont vides ! Nous ne disposons pas, pour le moment du moins, des inventaires de ces espaces dont la faune et la flore sont certainement très riches, et qui demeurent terra incognita.
On s'aperçoit que ce que nous décidons, comme législateur, pour compléter de façon très volontariste la loi de 1976, peut-être irréalisable. Nos législations, qui vont parfois au-delà des connaissances scientifiques existantes, n'incitent-elles pas, en définitive, les gens au mieux à tricher ? On demande aux gens l'impossible, à savoir la recréation de zones. On se trouve dans une espèce de leurre intellectuel et si j'étais agriculteur, je serais tenté d'hurler ! Ne pourrions-nous pas être plus concrets et plus humbles en la matière ? A l'issue de ces auditions, il me paraît clair que certains objectifs que nous fixons sont proprement irréalistes !
M. Philippe Barbedienne. - Un pessimiste est un optimiste qui a compris. Comme je l'ai dit en préambule, on améliore les mesures en faveur de la protection de la biodiversité, mais on est toujours en retard par rapport aux destructions dont la cadence est plus rapide que celle de leurs réparations. Nous n'arriverons jamais à faire aussi bien que ce qu'il y avait initialement. Compte tenu de la fragilité des milieux naturels, il vaut mieux éviter de réaliser les infrastructures non indispensables. L'économie circulaire en matière d'infrastructures représente très certainement la seule solution d'avenir qu'il nous reste. Réutiliser l'existant est sans doute l'unique solution pour éviter de détruire les réserves naturelles qui nous restent ! Dans le cas de l'A65, la route nationale peut faire jusqu'à quatre voies par endroit et on a rajouté quatre nouvelles voies avec cette nouvelle autoroute ! Pour les LGV Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax, on a une voie ferrée Bordeaux-Dax qui représente la plus longue ligne droite de France et où ont été battus les records mondiaux de vitesse ferroviaire en 1955, alors qu'on va construire une nouvelle LGV qui fera trente-cinq kilomètres supplémentaires, où les trains n'arriveront pas plus vite que si l'on avait modernisé la ligne existante ! Voilà le paradoxe, sans parler des milliers d'hectares qui seront utilisés pour ce projet.