Nous commençons cette semaine d'auditions en entendant M. Emmanuel Roux, directeur général du groupe Aesio.
Monsieur Roux, si nous avons souhaité vous entendre, c'est que votre parcours est intéressant au regard du sujet qui occupe notre commission d'enquête. Professeur de philosophie, vous avez ensuite intégré l'ENA, et vous en êtes sorti à la Cour des comptes. Après dix ans au sein de l'administration, vous vous êtes dirigé vers un secteur particulier, celui de la mutualité, qui fait certes partie du secteur privé, mais qui a un but d'intérêt collectif. Vous avez parallèlement continué votre réflexion de philosophe sur l'État au travers de plusieurs ouvrages.
Nous souhaitons donc savoir comment vous voyez la question du ou des passages dans le privé des hauts fonctionnaires, mais aussi celle des grands corps et de leur mode de recrutement par l'ENA.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Roux prête serment.
Je vais retracer la suite des décisions qui m'ont conduit à me trouver aujourd'hui en disponibilité par rapport à mon corps d'origine.
J'ai commencé ma carrière comme fonctionnaire de l'éducation nationale. J'ai enseigné six ans en lycée, après avoir passé l'agrégation en 1994 et soutenu une thèse de doctorat en 2000. Je me destinais à l'enseignement supérieur, carrière qui m'offrait des perspectives extrêmement stimulantes et intéressantes. La situation de la philosophie, en particulier la philosophie politique, est ce qu'elle est dans le supérieur... À 30 ans j'ai bifurqué de manière assez radicale en passant le concours de l'ENA. Le hasard des rencontres et de la vie m'a conduit à me spécialiser sur les questions de protection sociale et de santé. J'ai choisi la Cour des comptes, en particulier la 6ème chambre, pour pouvoir me consacrer pleinement à l'audit et à l'évaluation des politiques de santé et de sécurité sociale. Cela a coïncidé avec la nomination comme Premier président de Philippe Seguin, qui était très attentif à ces questions. Ensuite, de manière assez logique, j'ai quitté la Cour des comptes au bout de quatre ans pour rejoindre le ministère de la santé et travailler auprès de Mme Bachelot et du secrétaire général, afin de réfléchir à la conception et à la création des agences régionales de santé (ARS). Je souhaitais découvrir une grande administration centrale, voir comment l'État fonctionnait vraiment, et participer à ce souffle réformateur qui a accompagné le quinquennat de Nicolas Sarkozy - la révision générale des politiques publiques a été extrêmement ambitieuse dans le champ sanitaire et social. Au bout de deux ans, j'ai été appelé par Étienne Caniard, que j'avais rencontré pendant ma scolarité à l'ENA et qui venait d'être élu président de la Mutualité française, comme directeur général adjoint puis comme directeur général.
Pour moi, il y avait une sorte de continuité entre la Cour des comptes, le ministère de la santé et la Mutualité française, car cette dernière, même si elle fédère des entreprises d'assurance régies certes par le code de la mutualité, mais, de fait, en raison de leur activité d'assurance, par le code des assurances, a une dimension de mouvement social, d'acteur du monde de la santé et de la protection sociale mettant en avant fortement les notions d'accès aux soins, d'intérêt général. Cela me paraissait être dans le prolongement de ce que j'avais pu faire. Je ne l'ai pas vécu comme un passage vers le privé. Du reste mon corps d'origine m'a autorisé à me positionner en détachement. En effet, les fédérations professionnelles de ce type peuvent accueillir des fonctionnaires en détachement. Tous les hauts fonctionnaires qui m'ont précédé à ce poste - Daniel Lenoir, membre de l'inspection générale des affaires sociales, Jean-Yves Bancel administrateur civil au Trésor - avaient été placés en situation de détachement.
À la Mutualité française, j'étais en situation de détachement, mais au terme de cinq années, je devais choisir entre renouveler celui-ci, ou faire autre chose. Or j'ai été contacté par des présidents de grandes mutuelles interrégionales - que je connaissais très bien parce qu'ils étaient membres du bureau et du conseil d'administration de la Fédération nationale de la mutualité française ; ils voulaient créer un groupe d'envergure nationale, Aesio. J'en ai pris la direction générale à sa création en juillet 2016, après le feu vert de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.
De la même manière, il y a une continuité entre le travail que j'avais pu mener à la FNMF - défendre les intérêts des mutuelles, porter haut les valeurs de la mutualité, participer à l'évolution du secteur sur le plan assurantiel, sur le plan économique, s'occuper du développement des activités d'offre de soins, ce qu'on appelle le livre III du code de la mutualité, structurer un groupe mutualiste qui réalise un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euros et emploie 4 000 salariés et lui donner une assise nationale forte - et ce travail visant à lui donner une envergure nationale sur un plan économique, sur un plan institutionnel, sur un plan politique. Parce que ces structures obéissent aujourd'hui à des règles économiques qui sont celles de tous les organismes d'assurance, mon corps d'origine n'a pas pu faire autrement que de demander ma mise en disponibilité.
Je suis perçu comme un haut fonctionnaire qui a choisi le secteur privé, mais au fond ce n'est pas cela qui a primé. Il y a eu une succession de positionnements. J'ai travaillé dans un corps de contrôle, dans une administration d'État, dans une grande fédération professionnelle et aujourd'hui dans un grand groupe qui cherche à se structurer tout en défendant un modèle d'entreprendre et des valeurs qui sont ceux que je défendais aussi lorsque j'étais à la Mutualité française. Maintenant, je le fais en suivant d'autres canaux, en utilisant d'autres leviers. Il importe maintenant pour nous de nous positionner comme un acteur important du marché sur le plan de la couverture individuelle, de la couverture collective, avec l'impact sur le monde mutualiste en 2013 de l'accord national interprofessionnel, de la loi relative à la sécurisation de l'emploi sécurisation, et la nécessité pour le modèle mutualise de se réinventer très profondément en direction des entreprises et des grandes entreprises. Voilà la dimension plus business de mon activité, puisqu'il s'agit de toucher les leaders d'opinion, les décideurs économiques, les décideurs sociaux.
Cet ancrage dans le secteur privé n'est pas un choix délibéré ; c'est le choix de poursuivre un engagement mutualiste non plus dans une fédération professionnelle, mais plutôt chez un acteur mutualiste qui, du fait de l'évolution des règles économiques, prudentielles, juridiques et fiscales, est devenu un acteur de marché au même titre que les compagnies d'assurances, les institutions de prévoyance, les bancassureurs.
Étant donc en disponibilité, je devrai faire un choix difficile à un certain moment. À cet égard, le choix de la mise en disponibilité au bout de 23 ans de service public n'a pas été un choix simple compte tenu de mon parcours de fonctionnaire entamé en 1993. Je suis très attaché à l'État et au service public. Mais j'ai le sentiment de continuer par d'autres moyens d'oeuvrer au bien commun.
Vous nous dites que votre situation actuelle n'est jamais que le prolongement de ce que vous avez vécu ailleurs, que vous défendez les mêmes valeurs. On vous croit volontiers. Les béotiens que nous sommes n'ont pas vraiment l'impression que la Cour des comptes et même les agences régionales de santé recherchent la même chose que les mutuelles ! Nous avons plutôt le sentiment que leur activité principale, c'est de faire des économies, de comprimer les effectifs, etc. Pour être moi-même mutualiste, je pensais que ce n'était pas vraiment la tasse de thé des mutuelles, même si, comme tout bon gestionnaire, elles essayent de ne pas gaspiller l'argent. N'y a-t-il pas un hiatus entre votre travail d'autrefois et ce que vous faites maintenant ? Ou peut-être avez-vous été amené à réviser vos positions antérieures ?
Le mouvement mutualiste est à une phase très importante de son histoire : il ne peut plus se contenter d'exister à côté de la sécurité sociale et de se vivre comme le prolongement de celle-ci, un complément, un amortisseur de la croissance mécanique des dépenses de santé, en prenant sa charge et en mutualisant le plus possible le ticket modérateur, les dépassements d'honoraires, les dépenses hors nomenclature, qui ont vocation à croître compte tenu des difficultés intrinsèques de régulation de notre système de santé. Ce paradigme de la « Mutualité 45 » est derrière nous, ce qui ne signifie pas que le lien avec la sécurité sociale soit distendu. Il est même fort, et puisque nous intervenons sur le même segment de l'offre de soins, l'articulation dans le cadre de la négociation conventionnelle est très importante.
Mais le monde mutualiste, du fait de plusieurs chocs réglementaires - entrée dans la directive assurance, assimilation par l'autorité de contrôle à un organisme d'assurance de droit commun, choc fiscal 2011-2012 avec l'entrée dans la fiscalité de droit commun, choc de marché avec le transfert progressif d'une couverture massivement individuelle vers les grandes entreprises et les entreprises -, doit mettre au premier plan de ses objectifs un modèle d'entreprendre qui soit non seulement efficace sur un plan social, mais aussi performant sur un plan économique. La contrainte de performance, d'efficience, est au coeur du modèle.
Voyez les débats récurrents sur les frais de gestion, en dépit des tentatives d'instrumentalisation polémique. Nous devons pouvoir dire à nos adhérents, aux citoyens, à la puissance publique que nous sommes en capacité de gérer au moindre coût. De ce point de vue, puisque vous avez fait allusion à mes fonctions passées de magistrat financier, de haut fonctionnaire ayant construit les agences régionales de santé dans une logique d'efficience, parfois d'économies...
Efficience, c'est un terme poli ! Elles ont surtout fait faire des économies !
Les agences régionales de santé ont fait faire des économies, en effet. Le pilotage des politiques territoriales a gagné à être rassemblé, mais c'est un autre sujet.
Je pense donc pouvoir apporter cette exigence de rigueur gestionnaire à un secteur qui a besoin, dans le cadre de sa transformation, de sa maturation économique, d'intégrer des logiques sans doute plus contraignantes de résultats, de suivi des marchés techniques, de compression des frais de gestion, sujets qui n'ont pas toujours été au coeur du modèle pour deux raisons : d'une part, compte tenu des liens extrêmement forts avec la sécurité sociale et de l'accroissement mécanique des dépenses de santé ; d'autre part, parce que le mouvement mutualiste est un mouvement militant ou les enjeux d'accès aux soins, de prévention et d'accompagnement ont toujours sinon primé, du moins été plus mis en avant que les strictes contraintes gestionnaires. Mon parcours et mon profil sont donc utiles pour ce secteur de l'économie en transformation.
Personne ne nie que votre parcours soit utile à la Mutualité. Si elle devient une compagnie d'assurance lambda, on ne voit pas ce qui justifie son existence. L'efficience, d'accord : tout élu local sait qu'il vaut mieux bien gérer que mal gérer et que la compression des coûts est un impératif. Mais pour faire quoi si la Mutualité arrive au même résultat et finit par intégrer les mêmes valeurs, les mêmes finalités ? À quoi bon la laisser subsister ? Voyez les banques dites « mutualistes » : quand on voit ce qu'est devenu le Crédit agricole, ça fait bizarre... Il y a quand même bien des différences ?
Vous m'avez demandé si mon parcours précédent m'était d'une quelconque utilité dans mes fonctions présentes. Je vous ai répondu. Pour répondre à votre question, bien sûr qu'il existe des différences majeures à tous les niveaux entre la Mutualité et le système assurantiel.
Ce qui nous intéresse, ce sont les rapports entre les différentes façons de concourir à l'intérêt général, à l'intérêt public. Car certains qui travaillent chez BNP Paribas peuvent affirmer travailler pour le bien du pays. N'y a-t-il pas quand même de petites différences s'agissant de la Mutualité, qui assure des missions de service public ?
Des missions de service public : c'est peut-être un peu fort. Il faut plutôt parler d'intérêt général, du fait d'ailleurs de la multiplicité des métiers de la mutualité. On parle là de l'assurance, mais la mutualité est un des premiers offreurs de soins en France sur les territoires, elle crée beaucoup d'emplois et beaucoup de structures. Bien sûr qu'il existe des différences !
Je pourrais également vous expliquer la raison pour laquelle je ne suis pas aujourd'hui fonctionnaire en poste dans mon administration. Même si j'ai beaucoup de respect pour les compagnies d'assurance, je ne travaille pas dans une compagnie d'assurance ! La Mutualité est un modèle d'entreprendre original, qu'il faut vivre de l'intérieur. J'ai tendance à penser que le mutualisme, c'est le libéralisme sans la recherche du profit : ce sont beaucoup d'initiatives privées, mais au fond la richesse créée n'est pas captée, redistribuée au profit d'intérêts privés, mais d'intérêts collectifs. Dans la Mutualité, il n'y a pas de propriété. Si une mutuelle est en difficulté économique, ses actifs ne sont pas dissous ; son portefeuille est transféré à une autre. Il y a un esprit de communauté, et c'est ce qui me plaît. Vous avez fait référence aux travaux de réflexion politique que j'ai menés, ils résonnent avec ce modèle qui échappe à l'alternative individualisme consumériste ou puissance publique triomphante.
Le modèle est en outre capable de porter des « externalités positives » dans de nombreux domaines : la santé, la prévoyance, le logement, l'offre de soins. Ce mouvement est très créatif parce qu'il est très territorial. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai accepté ce poste. Aesio, ce n'est pas Paris : c'est Saint-Etienne, Arras, Grenoble, Chambéry, Nîmes, Montpellier, Lille. Les trois mutuelles sont très enracinées d'un point de vue interrégional, et c'est ce qui me passionne dans le secteur de la mutualité : pouvoir faire le lien permanent entre des exigences de consolidation nationale avec l'incarnation territoriale.
J'ai évoqué les défis de transformation. Je n'exerce plus du tout le même métier qu'auparavant, mais je ne le vis pas comme un pantouflage d'un jeune énarque passé par un grand corps de l'État qui serait recruté par une grande banque au bout de quatre ans pour y faire toute sa carrière. Ce n'est pas tout à fait mon profil.
Pourquoi ne suis-je pas en poste aujourd'hui ? J'ai passé deux ans entre 2008 et 2010 dans une administration centrale, le ministère des affaires sociales, pour mener une grande réforme. J'ai été à la fois très impressionné par les qualités humaines et professionnelles des collaborateurs de ce ministère, y compris dans les cabinets ministériels, qui contrastait avec la manière dont collectivement tout cela a été géré en termes de structuration, d'organisation, de pilotage, de cohésion. Pendant deux ans, j'ai vu se battre de manière très violente les grandes composantes de l'État contre cette réforme portée par le Président de la République et le Premier ministre.
Je pense que ce ministère manquait à ce moment-là d'une véritable structuration lui permettant de faire converger l'ensemble de ses directions vers un même but. Le temps passé à la coordination, à mettre d'accord les uns et les autres, alors que l'impulsion était donnée au plus haut niveau de l'État, m'a paru être du gaspillage de ressources et une débauche d'énergie absolument disproportionnée. Si toutes les administrations centrales fonctionnent de la sorte au moment de grandes réformes, on a de gros progrès à faire sur le plan de la gestion des ressources humaines de l'État.
Outre les opportunités qui se sont présentées à moi, si je ne suis pas aujourd'hui à la Cour des comptes, c'est parce que le travail de contrôle est très intéressant... pour se former. Mes quatre années d'auditorat ont été passionnantes, je les ais passées au côté de grands magistrats qui m'ont appris le métier, la rigueur, l'humilité, la dimension intellectuelle - il faut beaucoup investiguer pour être un tout petit peu pertinent, car il est tellement facile d'écrire des généralités et de se poser en donneur de leçons... J'ai pu ainsi entrer dans la technicité redoutable de la sécurité sociale et des politiques de santé. En plus, je me suis occupé pendant quelque temps de la certification des comptes de la sécurité sociale en tant que coresponsable de la mission d'audit de la branche accidents du travail-maladies professionnelles. Cette posture du contrôle n'est pas forcément ma tasse de thé dans la mesure où elle vous place toujours dans une position de surplomb et vous conduit à porter des appréciations vis-à-vis d'administrations qui sont souvent confrontées à des contraintes extrêmement fortes. Cela étant, je peux très bien de nouveau exercer ce métier demain puisque ces grands corps ont la particularité d'être très accueillants quand on souhaite y revenir.
Pour résumer ce que vous avez vécu au ministère, on peut dire que le système s'autobloque. Est-il exagéré de dire que l'énergie dépensée pour le réformer se dissipe progressivement ?
La situation que j'ai décrite correspond à mon expérience entre 2008 et 2010. Depuis lors, elle a été atténuée. D'abord, les secrétariats généraux ont pris plus d'ampleur dans les ministères. C'était vrai dès 2008-2010 dans les ministères régaliens - le ministère de l'intérieur, le ministère des transports, le ministère de l'agriculture -, moins dans les ministères moins directement régaliens ou moins structurés historiquement comme le ministère de la santé. Désormais, entre la direction de la sécurité sociale, la direction générale de l'offre de soins, la direction générale de la santé, la direction de la cohésion sociale devenue depuis la direction de l'action sociale, directions très en résonnance avec la société civile, avec le monde médicosocial, le monde hospitalier, le monde soignant, le besoin de coordination est beaucoup plus fort. À cette époque, le ministère n'avait pas encore fait le choix d'un secrétariat général plus étoffé. C'est un peu différent aujourd'hui.
La décroissance des cabinets ministériels est une excellente nouvelle pour l'administration même si, à court terme, c'est sans doute usant pour les sous-directeurs et les chefs de bureau. J'avais constaté une double chaîne de commandement entre le cabinet et la hiérarchie administrative. Recentrer les cabinets sur l'essentiel, sur le stratégique, sur le politique, et éviter de doublonner tel conseiller pour suivre tel sujet avec tel chef de bureau hypercompétent dans telle sous-direction de tel ministère me semble de nature à changer les choses.
Je vous parle de mon expérience sur une réforme politiquement très forte car, comme le disait Mme Bachelot, c'était une réforme que tout le monde appelait de ses voeux, mais que personne n'avait envie de faire : la direction du budget était attentiste, voire légèrement hostile, la direction la sécurité sociale était méfiante, la Caisse nationale d'assurance maladie était vent debout, passant beaucoup de temps dans ces murs pour expliquer à la représentation nationale tout le mal qu'il fallait en penser.
J'ai passé des heures au Parlement à rédiger amendement contre amendement pour essayer de sortir un titre IV ayant un peu de consistance. Avec le secrétaire général, nous avions construit un pilotage national pour que la CNAM soit un peu plus en synergie avec les agences régionales de santé. Or le texte adopté par la commission ne contenait pratiquement plus rien. Il a fallu remonter jusqu'au comité RGPP, présidé à l'époque par Claude Guéant et Jean-Paul Faugère, pour que l'Inspection générale des affaires sociales refasse un rapport sur le pilotage national de manière à pouvoir redéposer un amendement six mois plus tard. Le combat a donc été très fort, et j'ai beaucoup appris de la sociologie de l'État, du poids des directions, du poids des cabinets, du poids de la présidence de la République.
J'y venais ! C'est la première grande réforme coécrite entre le Gouvernement et le Parlement, ce qui lui a donné cette dimension non pas conflictuelle, mais de confrontation très forte de vues. Le préfet Philippe Ritter avait été chargé d'un rapport sur les ARS : le député Yves Bur avait écrit le sien, sur le même sujet, prenant le contre-pied du premier et proposant de placer les agences sous la tutelle de l'assurance maladie.
Je ne méconnais pas le contexte politique qui explique la rudesse du passage en administration centrale, ni le fait que le secrétariat général était à l'époque sans doute relativement faible, n'ayant pas autorité sur les directions du ministère. Néanmoins, cette réforme a été menée dans un temps record. En avril 2010, en deux ans, 26 établissements publics avaient été créés. Ce qu'a salué la Cour des comptes.
En entendant de hauts fonctionnaires comme vous, on est amené à nuancer l'idée qu'on pouvait se faire des allées et venues incessantes entre un secteur protégé et un secteur privé. Vous dites avoir vu d'un bon oeil la réduction du volume des cabinets ministériels pour laisser à l'administration un peu plus de pouvoir. C'est du moins ce que vous avez sous-entendu. Nous, nous pensons que le politique est important. Aujourd'hui, il est question de réduire le nombre de sénateurs et de députés. Soit, mais on pourrait aussi réduire le nombre des fonctionnaires. Ne pensez-vous pas qu'il serait possible de faire un peu de dégraissage de ce côté aussi ?
Il est bien que le politique et l'opérationnel soient plus nettement séparés. Mon propos n'était pas de relativiser le poids du politique ; au contraire, il faut que le ministre soit fort et qu'il ait autour de lui des conseillers permettant au gouvernement de mobiliser l'administration pour tendre vers des objectifs politiques et non pas internaliser des fonctions de pilotage administratif au sein d'un cabinet. Le but n'est pas de rendre l'administration plus forte ; c'est pour que les gens qui y travaillent aient le sentiment de contribuer à la politique qu'on leur demande de mettre en oeuvre. Il est parfois démotivant pour un sous-directeur ayant dix ou quinze ans d'ancienneté et qui connaît parfaitement son métier de se voir expliquer par un jeune conseiller issu d'un grand corps, mais sans grande expérience professionnelle, ce qu'il faut faire et se voir commander une note à 18 heures pour le lendemain 8 heures. Je suis pour un politique fort à sa place et une administration efficace à la sienne.
Quant au dégraissage des administrations centrales, dans celle que j'ai connue, on pourrait chercher les sureffectifs. Ces fonctionnaires exercent des fonctions de pilotage régalien, de pilotage stratégique - des productions de haute valeur ajoutée -, réfléchissent à des textes de loi, à des décrets, en coordination avec l'ensemble des ministères, ce qui requiert un investissement extrêmement fort. J'ai eu le sentiment d'être en permanence sur la brèche. À cette époque, beaucoup de collaborateurs ont été éprouvés physiquement et psychologiquement par la puissance de la RGPP sur le plan sanitaire, sur le plan des politiques territoriales. C'est à ce moment-là qu'a été complètement refondue la carte des administrations territoriales. L'administration centrale du ministère de la santé - je ne me prononcerai pas sur les autres - travaille en flux tendu en permanence.
Je partage votre point de vue sur le mutualisme. Et pour avoir travaillé en secteur agricole, je connais son importance.
On parle de simplification ; je partage cet objectif. Or j'ai l'impression qu'on fait l'inverse : on diminue ou on supprime le remboursement de certains médicaments, de certaines prestations, parts que prennent à leur charge les mutuelles ou les assurances privées. Je me pose la question : faut-il vraiment que la sécurité sociale et les organismes complémentaires interviennent en complément ? Il serait normal, même s'il faut être extrêmement vigilant, de réduire le nombre des intervenants et donc les coûts. Pourquoi la sécurité sociale ne prendrait-elle pas tout à sa charge, sachant que beaucoup de gens modestes n'ont pas la capacité de souscrire une assurance complémentaire ? Ne peut-on pas simplifier les choses ?
C'est une question majeure, que j'ai traitée avec une autre casquette dans une vie antérieure. Si l'on devait refonder le système de 1945 à la lumière de ce qu'on a vécu par la suite, sans doute construirait-on autrement l'intervention des financeurs, ferait-on en sorte qu'ils jouent un rôle différent. Mais le système est ce qu'il est et le mutualisme n'est pas un accident de l'histoire ; il a été fondamentalement pensé par Pierre Laroque en 1945 avec l'idée que le ticket modérateur entraînait une forme de responsabilisation, même si Raymond Barre, en 1980, a tenté de le rendre d'ordre public, c'est-à-dire d'empêcher un deuxième assureur de prendre en charge des dépenses qui ne seraient plus prises en charge par la sécurité sociale. Le ticket modérateur étant assurable, vous légitimez de manière structurelle l'existence d'un deuxième financeur.
Pourquoi ce deuxième financeur a-t-il pris une telle part, à savoir 50 % des dépenses sur les soins courants hors affections longue durée ? Il s'est développé en raison de l'absence de courage politique pour mettre en place un mécanisme permettant d'équilibrer les comptes de la sécurité sociale. Il est très difficile de revenir en arrière, car cela obligerait à modifier des équilibres vraiment complexes. L'idée a parfois été avancée d'en revenir à un 100 % sécurité sociale : j'y suis très réticent, car une telle solution ne réglerait pas la question de la régulation. Parfois, deux financeurs bien coordonnés sont préférables pour la régulation. Ce qu'on fait les pouvoirs publics, c'est qu'ils ont complètement réglementé ce secteur du point de vue du contenu, du point de vue des prix. Qu'est-ce que le « reste à charge zéro », que le Président de la République appelle maintenant le « 100 % santé », si ce n'est une étape ultime de la régulation de ce secteur pour garantir une prise en charge intégrale par le régime de base et le régime complémentaire ? Je ne vois pas à court terme, vu le poids financier qu'a pris l'assurance complémentaire, comment on pourrait en venir à un « 100 % sécu », idée qui n'a jamais fait partie de notre pacte social, même en 1945. Auquel cas, on aurait créé un système complètement étatique qui aurait conduit à la création d'un secteur autre sans doute moins solidaire.
Pensez-vous que ce soit une bonne chose que les fonctionnaires puissent non pas pantoufler - votre cas est un peu à part -, mais aller dans le privé ? Que pensez-vous de la proposition qu'a faite l'autre jour ici Jean-Pierre Chevènement d'interdire à un fonctionnaire parti pour le privé de revenir dans le public au bout d'un an ou de cinq ans ?
La projection des hauts fonctionnaires hors secteur public s'explique aussi par un problème d'attractivité. En particulier avec la réforme de l'État ou le poids des nominations en sortie de cabinet ministériel, il est difficile pour un haut fonctionnaire d'avoir des perspectives toujours épanouissantes au sein du secteur public.
Oui, même si un haut fonctionnaire est correctement payé. Quand les écarts de rémunération sont tellement importants avec des personnes qui ont fait les mêmes écoles que vous quinze ou vingt ans auparavant, il n'est pas facile de retenir les gens, d'autant plus s'ils n'y trouvent pas leur compte du point de vue de l'intérêt de leur métier. Même un administrateur civil qui au bout de huit ans peut être nommé sous-directeur sait qu'il ne sera jamais nommé directeur d'administration centrale faute d'avoir fait du cabinet ministériel.
Bien sûr ! Voyez les nominations à la tête de grands établissements publics intervenus au cours du dernier quinquennat, y compris de fonctionnaires n'ayant aucune expérience managériale. Lors de la création des ARS, Mme Bachelot avait mis en place un comité de recrutement dirigé par Jean-Martin Folz pour faire de l'assessment et éviter de nommer un sous-préfet par-ci, un magistrat de la Cour des comptes par-là, un directeur de caisse primaire ailleurs. Certains parmi eux pourront être nommés, mais sur la base d'un assessment, d'une évaluation en fonction des fiches de poste et après audition. Je suis pas sûr que les nominations de ces dernières années à des postes éminents de la sphère publique aient obéi à un assessment minimal, même si cela ne signifie pas les gens nommés ne possèdent pas les qualités requises. Quand un haut fonctionnaire ne fait pas le choix du cabinet ministériel et de l'engagement politique, vers 35 ou 40 ans, sa carrière est confrontée un problème d'attractivité.
Bien sûr ! L'appartenance à un grand corps offre simplement des facilités d'allers et retours entre le privé et le public, entre le public et le public, c'est une carte de visite, c'est une facilité de réseau. À l'exclusion cependant des corps qui se gèrent davantage sur un mode club ou réseau.
La Cour des comptes laisse ses magistrats extrêmement libres de construire leur parcours professionnel sans obsession du placement, même si les chefs de corps sont sollicités au moment de la constitution des cabinets ministériels. Bref, je mentirais en disant qu'il n'y a pas d'avantage concurrentiel, mais l'appartenance au grand corps ne fait pas la carrière. Ce qui fait la carrière, c'est l'investissement personnel.
Et le laps de temps au terme duquel il ne serait plus possible de retourner dans la fonction publique - 10 ans aujourd'hui - ?
Une réduction aussi drastique pourrait freiner l'envie de sortir du giron public pour faire autre chose. Ces mouvements me semblent bénéfiques pour la collectivité. Ainsi, 40 % des magistrats de la Cour des comptes exercent à l'extérieur, ce qui sera bénéfique pour elle quand ils y retourneront. Lorsqu'on a eu une expérience professionnelle plutôt riche, il est plus facile de conseiller l'État, de le contrôler, de l'évaluer.
Cela étant, il est assez confortable de pouvoir prendre un risque en allant travailler à l'extérieur et de pouvoir revenir dans son corps d'origine si cela ne marche pas.
Cette idée revient souvent dans l'actualité, étant sous-entendu qu'il faudrait ôter aux hauts fonctionnaires cette facilité à aller voir ailleurs, sans rompre avec leur engagement premier. Or celui-ci est une dimension forte. Si demain on propose à de hauts fonctionnaires de 45 ou 50 ans des postes dans la sphère publique qui leur permettent d'exercer vraiment leurs talents, avec de vraies responsabilités managériales, sans qu'ils aient le sentiment d'être pilotés en direct par un cabinet et que leur marge de manoeuvre est étroite, peut-être s'incarneront-ils davantage dans le service de l'État. Ce retour doit-il intervenir au bout d'un an, de cinq ans, de dix ans ? À mon sens, l'enjeu n'est pas là - sinon un enjeu politique - : il réside plutôt dans la manière de manager ce corps.
Ce type de décision n'irait pas sans une refonte de la structure de l'administration de l'État, qui permettrait d'offrir des carrières intéressantes.
L'État est accusé de tous les maux : il est improductif, il est inefficace, il coûte trop cher. C'est la petite musique qu'on entend dans la société française depuis des décennies : haro sur la fonction publique, haro sur les fonctionnaires, haro sur la dépense improductive. Il est compliqué, au terme d'un long cursus scolaire, quand vous avez fait le choix de vous incarner dans la fonction publique, d'en sortir parce que les perspectives de carrière vous semblent limitées. Certes, elles ne le sont pas au début : quand on sort de l'ENA ou d'un institut régional d'administration, on peut faire des choses passionnantes. Mais passé les premières années d'enthousiasme apparaît un goulet d'étranglement : a-t-on vocation à devenir sous-directeur, chef de service, sachant qu'il sera beaucoup plus compliqué de devenir directeur d'une administration centrale ? Faut-il se faire nommer dans un corps de contrôle faute d'avoir pu intégrer un grand corps ? Faut-il intégrer un établissement public sachant qu'ils sont une chasse gardée ? Un ministère ? Un cabinet ministériel ?
La réflexion que vous menez ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur l'attractivité des carrières publiques dans un moment historique de la société française où l'État est à la fois fort dans ses incarnations individuelles et plus en retrait dans ses incarnations collectives. Le passage dans le privé s'explique non pas tant par son attrait que par le fait qu'à un moment l'État n'est plus en capacité d'offrir des perspectives à la hauteur des attentes.
De ce point de vue-là, saluons l'initiative qui a été prise il y a quelques années de créer auprès du premier ministre la mission Cadres Dirigeants, vivier de hauts fonctionnaires. Quand la Cour des comptes m'a proposé d'en faire partie, j'ai bénéficié d'un assessment hyperprofessionnel. Voilà comment pourvoir les postes de responsabilité dans l'administration d'État et dans les administrations décentralisées. Cette mission est consultée à l'occasion de toute nomination à un poste de responsabilité dans le secteur public. Les initiatives de ce type devraient être encouragées, car elles donnent à de hauts fonctionnaires qui ne sont pas dans des cabinets ministériels, qui n'ont pas fait le choix de donner un tour plus politique à leur engagement professionnel la possibilité d'être nommés directeur d'administration centrale, préfet, etc.
François Mitterrand disait, paraît-il, que les cabinets étaient une très mauvaise idée. Seuls étaient utiles le chef de cabinet, qui gère l'agenda, l'attaché parlementaire, qui s'occupe des relations avec le Parlement, l'attaché de presse ou le conseiller chargé de la circonscription du ministre. Ma tout petite expérience ministérielle me permet de confirmer que les cabinets ministériels font écran. Emmanuel Macron a bien fait de réduire de moitié le nombre de leurs membres. Les hauts fonctionnaires de 40 ou 45 ans sont en permanence humiliés, qui peuvent recevoir un coup de fil sec et prétentieux d'un jeune de 25 ans leur demandant une note à l'attention de son ministre pour le lendemain matin, d'autant que c'est lui qui y apposera sa signature. Les membres des cabinets politisent des choses qui n'ont pas à l'être. Si le ministre est un vrai politique, il dispose de son équipe rapprochée qui s'occupe de politique. Pour le reste, il doit s'appuyer sur les hauts fonctionnaires, qui sont d'une grande qualité et pour la plupart très loyaux. Ils servent la République, ils servent l'État et non pas tel ou tel parti politique.
Nous nous interrogeons sur les modalités de sélection interne à l'ENA ? Il semblerait que son recrutement ne soit pas moins démocratique que celui des autres grandes écoles. En revanche, la sélection se fait à l'intérieur, et il semblerait - nous disposons néanmoins de chiffres - que le produit final soit encore moins représentatif de la société française.
Je ne peux vous parler que d'une seule promotion, à savoir la promotion Léopold Sédar Senghor, celle de 2004, promotion atypique, puisque ses élèves du concours externe n'ont pas fait leur service militaire, mais également parce qu'elle compte ses grandes stars, à commencer par le Président de la République. En même temps elle est d'une très grande diversité, puisque près de 40 % de ses élèves, dont moi-même, étaient issus du concours interne - professeurs certifiés, agrégés, attachés principaux, fonctionnaires du Quai d'Orsay, etc. Donc une plus grande diversité, mais une diversité plus anonyme. Bien sûr, quand on regarde le classement de sortie, on peut établir des corrélations sociologiques indéniables, mais il faut regarder l'ensemble de la promotion et l'ensemble de sa trajectoire.
Ensuite, l'ENA est une école qui brasse sans doute insuffisamment les différentes couches sociales, mais le sujet, selon moi, ce n'est pas l'ENA : c'est le fait que depuis 1945 la voie royale pour y accéder, c'est Sciences-po. C'est là que tout se joue. On pourrait, selon un système à l'anglo-saxonne, privilégier les normaliens en estimant qu'il faut être cultivé pour être haut fonctionnaire, les centraliens ou les polytechniciens. Pour ma part, j'ai fait l'ENA sans avoir fait Sciences-po et au cours de ma scolarité, j'ai compris à quel point le mode de pensée à la fois dans son excellence formelle et dans son relatif conformisme intellectuel était très lié au moule Sciences-po. Pour moi, les voies d'accès à l'ENA mériteraient d'être plus diversifiées.
Au lieu de se réduire, les différences au cours de la scolarité à l'ENA s'accentuent. L'un de nos problèmes, c'est le rôle des grands corps. Vous l'avez reconnu vous-même : les disparités sociologiques sont moindres dans la botte qu'au départ. Certes, il y a un problème évident avec Sciences-po, mais le recrutement n'est pas moins démocratique qu'à l'École normale supérieure ou Polytechnique. On y retrouve les mêmes catégories. Sauf qu'on a l'impression que la sélection finale est renforcée à l'ENA.
C'est à l'image de l'évolution de la société française, qui devient plus inégalitaire. Le brassage social à l'ENA était sans doute beaucoup plus fort en 1960, 1970 et même 1980. Les insiders sont en position d'utiliser les institutions à leur profit. On le voit dans le système scolaire. Cela vaut également pour l'accès direct aux grands corps.
Les différences se raréfient plus on monte. Est-ce significatif ? Certaines épreuves sont plus étrangement sélectives que d'autres.
C'est ambigu. Quand la note de stage est passée de 20 % à 30 % de la note finale, on aurait pu penser que cela favorisait les gens ayant une certaine aisance sociale et maîtrisant les codes. A contrario, on a pu penser que cela valoriserait les gens disposant déjà d'une expérience professionnelle, capables, en préfecture ou en ambassade, de montrer à leur maître de stage qu'ils n'étaient pas des jeunots inexpérimentés et qu'ils savaient dénouer une situation de crise. Faire l'ENA à 30 ans avec une expérience professionnelle de quelques années m'a sans doute donné un peu plus d'épaisseur par rapport à ceux qui ne savaient faire que des dissertations et des notes. Mais il est vrai que plus vous majorez la note de stage, plus vous favorisez ceux qui maîtrisent les codes sociaux du fait de leur éducation. Mes condisciples de promotion entrés par le concours externe et sortis dans les grands corps ont tous obtenu 9 ou 10 à leur note de stage.