Mes chers collègues, nous avons le grand plaisir d'accueillir ce matin Erik Orsenna, de l'Académie française, et Noël Corbin, inspecteur général des affaires culturelles.
Messieurs, vous étiez déjà venus devant nous le 21 mars 2018 pour présenter votre rapport Voyage au pays des bibliothèques : lire aujourd'hui, lire demain, qui avait été remis au président de la République quelques jours plus tôt, ainsi qu'à l'ancienne ministre de la culture, Françoise Nyssen.
Ce rapport a été présenté comme un carnet de voyages, nourri de vos déplacements et de vos rencontres dans les territoires, et contenait l'espoir que les bibliothèques, premier réseau culturel public, ouvrent « mieux et plus ».
Un plan Bibliothèques a été lancé par le ministère de la culture quelques temps plus tard, en avril 2018. On peut donc dire que vous avez été entendus. Je rappelle les trois volets du plan :
- ouvrir plus, dédié à l'extension des horaires d'ouverture ;
- offrir plus, destiné à élargir le champ d'action des bibliothèques ;
- mieux former, consacré à l'accompagnement des professionnels dans ces transformations.
Ce plan s'est traduit par un effort budgétaire de l'État en direction des collectivités territoriales de 15 millions d'euros entre 2018 et 2020, avec 8 millions d'euros fléchés sur l'extension des horaires d'ouverture, et 7 millions attribués aux missions des bibliothèques.
Notre commission, qui s'intéresse depuis longtemps à l'évolution et au devenir des bibliothèques publiques, grâce notamment à nos collègues Françoise Laborde et Sylvie Robert, souhaite maintenant savoir si vos préconisations ont été suivies d'effets. C'est pourquoi elle a constitué en son sein un groupe de travail sur la question plus spécifique de l'extension des horaires d'ouverture. Cette mission de suivi a été confiée à Sylvie Robert et Colette Mélot, qui ont déjà mené un certain nombre d'auditions.
Je résumerai donc ainsi nos interrogations : les bibliothèques ouvrent-elles mieux et plus ?
Messieurs, vous avez la parole.
Madame la présidente, je suis très heureux de vous retrouver.
Au cours de ma longue carrière, notamment au Conseil d'État, j'ai vu maints rapports jetés directement à la poubelle sans qu'ils n'aient jamais donné lieu à quelque action que ce soit. Je salue en cet instant Sylvie Robert, qui a lancé l'alerte et qui s'est obstinée. Je l'en remercie profondément.
Vous avez dit qu'il convenait d'offrir plus et de former mieux. Dans notre rapport, nous constations que les missions avaient changé et qu'il fallait en tenir compte. Il convenait de conserver le pôle constitué autour du livre et non maintenir une sorte d'animation sociale et culturelle, la médiathèque-bibliothèque étant le seul lieu qui soit encore ouvert dans les villes petites et moyennes touchées par la désertification. Vous êtes les représentants des territoires : ce serait donc plutôt à nous de vous écouter !
J'insiste sur le rôle extrêmement important des départements dans le domaine des contrats départementaux de lecture, qui sont des éléments clés.
On nous a reproché, notamment à l'Assemblée nationale, de ne pas avoir été assez directifs et de ne pas avoir imposé un modèle unique de bibliothèques, de Dunkerque à Cayenne. Étonnamment, ceci a permis aux directions régionales des affaires culturelles (DRAC) de reprendre un peu de dynamisme et de prouver leur efficacité. C'est grâce à elles et aux municipalités que la diversité et la pertinence des projets ont pu être définies.
Les représentants des DRAC se sont rendu compte qu'ils pouvaient être utiles quand on leur fixait un objectif. C'est une nouvelle preuve que le jacobinisme n'est pas la bonne façon d'économiser de l'argent et d'être plus rationnel.
La formation des personnels des bibliothèques est un chantier en cours. Tout cela est long, mais il ne faut pas oublier que le coeur de l'affaire repose sur les professionnels. Je n'ai rien contre les associations ni contre les volontaires, mais les professionnels constituent la base d'un service public. Le bénévolat et l'associatif ne sont pas des substituts au service de l'État.
Au-delà de sa dimension culturelle, le sujet des bibliothèques est extraordinairement riche en termes de conception de l'animation de notre République et de gestion de l'État.
Enfin, il ne vous a pas échappé qu'il va y avoir sous peu des élections municipales, ni que la décision d'ouvrir plus et mieux dépend des maires. C'est un des éléments du débat. Le pari consistait à dire qu'une fois un équipement ouvert, on ne pouvait revenir en arrière : on va voir ce que cela donne après les élections.
Les bibliothèques ouvrent-elles davantage ? La réponse est oui. Celles ayant fait l'objet d'une extension enregistrent une moyenne de 8 heures 30 supplémentaires, et touchent 9 millions de nos concitoyens. Le Service du livre et de la lecture (SLL), que vous avez auditionné, a dû vous l'indiquer.
Sur 88 millions d'euros de la dotation générale de décentralisation (DGD), 8,4 millions d'euros sont dédiés aux extensions d'horaires, le reste étant fléché sur les dépenses d'investissement. Aujourd'hui, on consacre au total un peu plus de 10 millions d'euros aux extensions d'horaires, en prenant sur des crédits attribués aux dépenses d'investissement.
Il existe 60 projets supplémentaires pour 2020. On va donc continuer à prendre sur l'investissement si l'on n'enregistre aucune mesure nouvelle en matière de fonctionnement.
Nous sommes très attachés à l'extension des horaires d'ouverture, mais aussi au fait que l'État continue à accompagner les collectivités locales dans leurs investissements. Il ne faudrait pas, en effet, que les dépenses de masse salariale qui permettent de couvrir des horaires nouveaux viennent obérer l'investissement de l'État.
L'engagement porte sur cinq ans. L'objectif initial était de faire jouer le soutien de l'État, qui accompagne en moyenne à 70 % ces dépenses, et que les collectivités locales aient envie de poursuivre leur politique dynamique.
L'État n'a toutefois pas la possibilité de continuer à aider les collectivités au-delà de cinq ans. Il est donc probablement nécessaire que le ministère de la culture mène une réflexion avec les collectivités locales sur les modalités d'accompagnement.
Par ailleurs, 4 millions d'euros ont été consacrés en 2020 au supplément d'offre destiné à traduire la place de la bibliothèque dans la vie culturelle de la cité. Ceci amène un engagement très fort de l'État afin de faire des bibliothèques le point de départ de l'action culturelle, en lien étroit avec les habitants.
Aurore Bergé, députée, travaille sur un rapport consacré à « l'émancipation culturelle » qui établit un certain nombre de préconisations. Comment la place des bibliothèques va-t-elle pouvoir se développer dans le cadre d'une démocratie culturelle renouvelée ? Le rôle du ministère de la culture est de la valoriser davantage, en développant les conventionnements avec d'autres lieux de culture et en faisant des bibliothèques les ponts avancés de la politique culturelle sur les territoires.
Merci Messieurs pour vos éléments de réflexion.
La parole est aux rapporteures.
L'avancée financière, que nous avons collectivement obtenue pour ouvrir les bibliothèques plus et mieux, est doublement calibrée dans le temps puisque, d'une part, l'accompagnement financier de l'État n'est valable que cinq ans, d'autre part, l'abondement supplémentaire de 8 millions d'euros de la DGD « bibliothèques » n'est garanti que jusqu'en 2022. Ce sont aujourd'hui des sujets d'inquiétude pour un certain nombre d'élus, de maires, de présidents d'EPCI ou autres, qui n'ont pas l'intention de revenir en arrière.
En outre, 60 % des emplois créés grâce à ce financement de l'État sont des emplois de titulaires. Nous n'avons cependant pas eu le sentiment, lors de nos auditions, que les collectivités aient pris conscience qu'elles allaient devoir compenser la dégressivité voire la disparition de l'enveloppe dans deux ans. Cela nous préoccupe.
Un autre sujet d'inquiétude réside dans la fongibilité de l'enveloppe de la DGD « bibliothèques ». Aujourd'hui, le dépassement de 2 millions d'euros des dépenses de fonctionnement vient grignoter le montant consacré à l'investissement. On peut estimer cela normal en fin de mandat, mais certains projets sont vraisemblablement dans les cartons du fait des élections municipales, et la question de l'aide de l'État va donc forcément se poser.
Enfin, Erik Orsenna l'a dit, cette mesure a bénéficié aux communes rurales ou aux villes moyennes, mais le plafonnement des dépenses des grandes villes à hauteur de 1,2 % en application du pacte financier a conduit à annuler un certain nombre de projets. Du coup, la fraction de 15 % de la DGD, réservée aux projets à rayonnement départemental ou régional, n'a quasiment pas été utilisée, ce qui constitue une autre question.
Merci, messieurs, pour vos remarques liminaires. On peut dire que c'est grâce à votre premier rapport, ainsi qu'à celui de Sylvie Robert, que les choses ont avancé.
J'ai vécu les différentes étapes de la création d'une médiathèque à Melun, ville dont j'ai été longtemps l'élue. Celle-ci souffrait de ne pas être suffisamment ouverte. Nous espérons donc que nous pourrons apporter une solution pour la suite.
Il n'est toutefois pas évident de convaincre les bibliothécaires de travailler le soir et le week-end, même si certains appelaient l'extension de leurs voeux. C'est un premier écueil. Avez-vous ressenti un certain conservatisme parmi les professionnels ? Nous avons auditionné une représentante de la profession qui ne nous a pas vraiment éclairées sur le positionnement des bibliothécaires. Que peut-on faire pour changer les mentalités ? Je pense que la formation est une condition essentielle à la réussite de cette politique culturelle. Que proposez-vous sur ce sujet ? Êtes-vous associés au troisième volet du plan Bibliothèques ?
Enfin, concernant la coopération entre les bibliothèques municipales et les bibliothèques universitaires, des négociations sont-elles en cours entre le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et le ministère de la culture ?
Je m'associe aux questions qui ont été précédemment posées.
Que pensez-vous de la possibilité, si le public ne se déplace pas pour profiter des nouveaux horaires d'ouverture, que les bibliothécaires se déplacent sur certains lieux de vie ?
Le sujet de la continuité du dispositif de soutien est une question clé. On peut imaginer qu'il existe deux catégories d'élus, ceux qui, d'un côté, pensent qu'un tel projet peut leur permettre de remporter l'élection - ils sont rares - et, de l'autre, l'immense majorité, qui renonce faute de visibilité. Certains projets ont même été arrêtés pour cette raison. L'absence de visibilité n'est plus seulement une excuse, mais sert à justifier l'impuissance. Quelque part, l'État organise le manque de visibilité. Ceci va à l'encontre de toute ambition.
Même si nous avons eu des discussions à ce sujet, les questions budgétaires vous reviennent plus qu'à nous. Ajouter l'effet cliquet à l'effet couperet empêchera tout développement de projet. Annoncer que tout est fini dans deux ans n'a aucun sens ! Organiser la transition n'est pas une simple formalité : c'est une question essentielle !
Les maires que j'ai rencontrés se demandent pourquoi ils continueraient à mettre en péril les finances de leur commune pour recevoir des gens qui ne viennent chez eux que parce qu'il n'existe pas de bibliothèque universitaire. Ce n'est pas leur métier, d'autant qu'on refuse de leur en donner les moyens.
Sur ce sujet, le plus mauvais élève de France, mais aussi d'Europe, est évidemment Paris. Paris n'est pas seulement sale : on n'y trouve pas non plus de bibliothèque universitaire ! C'est pourquoi autant de personnes fréquentent la Bibliothèque publique d'information (BPI). Où aller quand on est étudiant ?
Je suis frappé que la question ne soit pas évoquée dans le cadre du débat sur les élections municipales à Paris. On assiste comme d'habitude à une sorte de morcellement de l'ambition de l'État, à la fois sur la durée et sur la répartition entre le domaine universitaire et le domaine public.
Quant au conservatisme de la profession, il revêt deux aspects. Le premier est relatif à la mission et concerne les livres, et le second a trait aux horaires. Il faut savoir à quoi l'on sert. Si on est dans la restauration et qu'on veut être chez soi à l'heure du déjeuner et du dîner, il faut changer de métier ! Si on veut recevoir du public, il ne faut pas attendre que celui-ci soit disponible, mais ouvrir lorsqu'il est là ! Je suis personnellement prêt à monter au créneau sur ce sujet. C'est un peu comme si j'écrivais 35 heures par semaine ! Il ne faut pas se moquer du monde.
Les choses sont évidemment plus simples avec les nouveaux entrants dans la profession, mais aussi pour ceux qui ont appelé ce changement de leurs voeux. Dans notre société, on souhaite toujours que ce soient les autres qui donnent d'eux-mêmes.
Les bénévoles, par définition, sont prêts à ouvrir tout le temps, contrairement aux professionnels. C'est une étrange conception du service public !
La question du conservatisme est au coeur des problématiques et rejoint le fait de savoir ce qu'est aujourd'hui une bibliothèque pour les bibliothécaires. Ainsi, les bibliothécaires parisiens sont aujourd'hui en grève parce qu'ils refusent d'ouvrir le dimanche.
J'ai été à la tête de la Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris pendant quelques années. J'ai accompagné les ouvertures le dimanche. Cela représente six mois de négociations, cinq créations de postes, une prime de 100 euros par dimanche ouvert, etc. C'est très compliqué.
J'ai beaucoup échangé avec les bibliothécaires, qui font preuve d'un attachement très fort à leur métier. Une bibliothèque, c'est le lieu où l'on trouve des livres. Le bibliothécaire, c'est celui qui accompagne le livre. Sans public, c'en est fini de la bibliothèque !
Le rôle premier de la bibliothèque ne tourne pas autour du livre en tant que tel, mais en tant qu'objet de rapport à la culture. Beaucoup de représentants syndicaux avec qui j'ai discuté m'ont expliqué qu'ils n'étaient pas là pour s'occuper des gens, mais pour s'occuper des livres. C'est une question de formation : on ne sert à rien si on ne remplit pas la mission dont on a la charge.
Or la bibliothèque n'est plus le lieu où l'on vient emprunter un livre : c'est le cas de 55 % des personnes qui s'y rendent. Il faut donc pouvoir les accueillir. Ce métier n'est plus ce qu'il était : si l'on veut le faire correctement, on doit le pratiquer à certains moments. Cette adaptation va prendre beaucoup de temps et nécessiter un dialogue social approfondi.
Un bibliothécaire a un rôle d'accompagnement. Il effectue du travail de portage, mais doit aussi rester dans sa bibliothèque. C'est une question de lien et de relais. Un grand nombre d'associations accompagnent des personnes en situation de handicap. Le rôle des bibliothèques est de créer des réseaux, afin d'être capable de se projeter, avec l'aide de celles et ceux dont c'est la mission.
La même question se pose pour les libraires, dont le travail ne consiste pas seulement à vendre des livres mais à dialoguer avec ceux qui les apprécient. En matière de vente, Amazon est bien meilleur qu'eux !
Leur défi consiste à apporter ce que la technologie ne peut offrir et à accroître la présence humaine. Je fréquente les librairies depuis très longtemps. Tous les ans ou tous les deux ans, je réalise un tour de France des librairies. Je vois la différence. Certaines librairies vont très mal, d'autres ferment, mais les libraires ne se demandent pas s'ils restent ouverts le soir et le samedi, ou s'ils doivent prévoir des animations le dimanche matin : ils sont où sont les gens. Ouvrir les bibliothèques, c'est bien, mais ouvrir les livres, c'est mieux !
Vous avez dit ce que beaucoup pensent du conservatisme et des difficultés que soulève l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques. Celles-ci paraissent parfois trop importantes pour les collectivités, qui préfèrent malheureusement se consacrer à d'autres objectifs, même si elles appellent de leurs voeux une plus large ouverture.
D'autres problèmes se posent par ailleurs aux médiathèques, comme le devenir des espaces consacrés à la musique. On sait que leur fréquentation est en très forte chute, compte tenu des usages. N'y a-t-il pas là une opportunité à saisir pour les faire évoluer, notamment en recourant aux espaces de coworking ?
Il serait bon de parler d'« espaces de travail partagés ». J'ai reçu hier encore Paul de Sinety. L'usage du français reste un vrai combat.
Merci d'avoir, deux ans après, dressé le bilan de votre voyage au coeur des bibliothèques.
La professionnalisation du personnel des médiathèques est évidemment un point important. Elle permet à la fois d'assurer le dialogue social et la lecture publique. Néanmoins, en milieu rural, les bénévoles ont parfois vu arriver des professionnels rétribués qui ont fait le travail à leur place, ce qui a malheureusement généré des départs. C'est ce qui s'est passé dans mon département, la Somme. Certains ont l'impression qu'on a pris leur place.
La question du livre numérique transparaît dans la proposition 12 de votre rapport. C'est un sujet particulièrement complexe. Le livre traditionnel est un produit bien plus interactif que le livre numérique.
Après avoir connu un léger décollage, le livre électronique, tant en termes d'édition que de lecture, a plutôt tendance à stagner. Aux États-Unis, il n'enregistre plus de progression depuis quatre ans. En France, on reste sur un nombre de parts de marché assez limitées.
Il y a derrière tout cela des questions de droits, de compatibilité de formats, mais ceci pourrait constituer un formidable instrument pour les bibliothèques en termes d'accessibilité, car tout le monde ne peut se rendre dans une bibliothèque pour consulter ou emprunter un ouvrage.
En même temps, on est complètement lié à la territorialité des bibliothèques : je vois mal comment la bibliothèque d'une commune pourrait, si elle arrive à négocier des droits pour des livres électroniques, se rendre accessible à des gens qui vivent dans des zones qui n'ont pas de bibliothèque. C'est une question de gestion assez délicate. Comment voyez-vous les choses ?
Par ailleurs, le livre audio, qui connaît un très fort succès, se révèle d'une très grande qualité. Or il est peu disponible dans les bibliothèques. Les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en manquent également pour les lecteurs qui ont en partie perdu la vue ou qui sont fatigués.
Je critique souvent le service public français - et on me le reproche d'ailleurs -, mais la radio publique possède une production de fictions radiophoniques de qualité, qui font son identité depuis la création de la RDF, en 1946. Comment arriver à lier littérature et supports audio ?
MM. Gattolin et Mizzon conduisent, au nom de la commission, un travail sur le devenir du livre numérique. Nous avons d'ailleurs voté une loi à l'initiative du Sénat à ce sujet, il y a quelques années. Nous menons aussi nos propres travaux d'évaluation.
En Vendée, les collectivités ont joué un rôle majeur dans le développement du plan Bibliothèques, notamment en matière de mise en réseau. Avez-vous constaté des différences selon les départements ou les régions ?
Dans tous les cas, nous avons, en Vendée, observé une explosion de la fréquentation qui a été a minima multipliée par deux voire par trois, ce qui nécessite une extension des horaires. Ces ouvertures sont souvent assurées par des bénévoles, compte tenu de la taille des communes et de l'insuffisance des budgets.
J'ai aussi remarqué que, dans certaines communes, il faut passer par la bibliothèque pour se rendre à la mairie. Que pensez-vous de cette stratégie destinée à augmenter la fréquentation ? Jusqu'à quel point peut-on recourir aux services publics pour améliorer l'accès à la culture, sans la déformer ?
Avez-vous pu, au cours de votre voyage, vous rendre dans les prisons et les ouvrir aux bibliothécaires et aux bibliothèques ?
Par ailleurs, la lecture publique relève aujourd'hui de la compétence de certains EPCI. À Quimper et dans sept communes environnantes, on a bâti une médiathèque, formé du personnel, introduit le numérique, avec des possibilités d'échanges entre communes, ce qui a permis, dans certaines d'entre elles qui comptent entre 1 000 et 2 000 habitants, d'assurer des animations, développant ainsi un tissu très intéressant.
Cela a été dit, l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques constitue un enjeu très important sur le plan financier. Certaines dispositions législatives qui permettent d'ouvrir les commerces plus largement renforcent la nécessité de financements pérennes face aux nouvelles offensives que l'on va connaître en la matière.
Par ailleurs, Annick Billon a évoqué le passage par des lieux publics, comme les mairies, pour développer la fréquentation des bibliothèques. D'autres services publics pourraient-ils y contribuer ? Cela paraît-il une bonne chose ? Est-ce de nature à pousser des publics qui n'iraient pas forcément dans ces lieux à les fréquenter ? Ceux-ci ne risquent-ils pas d'y perdre en visibilité ?
Enfin, on a quasiment redéfini le concept même de bibliothèque ou de médiathèque - et vous y avez contribué -, dont on a fait des lieux ouverts, des lieux de partage, etc. Ne faut-il pas, de la même manière, redéfinir le métier de bibliothécaire, les référentiels de formation et les niveaux de rémunération ?
On ne peut se contenter de modifier le concept de lieu et s'en tenir là pour ce qui concerne les personnels qui sont censés l'animer - d'autant que vous avez rappelé à juste titre que leur investissement était décisif.
Dans l'Essonne, une jeune femme, passionnée de livres, a décidé d'acheter un minibus pour vendre des ouvrages sur les marchés. Elle a malheureusement fini par déposer le bilan. Je lui ai trouvé une place dans une médiathèque : je pense qu'elle serait capable d'y travailler nuit et jour, dimanche compris, car son amour du livre dépasse tout le reste. Elle est aujourd'hui heureuse de convaincre le public qui fréquente la médiathèque de lire davantage.
Ne pourrait-on développer des passerelles entre les libraires et les futurs bibliothécaires ?
Cette problématique ressemble à celle des musées. Au Louvre, les responsables sont confrontés eux aussi aux horaires d'ouverture. Je le constate aussi dans les zones rurales, où l'on a fait beaucoup d'efforts pour la lecture publique. Je pense qu'il ne faut pas évacuer trop vite la question des bénévoles et de leur complémentarité avec les professionnels, même si cela peut poser quelques soucis.
Souvent, les salariés deviennent d'ailleurs bénévoles. Ainsi, dans ma communauté de communes, une des deux médiathèques qui est ouverte le samedi matin recourt à des bénévoles, mais la salariée qui travaille sur place intervient également à cette occasion en dehors de son temps de travail. Il y a là une concomitance intéressante qu'il faut développer.
Enfin, les médiathèques sont devenues des lieux d'animations culturelles où l'on trouve beaucoup d'éléments sur la musique, le cinéma, etc. C'est grâce à tous ces supports que le livre retrouve aujourd'hui son utilité.
Les contrats ville-lecture, en leur temps, avaient fait beaucoup progresser le développement des bibliothèques et permis à tous les publics d'accéder à la lecture. Les contrats de territoire ont ensuite été associés aux EPCI.
Le réseau des bibliothèques, qui sont passées du statut de temple du livre à des lieux de vie et de culture, est une des recettes pour accéder aux droits culturels. N'est-il pas nécessaire, en s'adossant à votre rapport, de relancer cette politique globale, qui n'a pas tout son sens sans politique du livre ?
Je remercie notre collègue d'avoir évoqué les droits culturels. Vous allez dire que c'est chez moi une obsession, mais je ne suis pas la seule au sein de cette commission.
Je rappelle à nos invités que c'est ici que les droits culturels ont été introduits dans la loi NOTRe, puis dans la loi LCAP. Je regrette que le ministère n'y fasse jamais référence. Avec le droit à l'éducation, ils constituent des droits fondamentaux. Ceci concerne particulièrement le livre et la lecture publique, qui est le socle de tout le reste.
Pour l'ancien conseiller d'État que je suis, c'est mauvais signe lorsqu'un ministère ne fait pas référence au droit !
Vous avez abordé les disparités qui existent entre les territoires. En Outre-mer, celles-ci sont très grandes. S'agissant du livre et de l'accès aux bibliothèques, c'est le parcours du combattant, ne serait-ce que du fait de l'organisation politique ou administrative et de l'aménagement de nos territoires.
Pourtant, la Guyane est pilote pour ce qui est du Pass culture. Lorsque le sondage a été réalisé par la DRAC, il y a quelques mois, le premier choix des jeunes s'est porté sur le livre, bien devant le numérique et la tablette.
Nous avons en la matière pris des initiatives assez originales. C'est certainement le seul endroit, avec Wallis-et-Futuna et la Polynésie, où l'on transporte les livres en pirogue. C'est aussi là que l'on compte des kiosques dans les quartiers populaires. Les jeunes les vident non pour revendre les ouvrages, mais pour les lire et en reprendre d'autres.
Je suis convaincu que l'égalité républicaine est nécessaire quel que soit le territoire. Des médiathèques ont été mises en place. Des initiatives extraordinaires ont été prises par les collectivités, comme les bibliobus, ou les bibliothèques centrales de prêts, mais il faut aller plus loin. C'est le meilleur moyen d'élever le niveau de conscience de l'ensemble de nos jeunes compatriotes et d'aller vers l'excellence.
Quand on parle des bibliothèques, on parle en fait de la République, et on pose des questions de fond. Les choses ne sont plus comme avant, mais on doit en même temps rester fidèle à ce qui se faisait autrefois.
Tout d'abord, il faut apprendre à travailler ensemble, à coopérer entre titulaires et bénévoles, entre professionnels et étudiants, entre collectivités locales et territoriales et services de l'État.
J'ai parlé de la relance d'une coopération d'expertise entre la DRAC et les collectivités locales. En France, on oppose toujours jacobinisme et revendications territoriales, et on fonctionne toujours en silo. S'y ajoute la notion du travail partagé.
Notre capacité à travailler ensemble est une question qui a souvent été soulevée. À Toulouse, par exemple, il existe une charte de la lecture publique à laquelle sont associées 37 communautés et toutes sortes de collectivités qui oeuvrent ensemble. Pourquoi avoir en effet des doublons ?
Nous allons continuer à assurer le suivi de notre rapport et nous pencher sur cette question. La fonction de travail partagé, dans un lieu chauffé, avec électricité et connexion wifi, correspond à une demande. Cela relève de notre mission, puisque cela attire d'autres services, comme ceux d'une bibliothèque, liant ainsi travail et loisirs. Ce sont des questions de mutualisation tout à fait passionnantes.
Tout métier est un métier à tisser. Le jeu de mots vaut ce qu'il vaut...
S'agissant du numérique, j'ai ouvert il y a très longtemps la première société française de livres numériques. C'est l'une de mes nombreuses faillites, dont je suis fier. Pourquoi avais-je lancé une telle société ? Étant à la fois lecteur et marin, je dois sans arrêt choisir entre lire et voyager. Lire me donne envie de voyager, et voyager me donne envie de lire, ce que l'on peut faire avec le livre électronique.
Je suis prêt à vous expliquer pourquoi cela n'a pas marché. Je pourrai apporter ma contribution à vos travaux. Le livre audio, par exemple, pose des tas de questions. Dans les EHPAD, certains ont perdu la vue, et d'autres l'ouïe. Comment faire pour articuler tout cela ?
Le numérique soulève la question des rapports avec les éditeurs, qui sont extraordinairement frileux pour toutes sortes de raisons. Il y a là une négociation à ouvrir. Les éditeurs veulent à la fois lutter contre le piratage - et c'est justice -, mais refusent de prendre ces éléments en compte.
S'agissant des publics empêchés, je suis de près ce qui a été fait à Fleury-Mérogis. La prison est l'ENA du djihadisme. L'absence de savoir contribue à entretenir les croyances, qui n'ont rien à voir avec la foi. Or le savoir combat les croyances. Si rien n'est fait, on risque bientôt d'avoir non pas deux France, mais trois. Vous m'avez compris.
Si on dresse le portrait de la France, on y trouve un mauvais élève - l'Île-de-France, y compris Paris -, un endroit oublié - l'outre-mer -, tandis que les choses se passent plutôt bien ailleurs. Nous avions proposé d'organiser une opération « name and shame » afin de dénoncer les cas les plus honteux. Ma conviction est qu'il faut sans cesse relancer la rengaine républicaine !
On préfère conserver dans les bibliothèques des espaces dans lesquels les disques ne sont jamais empruntés plutôt que d'en faire autre chose. Que deviendraient en effet les discothécaires ? La question est de mieux connaître les usages et les usagers. Le « fab lab » correspond de ce point de vue à un lieu où l'on travaille en commun, qui crée de la communauté.
Cette question est un sujet extrêmement intéressant qui est abordé par l'un des projets que suit le ministère de la culture, celui des Micro-folies. Ces lieux se développent beaucoup, notamment avec les bibliothèques, comme aux Mureaux. Ceci nous renvoie à l'évolution des usages et à l'adaptation des personnels.
Quant aux droits culturels, le sujet reste aujourd'hui encore trop conceptuel et doit être traduit politiquement au sens de la vie d'une cité. Les droits culturels consistent à reconnaître la part de culture qui existe dans chaque être humain. On dit que l'on va amener les gens vers la culture. Or tout être humain est un être de culture. Le travail des politiques culturelles est de faire résonner ce que chaque être humain a en lui de culture, au sens anthropologique du terme, c'est-à-dire une mémoire, une histoire, un rapport au monde et à la vie.
La question des droits culturels est fondamentale, et c'est aujourd'hui au ministère de la culture de faire résonner ce que l'approche culturelle peut apporter à chaque être humain et à la cité. C'est un outil incroyablement important.
Le ministère de la culture commence à s'en saisir. La loi sur le Centre national de la musique (CNM), dans son article 1, porte ainsi la question des droits culturels.
Vous avez raison : Franck Riester a évoqué ce sujet, sur lequel nous avons eu un débat dans le cadre de la loi portant création du CNM.
Je partage votre analyse sur ce que sont les droits culturels, mais ils passent aussi par l'accès universel à la culture.
Permettez-moi tout d'abord, monsieur Orsenna, de vous dire l'extrême plaisir que j'ai à chaque fois à vous entendre. Je suis sénateur de l'Essonne. Je vous avais écouté à propos de l'avenir de l'eau, et cela a totalement changé mon angle de vue. Vous aviez alors énoncé des points de vue de bon sens.
Les remontées que nous avons grâce à la presse à propos du Pass culture indiquent que le bien culturel le plus consommé demeure le livre. Disposez-vous de cette information ? On apprend en effet plus de choses par les médias que par le ministère. Quelle analyse en tirez-vous ?
Vous avez élargi le débat autour du livre aux lecteurs. J'aimerais vous entendre au sujet des écrivains. Sans eux, plus de livres. Cette profession connaît aujourd'hui de graves difficultés. Environ la moitié ne vit pas de son travail et ne touche même pas le SMIC.
Les auteurs sont obligés, pour subsister, de pratiquer de multiples petits boulots. Il existe un problème de répartition de la richesse dans cette profession, qui est aujourd'hui concentrée dans un cénacle dont vous ne faites pas partie...
Il y a un siècle, Anatole France, pour écrire, occupait un emploi de bibliothécaire au Sénat. Les choses ont peu changé. C'est pourquoi je terminerai par une de ses citations : « On gagne un homme par des flatteries, par des présents et surtout par des promesses. Les promesses coûtent moins que les présents et valent beaucoup plus. Jamais on ne donne autant que lorsqu'on donne des espérances ». Or quand vous donnez un livre, vous donnez des espérances.
Les bibliothèques sont bien plus qu'un sujet d'équipement public - et je m'en félicite. Elles soulèvent les questions de l'accès au service public de la culture, de son partage, des auteurs, et de la chaîne du livre dans les territoires.
C'est aussi un sujet d'égalité territoriale. Cette transformation a forcément un large impact sur les bibliothécaires, leur formation et leur façon de voir les choses. Aujourd'hui, les bibliothèques comptent peu d'abonnés, mais beaucoup de personnes les fréquentent, ce qui vient modifier la nature du lien entre bibliothécaire et usager.
Le fait d'être dans une bibliothèque et de se voir proposer des services est un facteur important, mais on n'en tire pas parti. Le SLL et le ministère sont totalement désemparés. C'est une transformation qu'il va falloir accompagner.
Nous allons bientôt débattre du projet de loi sur l'accélération et la simplification de l'action publique et du projet de loi 3D. Les notions de déconcentration, de décentralisation et de différenciation vont vraisemblablement toucher à la question culturelle et peut-être à celle des bibliothèques.
La participation des DRAC et l'accompagnement des conseillers livres et lecture sont absolument fondamentaux pour la réussite des projets d'extension horaire. Lorsque cela fonctionne, c'est qu'il y a eu un véritable accompagnement des services de l'État. Lorsque cela se complique, c'est qu'il y a eu une forme de défaillance de l'État.
Tous ces paramètres entrent dans notre réflexion. Il ne faut pas baisser la garde.
Quand on parle de bibliothèques, de médiathèques, de livres, on parle de la République et de son évolution. On n'a au fond parlé que de cela depuis deux heures.
Trois choses me frappent concernant le livre.
Tout d'abord, le livre fait de la résistance. On a besoin de livres, même si, malgré les efforts qui ont été faits, comme le dédoublement des classes, un jeune Français sur cinq n'est pas à l'aise avec la langue de la République à son entrée en 6e. Il est donc condamné à l'exclusion. C'est pourtant un objectif qui ne dépend en rien des contraintes de la mondialisation. La Finlande a réussi, contrairement à nous. Il y a là une obligation de résultat.
Ensuite, le livre, c'est de la co-création : nous ne lisons pas tous le même livre : chacun en tire ses propres images. Ce n'est pas de la consommation, c'est même l'inverse. On dit de quelqu'un qui lit un livre qu'il se cultive. Il est en quelque sorte un paysan.
Les lecteurs ont envie de rencontrer les auteurs. Autrefois, une vingtaine de personnes seulement assistaient à une présentation : elles sont aujourd'hui entre 300 et 400. Tous les écrivains n'aiment pas cela. On adore par exemple lire du Modiano, mais ce n'est pas un orateur, même s'il est plus intéressant à lire que d'autres, qui sont meilleurs orateurs.
Ce qui me frappe, c'est la possibilité, à partir du livre, de faire des rencontres extraordinairement chaleureuses. Certaines librairies enchaînent les rencontres et déplacent un monde fou.
Quant à la notion d'auteur, on a longtemps repoussé ce débat. Tout d'abord, il n'existe plus de classe moyenne. Certaines auteurs ont des marques - c'est mon cas -, d'autres non.
Mon éditeur, Jean-Marc Roberts, pendant trente ans, a proposé une collection de qualité chez Stock, la collection La Bleue. La moyenne tournait entre 6 000 exemplaires et 8 000 exemplaires. On en est maintenant à 600 exemplaires. Ce n'est pas un tirage rentable pour l'éditeur.
Comment arrive-t-on à avoir une marque ? Il faut d'abord que l'on vous fasse confiance. Mon premier livre a été tiré à 600 exemplaires. Si c'était le cas aujourd'hui, mon deuxième livre n'aurait jamais été publié, et les choses se seraient arrêtées là.
Cette question est un sujet clé. Comment faire ? Doit-on avoir un autre métier, payer plus ? Augmenter les droits d'auteur ne changera rien, et ils seront encore moins publiés qu'auparavant.
La question des auteurs est une question clé dans ce contexte marqué par la fin des classes moyennes. Ce sujet me terrifie : on a cru que la modernité, c'était du ruissellement, alors que c'est de la polarité.
Qu'est-ce qu'un auteur ? Dans le domaine de la musique, les artistes gagnent moins avec les disques qu'avec le spectacle vivant. Comment faire lorsqu'on est face à un objet, dans le silence et la réflexion ?
Ce rendez-vous de la Nation avec les auteurs est absolument fondamental. Comme vous l'avez senti, ces questions sont ma vie même. Je continue à travailler avec l'Association des maires de France (AMF), et je serai le 19 mars à « Action coeur de ville ». Je suis à votre disposition pour poursuivre le débat. Je continuerai à élever la voix quand votre politesse vous l'interdira, car je suis de moins en moins poli !
Merci à tous deux. Nous acceptons volontiers votre invitation. Nous comptons bien continuer à nous impliquer sur ce sujet. Des lois sont à venir, elles ont été évoquées.
Je souligne les nombreux travaux de notre commission en matière de réflexion sur l'évolution des territoires et l'offre territoriale. Nous avons conduit deux missions, l'une sur l'application de la loi NOTRe à la culture, l'autre sur les nouveaux territoires de l'éducation et le devenir de l'école en milieu rural, dont le rapporteur Laurent Lafon, est ici présent.
On y a évoqué l'idée que l'école qui survit en milieu rural doit être un lieu de référence culturelle. Une réflexion pourrait être conduite autour de l'ouverture de bibliothèques en association avec ces écoles rurales.
Nous serons très proactifs dans la réflexion à venir sur la loi relative à la différenciation, la décentralisation et la déconcentration, et sommes soucieux de maintenir le dialogue avec vous.
La réunion est close à 11 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.