La réunion est ouverte à 15 heures
Je vous présente les excuses de notre rapporteure Nathalie Goulet, qui ne peut être parmi nous cet après-midi ; comme plusieurs d'entre vous l'ont suggéré, nous débutons nos auditions par les représentants de l'État, à commencer par la direction des libertés publiques du ministère de l'intérieur et son bureau des cultes : bienvenue à son directeur, Thomas Andrieu, et au chef du bureau des cultes, Pascal Courtade. M. Andrieu est en outre accompagné par M. Christian Poncet, directeur de projet chargé de la préfiguration d'une fondation de l'Islam de France, que je salue également. Merci de préciser à la mission les éléments statistiques relatifs à l'Islam en France aujourd'hui, de rappeler les institutions représentatives qui sont vos principales interlocutrices et, s'il y a lieu, d'exposer les difficultés que vous rencontrez dans l'exercice de votre mission.
Nous aimerions également mieux comprendre comment le culte musulman est organisé, financé et contrôlé en France, en particulier la construction des mosquées et la formation des imams.
Conformément aux orientations arrêtées par le bureau de la mission d'information, cette première audition n'est pas ouverte à la presse et ne fait pas l'objet d'une captation vidéo ; elle donnera lieu à un compte rendu publié dans les conditions ordinaires.
La République ne reconnaît aucun culte, mais elle les connait tous - et c'est mon ministère qui a la charge de cette fonction. L'Islam, qui n'était quasiment pas présent sur notre territoire il y a quelques décennies, s'y installe et s'institutionnalise : comment réussir ces changements, dans le contexte de la séparation de l'Église et de l'État ?
Combien y a-t-il de musulmans en France ? Personne ne le sait précisément, puisque le dernier recensement indiquant la religion date... de 1872 ; cependant, des estimations sont faites, en se fondant sur les lieux de naissance, et nous disposons également de l'enquête « Trajectoires et origines » de 2008, qui évalue à 2,1 millions le nombre de musulmans parmi les 18-50 ans, soit environ 4 millions pour la population entière (6,4 %) ; contrairement à une approximation souvent usitée, il n'y a pas entre 6 et 8 millions de musulmans dans la France contemporaine. S'agissant de la pratique, un sondage Ipsos évalue à 41 % la proportion des musulmans pratiquants, mais nous savons également que les références aux valeurs de l'Islam sont en progrès, en particulier dans les habitudes vestimentaires - un mouvement parallèle, cependant, à une sécularisation parmi les populations musulmanes migrantes.
Quelle est la définition d'un lieu de culte ? Juridiquement, il n'y en a pas - et les règles qui s'appliquent sont celles du code de l'urbanisme et celles des établissements recevant du public (ERP). Cependant, le ministère de l'intérieur estime qu'il y a quelque 2 500 lieux de culte musulman en France, dont 300 outre-mer, contre 1 300 en l'an 2000, et seuls 64 d'entre eux peuvent recevoir plus de 200 personnes. Par comparaison, notre pays compte 45 000 églises, 3 000 temples protestants et 280 synagogues. Les lieux de culte musulman sont donc, pour la plupart, des pavillons, des garages et des locaux divers. Les trois régions que sont l'Île-de-France, Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte-d'Azur regroupent la plupart de ces lieux de culte et nous constatons une très forte demande pour l'implantation de nouveaux lieux. On estime à une centaine le nombre de mosquées sous influence salafiste.
Sur le financement, il faut distinguer la construction et le fonctionnement des mosquées. Dans la plupart des cas, les projets sont auto-financés, notamment par des collectes qui se font parfois l'étranger - environ 10 % des projets ont des financements étrangers, sans que nous puissions établir cependant de lien avec une idéologie particulière qui démontrerait une volonté d'intrusion. Les frais de fonctionnement, eux, peuvent être pris en charge par des Etats étrangers, c'est le cas depuis 1982 avec l'Algérie pour la Grande mosquée de Paris, mais aussi à Evry, Saint-Etienne ou Strasbourg. Dans son rapport d'information, sur les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte, Hervé Maurey préconise de rendre publics les financements, c'est une piste intéressante sur laquelle nous travaillons - en particulier pour vérifier la constitutionnalité de la publicité des comptes d'associations. Les salaires des imams, ensuite, représentent l'une des principales charge de fonctionnement. Quelques centaines d'imams sont détachés et rémunérés par des États musulmans : 150 par la Turquie, 120 par l'Algérie, 30 par le Maroc; c'est un avantage dans un Islam de France qui manque de moyens matériels, mais cela présente des inconvénients certains, car ces imams étrangers sont rarement francophones et méconnaissent souvent la culture du pays d'accueil. Les autres imams, ensuite, sont bénévoles.
Comme État laïc, la France ne prend pas en charge la formation religieuse, mais nous avons progressivement mis en place des diplômes laïcs sur le fait religieux, sa sociologie, ses rites, mais aussi des questions très pratiques comme le droit de la construction et l'environnement juridique des associations religieuses ; ces diplômes universitaires laïcs - il y en a treize - sont ouverts à tous, en particulier aux fonctionnaires, car nous constatons, dans la fonction publique, un manque de connaissance sur le fait religieux et sur la laïcité.
Créé en 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM) a très vite été décrié et connu des problèmes de légitimité, mais il demeure l'organe le plus représentatif du culte musulman dans notre pays - avec la participation des grandes fédérations algérienne, turque, marocaine, la Grande mosquée de Paris, le rassemblement des musulmans de France, la Fédération française des associations islamiques d'Afrique, des Comores et des Antilles, mais pas l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), avec laquelle des conflits existent. Le CFCM représente le tiers des mosquées. L'équilibre est fragile, en raison de la fragmentation de l'Islam en France, mais l'exercice est nécessaire, c'est un atout pour les musulmans et pour le pays tout entier.
Face aux attentats de janvier 2015, le Gouvernement a réuni une instance de dialogue de l'Islam de France. Alors que le nombre d'actes antimusulmans a progressé de 123 % entre 2014 et 2015, on perçoit un risque de rupture dans le dialogue entre la société dans son ensemble et la communauté musulmane : le but de la nouvelle instance, c'est donc bien de dialoguer, elle n'est pas un parlement qui représenterait le culte musulman, qui prendrait des décisions concernant ce culte, mais bien une instance de dialogue avec le Gouvernement, comme il en existe avec l'Église catholique depuis 2001. Cette nouvelle instance s'est réunie une première fois le 15 juin 2015, associant l'État, l'Association des maires de France, les représentants du culte musulman ; l'ensemble des participants a salué cette initiative et nous y avons identifié des sujets très concrets sur lesquels travailler : la fondation des oeuvres de l'Islam de France, un guide de l'Aïd, la construction des lieux de culte, les questions funéraires, la formation. Une nouvelle réunion devrait se tenir en mars, avec pour thème unique la prévention de la radicalisation. Des consultations locales se réunissent préalablement à l'instance nationale, afin de raffermir le dialogue entre responsables musulmans locaux et préfectures. Pour prévenir la radicalisation, nous recherchons l'implication de la société civile, les initiatives sont éparses mais je crois pouvoir dire que la communauté musulmane se mobilise davantage depuis que les départs pour la Syrie ont pris plus d'ampleur. Enfin, tous les représentants du culte musulman, réunis à l'Institut du monde arabe le 29 novembre 2015, ont approuvé le principe de cette instance de dialogue consacrée à la radicalisation.
Si la communauté musulmane dans notre pays est unie, ce serait par l'idée qu'elle fait l'objet de discriminations. Nous sommes mobilisés sur ce sujet et nous en tenons un bilan avec le CFCM depuis 2010. Pour prévenir les actes antimusulmans, l'État participe à la sécurisation des lieux de culte - cela vaut du reste pour tous les lieux de culte -, notamment par de la vidéoprotection ; le plan de lutte contre le racisme et l'antisémitisme est doté d'une enveloppe de 100 millions d'euros.
De quels leviers l'État dispose-t-il pour connaître et contrôler les activités des associations cultuelles ? On ne recense pas les croyants ni les lieux de culte, mais jusqu'où l'État peut-il aller, dans le respect de la loi de 1905, et par quels moyens ?
Je croyais le CFCM un lieu de dialogue de l'ensemble de la communauté musulmane, mais il est dénoncé par des imams et des représentants d'associations, affiliés à l'UOIF, comme un « suppôt » du Gouvernement, voire un « traître » - et vous nous dites qu'il ne représente finalement que le tiers des mosquées : c'est donc que la majorité des lieux de culte, voire de la communauté musulmane, se situerait hors, voire contre ce CFCM dont les représentants sont désignés en fonction... de la surface, au mètre carré, des mosquées qu'ils gèrent. Ne faut-il pas changer ce mode de représentation ? Ne faut-il pas même, si le CFCM est si contesté, partir d'une autre forme institutionnelle, par exemple l'instance de dialogue récemment créée ? Comment nouer une relation forte avec la communauté musulmane si elle est à ce point divisée ?
Vous représentez l'État, et il n'est donc pas étonnant que vous ne disiez pas les choses directement. Qui peut croire qu'il y aurait seulement 4 millions de musulmans en France ? Quand on veut intégrer, il faut dire les choses. On confond les pratiquants et ceux qui se revendiquent, alors que, comme pour les autres religions, ce n'est pas la même chose.
Ensuite, on ne peut pas faire comme si tout allait bien : si nous sommes là aujourd'hui, dans cette mission d'information, c'est bien qu'il y a un problème, c'est pour parvenir, avec les responsables musulmans, à obtenir des résultats, pour que la dissociation entre des musulmans et notre société ne se creuse pas et pour que la citoyenneté passe avant la religion, quelle que soit la religion ! Ce n'est pas en protégeant les intérêts de telle ou telle institution qu'on y parviendra... L'UIOF se place dans la mouvance des Frères musulmans, c'est un fait connu, ses membres se positionnent contre les « notables » du CFCM : y a-t-il une coupure entre les deux organisations ? Si oui, avec qui et comment dialogue-t-on ? Les actes islamophobes augmentent, c'est vrai, mais sur 470 lieux de culte dégradés l'an passé, 60 sont musulmans et 60 sont juifs : quelle religion est-elle plus attaquée, en proportion ?
Sur le financement, ensuite, pourquoi ne pas vouloir rendre l'information publique, savoir qui finance concrètement les lieux de culte ? Croyez-vous sérieusement que les Français, qui aspirent à vivre en sécurité, acceptent sans ciller que des États étrangers financent des lieux de culte sur le territoire national ? De même, n'est-ce pas à nous, en France, de former les imams qui exercent dans notre pays ? Il faut qu'ils connaissent nos valeurs civiques, qu'ils parlent le français, c'est légitime - et c'est la seule façon de passer d'un Islam en France à un Islam de France, la seule voie, au fond, pour éviter que la cassure ne s'aggrave.
Vous nous dites qu'il existe une centaine de mosquée salafistes. Le ministre de l'intérieur a annoncé qu'il en fermerait : combien l'ont été ? Combien d'imams ont été expulsés, pour pouvoir dire que les extrémistes ont été écartés ?
S'il y a un problème de représentativité du CFCM, comment le réformer ? Et l'instance de dialogue, quelles décisions lui confier ? J'attends des responsables politiques qu'ils disent quoi faire, sinon, où allons-nous ?
Je suis heureux que nous nous intéressions à l'Islam dans notre pays, même si je déplore qu'il ait fallu attendre les attentats pour le faire sérieusement alors que, depuis des années, le sujet était tabou. L'Islam est devenu la deuxième religion de France dans le sillage de l'immigration massive que notre pays a connue depuis les pays du Maghreb, c'est un fait majeur de notre société. Nous pouvons déplorer aussi que, pendant trop d'années, la Grande mosquée de Paris n'ait pas davantage organisé le culte en particulier dans les foyers de travailleurs migrants, au point que le CFCM, que nous avons voulu, ne soit aujourd'hui pas représentatif et que la concurrence avec l'UIOF freine l'organisation du culte musulman. Mais ce qu'il faut considérer aussi - je le dis comme représentant d'un département où le Concordat s'applique - c'est que la loi de 1905 ne permet pas de construire un Islam de France, parce que l'État ne peut concourir à la construction de lieu de culte, ni à la formation des imams : dans ce cadre juridique, le culte musulman ne peut que s'autofinancer.
Une question sur les besoins de mosquées, à partir de vos chiffres : si 40 % des 5 millions de musulmans pratiquent leur religion, disposent-ils d'une surface suffisante pour pratiquer, ou bien, pour le dire prosaïquement, combien de mètres carrés leur manquent-ils ? Face à des demandes d'extension ou de constructions nouvelles, les maires n'ont guère que les règles d'urbanisme pour répondre, ainsi que les obligations des ERP ; mais si le décalage est tel entre les pratiquants et les surfaces accessibles, comment répondre ? Et qu'en est-il pour les autres religions ?
Quel est le bilan de la Fondation des oeuvres de l'islam de France ? J'ai interrogé le Gouvernement, il semble que la Fondation n'ait rien produit : pourquoi ? On veut un Islam de France, mais sans financement public ni contributions étrangères, alors que, c'est une évidence, les musulmans de France habitent davantage les quartiers pauvres. La Fondation des oeuvres de l'islam de France disconvient-elle aux pays du Golfe, qui ont des fonds pour construire des mosquées, mais qui refuseraient de le faire dans les conditions de transparence propres à la Fondation ? Comment concilier, ensuite, la localisation des nouveaux lieux de culte et la planification urbaine ?
Sur les mosquées salafistes, ensuite, comment identifier celles qui constituent un terreau du terrorisme ? S'il y en a, pourquoi ne sont-elles pas fermées ?
Qu'en est-il, enfin, des diplômes universitaires ? Quel contenu des enseignements, en matière civique en particulier - et quelle articulation avec les imams étrangers ?
Nous serions-nous réunis si certains des problèmes que notre pays connaît ne provenaient pas de l'Islam lui-même ? Il s'agit certes de dérives de l'Islam, mais cette religion n'en est pas moins concernée, on ne saurait le nier.
Les statistiques manquent, c'est également un constat : si, comme aux États-Unis, nous connaissions précisément le poids de chaque communauté religieuse, nous en saurions bien davantage : à nous de dire les connaissances qui nous font aujourd'hui défaut.
L'article 35 de la loi de 1905, ensuite, punit d'une peine d'emprisonnement tout discours prononcé, affiché ou distribué publiquement dans un lieu de culte, qui contiendrait « une provocation directe à résister à l'exécution des lois ou aux actes légaux de l'autorité publique » ou qui tendrait « à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres » : cet article est-il appliqué ?
N'y a-t-il pas, de même, une sorte de clientélisme communautaire dans la construction de mosquées, puisque des communes subventionnent alors que la loi de 1905 l'interdit explicitement ?
Je crois, enfin, qu'il faut bien distinguer parmi les musulmans entre les trois catégories que sont « les notables », qui ne posent aucun problème, les « pratiquants », qui sont tolérants et n'aspirent qu'à pouvoir pratiquer leur rite en toute tranquillité et les « intégristes » - qui sont les seuls à poser des problèmes, dans la société et aussi en milieu carcéral : comment s'attaquer à ces problèmes bien particuliers ?
Les questions que je voulais poser l'ont été, avec brio, par Roger Karoutchi, que je rejoins tout à fait...
La publicité des financements des mosquées n'a pas été mise en place : pourquoi ? Une centaine de mosquées serait sous influence salafiste, on en prend acte sans agir : pourquoi ? Vous vous félicitez des diplômes universitaires en France : combien d'imams s'y forment-ils ?
Je suis, comme François Grosdidier, élue d'un département concordataire où les relations de l'État et des cultes sont plus structurées, ce qui nous donne, semble-t-il, plus de moyens pour accueillir l'Islam au coeur de la République - hors Concordat, la Grande Mosquée de Paris fait exception puisqu'elle a été financée par des fonds publics en vertu d'une loi dérogatoire pour saluer les combattants musulmans de la Première guerre mondiale.
Le CFCM, créé il y a treize ans, représenterait moins du tiers des musulmans dans notre pays : ne serait-il pas temps d'y changer le critère de représentativité, de ne plus se contenter de la seule surface des mosquées ?
Un accord bilatéral entre la France et l'Algérie a été signé pour la formation des imams : que contient-il et quels sont ses effets ?
Quel bilan faites-vous de la Fondation pour les oeuvres de l'islam de France ?
La formation des imams pose la question difficile de l'influence étrangère sur la pratique du culte : quel poids représentent les diplômes dont vous nous parlez, ouverts à tous ?
Enfin, un inspecteur général de la langue arabe m'a dit que l'enseignement de l'arabe était dispensé aux deux-tiers dans les mosquées, pour seulement 5 % à l'école : qu'en est-il ?
Le chiffre de 4 millions de musulmans paraît peu réaliste, quand on constate qu'en une décennie, le nombre de mosquées a doublé, pour atteindre plus de 2 450... Je m'interroge, ensuite, sur la possibilité d'étendre un régime inspiré du Concordat à l'ensemble du territoire national, puisqu'il permet des relations plus structurées et transparentes entre l'Etat et les religions.
En Seine-Saint-Denis, nous avons des problèmes avec des imams improvisés, qui rencontrent du succès auprès d'une jeunesse désoeuvrée, auprès de ces jeunes qui « tiennent les murs » et dont les politiques publiques ne s'occupent pas : le succès de la radicalisation doit se comprendre dans ce contexte d'échec de nos politiques publiques ; les imams ont su, eux, descendre dans les caves, aller à la rencontre de ces jeunes laissés-pour-compte de notre société, c'est une réalité tangible et tout à fait visible en banlieue parisienne et qu'on a vue se durcir autour de questions comme le voile islamique. Dans ces conditions, demander aux communes de financer des mosquées reste tout à fait impossible financièrement - à Aubervilliers, nous mettons à disposition un terrain -, mais on ne saurait non plus s'en tenir à une non-intervention, faire comme si ce problème ne nous concernait pas en s'abritant derrière la loi de 1905.
Nous sommes face à un problème politique majeur, qui va bien au-delà du seul financement des mosquées : dans nos quartiers, les jeunes ont vécu avec l'idée des dérives colonialistes de la France, ils en ont nourri une défiance profonde envers les institutions en général - et ils ont rencontré des obédiences de l'Islam qui sont en conflit entre elles et qu'on ne peut pas, nous, concilier : tout ceci doit nous faire réfléchir, aborder le problème dans son ensemble plutôt que de se cantonner au seul financement des mosquées, nous devons travailler sur la perception de notre action, sur la conscience politique de cette jeunesse qui se radicalise, c'est seulement en prenant le problème à sa racine politique, qu'on trouvera des solutions à la hauteur.
Le haut fonctionnaire que je suis, soumis au devoir de réserve, pourrait-il, avec la meilleure volonté, dissiper les doutes politiques que plusieurs d'entre vous ont formulés ? La situation est critique, loin de moi de vouloir en minorer la gravité : le risque, comme l'a dit Roger Karoutchi, c'est une dissociation définitive entre l'opinion publique et l'Islam - et plusieurs études d'opinion montrent que le phénomène est déjà avéré. Le ministère de l'intérieur en est pleinement conscient et, sur les 350 assignations à résidence que j'ai eu à prononcer dans mes fonctions d'ordre public, 95 % étaient liées à la radicalisation islamique ; 49 expulsions d'imams ont été prononcées - un record depuis la suppression de la double peine en 2003 - et 12 mosquées ont été fermées.
L'État n'est donc pas démuni, nous pouvons aider les musulmans à gouverner leur culte dans les principes de la loi de 1905, en conciliant ordre public, liberté de culte et liberté d'association. C'est ce que nous avons fait avec la mosquée de L'Arbresle, dans le Rhône, que nous avons d'abord fermée fin novembre 2015, parce qu'elle présentait un risque avéré pour la sécurité publique, puis que nous venons de rouvrir, les nouvelles instances associatives s'étant engagées pour un projet associatif visant un Islam de paix, de tolérance et respectueux des règles de la République. Nous devons aider les associations car, trop souvent, celles qui se radicalisent subissent en fait de véritables putsch par des jeunes radicalisés - et qui se sont radicalisés sur Internet beaucoup plus qu'en fréquentant des imams. Nous devons le combattre avec nos moyens laïcs et républicains, pour appuyer les musulmans modérés dont la seule ambition est d'exercer pacifiquement leur culte.
Sur les outils de connaissance, ensuite, rien n'interdit, juridiquement, d'établir des statistiques sur ce que les sondés déclarent d'eux-mêmes, ce qui n'a rien à voir avec une classification de la population par religions. Cependant, la tradition scientifique est si méfiante à l'égard de ces questions qu'on ne fait pas ce type d'enquêtes et c'est un fait que, depuis l'enquête Trajectoires de 2008, rien n'a été fait dans ce sens.
Si la loi n'interdit pas de telles enquêtes, est-ce à dire que la religion pourrait figurer dans le recensement général de la population ?
J'aurais du mal à le dire, la question étant du ressort de l'INSEE...
Quoi qu'il en soit, je ne fais que constater qu'actuellement, les informations sur la pratique de l'Islam viennent surtout des services de police, alors qu'ailleurs, par exemple aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, la connaissance vient d'abord de centres de recherche universitaires et administratifs. La France devrait être mais n'est pas le Harvard de l'Islam. L'absence d'investissement dans ces recherches est très regrettable. Cette déshérence nous empêche de réfléchir et d'avancer.
Le fonctionnement du CFCM, ensuite, pose un problème très difficile à résoudre. Ce conseil, voulu par Jean-Pierre Chevènement, a été créé par Nicolas Sarkozy sans que les différentes composantes de l'Islam ne s'entendent véritablement ; l'État peut-il forcer les parties à s'entendre ? La loi de 1905 ne le permet pas et, dans le fond, je doute que cela soit possible. La nouvelle instance de dialogue, elle, procède d'une autre logique : non plus la cogestion, mais le dialogue avec l'État. L'Islam de France est pauvre matériellement, l'arrivée des nouvelles générations s'accompagne de problèmes très difficiles d'intégration, de convergence sociologique - qui dépassent assurément le seul financement des mosquées.
La Fondation des oeuvres de l'islam de France, créée en 2005 à l'initiative de Dominique de Villepin, a dysfonctionné dès sa naissance parce qu'elle a été composée comme le CFCM - par blocs qui ne s'entendent pas. Il faut donc en recomposer la gouvernance, sans nier, cependant, que nous sommes face à un manque de vocations, à la différence de la Grande-Bretagne ou de l'Allemagne, par exemple.
A ce jour, seul Serge Dassault a fait une donation, d'un million d'euros, qui est en attente à la Caisse des dépôts.
S'agissant des diplômes universitaires, ils ont démarré en 2008 à l'Institut catholique de Paris, alors seul candidat à de telles formations ; les universités ont participé ensuite et nous en sommes à treize diplômes, dispensés en formation continue et qui abordent des sujets très divers, de la sociologie des religions au droit des associations, en passant par le droit de l'urbanisme. Des fonctionnaires participent à ces formations, il y a un enjeu certain car la portée juridique du principe de laïcité est trop méconnue.
S'agissant de la publicité des financements des mosquées, le rapport Maurey la propose, c'est une piste intéressante que nous explorons, en réfléchissant en particulier à son articulation avec le principe constitutionnel de la liberté d'association.
Les accords bilatéraux sur la formation des imams comprennent deux volets. D'abord, le statut des imams étrangers, qui sont des fonctionnaires choisis par leur État - en particulier 150 Turcs, 120 Algériens et 30 Marocains. L'avantage, outre que ces imams sont rémunérés directement par leur État d'origine, c'est qu'ils sont contrôlés par ces États et aucun de ces imams n'est un relai de la radicalisation. L'inconvénient, c'est qu'ils parlent mal le français et connaissent peu la société française, ayant été formés dans leur pays d'origine. Cependant, retirer ces imams brutalement, cela créerait plus de problèmes - nous préférons renégocier les accords bilatéraux, pour prévoir en particulier une clause de connaissance de la langue française, ou encore le passage d'un des diplômes universitaires dispensés en France. Second volet, l'accueil de nos imams en formation dans les pays avec lesquels nous signons ces accords bilatéraux : nous n'y sommes pas opposés, même si nous préfèrerions qu'ils soient intégralement formés sur notre sol.
L'engouement pour la langue arabe, ensuite, fait écho à la volonté de ré-investissement identitaire d'une partie de la jeunesse de notre pays, c'est effectivement important d'y répondre.
Vous ne m'avez pas répondu sur la surface disponible des mosquées : est-elle suffisante, permet-elle aux musulmans de pratiquer leur culte ?
Nous communiquerons à votre mission l'intégralité des chiffres en notre possession. Sur les quelque 2 500 mosquées dénombrées, 1 500 accueillent moins de 150 personnes et nous comptons encore 300 projets de construction.
Les financements existent puisque, comme l'a constaté la mission Maurey, le nombre de mosquées a doublé en dix ans et toutes les collectivités territoriales concernées ont dû contourner la loi de 1905 pour faciliter ces installations...
Attention, comme on le voit rue Myrha, dans le 18ème arrondissement de Paris, ce n'est pas parce qu'on ouvre une mosquée, qu'elle suffit aux besoins : les pratiquants continuent de faire la prière dans la rue, parce que les places manquent...
Nous sommes au coeur du sujet, nous avons besoin de savoir, obédience par obédience, si les surfaces disponibles suffisent et si, donc, les besoins sont couverts ; est-il possible de le savoir, en mètres carrés ?
C'est effectivement très important de le savoir, même si ces informations sont sensibles...
Nous vous communiquerons les chiffres en notre possession.
Faut-il étendre le Concordat à l'ensemble du territoire national ? Il faudrait pour cela modifier la Constitution... Commençons, plus modestement, à voir comment nos voisins allemands, britanniques et autrichiens par exemple, sont parvenus à mieux intégrer que nous cette religion dont le nombre de pratiquants progresse sur l'ensemble du continent européen.
Aux Émirats arabes unis, les prêches sont partout les mêmes, parce qu'ils sont rédigés et diffusés par le ministère de l'intérieur...
Nous voulons aider à la constitution d'un Islam de France, dans le cadre de la loi de 1905, c'est bien dans cet esprit que nous entendons travailler. C'est tout autre chose que de travailler sous le régime du Concordat...
Effectivement, le régime concordataire permet tout à fait la constitution de l'Islam de France que nous appelons de nos voeux.
Je retiens, également, que l'expérience de plusieurs de nos voisins est riche d'enseignements.
Qu'est-ce que le Concordat permet ? Il reconnaît quatre religions, l'Islam n'y figure pas puisque cette religion n'était guère présente dans l'Hexagone au temps de Napoléon. Je dirai que, sous régime concordataire, la différence religieuse est mieux acceptée.
Le régime concordataire d'Alsace-Moselle reconnaît et organise les cultes catholique, luthérien, réformé et israélite et il permet à l'État de salarier les ministres de ces cultes ; en revanche, la loi de 1905 ne s'appliquant pas en Alsace-Moselle, l'État peut y subventionner la construction des lieux de culte, comme pour la Grande Mosquée de Strasbourg.
Une collectivité publique peut même construire elle-même un lieu de culte, la jurisprudence l'a reconnu.
Autre différence, l'enseignement de la théologie disparaît de l'université publique à la fin du XIXème siècle, alors qu'elle y est toujours présente en Alsace-Moselle.
Vous avez évoqué une Fondation de l'islam de France : s'agit-il d'une nouvelle structure après l'échec de l'actuelle fondation ?
Oui, l'idée serait de créer un outil contre la dissociation, une fondation reconnue d'utilité publique qui véhicule des valeurs positives sur l'Islam, avec un volet éducatif, philosophique, comme cela se fait avec la Fondation Notre-Dame pour le Catholicisme, avec la Fondation du Judaïsme, ou encore pour le Protestantisme. Cependant, ici encore, un problème se pose pour la gouvernance de ce nouvel outil.
La question de la gouvernance est posée, le ministre y travaille.
C'est un sujet difficile, une mission y travaille également. Il faut inciter les maires à de la souplesse, dans le sens de la loi - qui n'interdit nullement de tels carrés.