La commission auditionne SE. M. Tahsin Burcuoðlu, ambassadeur de Turquie, sur la situation en Syrie.
La Turquie est particulièrement concernée par la crise syrienne, en tant que pays voisin. Elle accueille un nombre important de réfugiés et des incidents militaires se sont déroulés ces dernières semaines. Il est important pour la commission de connaître l'appréciation de la Turquie sur cette crise, son origine et surtout sur les moyens d'en sortir.
Je n'ai pas l'intention d'entrer dans l'historique des relations entre la Turquie et la Syrie où les hauts et les bas se sont succédé, à tour de rôle.
La Turquie avait beaucoup souffert durant le règne du père, Hafez el-Assad, quand le régime syrien soutenait l'organisation terroriste séparatiste PKK et hébergeait son leader et ses cadres supérieurs.
Avec le décès de Hafez el-Assad et l'accès au pouvoir de son fils, M. Bachar el-Assad, nous avons espéré qu'il pourrait y avoir un changement dramatique dans le sens positif du terme dans nos relations avec la Syrie. Nous avons opté pour une politique d'ouverture et nous avons fait des gestes.
Le but n'était pas seulement la normalisation et l'amélioration de nos relations bilatérales, mais aussi d'encourager M. Bachar el-Assad pour qu'il avance vers une paix durable avec Israël, pour qu'il commence à mettre une distance entre Damas et Téhéran, pour que le régime s'ouvre au monde occidental et évolue graduellement dans la voie de la démocratie et de l'économie de marché.
Pour cela, nous avons tout essayé et certains progrès ont été enregistrés. En effet, les entreprises turques ont commencé à investir en Syrie. Nous avons accordé l'exemption de visas aux citoyens syriens pour qu'ils se rendent facilement en Turquie pour témoigner du développement de la société turque. Nous avons signé de nombreux accords bilatéraux. Nous avons organisé des réunions conjointes des Conseils des ministres. Le volume du commerce bilatéral et le nombre des touristes ont augmenté considérablement. Nous avons également plaidé en faveur de la Syrie auprès des organisations régionales et internationales. Nous avons eu beaucoup de promesses du côté de M. Bachar el-Assad et toujours espéré que ces promesses seraient honorées.
Notre initiative entre la Syrie et Israël était sur le point d'aboutir, même le texte d'un accord était presque complété. L'opération militaire déclenchée par le gouvernement israélien contre la bande de Gaza a mis malheureusement fin à cet espoir.
Quand on est arrivé au « Printemps Arabe » nous avons conseillé avec insistance au régime syrien de prendre en considération et de respecter les aspirations de son peuple, d'écouter les masses populaires, d'accepter de procéder aux élections libres. M. Bachar el-Assad nous a fait des promesses dans cette direction. Nous avons attendu pour que ces promesses soient respectées et que M. Bachar el-Assad devienne une personnalité comme M. Gorbatchev pour le « Printemps Arabe ». Malheureusement, il n'a pas honoré ses promesses et a préféré être un nouveau Miloeviæ.
Et la Turquie a choisi son camp, aux côtés du peuple syrien, comme la France et la grande majorité des pays membres de l'Organisation des Nations unies.
Aujourd'hui nous sommes devant une crise qui s'aggrave chaque jour davantage.
Le tableau devient de plus en plus sombre. Plus de 30.000 morts, plus de 2,5 millions de personnes déplacées au sein du pays, plus de 300.000 qui ont quitté la Syrie.
Actuellement, nous hébergeons 100.000 Syriens dans douze camps établis et environ 20.000 ont trouvé refuge dans différentes villes de Turquie. La Jordanie, le Liban et, dans une certaine mesure, l'Irak sont également touchés par les flux de réfugiés. Le ministre des affaires étrangères, M. Fabius, a visité, le 17 août dernier, certains camps en Turquie. Les fonds que nous avons déployés pour les camps s'élèvent à plus 250 millions d'euros. Face au nombre croissant de Syriens, il devient difficile pour la Turquie de répondre seule aux besoins de ces personnes.
Les actions du régime syrien contre son peuple et contre les pays voisins constituent une menace sérieuse à la paix et à la sécurité régionales et internationales.
La Turquie participe activement à tous les efforts régionaux et internationaux pour trouver une solution à cette crise. Nous avons organisé à Istanbul la deuxième réunion du Groupe des Pays amis du peuple syrien dont la troisième a été tenue le 5 juillet dernier à Paris. La quatrième est prévue à Rabat.
Je n'ai pas abordé dans ce propos introductif les questions liées à l'organisation de l'opposition syrienne, à l'impuissance du Conseil de sécurité des Nations unies, ou relatives aux incidents militaires récents, préférant répondre sur ces points à vos questions et partager avec la commission notre évaluation de la situation.
A quel niveau de gravité estimez-vous les incidents de frontières qui ont eu lieu récemment ? Quelle appréciation portez-vous sur l'échec du Conseil de sécurité des Nations unies ? Compte tenu de son impuissance, la Turquie envisage-t'elle une solution grâce à l'action des pays de la région et quel rôle la Turquie pourrait-elle jouer dans ce cadre ? La dégradation de la situation ne risque-t-elle pas de relancer les difficultés avec les Kurdes ?
En ce qui concerne les incidents frontaliers, au mois de juin dernier, un avion de reconnaissance turc sans armes a été abattu dans l'espace international en Méditerranée orientale. Il y a eu des excuses non officielles de la partie syrienne. Nous avons indiqué qu'il y aurait des réactions si cela se reproduisait.
A partir du 20 septembre, il y a eu des tirs d'obus d'artillerie qui ont fait des dégâts et un blessé. Nous avons fait des représentations au consulat général de Turquie à Istanbul, qui est resté ouvert après la fermeture des ambassades, et averti les Syriens qu'il y aurait des représailles du côté turc en cas de nouvel incident.
Le 3 octobre, il y a eu 5 morts dans la population civile. C'est un incident très sérieux. Ceci a entraîné une riposte. Désormais, à chaque tir, il est répondu par un nombre de tirs deux fois plus important. Le lendemain, l'Assemblée nationale a autorisé le gouvernement à donner les ordres nécessaires à l'armée turque pour se déployer afin de protéger la population locale et la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Turquie. Ce n'est pas une déclaration de guerre, mais la mise en oeuvre des dispositions constitutionnelles et démocratiques qui permettent au Parlement de donner au gouvernement les moyens d'agir. La Turquie a saisi l'OTAN, en application de l'article 4 - et non de l'article 5. Le Conseil de l'OTAN a publié une déclaration. La France a fait une déclaration qui a été très bien appréciée en Turquie car elle exprimait la solidarité et le soutien d'un pays allié. Les instances des Nations unies ont également réagi. L'Allemagne et le Royaume-Uni ont réagi dans un premier temps en exprimant leur solidarité mais en appelant à la retenue, ce qui n'a pas été très bien accueilli, car la Turquie était victime de l'agression et se trouvait placée sur le même plan que l'agresseur. Ceci a été, dans un second temps, rectifié.
Hier, la Turquie a reçu une information selon laquelle un avion de ligne syrien effectuant la liaison Moscou-Damas transportait du matériel militaire sans déclaration préalable. Il a été intercepté, forcé d'atterrir à Ankara, et fouillé. Il a été trouvé du matériel de communication et des pièces électroniques susceptibles d'être utilisées comme composants de missiles. En application du droit international et des règles de l'Organisation internationale de l'aviation civile, ces matériels doivent être déclarés et leur transport est soumis à autorisation. Ce n'était pas le cas, c'est pourquoi le gouvernement turc avec l'accord du Premier ministre a agi. Le matériel a été confisqué et l'avion, un Airbus A320, a pu repartir avec ses 35 passagers (17 Russes et 18 Syriens). Nous allons maintenant expertiser ce matériel et cette expertise sera rendue publique.
En ce qui concerne le Conseil de sécurité des Nations unies, une comparaison peut être faite avec la situation en Bosnie, de nombreuses personnes ont été victimes de son blocage. C'est la même situation. Il est dommage que les Russes essaient de régler leurs comptes avec l'Occident sur le dossier syrien. Nous avons une communication élaborée avec les Russes, nous attendions une visite de M. Poutine en Turquie qui a été reportée, mais ceci est sans lien avec l'incident d'hier soir. Mais il y a un problème avec la position de la Russie. Nous avons beaucoup travaillé avec la France, les États-Unis, le Royaume-Uni pour convaincre les Russes de l'intérêt d'avoir au moins des zones tampons pour héberger les personnes déplacées, cela n'a pas été possible. Il y a bien eu une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU mais elle ne peut pas agir même dans le domaine humanitaire. Nous avons proposé des zones de sécurité, frontalières de la Turquie, mais sans résultat à cause du blocage du Conseil de sécurité.
Nous travaillons avec l'opposition mais celle-ci devient de plus en plus fragmentée et elle comprend maintenant des éléments plus radicaux qui risquent de dominer avec le temps. Ceci constitue un danger. L'opposition civile ne fonctionne pas bien, certains soutiennent la résistance armée, comme l'ancien président du Conseil national syrien (CNS), M. Burhan Ghalioun. Elle est divisée entre l'opposition exilée qui n'a pas assez de contacts avec les réalités locales depuis de nombreuses années et ceux qui sont sur place. Cela est compliqué.
Nous espérions avoir une évolution dans le bon sens du régime. Au début du printemps arabe, nous avons essayé de convaincre M. Bachar el-Assad d'évoluer. Le premier ministre turc, M. Erdogan a fermement conseillé à M. el-Assad d'écouter son peuple et de répondre à ses aspirations. A chaque fois, il y a eu des promesses mais elles n'ont pas été tenues. D'où notre conviction qu'il ne peut plus rester en place et qu'il doit partir.
Dans les pays frontaliers, il y a des fragilités : le gouvernement central irakien de M. Maliki, à majorité chiite, exprime une certaine solidarité confessionnelle avec le régime syrien qui complique les choses. Le Liban a tenu bon jusqu'à maintenant, même le Hezbollah observe une certaine retenue. En Jordanie, la situation devient difficile car il y a eu des manifestations et une poussée de radicalisation islamiste. Le Qatar et l'Arabie Saoudite soutiennent l'opposition, mais on ne voit pas quelle solution ils prévoient exactement pour l'avenir de la Syrie. Nous avons des relations avec eux et les objectifs à atteindre au-delà de la chute du régime sont en discussion.
Il y a un problème avec la radicalisation de l'opposition par la présence des salafistes et de certains éléments d'Al-Qaïda. C'est inquiétant car ces groupes sont mieux organisés, avec des réseaux d'approvisionnement en armes, et ils risquent de dominer les autres éléments de l'opposition. D'après nos services, l'opposition contrôle environs 65 % du territoire. Les grandes villes restent sous le contrôle du régime, mais dans les zones rurales, des comités locaux civils ou armés ont pris le pouvoir. Nous essayons d'établir des contacts et de les aider à s'organiser pour les besoins vitaux notamment. Il y aura une réunion à Paris, le 17 octobre pour coordonner nos efforts en direction de ces comités, pour les aider et faire en sorte qu'ils respectent les demandes des populations locales.
On accuse parfois la Turquie de jouer la carte du sunnisme, mais nous n'avons aucune intention de rétablir le Califat.
Ce qui est regrettable, c'est l'augmentation du nombre de victimes et le blocage du conseil de sécurité. La réforme du Conseil de sécurité ou son élargissement ne changera rien, si un droit de veto est maintenu. Nous travaillons avec les Russes et les Chinois. Auront-ils une chance de réviser leurs positions ? Pour le moment, ils continuent de bloquer les choses.
L'Iran apporte au régime un soutien logistique et en personnel, mais laisse aussi entrer les armes à travers l'Irak. Il y a un axe chiite ; Iran, gouvernement central irakien, Syrie, Hezbollah au Liban. La Syrie est donc un enjeu très fort pour l'Iran.
La Syrie est une mosaïque confessionnelle et de populations : sunnites, alaouites, chrétiens de différentes obédiences (orthodoxes, catholiques, arméniens) kurdes, druzes, turkmènes... Les chrétiens hésitent beaucoup à choisir leur camp, ils étaient à l'aise avec le régime en place ; avec la radicalisation, ils ont peur de perdre leur statut. Il est important de leur donner des garanties. Nous communiquons avec tous les segments de la société syrienne. La Syrie de demain devra respecter les droits de toutes les communautés, le droit des femmes et évoluer avec le temps vers la démocratie avec les efforts de toutes les composantes de la société.
En ce qui concerne les Kurdes, le groupe majoritaire travaille avec la Turquie -nous les aidons, nous les hébergeons- et avec M. Barzani en Irak, mais il y a une minorité qui coopère avec une organisation proche du PKK. C'est un problème pour la Turquie mais aussi pour la région kurde d'Irak, dirigée par M. Barzani avec laquelle nous avons de bonnes relations politiques et économiques.
Une intervention militaire en Syrie de la communauté internationale est-elle crédible ?
Elle serait possible avec l'accord ou la compréhension du Conseil de sécurité. A défaut, si la situation devenait chaotique avec des massacres en masse ou l'utilisation d'armes chimiques, il n'est pas exclu que des pays de la région et les autres se mobilisent pour une ingérence militaire afin de sauver le peuple syrien et rétablir la paix et la stabilité dans la région.
La Turquie a-t-elle identifié une opposition crédible et des interlocuteurs au sein de celle-ci ? Quelle est votre appréciation de l'intervention des salafistes dans ce qui s'apparente à une guerre civile ? Quel type d'aide la Turquie reçoit-elle de l'OTAN pour assurer sa protection ? Je profite de l'occasion pour demander très officiellement l'audition de l'ambassadeur d'Iran.
Nous soutenons le Conseil national présidé par M. Sayda qui est d'origine kurde et les encourageons à travailler avec l'opposition de l'intérieur. L'Armée libre est présente, elle a eu son commandement en Turquie, mais maintenant celui-ci est en Syrie.
Nous pensons que deux personnalités sont susceptibles de jouer un rôle. L'ancien Premier ministre, M. Riad Hijab, qui s'est exilé en Jordanie alors qu'il était chef du gouvernement, peut être en mesure de rassembler une grande partie de l'opposition. Au sein du régime, le vice-président M. Farouk al Charah peut être la personnalité en mesure de diriger un gouvernement de transition, un peu comme cela s'est déroulé au Yémen. Cela pourrait constituer la possibilité d'avoir un interlocuteur du côté du régime pour commencer à parler avec l'opposition et mettre en place des institutions intérimaires. Du côté de l'opposition, en dehors de M. Riad Hijab, il y a peu de chance d'avoir un rassemblement. Mais il faut tenir compte des compétitions entre l'opposition extérieure qui s'exprime librement et ceux qui combattent et risquent leur vie à l'intérieur. Il y a aussi ceux qui commencent à diriger les régions libérées avec, sous-jacents, les chefs locaux et traditionnels. Il y aura prochainement une réunion des différentes composantes à Doha. Nous espérons qu'il en sortira quelques solutions crédibles et acceptables.
Les salafistes en Syrie sont plutôt des gens qui viennent de l'extérieur. La tendance salafiste était peu visible en Syrie jusqu'à maintenant. Il y a des suspicions de liens de ces groupes avec certains pays.
S'agissant de l'OTAN, la Turquie n'a pas invoqué l'article 5. Ce faisant, comme c'est la pratique habituelle dans ce type de circonstances, les instances militaires de l'OTAN mettent en place une planification qui pourrait être utilisée, le cas échéant. Mais, pour l'instant, il n'y a pas de demande officielle de la Turquie pour une aide militaire de l'OTAN.
Dans la situation en Syrie, il entre une dimension religieuse essentielle. C'est une guerre religieuse qui est engagée avec les intégristes de toutes les sensibilités. Les Russes, qui ont été confrontés à ce problème en Tchétchénie, et les Chinois, qui ont des soucis avec les Ouighours, partagent cette analyse et sont sensibles à cette question. Je comprends, même si je n'approuve pas leurs positions sur ce dossier.
Il y a une inquiétude réelle. C'est une affaire de choix politique. La poussée religieuse extrémiste est inquiétante, c'est pourquoi, il importe d'agir rapidement pour sortir de la crise car elle laisse le champ libre à tout le monde. Nous savons que les transitions sont compliquées, nous le voyons bien en Libye. Mais le maintien du régime en place, qui est discrédité et affaibli, n'offre pas plus de garantie de stabilité à cet égard.
La Russie est une des clefs de la décision. Elle est consciente qu'il faudra trouver des interlocuteurs dans le clan Assad pour ouvrir des discussions. La presse turque a évoqué le nom du vice-président syrien. Est-ce que cette option conviendrait à la Russie ? Elle me semble plus attachée à défendre ses intérêts stratégiques que la famille el-Assad. La clef, en revanche, ne me paraît pas être à Téhéran. Voyez-vous un moyen pour débloquer cette situation en ralliant l'accord de la Russie ?
On a déjà essayé de rassurer la Russie sur le maintien de ses intérêts. On parle avec les Russes au sujet des solutions de transition. Si les Russes acceptent une telle solution, il faudra qu'ils soient en mesure de convaincre M. Bachar el-Assad de confier les pleins pouvoirs à la personnalité désignée de son camp pour négocier avec l'opposition et aller vers un régime de transition.
Du côté de l'opposition, il faudra que cette procédure soit acceptée, cela est sans doute possible, avec le soutien et les pouvoirs de conviction des pays qui la soutiennent.
Il reste pour le moment à convaincre M. Bachar el-Assad sur une question qui touche aussi, d'une certaine façon, à sa survie.
Je vous remercie et je vous exprime, une nouvelle fois, notre solidarité à la suite des attaques que votre pays a subies récemment.