Monsieur le président, cher Monsieur Virapoullé. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a initié un groupe de travail sur la décentralisation. Il a pour ambition de repenser en profondeur l'organisation des pouvoirs locaux et formuler des propositions dans ce sens.
Des propositions doivent être faites pour donner les moyens d'action aux collectivités qui seront les chevilles ouvrières au cours des prochains mois de la reconstruction économique et sociale. En ma qualité de président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, Gérard Larcher m'a fait l'honneur de me charger d'élaborer les propositions du volet outre-mer du groupe de travail et c'est dans ce cadre que j'ai souhaité auditionner chacun des exécutifs et des présidents des assemblées territoriales ultramarines. Je m'attacherai à restituer aussi fidèlement que possible la diversité des visions institutionnelles ultramarines.
Monsieur le troisième vice-président du conseil régional, Cher Jean-Paul Virapoullé, je vous remercie d'avoir accepté, ainsi que, Monsieur Jack Gauthier, conseiller régional, en charge de l'application de la loi et du renforcement des liens outre-mer, cet échange qui doit m'aider à faire état des volontés des territoires d'outre-mer en ce qui concerne leur organisation propre et les modalités de leur libre administration locale.
Je suis conscient que vous me consacrer un temps précieux et j'espère pouvoir dégager de nos échanges les grands axes autour desquels pourront se construire chaque projet afin de concrétiser chacune des volontés locales. J'ai pris connaissance avec le plus grand intérêt de la contribution écrite que M. Didier Robert, président du conseil régional de La Réunion, a bien voulu m'adresser et je l'en remercie. Je suis heureux que cette audition puisse nous permettre d'aller plus loin et d'avoir votre vision de la décentralisation pour La Réunion.
Ma conviction personnelle et profonde est que les outre-mer sont à la fois un laboratoire et un témoin de la capacité de la République à faire preuve de créativité institutionnelle, sans pour autant que son indivisibilité soit atteinte.
Je crois qu'il est grand temps que chaque territoire ultramarin trouve l'organisation qui lui ressemble, ce qui, sans être une panacée, constitue un levier de développement grâce à la définition et au déploiement des politiques publiques en concordance avec les réalités locales que cela permettrait.
Dans chaque territoire, j'ai souhaité associer mes collègues sénateurs et je remercie notre collègue Nassimah Dindar d'être avec nous.
Sur le plan méthodologique, je vous ai fait parvenir une trame de questions articulée autour de trois axes que sont la décentralisation, la différenciation et la déconcentration. Un quatrième point porte sur une éventuelle révision constitutionnelle. Je propose que nous suivions ce canevas.
Jack Gauthier, conseiller régional, responsable de ce dossier, et moi-même tâcherons de refléter fidèlement la pensée, majoritaire, non unanime, de cette grande maison qu'est La Réunion.
Je suis heureux que ce dossier vous ait été confié par le président Larcher. J'ai travaillé onze ans au Sénat et je connais, Monsieur le président, votre volonté de refléter la réalité que nous partageons ensemble.
L'expérience de la vie politique et la connaissance des dossiers permettront d'arriver à une synthèse qui donne satisfaction à la population.
Le Président de la République aurait dû conduire cette réforme en début du mandat. Je suis maire depuis quarante-deux ans ; j'ai diligenté toutes les grandes réformes que je souhaitais au niveau local dans les six premiers mois. Passé un certain temps, l'audience, la crédibilité et la force de frappe de l'élu s'atténuent.
Cette réforme doit être accomplie, nous définirons son périmètre et son contenu, mais il aurait été préférable de la conduire dans le souffle du suffrage universel et de la légitimité naissante plutôt que sur la fin du mandat. Cela ne manquera pas de susciter des rancoeurs, des oppositions partisanes, des querelles pré-électorales aux élections présidentielles. J'espère que cette réforme que nous souhaitons échappera aux discussions politiques précédant habituellement les présidentielles.
Je cède la parole à Jack Gauthier pour évoquer le projet de loi 3D : décentralisation, différenciation, déconcentration.
Monsieur le président, avant d'être conseiller régional, j'étais procureur de la République en Nouvelle-Calédonie et procureur général à Tahiti. Je peux donc faire l'étude comparative des articles 73 et 74 de la Constitution.
Notre territoire s'étend sur 2 580 km², compte 850 000 habitants avec une trajectoire vers le million d'habitants. Nous ne sommes ni comme la Nouvelle-Calédonie, qui détient des ressources naturelles, ni comme Tahiti qui possède une richesse maritime importante. Nous détenons, nous aussi, quelques richesses comme l'eau profonde ou les nodules polymétalliques ; mais hormis la canne et un certain nombre de cultures vivrières, nous possédons peu de ressources.
Depuis 1962, nous sommes attachés au combat de l'identité législative. Elle est liée à l'organisation administrative qui en découle et nous permet d'avoir les mêmes droits que nos compatriotes hexagonaux, notamment en matières d'allocations familiales : un milliard d'euros est transféré à la CNAF, qui nous redistribue 2,3 milliards. Vous voyez que sur tous ces points, nous avons un souci. Les mesures, quelles que soient les orientations prises, ne doivent pas aboutir à un appauvrissement de la population.
Nous sommes aussi pour la promotion par la formation, notre CHU est un atout important. En 1984, dans l'océan Indien, la première opération de transplantation cardiaque a eu lieu au Cap. Actuellement, les Sud-Africains viennent faire leurs transplantations à La Réunion. Nous sommes sur la bonne voie, mais nous souhaitons que cette trajectoire soit plus verte, plus intelligente et plus sûre. Les réformes potentielles doivent tenir compte des grands équilibres et du souci de protéger les populations.
Cela m'amène à proclamer qu'à travers l'identité législative, nous bénéficions du principe d'égalité des droits et de la sécurité juridique. Cela ne signifie pas « assimilation législative » puisque dans l'article 73, y compris pour La Réunion, les lois sont adaptées au contexte.
Le président Larcher et vous-même connaissez bien le dossier de la décentralisation. En France, la complexité législative et administrative coûte 11 % de PIB à notre pays. La complexité et l'empilement des textes (circulaires, lois, décrets), souvent inutiles, auxquels viennent s'ajouter 800 000 normes européennes et 300 000 normes françaises sont un véritable problème. La délégation sénatoriale a produit un rapport sur les normes et nous avions nourri l'espoir qu'il aboutisse à une loi.
Le premier chapitre de la décentralisation devrait être une loi pour les outre-mer qui prendrait en compte leur diversité. Tout le monde s'accordera sur la loi pour aboutir à une simplification législative et administrative. Le vrai pouvoir est la simplification. Nous avons de l'argent, une vision, une envie de travailler, mais nous sommes bloqués. Si un fonctionnaire part en congés, un dossier reste six mois sur la table. Si un fonctionnaire n'est pas d'accord avec un projet, il en retarde au maximum l'instruction. La décentralisation doit commencer par la simplification, en métropole comme en outre-mer. Je suis sûr que votre capacité de persuasion nous permettra de réussir ensemble. Avec notre équipe, nous rédigeons une loi de simplification administrative qui donnera de l'oxygène dans tous les domaines souhaités.
L'économie moderne repose sur plusieurs piliers : l'innovation, la réactivité et l'adéquation avec le marché. Nous possédons tous ces éléments. Concernant La Réunion, notre première demande concerne la simplification administrative qui fera respirer la décentralisation, asphyxiée par la masse des lois et des normes.
Quels seront les chapitres de cette loi ? Le premier concerne les circulaires non adaptées à nos territoires situés dans l'hémisphère sud. La loi procède à leur suppression ou leur adaptation. Nous devons aussi transposer dans la loi les propositions du rapport sénatorial sur les normes. La seule simplification législative, administrative et l'application du rapport sur les normes auraient un impact de 3 % ou 4 % sur le PIB !
Quelles compétences supplémentaires souhaitons-nous de l'État ? En fait, il ne s'agit pas d'une question de compétences, mais d'application de ces dernières. Vous n'avez pas ce problème à Saint-Barthélemy du fait de son autonomie ; à l'inverse, ici nous subissons un contrôle a posteriori. Je suis pour une suppression de la Chambre régionale des comptes, coûteuse et inutile. Elle constitue une épée de Damoclès planant au-dessus des élus. Cela devrait être simple : si le maire est honnête, il gère les comptes selon les règles et normes légales, s'il est malhonnête, il est sanctionné. Ces rapports de la Chambre régionale, rédigés trois ans plus tard et jamais lus par personne, sont inutiles. Cette superstructure financière nous paralyse et ne sert à rien.
Autre sujet, pourquoi appliquons-nous des normes de l'hémisphère nord dans l'hémisphère sud ? Nous nous sommes battus et avons obtenu le règlement pêche avec des quotas propres à notre environnement.
Les normes que nous appliquons ont trois inconvénients lorsqu'elles ne sont pas adaptées : elles coûtent, freinent et paralysent. La simplification doit donc être la priorité.
Nous avons mis en place la loi de programme avec Jacques Chirac lorsque j'étais jeune député, la loi Perben avec Édouard Balladur, la loi de défiscalisation. Aujourd'hui, notre mission sacrée est d'écrire une loi qui nous autorise dans nos domaines de compétences (régions, collectivités, départements) à adapter ces procédures administratives pour renforcer l'efficacité économique.
Je comprends votre analyse. La Réunion est un DROM, régi par le principe d'identité législative. Cependant, j'aimerais savoir si, en tant qu'exécutif régional, l'organisation actuelle de la décentralisation est un frein lorsque vous souhaitez intervenir dans un secteur donné (économique, social ou autre), ou si vous estimez au contraire que vous pouvez vous en accommoder.
Par exemple, en Guadeloupe lorsqu'on doit intervenir dans le domaine de l'environnement, il faut faire face à cinq ou six interlocuteurs : la DIREN, la DRIRE, l'ADEME, la DAF, etc.
En ce sens-là, je comprends votre demande de simplification, mais j'aimerais savoir jusqu'où elle peut aller. Dans l'organisation de l'État, des fonctions échappent de toute manière à toutes les collectivités : les fonctions régaliennes. Par contre, dans tous les autres secteurs auxquels un élu est confronté, au niveau départemental, régional, communal, une simplification est nécessaire. La loi actuelle a permis aux collectivités de mettre en place des procédures d'habilitation qui ont beaucoup évolué. Nous sommes passés de l'habilitation accordée pour deux ans à une habilitation valable sur l'ensemble du mandat, renouvelable une fois. Nous avons maintenant la possibilité d'adopter des modifications des textes de loi que le Parlement ratifie ensuite. À ce stade, se pose le problème des moyens, mais nous y reviendrons.
Quelle est votre analyse à ce sujet ? La relation avec l'État, au sens large, sur ce point, est-elle fluide, optimisée ?
Dans certains cas oui, dans d'autres non. Lorsque Jacques Chirac a effectué la réforme des collectivités locales, je lui ai signifié que nous resterions département et région. Je peux l'affirmer a posteriori : cette réforme est excellente, car notre conseil régional est prospère, les conseils général et régional sont très bien gérés. Les deux représentent environ un milliard de budget, l'un pour le social, l'autre pour l'économie. Grâce à cette dichotomie entre les deux assemblées, La Réunion fonctionne bien.
Nous pouvons comparer avec la situation martiniquaise. L'assemblée unique de Martinique est paralysée, ses finances sont compliquées, car l'économie et le social ne peuvent être gérés par la même chambre.
Ainsi, pour vous répondre : les deux assemblées relèvent du principe de l'identité législative, pas seulement pour une raison académique, mais aussi pour une raison de fonctionnement.
Quant à nos relations avec l'État, l'article 72 définit le principe de libre administration des collectivités par des conseils élus dans le cadre de la loi. En temps normal pour les équipements, aucun problème n'est à déplorer. Cependant, lorsque nous souhaitons aller sur le terrain de l'investissement productif, de l'innovation technologique, la conquête d'une part de marché, des complications et lenteurs administratives nous paralysent. Nous devons rédiger une loi-programme, ou une loi organique, qui expliquerait que dans les collectivités, l'État fait l'analyse des lois. Puis nous demanderions à nos administrations réciproques ce qui bloque lorsque nous envoyons un dossier afin que nous modifiions les textes de référence.
Aujourd'hui, sans même évoquer l'institutionnel, le mode de fonctionnement n'est pas en adéquation avec les nécessités d'une société moderne. Par exemple, aux États-Unis pour construire un hangar, cinquante-six jours d'instruction sont nécessaires, deux mois en Allemagne et ... huit mois en France. La commission de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) donne un avis conforme aux outre-mer, je ne suis pas d'accord. Le schéma d'aménagement régional (SAR) est élaboré par un conseiller d'État qui ne sait pas où se situe La Réunion, alors que ce schéma la concerne. Trois étapes se télescopent : la volonté politique locale avec l'administration locale, le conseiller d'État qui rédige son décret et le Premier ministre qui l'accepte ou non. Cela doit être simplifié : à la Région de rédiger le SAR, avec un délai de recours pour le préfet.
Avez-vous le sentiment que l'organisation des services de l'État est un frein à la politique des élus ? N'existe-t-il pas une tendance actuellement qui donne encore plus de pouvoir à cette administration par rapport aux élus ?
L'organisation de l'État doit-elle rester telle qu'elle est, avec une multitude de petites agences (direction régionale, agence départementale...) nous donnant l'impression d'une multiplication de petits préfets ? Ne vaudrait-il pas mieux une organisation simple autour du préfet ? La dichotomie avec l'ARS se justifie du fait de l'objet de ses missions mais hormis cela, pour simplifier notre travail d'élus, n'aurions-nous pas besoin que les représentants de l'État se limitent au contrôle de légalité et laissent aux élus le choix des politiques ?
Pensez-vous que la situation d'aujourd'hui permette d'avancer ? Comment faire évoluer l'État pour qu'il comprenne la nécessité d'une équipe rassemblée autour du préfet en laissant aux élus le vrai pouvoir de décision politique dans leur territoire, dans le respect de la Constitution ? Ne pensez-vous pas que nous devons tendre vers cette perspective ?
Effectivement, je pense que nous devons nous orienter dans cette direction. Vous avez bien défini le problème qui nous concerne tous : quand un pouvoir est donné à des fonctionnaires de passage, ici ou en métropole, ils transforment le contrôle de légalité en contrôle de l'opportunité. Nous devrions circonscrire dans la loi ce contrôle au seul champ de la légalité, avec la structure que vous décrivez.
Aujourd'hui, pour concrétiser un projet important, nous devons passer devant vingt commissions, avec vingt personnes qui ne se parlent pas. En outre, notre génération discute, débat, se dispute parfois. Or la nouvelle génération échange seulement par mail désormais, ce qui conduit à des blocages. Pour dégager leur responsabilité, les interlocuteurs se contentent de rédiger un mail, puis d'attendre.
Nous devons changer la culture de l'administration en France. Nous devons supprimer la Chambre régionale des comptes et sa culture de suspicion. Nous ne sommes pas élus pour être suspectés, mais pour créer, innover. Le rôle de l'État est de vérifier la légalité des projets. Aujourd'hui, nous devons passer devant dix commissions et attendre un an de procédure pour l'approbation d'un plan. Ce n'est pas normal.
L'exercice du pouvoir des élus doit être pensé en tandem avec l'État, représenté par le préfet, qui coordonne et place sous ses ordres toutes les administrations. Or ce n'est plus le cas. Nous avons connu l'époque où les préfets avaient une autre relation avec les élus locaux. Quand j'étais jeune élu, maire à vingt-cinq ans, c'est le préfet qui m'a formé au fonctionnement institutionnel. Nous avons ensuite pu travailler dans une certaine complicité et avec des rapports humains qui favorisaient l'avancée des dossiers. Désormais, les dossiers sont traités dans l'anonymat de l'administration. Il faudrait désigner un responsable et le préfet doit avoir un pouvoir quasi ministériel localement. On dit que le préfet représente le Premier ministre et incarne la politique du Gouvernement. Or il ne représente presque plus rien : s'il invite le recteur à une réunion, ce dernier ne se présente même pas...
Vous êtes donc bien d'accord avec le rôle des services de l'État dans nos territoires et l'accompagnement des choix politiques des élus : un accompagnement qui se veut positif et un rôle de contrôle de légalité de nos actes.
Un pouvoir que lui a toujours donné la loi est le pouvoir de substitution. Celui-ci est exceptionnel au cas où l'élu mettrait en danger la sécurité des biens et des personnes. Dans ce cas-là seulement, ce pouvoir de substitution existe.
Pouvez-vous aménager un chapitre pour souligner la nécessité de mettre fin au contrôle d'opportunité qui s'est substitué au contrôle de légalité ?
Votre analyse est très intéressante.
Si vous permettez que j'ouvre un autre aspect, je trouve les notions d'identité législative et de spécialité un peu dépassées. Par exemple, à Saint-Barthélemy, bien que collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution, le principe de spécialité législative, ne s'applique pas complètement. D'abord, pour tout ce qui concerne le régalien, nous restons régis par l'identité et la spécialité législative n'intervient que dans les domaines de compétences transférées. Dans tous les autres domaines, nous relevons de l'identité législative.
Concrètement, le chapitre de notre loi organique relative à l'application des lois, commence par un premier article prévoyant que « sur le territoire de la collectivité la loi s'applique de plein droit sauf dans les matières relevant de la loi organique », autrement dit, les matières transférées, ce qui fait qu'en réalité l'identité législative est donc la règle, la spécialité, l'exception.
Autres questions : la place donnée à la consultation des populations est-elle suffisante ? Est-elle assez directe ou doit-elle se limiter à la consultation indirecte par les élections ? Quel usage faites-vous de l'habilitation ?
Le Premier ministre, M. Édouard Philippe, avait souhaité simplifier considérablement la procédure d'habilitation avec le projet de révision constitutionnelle. Quel est votre sentiment sur l'habilitation telle qu'elle existe aujourd'hui ? Quel est votre sentiment sur la démocratie locale ?
En ce qui concerne la procédure d'habilitation, la situation actuelle n'est pas satisfaisante, tout le monde en convient. Une modification qui permettrait une simplification serait une excellente nouvelle.
À la suite du phénomène des gilets jaunes, nous avons créé un conseil consultatif citoyen : nous avons tiré au sort un certain nombre de citoyens, qui exercent en parallèle des autres conseils prévus par la loi pour avoir une consultation permanente. Les résultats sont pour l'instant satisfaisants. Cela a permis de désamorcer le mouvement de contestation dans la rue.
En ce qui concerne la loi elle-même, prenons par exemple la loi sur le littoral. Dans notre configuration, nous nous apercevons qu'elle ne nous permet pas d'aménager un gîte sur le volcan, pourtant très loin du littoral. L'aménagement de l'application de la loi est une chose importante et essentielle. Nous ne pouvons donner suite, car l'habilitation est très difficile. En simplifiant ce cadre, nous pourrions immédiatement modifier un certain nombre de lois qui posent problème pour des espaces importants, alors que notre territoire ne fait que cent kilomètres sur cinquante kilomètres. Cela nous permettrait d'avancer.
La crise du Covid-19 a entraîné une baisse importante du PIB, que nous estimons aux alentours de 10 %. Nous avons reculé à plusieurs degrés : nos ressources vont encore diminuer alors que nous avions déjà connu une baisse avec le mouvement des gilets jaunes. Nous avons dû renoncer à 180 millions d'euros de taxes. Vous imaginez combien cela peut peser sur un budget comme celui de la région de La Réunion.
Maintenant, notre PIB va reculer de 10 ou 15 %, une compensation de l'État est nécessaire pour avoir un budget suffisant. Des problèmes vont se poser. Pour les communes, le budget a prévu les compensations, mais pour l'instant, aucune n'est prévue pour nous.
Brusquement, en 2018, nous avons dû freiner sur les impôts. Aujourd'hui, nous connaissons de nouveau un recul. Ainsi, nous rencontrons un certain nombre de problèmes et la possibilité d'adapter et d'habiliter nous faciliterait grandement la tâche.
La délégation sénatoriale mène actuellement une étude sur l'urgence économique outre-mer.
Je reviens sur l'habilitation. Par exemple, la Guadeloupe a demandé à gérer le domaine de l'eau. Vous savez que les habilitations vous amènent à modifier les normes, validées ensuite par le Parlement. Mais qu'en est-il des moyens ?
Lorsque nous demandons un transfert de compétences, la collectivité qui le demande doit pouvoir l'assumer à long terme mais la Constitution garantit qu'il s'accompagne du transfert des moyens correspondants. Comment vous positionnez-vous en ce qui concerne les éventuels besoins financiers supplémentaires en cas d'habilitation ?
Je tenterai de répondre en complétant le propos de Jack Gauthier. L'habilitation « antillo-guyanaise » à laquelle je me suis opposé au Sénat est un marché de dupes. Lorsque nous effectuons le bilan des adaptations, au regard des obstacles rencontrés et des résultats obtenus, nous nous apercevons qu'il n'est pas satisfaisant.
Dès que la Guadeloupe et la Martinique ont demandé une habilitation pour un domaine important, l'État a refusé. L'État a concédé un peu sur l'énergie. J'aimerais pour ma part réaliser un projet qui démarrera dans deux ans, à 240 millions d'euros, portant sur une usine thermique des mers. Je n'ai pas besoin d'argent. Pourquoi ? Nous travaillons avec de grandes sociétés telles que Naval Énergies ou EDF. Lorsque nous avons conçu le business model, ils n'ont pas hésité et ont compris son intérêt. Nous devons sortir de cette politique des subventions pour rentrer dans la politique des projets innovants qui se financent eux-mêmes.
Quant à la puissance publique, pourquoi les tuyaux distribuant l'eau en Guadeloupe sont-ils en mauvais état et pas à La Réunion ? À La Réunion, le rendement de l'eau est d'environ 60 %. Cela n'est pas suffisant, mais chacun a accès à de l'eau potable de grande qualité. Pourquoi n'est-ce pas le cas en Guadeloupe ? En basculant l'eau de l'est à l'ouest, avec deux milliards, nous avons irrigué 7 800 hectares. L'argent ne manque pas, mais la complexité des procédures est paralysante. Je l'ai dit, le contrôle d'opportunité s'est substitué dans bien des cas au contrôle de légalité. Les financements de projets sont liés à la qualité des projets. Il y a trois ans, le FEADER réunionnais, qui représentait 25 millions d'euros, n'a pas été entièrement consommé à cause d'un problème de procédure. Désormais, le FEDER est consommé et le FEADER le sera également, car nous avons de grands projets.
Lorsque nous évoquons la décentralisation, le problème dans certains départements vient du fait que nous ne parlons pas en termes de pouvoir local. Vous avez bien défini le périmètre de la réforme. Lorsqu'il s'agit du domaine économique que j'estime vital et que la haute administration ne veut pas céder, la faculté de décider n'est pas accordée. Et si elle est accordée, cela se transforme en course d'obstacles.
Pour le dire clairement : si le Président de la République et le Premier ministre, approuvés par le Parlement que vous représentez, décident de mettre en place une différenciation qui repose sur une loi d'habilitation réelle, dans quelques domaines de compétences définis par la loi, nous n'aurions plus qu'à déclencher le processus dans les collectivités.
Je voulais comprendre les raisons pour lesquelles vous avez souhaité, lorsque vous étiez sénateur, que La Réunion soit exclue du champ de la procédure d'habilitation. Votre propos est très clair, je vous en remercie beaucoup.
Nous avons été reçus par la Banque européenne d'investissement (BEI) à Bruxelles pour notre projet de 240 millions d'euros. La direction des transports de la Commission européenne m'avait alors expliqué que nous n'étions pas dans le réseau prioritaire des ports maritimes européens. Nous avons déposé un mémorandum, j'ai écrit une lettre pour expliquer que nous y étions. Ils se sont excusés de leur erreur et ont reconnu que nous avions vocation à devenir une plateforme maritime de l'Europe.
Tout est dans la foi que nous mettons dans ce que nous faisons, pour entrer dans l'économie du XXIe siècle.
Je partage cette vision. Lorsque nous étions ensemble à Bruxelles, j'ai bien compris le choix politique de La Réunion par rapport à l'Europe.
Je vais donner la parole à Nassimah Dindar, puis reprendre ensuite le fil de notre échange sur la différenciation territoriale.
Pour La Réunion, nous tentons d'examiner comment il est possible de répondre à la volonté de déconcentration et décentralisation au regard de la nécessaire différenciation sur le territoire.
Je suis d'avis que nous puissions mettre en oeuvre le principe de différenciation à partir de la réalité de nos territoires. Nous nous interrogeons sur le futur modèle de développement des outre-mer. Ce modèle pose la question du foncier, véritable pierre d'achoppement, la question des normes en est une autre. Le président Magras n'a eu de cesse de poser la question des normes, de la simplification et de sa mise en oeuvre. La question de la procédure vient s'ajouter à l'ensemble des questions que nous nous posons sur tous les sujets évoqués plus tôt. Sur la différenciation, je souhaite que nous abordions ces sujets à travers le prisme de l'enjeu du foncier, des normes, de la simplification des procédures.
Pour les territoires ultramarins, il est compliqué de faire en sorte que les services de l'État fassent la différence entre la légalité et l'opportunité. Souvent, nous avons l'impression que les Chambres régionales des comptes jugent de l'opportunité des décisions prises par les instances politiques.
Dans mon esprit, chaque territoire dispose de son propre modèle. Notre idée est d'offrir les moyens à chaque collectivité de mettre en place son propre projet tout en étant accompagné par le dispositif législatif et par l'État dans cette démarche.
Chaque projet a de toute manière une vocation évolutive, guidée par l'objectif d'améliorer le bien-être des populations locales.
Nassimah Dindar fait une bonne transition en introduisant la différenciation. Lorsque j'ai rencontré le conseiller outre-mer du Président de la République en début de mandat, il m'a semblé qu'il s'inscrivait dans cette démarche. Quelle est votre analyse sur cette capacité de différenciation pour un territoire comme La Réunion, par rapport aux autres DOM ? Quelle dose, quel besoin de différenciation avez-vous ? Quels transferts souhaitez-vous ? Quels moyens faut-il mettre à votre disposition ?
Auparavant, cela dépendait du Premier ministre, lorsque nous étions proches, nous arrivions à faire inscrire dans la loi ce que nous souhaitions. Le ministère des outre-mer était un vrai ministère et nous parvenions à faire les lois ensemble. Aujourd'hui, ce ministère devrait être supprimé.
Michel Debré m'avait dit : « Je me demande si les outre-mer ne gagneraient pas à relever d'un Secrétariat général, rattaché au Premier ministre ». Aujourd'hui, le ministère de tutelle impose son point de vue.
Par exemple, avec le président de région nous nous sommes souvent rendus à Matignon pour faire rédiger le texte de l'ordonnance pour le schéma d'aménagement régional (SAR). Le Gouvernement nous avait donné son accord, mais lorsqu'il est arrivé à l'Assemblée nationale ce n'était déjà plus le texte initial. Le Gouvernement nous demandait alors de rédiger un amendement qui serait réintégré dans le texte. Finalement la volonté du ministère de la construction et du logement a prévalu et non pas celle de Matignon ou du ministère des outre-mer...
Nous devons avoir davantage de poids dans les arbitrages. Les outre-mer reprendront leur place si nous avons une représentation forte au sein du Gouvernement : peut-être via un Secrétaire général rattaché au Premier ministre.
Dans ce cadre-là, que signifie « différenciation » ? Nous souhaitons qu'elle s'inscrive dans un cadre national. Une différenciation au rabais pour se débarrasser des préoccupations des outre-mer ne fonctionnera pas au plan national. Cela ne fonctionnera pas dans les arbitrages. Une volonté politique au sommet (Gouvernement, Parlement) est nécessaire afin de voter la différenciation au plan national, laquelle s'appliquera outre-mer dans le champ des compétences des collectivités défini par la loi.
Les parlementaires que vous êtes, en relation avec les associations d'élus, définiront une première ébauche sur des champs de compétences qui pourront être différenciés. Pour les outre-mer, et La Réunion en particulier, nous pourrons échanger pour définir ce que nous souhaitons.
La différenciation demande un cadre national dans lequel nous inscririons la démarche des outre-mer avec des chapitres différents définis par la loi.
Il est vrai qu'en tant que parlementaires, nous avons le sentiment que cette époque de l'arbitrage politique n'est plus de mise, et que cet équilibre s'est déplacé au profit de l'administration. Parfois, cela est inquiétant pour nous, les élus.
Je reviens sur la différenciation. J'ai compris que vous demandez une différenciation nationale, c'est d'ailleurs le sens de ce que propose le Sénat aujourd'hui, avec un volet concernant les outre-mer.
Adossez-vous cette possibilité de différenciation à un pouvoir normatif ? J'aimerais savoir jusqu'où vous êtes prêts à aller, puisque vous avez mis de côté le champ des habilitations. Va-t-elle jusqu'à un pouvoir normatif, jusqu'à fixer des règles intervenant dans le domaine de la loi pour les adapter au territoire de La Réunion ?
La différenciation ne fonctionnera pas si elle est rigide ou définie comme les lois d'habilitation actuelles aux Antilles-Guyane. Elle ne fonctionnera que si le champ d'habilitation, la déclinaison de la différenciation et le but sont bien coordonnés. La loi définira la notion de différenciation.
Je vous interromps un instant, car la Constitution limite l'adaptation pour les outre-mer à leurs caractéristiques et contraintes propres, dont le Conseil Constitutionnel fait une interprétation constamment restrictive.
Si le Conseil Constitutionnel affirme que nous pouvons modifier dans les domaines de compétences définis par la loi un certain nombre de normes, de textes, nous devons être efficaces.
Vous reconnaissez que le droit national stricto sensu, tel qu'il est voté par les parlementaires, peut parfois être inapplicable en l'état et nécessiter une adaptation législative.
Si je comprends bien, vous me demandez si le conseil régional de La Réunion aura un jour un pouvoir normatif local. De toute évidence, la majorité de ce conseil régional n'y est pas favorable actuellement. Supposons que la limite fixée par le Conseil constitutionnel soit une limite à Constitution constante. Un consensus serait possible entre les diverses composantes politiques du Sénat, notamment pour élargir les limites constitutionnelles de la différenciation.
Si nous sommes à droit constant, nous prendrons un temps de réflexion pour voir comment élargir notre champ de différenciation à partir du traité européen. Par contre, si la différenciation est modifiée sur le plan constitutionnel et que le Président de la République applique des lois adaptées à chaque région, nous suivrons le traité européen qui élargira ce champ.
Il me semble que c'est bien l'esprit de la démarche du Sénat : élargir le champ de différenciation.
Cela revient à proclamer le besoin de s'adapter, en tant que Réunionnais, car vous êtes situés en plein milieu de l'océan Indien. Je veux avoir votre sentiment sur ce point.
Je prendrai l'exemple des nodules polymétalliques. Si nous avons le pouvoir d'adapter certaines normes environnementales à notre territoire, des sociétés pétrolières exploiteront ces nodules. Nous deviendrions alors la première région productrice de matière rare pour l'économie du XXIe siècle. Le ministre Thierry Breton disait que la pauvreté de l'Europe est due au fait que nous avons abandonné les terres rares. Justement, nous avons ces terres pour l'avenir. J'ai sollicité un rendez-vous avec lui pour tenter de mettre en place un plan européen. Les Mauriciens ont déjà invité les Chinois. Ils explorent actuellement les nodules polymétalliques avec des sous-marins de poche ; l'Europe est donc déjà en retard.
L'Europe et ses hauts fonctionnaires doivent se rendre compte que par notre espace, notre géographie, notre sol, notre culture, nous représentons un véritable atout. Cinq ans auront été nécessaires pour faire reconnaître La Réunion comme une plateforme maritime : cela est trop lent, trop lourd. Pendant ce temps-là, les Chinois tissent la Route de la soie.
Nous sommes en faveur d'une différenciation dans la Constitution. Dans le cas où cela serait voté, nous définirons par la loi organique ou la loi classique le champ d'intervention métropole/outre-mer des compétences à faire évoluer.
En ce sens, je voudrais ajouter que depuis quatre ou cinq ans, nous réalisons un effort considérable sur l'export. Nous avons des liens privilégiés avec le Mozambique, notamment pour le développement de deux lignes gazières : une française avec Total (qui représente 25 milliards) et une ligne américaine avec Exxon.
Certains entrepreneurs réunionnais ont tous les marchés pour les travaux sous-marins des ports mozambicains. Des conventions existent entre le grand port de La Réunion et des ports mozambicains. Nous essayons d'implanter une école de qualification pour les travaux sous-marins, notamment pour les scaphandriers. Cette école apporterait des référentiels français, permettrait de délivrer des diplômes français à des Mozambicains, des Malgaches, des Maliens, etc. Ce combat est extrêmement difficile et nous n'avons pas l'impression d'avoir d'appui dans ce domaine.
L'export est passé de 500 millions à un milliard d'euros, cela vous donne une idée des possibilités. Nous avons, avec Madagascar, une politique de coproduction. L'Union réunionnaise des coopératives agricoles (URCOOPA) a développé la production céréalière à Madagascar, mais nous rencontrons de grandes difficultés pour bénéficier du FEDER ou de l'Interreg. Ainsi, nous sommes toujours dans le même schéma : des initiatives sont réalisables, mais les réglementations compliquent tout le processus.
Le ministère des affaires étrangères est le plus apte à nous aider, nous donner des leviers. Les portes ne s'ouvrent pas lorsque vous allez au Mozambique ou en Tanzanie sans son appui. Des dispositions doivent être prises pour que le ministère des affaires étrangères nous aide à mener cette politique, plus verte, plus intelligente et plus juste.
D'ailleurs, la compétence et la différenciation pourraient aussi s'exercer sur la coopération régionale.
Nous sommes d'accord sur la nécessité d'adaptation du cadre constitutionnel actuel aux réalités d'aujourd'hui en termes de décentralisation, de différenciation.
Un volet relève certainement des choix politiques de chacun ; mais pour que le politique le décide, la loi doit lui permettre de le faire.
Passons à un sujet plus sensible. Nous comprenons le Président de la République lorsqu'il affirme que le moment est arrivé de revoir la Constitution. Or, dans le cadre d'une réforme constitutionnelle, nous sommes toujours envisagés selon une dichotomie entre les articles 73 et 74.
Des partages de compétences intéressants existent pourtant. Pensez-vous, dans l'optique d'une révision constitutionnelle, qu'il serait envisageable de ne plus parler de l'article 73 d'un côté et de l'article 74 de l'autre ? Estimez-vous possible de ne pas chercher à phagocyter l'un par l'autre, mais d'avoir une simplification de la place des outre-mer dans la Constitution ?
Cette réflexion est largement aboutie au sein de la majorité régionale. Un principe guide le destin de ces terres dans leur diversité : celui de la sécurité juridique. Lorsque la Constitution est modifiée, nous regardons sur un siècle minimum. Ce ne sont pas des réformes sur dix ou vingt ans. Depuis 1958, nous avons la même Constitution. Sur ces cinquante dernières années, nous nous apercevons que des territoires qui relevaient de l'article 74, comme Djibouti ou la Nouvelle-Calédonie, évoluent historiquement vers l'autonomie et voire l'indépendance.
Les Réunionnais ont besoin de sécurité juridique. Nous sommes très opposés à une harmonisation qui menacerait ce principe. Nous construisons une culture des outre-mer. Plus le temps avancera, moins les jeunes diplômés auront la culture du monde ultramarin, car nous sommes trop petits. Ils ont la culture d'une nouvelle Europe, du rapport Asie-Europe, mais n'ont pas la culture des « confettis de l'Empire ».
Le principe que nous défendons est celui de la sécurité constitutionnelle à travers l'identité législative. Actuellement, l'article 73, pour lequel nous avons plaidé auprès de l'Élysée, nous convient parfaitement. Nous ne changeons pas de position.
J'ai fait campagne et gagné contre Alfred Marie-Jeanne. Lorsque je souhaitais me battre pour parfaire la deuxième partie de la réforme constitutionnelle, Jacques Chirac m'a demandé d'abandonner, car j'avais eu gain de cause sur l'autonomie. Si c'était à refaire, j'insisterais, car le système de l'assemblée unique ne fonctionne pas. En Martinique, l'assemblée telle qu'elle est gérée, est très endettée...
L'histoire, la sécurité juridique et l'application pratique d'une réforme dont nous n'avons pas voulu nous ont montré la nécessité d'inscrire cette démarche dans le cadre constitutionnel voté pour l'ensemble du territoire. Je suis d'accord : notre insularité doit être prise en compte, mais une loi organique le dira, pas la Constitution. Nous devons travailler ensemble les secteurs devant rentrer dans cette loi en fonction des territoires ultramarins.
Que pensez-vous de regrouper toutes les collectivités d'outre-mer sous la terminologie « collectivité d'outre-mer ». Chacun des territoires serait organisé par une loi organique qui détaillerait son statut au sein de la République.
Dans la Constitution, on inscrirait que « les collectivités d'outre-mer ont un régime législatif défini par une loi organique propre à chaque territoire » au lieu des articles 73 et 74, et chaque territoire définirait sa position par rapport à la France.
L'idée est de permettre à chacun de trouver sa meilleure organisation. Sans doute sommes-nous arrivés à un moment où il faut passer d'une réflexion binaire identité/spécialité législative à une réflexion fondée sur la subsidiarité : une compétence donnée est exercée par une collectivité au niveau le plus adéquat, pertinent.
Êtes-vous d'accord avec cette position ? Si cela était voté par l'ensemble, La Réunion y trouverait-elle sa place ?
Non, je n'ai pas mandat pour affirmer cela. Cela ne correspond pas à la stratégie voulue par La Réunion et pourrait mettre ici le feu aux poudres. Un tel projet est véritablement explosif.
Pour être franc avec vous, nous ne croyons plus dans les dirigeants nationaux. Ils refusent nos demandes, alors même que cela ne coûte rien et rapporterait même à l'État.
Le texte actuel de l'article 73, rédigé spécialement pour La Réunion après des luttes mémorables, nous convient. Lorsque le principe de différenciation viendra devant le Sénat, nous viendrons plaider pour que l'article 73 reste tel qu'il est pour La Réunion.
D'autres collectivités peuvent évoluer, La Réunion restera dans le cadre de l'article 73. Dans la différenciation qui s'applique au cadre national, une loi organique définira ce que vous avez exposé. Nous pourrons avoir la sécurité juridique de l'article 73 et les bénéfices de la différenciation nationale. Elle sera déclinée par une loi organique dans laquelle nous introduirons les champs de différenciation pour la région, la collectivité départementale et les communes. Concernant les lois ordinaires, le fait qu'elles soient votées par le Parlement ou les pouvoirs locaux, la loi organique le précisera.
Une des deux assemblées de la Guadeloupe est aussi sur la ligne que vous venez d'exposer, dans l'hypothèse d'un maintien dans l'article 73. Rodolphe Alexandre, le président de la collectivité territoriale de la Guyane, ne souhaite pas se situer en dehors de l'article 73, ne souhaite pas entrer dans le cadre de l'article 74, mais voudrait un statut de collectivité sui generis avec des adaptations et un degré d'autonomie globalement comparable à celui dont nous disposons à Saint-Barthélemy.
Nous faisons face à onze collectivités, onze expressions politiques ; il n'est pas aisé d'opérer une synthèse.
Si je peux me permettre, il me semble qu'un article portant sur la différenciation dans la Constitution pourrait faire l'objet d'un consensus ; à condition que cet article exprime la possibilité pour le législateur d'habiliter les différentes catégories de collectivités dans leurs domaines de compétences tels que définis par une loi organique. Ensuite, chacun déterminera le champ d'application selon son souhait en respectant les libertés publiques.
Une dernière question me vient à l'esprit concernant la place de la population dans les choix politiques. Il existe une demande d'approfondissement de la démocratie participative qui s'exprime de plus en fortement en France.
Qu'en pensez-vous du point de vue de la démocratie locale ? Comment s'effectueront dans le cadre futur, la relation entre les grands choix politiques de La Réunion et la population réunionnaise ? Pensez-vous qu'il est possible de faire appel de temps en temps à une consultation populaire ou au contraire, doit-elle se limiter aux échéances électorales ?
Pour prendre un exemple, le projet du port est dans la profession de foi du candidat, les choix électoraux majeurs viennent des programmes et donnent du poids aux engagements. Selon moi, la vraie consultation se situe ici. Ensuite, il existe une possibilité pour un maire d'organiser des consultations, cela n'est pas interdit, bien au contraire.
Le pouvoir de consulter la population locale figure dans les lois organiques des COM.
La consultation est pour nous un pouvoir d'initiative locale. Je peux solliciter un référendum sur le port si je le souhaite, mais je ne le fais pas, car les résultats des référendums ne concernent pas les projets eux-mêmes, mais reflètent la popularité ou l'impopularité des élus.
De plus, aujourd'hui avec les sites d'information en direct : télévision, radio, réseaux sociaux ; nous ne pouvons dire que la démocratie en France souffre d'un manque de liberté. Elle souffre d'un manque d'initiative, de créativité, de réactivité pour les raisons indiquées précédemment.
Le Président de la République veut décentraliser, c'est-à-dire simplifier, notamment les normes et les procédures administratives. Si une réforme constitutionnelle trop ambitieuse est menée, elle rencontrera des oppositions. Mais si elle porte sur la différenciation avec un article expliquant ce que sont la différenciation et la déconcentration, cela peut fonctionner. Le préfet doit représenter l'État mais il doit avoir sous ses ordres toutes les administrations et les coordonner. Les délais doivent être impératifs, aujourd'hui, ils ne sont qu'indicatifs. Des fonctionnaires peuvent ralentir les procédures.
La déconcentration des services de l'État n'est pas satisfaisante à l'heure actuelle. Je partage votre idée de tout regrouper autour du préfet plutôt qu'avoir plusieurs personnes qui interviennent pour contredire nos choix politiques. On ne sait plus qui décide.
Dans la période récente, entre les préfets de régions et les agences de santé, nous avons eu l'impression de deux pouvoirs parallèles.
Je reviens un instant sur la problématique de la consultation populaire. Dans le cas où vous demanderiez à exercer une compétence majeure, ne pensez-vous pas que le résultat d'une consultation populaire serait un levier pour convaincre le Gouvernement ?
Si les gens étaient raisonnables, en effet, mais les débats politiques sont pollués par les médias partisans et par la méconnaissance des dossiers. Je reviens sur le dossier du port de 5,4 milliards, Paris n'est quasiment pas intervenu, car les dirigeants ont reconnu la pertinence du projet. Tout le cheminement a été porté par le pouvoir élu et les acteurs économiques. Si l'on souhaite une simplification, la consultation peut être une complication. Cependant, la loi peut donner la liberté de choix. Si l'élu a besoin d'un appui populaire, il pourrait organiser une consultation. Elle ne doit pas être une obligation, mais un levier.
J'aimerais signifier à Jean-Paul Virapoullé que depuis la crise du Covid-19, l'ensemble des sénateurs auditionnés demandent une différenciation voire une régionalisation, de certaines compétences. Par exemple, la commission des affaires sociales travaille sur la régionalisation de la santé. Nous avons observé des problématiques entre les ARS et les collectivités territoriales pendant la crise du Covid-19. Ainsi, aujourd'hui, certaines commissions travaillent sur la régionalisation de la santé pour enlever certaines compétences aux ARS. La différenciation est d'abord pensée dans le cadre national.
La déconcentration fait aussi l'objet de questionnements au plan national. Lorsque les élus se réunissent, le sujet des articles 73 et 74 n'est pas évoqué. Tous souhaitent un même principe de sécurité juridique, vous avez raison sur ce point, mais cette dernière passe par la définition des compétences et des moyens donnés aux collectivités.
Chaque collectivité s'exprime en son nom, par rapport à sa propre expérience et à sa situation et non pas par rapport aux articles 73 ou 74.
Je donnerai l'exemple de la Polynésie, et peut-être de la Nouvelle-Calédonie, en ce sens. Dans son statut, la Polynésie gère la santé. Lorsque nous, parlementaires, avons voté l'état d'urgence sanitaire, nous avons redonné à l'État les pleins pouvoirs pour agir sur l'ensemble du territoire français.
L'État a agi dans le domaine de la santé et de la solidarité en Polynésie mais les décisions ont été prises conjointement, cosignées par le Haut-commissaire et le président de l'exécutif local. Il s'agit d'une politique où le Haut-commissaire a associé l'élu local.
Actuellement, nous avons un certain nombre de mesures qui s'appliquent de plein droit. Notamment en ce qui concerne le RSA, qui n'existe ni en Polynésie ni en Nouvelle-Calédonie. Pour les allocations familiales, nous avons un différentiel en notre avantage, alors que la politique dans tous ces domaines est une politique contractuelle aussi bien en Nouvelle-Calédonie qu'en Polynésie.
Lorsque j'étais procureur général en Polynésie, nous étions soumis à 250 conventions. Lorsque des besoins apparaissaient, chacun faisait l'objet d'une discussion, d'un accord, d'une convention. Lorsque nous sommes sur un territoire peu peuplé comme la Polynésie ou la Nouvelle-Calédonie, cela est possible. A contrario, pour un territoire peuplé comme le nôtre, qui tend vers le million d'habitants, cela est plus complexe.
Actuellement, vous le savez, la dépense publique pèse à 57 % du PIB. L'endettement de la France est autour de 115 % du PIB. Dans dix ou vingt ans, à quel niveau se situera l'endettement ? À quel niveau s'élèveront les dépenses publiques ? Nous savons seulement que lorsque nous atteignons 62 % de dépense publique, il y a effondrement, comme ce fût le cas en URSS. Nous sommes donc inquiets pour les grands équilibres. Lorsqu'ils sont en danger, la maison brûle.
Vous avez pris l'exemple du RSA, Mme Josette Borel-Lincertin, présidente du conseil départemental de la Guadeloupe dans son audition est favorable sa recentralisation.
Je pense que cela est le cas dans beaucoup de territoires : le Gouvernement travaille à une allocation unique au plan national. Beaucoup d'auditions ont été effectuées à ce sujet.
J'étais élu départemental lorsque le transfert de la gestion du RSA a été opéré. En réalité, les moyens qui l'ont accompagné ne représentaient qu'une partie du coût réel.
Il me reste à vous remercier pour de votre disponibilité et d'avoir accepté cet échange avec vous.
Vous savez que je suis un lecteur attentif de l'arrêt du 15 décembre 2015 de la Cour de justice de l'Union européenne qui nous a permis de produire le mémorandum déposé à Bruxelles, à l'origine de la déclaration de Cayenne.
Lorsque le débat sur la différenciation viendra lors de la réforme constitutionnelle, je vous conseille, en tant que parlementaire, de vous référer à l'article du traité de Lisbonne et les conclusions du jugement pour expliquer la situation. Nos handicaps étant structurels, singuliers et non pas conjoncturels, une différenciation en adéquation avec la nécessité de compenser ce handicap doit avoir lieu.
Pour ma part, j'arrive au terme de mon parcours politique, après douze années au Sénat, vingt-deux à la collectivité et neuf au conseil général. Je ne serai pas candidat en septembre à ma propre succession, mais cela aura été un réel plaisir de travailler avec vous tous.
Présidence de M. Michel Magras, président -
L'entretien que nous allons mener s'inscrit dans le cadre du groupe de travail sur la décentralisation, constitué par le président du Sénat, Gérard Larcher, avec l'ambition, pour reprendre ses termes, « de repenser en profondeur l'organisation des pouvoirs locaux et de formuler des propositions dans ce sens ». À mes yeux, ce groupe de travail doit également permettre d'émettre des propositions en vue d'offrir des moyens d'agir aux collectivités, qui auront un rôle essentiel dans la reconstruction économique et sociale à mener dans les prochains mois.
Si le président du Sénat, M. Gérard Larcher, m'a fait l'honneur de me confier, en ma qualité de président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, le volet outre-mer, il m'était pour autant inconcevable de formuler un point de vue sans avoir consulté tous les outre-mer. J'avais initialement prévu l'organisation en mai d'une journée de colloque à Paris, qui a été annulée en raison de la crise sanitaire. Cette journée devait être organisée en collaboration avec l'Association des juristes en droit des outre-mer. Néanmoins, le groupe de travail ayant tout de même poursuivi son action, j'ai été dans la nécessité d'utiliser la visioconférence pour consulter chacune des collectivités et recueillir leur sentiment. C'est dans ce sens qu'un questionnaire vous a été adressé.
Je dois présenter les résultats de cette consultation, dont l'objet est de traduire l'orientation qui reflète fidèlement la diversité des territoires d'outre-mer et, pour chacun d'entre eux, leur vision institutionnelle.
Je sais que Saint-Martin - tout comme, dans une moindre mesure, Saint-Barthélemy - a été doublement pénalisé par l'ouragan Irma qui a déferlé sur le territoire puis par la crise sanitaire dont nous sortons à peine. Ces épreuves ont, au moins, le mérite d'être un révélateur des forces et des faiblesses de nos statuts, mais aussi de l'efficacité de la réaction de nos propres collectivités en période de crise.
Je suis convaincu que chaque territoire ultra-marin doit parvenir à trouver un statut qui, sans être absolument idéal, pourra lui servir de levier de développement. Nos statuts, certes imparfaits, ont pour fonction primordiale de permettre le déploiement de politiques publiques en concordance avec les réalités locales.
Pour ces visioconférences, mon souhait a été d'associer les sénateurs. J'ai notamment pu débattre avec ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon et de la Guyane. Certains ont fait preuve de discrétion tandis que d'autres ont tenu à entendre l'exécutif local.
À la fin de cette séance, je céderai exceptionnellement la parole à M. Guillaume Arnell, sénateur de Saint-Martin, pour recueillir son avis sur ce travail.
Souhaitant laisser en priorité la parole à l'exécutif local, je vous cède tout d'abord la parole, cher Daniel Gibbs.
Je vous remercie, monsieur le Président, de m'inviter à aborder avec vous ces questions d'une grande importance. Je salue la présence de M. Guillaume Arnell afin que chacun apporte sa vision du sujet.
Dans le but d'être le plus précis possible dans ma réponse à la trame que vous m'avez adressée, je vous propose de vous faire la présentation d'un certain nombre de points que j'ai pu noter. Celle-ci débutera par une rapide introduction, suivie par des réponses, point par point, correspondant aux quatre chapitres qui m'ont été communiqués.
Je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre sollicitation, s'agissant de sujets juridiques récurrents, certes parfois a priori techniques, mais qui finissent toujours par impacter la vie quotidienne de nos concitoyens.
J'interviendrai en deux temps. D'une part, je m'efforcerai de répondre à vos questions en suivant la trame que vous avez bien voulu me communiquer. Certaines de ces questions concernent surtout des territoires où les débats statutaires sont, parfois depuis longtemps, particulièrement vifs. D'autre part, je vous adresserai, sous forme d'annexes, une contribution écrite, reprenant, détaillant et développant mes propos sur quelques sujets particulièrement emblématiques pour Saint-Martin.
Pour résumer, à Saint-Martin, il n'existe ni d'envie ni de besoin d'un « grand soir statutaire », dont je pourrais dire qu'il a déjà eu lieu. Notre statut de collectivité d'outre-mer dotée de l'autonomie est relativement récent, presque treize ans à ce jour. Notre priorité est aujourd'hui plutôt liée au contexte exceptionnellement difficile que nous connaissons. Avec Saint-Barthélemy, Saint-Martin est la seule collectivité de la République à avoir connu deux crises majeures : le passage de l'ouragan Irma et la crise sanitaire. À ces crises s'ajoutent également la grève de l'un des établissements secondaires de la Caisse territoriale des oeuvres scolaires (CTOS), qui a duré quatre mois, et les difficultés économiques générées en décembre et janvier derniers par le Plan de prévention des risques naturels (PPRN). Cette crise du PPRN a été, pour nous, l'équivalent d'un second cyclone, avant le début de la crise sanitaire. Aujourd'hui, il est prioritaire d'optimiser les outils juridiques, administratifs et institutionnels permettant de consolider la reconstruction qui a suivi Irma, d'engager notre relance post-Covid-19 et de réussir le développement durable et solidaire de Saint-Martin.
En juillet 2014, j'avais co-rédigé, en tant que député, un rapport sur le sujet avec mon collègue socialiste de l'époque. Je résumais la situation ainsi : « une autonomie prometteuse dans son principe, mais contrariée dans sa mise en oeuvre ». C'est encore le cas, au mot près, six ans plus tard. Je vais maintenant vous répondre en suivant la trame transmise.
Décentralisation
La répartition des compétences entre l'État et les collectivités territoriales vous paraît-elle adaptée à la situation de votre territoire ?
Je dirais que la répartition des compétences, établie il y a treize ans et ajustée à la marge en 2012, nous semble correcte. Elle avait fait l'objet de longs débats entre le vote positif à la consultation de décembre 2003 et celui de la loi organique statutaire en février 2007. Globalement, avec le recul, cette ligne de partage nous convient. Nous sommes attachés à l'autonomie notamment fiscale qui nous a été attribuée par le législateur, tout comme à Saint-Barthélemy. Nous sommes tout autant attachés au maintien de la compétence « social » dans le giron de l'État, et ce au nom de la nécessaire solidarité nationale concernant le troisième territoire le plus pauvre de France du point de vue du PIB par habitant.
Nous nous préoccupons, depuis 2007 et plus encore depuis 2018 et les difficiles modalités de la reconstruction post-cyclonique, de l'effectivité des compétences attribuées. Pour le dire en quelques mots, nous avons longtemps connu une situation locale singulière, caractérisée par une commune « faible » au sens de « dotée de peu de moyens » et un État « faible » au sens de « distant et peu engagé », y compris depuis 1963 et l'instauration de la sous-préfecture. Et notre statut nous permet, en principe, de nouer un véritable partenariat entre une collectivité d'outre-mer (COM) « forte », c'est-à-dire dotée des outils de son développement, et un État « fort », garantissant les intérêts de la Nation, mais dans une optique protectrice, pas seulement punitive. Je reviendrai sur ce dernier point un peu plus tard.
Force est de constater que cet équilibre n'a pas été trouvé, malgré des tâtonnements parfois fructueux. Pire, les relations avec l'État local, qui avaient pourtant connu de belles manifestations de coopération sur le terrain en septembre 2017 avec la préfète Anne Laubies, se sont singulièrement dégradées. Ces dégradations ont commencé après les promesses, non tenues, concernant la reconstruction post-Irma et la crise paroxystique du PPRN en décembre 2019. Pour résumer, la COM, faute de moyens budgétaires et humains, ne parvient pas à exercer efficacement l'intégralité de ses compétences tandis que l'État, faute de volonté politique (et donc, là encore, de moyens), ne joue pas le rôle de garant de l'intérêt général que l'on attend de lui. Je pense aussi, honnêtement et humblement, que les deux partenaires, trop souvent confrontés aux urgences de toutes sortes, ont parfois manqué du recul nécessaire pour avancer de concert.
Il est vrai que, dès le départ malheureusement, le Gouvernement a vidé de son sens l'autonomie de la collectivité. Je sais que le mot est fort : il provient du référé de la Cour des comptes du 22 décembre 2017, concernant notre autonomie fiscale. Je cite le passage in extenso : « Il appartient cependant à l'administration fiscale de lui apporter l'assistance humaine et technique nécessaire au développement d'applicatifs adaptés à ses impôts, avec une prise en charge partielle de leurs coûts de développement, sans quoi les dispositions de la loi organique précitées seraient vidées de leur sens et l'effectivité de l'autonomie fiscale de la collectivité, mise à mal. » En l'occurrence, faute de partenariat en matière de système d'information fiscal et cadastral, nous ne parvenons pas à finaliser la réforme fiscale ambitieuse que nous préparons depuis 2017 et qui nous permettrait de surmonter les épreuves que nous avons subies. Nos demandes de rendez-vous à la Direction générale des finances publiques (DGFiP) datent de plus d'un an et sont restées sans réponse...
En outre, les dispositions de la loi statutaire relatives au plan de rattrapage de nos investissements structurants n'ont pas été respectées. Cette affirmation figure dans ma réponse de mai 2018 au rapport définitif de la Chambre territoriale des comptes portant sur la gestion de la COM entre 2007 et 2016. Parallèlement, les transferts de compétences, (mal) négociés entre 2008 et 2011, ont été très imparfaitement compensés. Pire, les transferts de compétences intervenus en 2012 (urbanisme, énergie, logement, construction) n'ont pas été compensés du tout ! Il en avait résulté que la collectivité s'était quasiment trouvée en cessation de paiement entre 2012 et 2014 ! Je pense que M. Guillaume Arnell comprendra précisément ce dont je parle.
Disons-le clairement, les intérêts de la COM, surtout en cette période 2011-2014, n'ont donc pas été suffisamment défendus par le Gouvernement de l'époque et peut-être aussi par les autorités locales. Alors député, entre 2012 et 2017, j'ai pu constater, hélas, à quel point Saint-Martin constituait, bien souvent, une variable d'ajustement des politiques publiques outre-mer. Les mandatures précédant la mienne en ont souffert constamment. C'est toujours le cas en 2020, en dépit de ma vigilance et de celle de la députée qui m'a succédé au Palais-Bourbon.
Le statut ne constitue pas le problème. Celui-ci réside dans son application, a fortiori dans des conditions exceptionnelles comme en 2017-2018 après le passage du cyclone Irma où nous avons alors eu l'impression d'être placés sous tutelle de l'État. Cette mise sous tutelle n'a pas été explicite comme en Nouvelle-Calédonie en 1989 lorsque Michel Rocard avait décidé de mettre le territoire pendant un an sous administration directe suite aux accords de Matignon. C'eût été clair, et peut-être préférable... Nous avons été mis sous tutelle de façon implicite, en appliquant de façon partielle et partiale les protocoles signés entre l'État et la collectivité en novembre 2017 et en nous contentant de renforcer les contrôles. Saint-Martin est sans doute la collectivité territoriale la plus contrôlée de France ! Michel Rocard, toujours lui, avait dit, à propos de la Polynésie, je crois : « Qui paye contrôle. » Malheureusement, depuis 2018, nous n'avons droit qu'aux contrôles.
L'application pleine et entière des dispositions statutaires passe donc par un partenariat loyal et équilibré avec l'État. Je le souhaite de tout coeur. Et, sur ce point, s'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, je suis évidemment prêt, et je l'ai déjà montré à plusieurs reprises, à « jouer le jeu », selon l'expression de l'illustre Félix Éboué.
Quelles compétences seraient-elles mieux exercées par la collectivité ou à l'inverse par l'État ?
Comme je l'ai rapidement énoncé, les lignes de partage entre État et COM, fixées par la Constitution et notre loi organique, sont claires et nous conviennent globalement. Le point de vigilance n'est pas, pour nous, le débat statutaire, mais la juste et bonne pratique institutionnelle. C'est notamment le cas en matière fiscale, j'aurai sans doute l'occasion d'y revenir.
Ma priorité, et celle des élus de ma majorité, est d'utiliser au mieux la « boîte à outils » de nos institutions, selon les termes d'un président. Pour cela, il nous faut de la volonté, des moyens, mais aussi du temps.
Pour autant, on peut toujours procéder à d'utiles ajustements, ce qui impliquerait logiquement des modifications de la loi organique. Pour ma part, j'en verrais deux, sur la compétence « environnement » et sur la compétence « énergie ».
La compétence « environnement » relève de l'État à Saint-Martin, contrairement à Saint-Barthélemy. Au moment des débats parlementaires relatifs à l'élaboration de la loi organique, la question du transfert de cette compétence à la COM s'était déjà posée. Ce transfert est, au demeurant, intervenu dans la COM de Saint-Barthélemy. Pour autant, il a été décidé que cette compétence resterait du ressort de l'État, une disposition assortie néanmoins d'une habilitation permanente d'adaptation des lois et des règlements. Le débat a ressurgi l'an dernier, à l'occasion de ce que l'on appelle désormais « la crise du PPRN ». Il est vrai que disposer de la compétence « urbanisme » sans avoir la compétence « environnement » peut paraître, en l'occurrence, absurde. Pour ma part, je serais donc favorable, à terme, à la reprise de cette compétence. Je l'avais d'ailleurs écrit dans mon rapport de 2014. J'ai exprimé cette position le 20 décembre dernier devant le conseil territorial. Cette reprise devrait toutefois être accompagnée d'un échéancier dûment co-construit et, surtout, en contrepartie, d'une juste et honnête compensation financière par l'État des charges ainsi transférées. Cet échéancier et cette compensation nous permettraient de ne pas répéter ce que nous avons connu au moment du transfert des charges et des compétences en septembre 2007. Je pense que ce dossier pourrait ainsi aboutir à l'horizon 2022-2023, ce qui correspond à l'échéance de sept à dix ans que j'avais évoquée dans le rapport susmentionné.
S'agissant de la compétence « énergie », à l'inverse, elle relève de la COM depuis 2012, mais elle demeure, à ce jour, une compétence virtuelle : elle n'a fait l'objet d'aucune compensation. Parallèlement, la COM n'est pas encore parvenu à recruter des spécialistes sur ces questions très techniques, surtout en raison de l'état du territoire après la crise d'Irma. Or l'État nous demande d'élaborer une Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et de signer une convention tripartite entre l'État, la COM et EDF pour sécuriser juridiquement le principe de péréquation tarifaire. Ce principe nous est, pour ainsi dire, vital. Il nous est cependant demandé par exemple de reprendre, dans des délais délirants de deux mois, les dispositions du code de l'énergie dans notre droit. Surtout, il nous est aussi demandé de répercuter les « taxes locales » imposées à la COM sur le consommateur « local » d'EDF. En d'autres termes, il nous est demandé de sacrifier soit nos recettes fiscales, soit le pouvoir d'achat des Saint-Martinois. Nous souhaitons avancer sur ces points, ne serait-ce que pour pouvoir mettre en place, dans des délais acceptables, et non dans l'urgence, une véritable fiscalité énergétique, une fiscalité « verte ». Car toutes ces compétences sont liées : environnement, fiscalité et énergie. Si nous ne parvenons pas à trouver une issue favorable, autant envisager une modification de la loi organique et une reprise de la compétence par l'État moyennant une habilitation permanente d'habilitation des textes (comme aujourd'hui pour l'environnement). Je suis pragmatique et n'ai pas de « fétichisme statutaire ». Seuls comptent pour moi l'élévation du niveau de vie de mes administrés et le maintien de la péréquation tarifaire. Sans cette péréquation, le prix de l'électricité triplerait à Saint-Martin dans le contexte économique et social que l'on sait. Ce point constitue, en l'occurrence, la grande priorité.
Le dispositif d'habilitation actuel permet-il une adaptation efficace des lois et des règlements ?
Saint-Martin dispose, et on ne peut que s'en féliciter, de la faculté d'adapter les normes nationales à ses spécificités. La collectivité peut, sous réserve d'une habilitation par la loi ou par le règlement, adapter aux caractéristiques et contraintes particulières de Saint-Martin les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur. Elle dispose, en même temps, d'un pouvoir d'initiative. Ce pouvoir d'initiative confère à notre conseil territorial le pouvoir d'adresser soit au ministre chargé des outre-mer soit au Premier ministre des propositions de modification des dispositions en vigueur, des propositions législatives ou réglementaires concernant le développement économique, social et culturel, des propositions relatives au fonctionnement des services publics de l'État à Saint-Martin. Il s'applique aussi, il faut le souligner, aux textes européens.
Ces dispositions sont précieuses. Elles ont été dûment reconnues et rappelées dans le cadre du protocole du 21 novembre 2017 entre l'État et la COM. Avec la montée en puissance attendue de notre administration, nous allons être en mesure d'utiliser pleinement les outils juridiques à notre disposition. Dans les prochaines semaines, nous adresserons ainsi au Gouvernement des propositions en matière d'adaptation du code de la commande publique aux réalités saint-martinoises. L'application rigide des règles relatives aux marchés publics, notamment en période dite « d'urgence impérieuse » (telle que la période post-cyclonique), a en effet occasionné de fortes déconvenues ces deux dernières années. Nous procédons, patiemment et loyalement, aux régularisations nécessaires, mais cette défiance à notre endroit, je dirais même cet acharnement, nous fait perdre beaucoup de temps. Les factures s'accumulent, et les délais de paiement aussi. Dans le contexte actuel de sévère crise économique post-confinement, nous avons donc un besoin vital d'adapter ces règles à nos caractéristiques et contraintes particulières. Ce sont celles d'un territoire de 53 kilomètres carrés et de 35 600 habitants, autonome, et toujours confronté aux nécessités de la reconstruction.
Saint-Martin se relève péniblement en raison, dans une large mesure, des barrages administratifs étatiques. Cet acharnement que je subis personnellement freine, d'autant plus, notre faculté à aller de l'avant et à avancer dans nos projets. Notre mandature avait commencé avec un souhait d'apporter des réformes en matière fiscale, d'urbanisme et de réorganisation interne des services. Ce lourd travail a été régulièrement freiné au niveau étatique.
La démocratie locale doit-elle être renforcée ?
Là encore, il n'est nul besoin de modifier des textes qu'il faut, au contraire, faire vivre et prospérer. Tout est surtout question de pratique, de circonstances et de personnalités. Force est de constater que, depuis deux ans, les élus saint-martinois n'ont pas l'impression d'être écoutés, entendus et même respectés.
Ainsi, bien trop souvent, l'avis demandé à la COM - presque toujours dans des délais extrêmement courts, je suis sûr qu'il en est de même à Saint-Barthélemy, s'agissant des textes réglementaires - n'est qu'une simple formalité, sans suite ni même retour des administrations centrales compétentes.
Et concernant le processus législatif, j'avais déjà constaté, en tant que député, que les études d'impact relatives aux projets de loi n'énoncent que de façon très elliptique les conditions de leur application et de leur adaptation aux COM régies par l'article 74 de la Constitution. La situation, depuis 2017, ne s'est pas améliorée, loin s'en faut. Localement, c'est perçu comme de la désinvolture. Je pense que des contributions plus précises et pertinentes de la part de la Direction générale aux outre-mer permettraient d'éviter de tels malentendus.
Parallèlement, les voeux et résolutions des élus du conseil territorial ne sont pas pris en compte. Ce fut notamment le cas en juillet dernier lorsque les conseillers, à l'unanimité (majorité et opposition, mais aussi les organismes tels que la chambre de commerce et industrie et d'autres encore), s'exprimèrent au sujet du PPRN. Je ne peux que le déplorer et espérer que, dans les mois à venir, les pratiques changeront et que l'écoute des élus locaux se substituera aux manifestations d'autorité, aux critiques et aux sarcasmes.
Pour cela, nul besoin de changer la loi organique mais plutôt de faire en sorte qu'elle fonctionne aussi démocratiquement que possible.
Au sujet de la « différenciation », la première question que vous m'avez posée est la suivante : « quel est le projet de différenciation territoriale de votre collectivité et quel enjeu représente-t-il pour votre territoire ? »
À Saint-Martin, une stratégie de différenciation territoriale devrait, compte tenu d'une situation géopolitique unique au monde depuis 1648, s'appliquer au niveau de l'île tout entière.
En 2014, alors député, j'avais proposé de mettre en place une autorité de gestion intégrée dénommée « Congrès de Saint-Martin » (ou « United Congress French and Dutch Saint-Martin ») qui pourrait offrir le cadre d'un exercice conjoint des compétences de la collectivité française de Saint-Martin et du pays de Sint-Maarten (entité du Royaume quadripartite des Pays-Bas) dans un certain nombre de domaines utiles à leur coopération. Après mon élection à la présidence de la collectivité en avril 2017, ce dossier constituait pour moi une priorité, mais malheureusement l'irruption du cyclone Irma en septembre de la même année nous a fait perdre, sur ce point comme sur tant d'autres, beaucoup de temps.
Je souhaiterais relancer à présent ce projet, d'autant plus que la crise du Covid-19, qui a abouti pour la première fois depuis 372 ans à la fermeture effective de la frontière, a démontré l'importance de trouver un cadre juridique et politique favorisant, et consolidant, la coopération entre les deux parties de l'île...
Pour ceux qui ne sont pas au fait de la situation, Saint-Martin est un territoire avec deux nationalités différentes, française et hollandaise, séparées symboliquement par une frontière. Une libre circulation des biens, des personnes et des marchandises existe depuis le Traité de Concordia de 1648. La crise du Covid-19 a entraîné une fermeture des frontières et un blocage entre les deux parties du territoire je le répète pour la première fois depuis 372 ans, ce que la population a très mal vécu.
Différenciation
Les transferts de compétence envisagés devront-ils être assortis de la compétence normative pour la mise en oeuvre de ce projet ?
Nous sommes ouverts à toute expérimentation, au cas par cas, mais je voudrais attirer l'attention sur le risque d'un alignement par le bas, notamment en matière sociale.
Je pense ici à la question du revenu de solidarité active (RSA), dont je voudrais rappeler brièvement l'historique. En 2014, sous la pression de l'État et suite à la parution de rapports interministériels particulièrement alarmistes, la Présidente de la COM avait procédé à une demande d'habilitation de la collectivité lui permettant d'adapter les dispositions relatives à cette allocation. Cette habilitation avait été accordée, pour la période 2015-2017. Il était notamment question de diminuer de 30 % le montant du RSA. Heureusement, cette disposition n'a pas prospéré. Suite à Irma et, aujourd'hui, face à la crise économique qui s'annonce, elle aurait été socialement et politiquement suicidaire. Parallèlement, l'apocalypse budgétaire annoncée par les rapports n'a pas eu lieu, la dépense relative au RSA ayant diminué, entre 2014 et 2017, de près de 8 % quand ces éminents hauts fonctionnaires prévoyaient une explosion de 18 % !
Pour autant, il reste aujourd'hui une disposition « de bon sens » à adapter correspondant à notre volonté de lutter contre les fraudes et de privilégier la consommation locale : la démonétisation, aussi appelée « dématérialisation », de cette prestation. Pour des raisons juridiques, une première tentative issue de l'habilitation obtenue en 2015 avait échoué. Entre temps, et sous mon impulsion, un précédent était intervenu, avec l'instauration de la carte Cohesia pour les aides d'urgence quelques semaines après Irma. Cette carte était aussi appelée « carte de sécurité sociale », ne pouvant être utilisée que du côté français. Cette carte a permis une double opération : un don aux plus nécessiteux et une hausse de la consommation chez les commerçants du côté français. Fort de ce succès, j'ai demandé à la ministre des outre-mer de relancer ce chantier. Une expérimentation était ainsi prévue pour janvier, puis juillet, de l'an dernier, en vertu d'une disposition figurant dans les textes financiers pour 2019. Hélas, depuis lors, le dossier est bloqué. Et maintenant, le Gouvernement, faute de trouver une solution, me propose de reprendre la compétence normative. Je pense qu'il s'agit, en l'occurrence, d'un jeu de dupes. Il est hors de question, surtout dans le contexte actuel, d'envisager une adaptation low cost des lois sociales à Saint- Martin.
Une réorganisation des institutions locales est-elle envisagée ?
Pour le moment, la priorité demeure la réorganisation des services de la COM, engagée en 2017 dès mon accession à la présidence du conseil territorial de Saint-Martin, mais entravée par les conséquences d'Irma. Le chantier se poursuit, dans des conditions difficiles, car il n'est pas évident, surtout en ce moment, de développer l'attractivité de Saint-Martin. J'y reviendrai tout à l'heure. Par le développement de la formation, par la promotion interne, j'ai tout de même bon espoir que des cadres saint-martinois accéderont, plus nombreux, à des postes de responsabilité, mais pour l'instant, il nous faut, encore et toujours, gérer les urgences. Ce qui a longtemps manqué est une formation permettant de faire accéder ces employés à des postes de cadre.
En particulier, et toujours concernant les questions juridiques évoquées devant vous, je souhaiterais rappeler la proposition, formulée dans mon rapport de 2014, de procéder à une révision générale des textes en vigueur à Saint-Martin afin de garantir l'applicabilité des normes, la sécurité juridique des procédures ainsi que la précision du champ des compétences transférées à la collectivité.
En effet, et nous sommes souvent confrontés à ce paradoxe déroutant, il est parfois difficile de savoir quels sont les textes qui s'appliquent à Saint-Martin, et dans quelles conditions, ce qui crée un problème de sécurité juridique. Avant de modifier ces textes, nous souhaitons, plus concrètement, recenser ceux-ci pour mieux les appliquer et, le cas échéant, les adapter.
Au sujet, encore une fois, de la « différenciation », la quatrième question que vous m'avez posée est la suivante : « le cadre constitutionnel actuel est-il approprié ou doit-il évoluer pour permettre une adaptation plus efficiente des règles applicables sur votre territoire ? »
La Constitution et la loi organique du 21 février 2007 ont fixé de grands principes, en premier lieu, l'identité législative et réglementaire avec la métropole, à l'exclusion des domaines relevant de la loi organique ou de la compétence de la collectivité, en second lieu, l'autonomie normative locale dans un certain nombre de domaines ayant donné lieu à des transferts de compétences, enfin, le principe général d'adaptabilité des textes à l'organisation particulière de Saint-Martin. Pour nous, il n'y a rien à changer sur ces grands principes.
Pour autant, au plan juridique, la mise en oeuvre du statut de Saint-Martin soulève deux questions fondamentales, d'une part, celle de la détermination des lois et règlements applicables à cette partie du territoire national, d'autre part, celle relative à la délimitation exacte du champ des compétences de la collectivité.
Cette dernière difficulté se conçoit s'agissant des textes qui régissent des matières hors du champ de compétence de Saint-Martin. En ne visant expressément que les collectivités territoriales « de droit commun » et leurs organes, de nombreuses dispositions ne tiennent pas nécessairement compte de l'organisation particulière de Saint-Martin. Quoique ne pouvant être qualifiée de commune, de département ou de région, Saint-Martin en assume toutes les responsabilités. Saint-Martin est à la fois commune, département, région, tout en assumant quelques compétences étatiques telles que la fiscalité.
Les textes peuvent ainsi apparaître inadaptés, hors sujet, lorsqu'ils prévoient l'application d'un dispositif à l'échelle d'une commune, d'un département ou d'une région alors que Saint-Martin forme une circonscription administrative unique. Il faut donc, à chaque fois, et au cas par cas, rappeler, parfois par voie d'amendement parlementaire, qu'une disposition législative s'appliquant aux communes peut s'appliquer aussi à Saint-Martin, au titre de ses compétences communales. Il en est de même en ce qui concerne le large champ des compétences départementales.
Nous partageons, cher Michel Magras, avec Saint-Barthélemy et Wallis-et-Futuna, cette singularité puisque nous sommes les trois seules collectivités (habitées) de la République dépourvues de communes.
Nous devrons aussi être vigilants par exemple s'agissant des mesures figurant dans le 3e projet de loi de finances rectificative (PLFR) de 2020 s'appliquant aux communes d'outre-mer. Nous risquons, une fois encore, de nous retrouver dans un angle mort des politiques publiques.
Nous partageons également cette difficulté avec Saint-Pierre-et-Miquelon, s'agissant des compétences départementales et régionales. Nos deux COM sont, au demeurant, adhérentes à l'Assemblée des départements de France et à Régions de France. Ces deux organisations veillent à faire connaître et à défendre nos spécificités, et je tiens ici à les en remercier.
Déconcentration
La présence de services déconcentrés de l'État sur votre territoire vous paraît-elle ajustée aux besoins locaux ?
Ce sujet est récurrent et sensible. Beaucoup a été dit et écrit sur ce point. Nous pouvons tout de même regretter que le rapport de la Cour des comptes annoncé en 2016 sur l'action de l'État à Saint-Martin se soit transformé, in fine en décembre 2017, en un simple référé de quelques pages.
Globalement, tout le monde reconnaît, et depuis longtemps, que la présence des services déconcentrés de l'État est insuffisante. Je pense ici au rapport Seners de 1999. Je prends souvent en exemple le cas de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC). L'absence d'agent de cette administration à l'aéroport de Grand-Case depuis 2015 entrave substantiellement son développement. J'évoque aussi régulièrement l'absence d'établissement pénitentiaire à Saint-Martin, situation inédite en France. Depuis que nous sommes une COM, nous sommes censés être traités de la même façon que les autres COM, qui sont pourvues de ces institutions et de ces établissements.
On en parle moins, mais il en est de même des opérateurs de l'État tels que l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) - sur lequel je vais revenir -, des entreprises publiques telles que La Poste ainsi que des organismes de sécurité sociale tels que la CAF.
Certes, des progrès ont été accomplis ces dernières années. C'est particulièrement le cas en matière d'ordre public puisque les effectifs de la Gendarmerie nationale ont été augmentés. C'est également le cas en matière d'éducation nationale, car nous disposons, enfin, d'un vice-recteur dont l'arrivée a fait l'objet d'un grand combat de ma part. C'est aussi le cas en matière de justice, avec l'inauguration du nouveau tribunal par la Garde des Sceaux en mai dernier. Il convient de le rappeler et de le souligner.
Néanmoins, des carences demeurent tout de même. Elles demeurent notamment en matière statistique. L'absence d'antenne de l'INSEE à Saint-Martin entraîne des complications. Cette situation nous handicape fortement, notamment dans la perspective de l'élaboration des programmes européens pour 2021-2027 en l'absence de données actualisées sur le PIB depuis 2014. Récemment encore, nous avons été dans l'impossibilité d'évaluer l'impact du confinement sur les prix à la consommation. Notre collectivité est en effet la seule, avec Saint-Barthélemy, ne disposant pas d'indice des prix. Cet enjeu est pourtant primordial pour notre développement. Il ne saurait être question de nous rétorquer, d'un revers de main, qu'en tant que collectivité de l'article 74, nous devrions nous doter à nos frais de notre propre institut statistique ! On ne peut pas nous comparer avec la Nouvelle-Calédonie, collectivité huit fois plus peuplée et quinze fois plus riche que Saint-Martin. Plusieurs situations montrent que la volonté politique, en l'espèce, est décorrélée de la situation statutaire. Saint-Pierre-et-Miquelon est six fois moins peuplée, mais dispose d'un indice des prix. Par ailleurs, une antenne INSEE a été instaurée à Mayotte, onze ans avant la départementalisation de l'île.
Paradoxalement, les cyclones Luis en 1995 et Irma en 2017 ont généré, en ce qui concerne la présence de l'État local, une prise de conscience. Ces cyclones ont permis une impulsion. Cet objectif d'un renforcement, quantitatif et qualitatif, des services de l'État à Saint-Martin figure d'ailleurs dans le protocole État/COM du 21 novembre 2017. Il a été partiellement mis en oeuvre. Les services de contrôle, et notamment le contrôle de légalité, ont été promptement renforcés, mais il n'en a pas été de même s'agissant des services consacrés au développement économique. Je pense ici aux effectifs dédiés à la gestion des programmes européens, notamment du programme de coopération territoriale européenne Interreg-Caraïbes qui accuse un important retard sans compter les risques de pertes de plusieurs millions d'euros dès la fin de cette année.
Dit autrement, si localement l'État s'est indéniablement renforcé, cette montée en puissance nous semble singulièrement déséquilibrée. Nous avons désormais un État qui contrôle, qui surveille et qui punit. C'est, certes, nécessaire dans un État de droit. Mais pour éviter l'impression, auprès des Saint-Martinois, d'un État autoritaire, rigide et partial - pour le dire encore plus clairement, et le mot est fort, un État qui prend parfois des allures néocoloniales -, nous avons besoin aussi d'un État protecteur, diplomate et bienveillant.
Pour consolider et renforcer l'appartenance à la Nation française, plus que jamais irremplaçable en cette période d'incertitudes et de périls, il nous faudra donc procéder à un tel « rééquilibrage ». Et pour cela encore, nul besoin de modification de textes : il faudra agir un peu sur les moyens et beaucoup sur les personnalités ayant l'honneur de servir les outre-mer en général et à Saint-Martin en particulier.
L'organisation des services de l'État doit-elle être modifiée ? Dans quel sens ?
Je suis particulièrement au fait de la situation au sujet de l'organisation. On abordera ici un sujet évoqué depuis la publication de deux décrets, il y a plus de dix ans.
En application du décret n° 2009-906 du 24 juillet 2009, le préfet en poste à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin est, en titre, préfet délégué. Chargé des questions relatives aux deux collectivités, il se trouve hiérarchiquement placé sous l'autorité du représentant de l'État, préfet de la région Guadeloupe. Dépositaire de l'autorité de l'État, celui-ci exerce les compétences dévolues aux préfets de région et de département. Du reste, l'État a maintenu pour l'essentiel le déploiement de ses services à partir de la Guadeloupe. Ce déploiement est parfois un problème au quotidien, comme on vient de le rappeler.
Parallèlement, le décret n° 2009-907 du 24 juillet 2009 prévoit le maintien, « sans préjudice de la compétence de la préfecture de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin ». Le décret prévoit aussi la compétence des services déconcentrés des administrations civiles de l'État placés sous l'autorité du préfet de la Guadeloupe. Ce texte permet au préfet délégué à Saint-Martin de recourir aux services des administrations civiles de l'État établis en Guadeloupe en tant que de besoin. Ces services peuvent intervenir sous son autorité fonctionnelle.
Cela est prometteur sur le papier, mais confus en pratique. Compte tenu de ce que sont les moeurs administratives, dans les faits, c'est presque toujours le préfet de Guadeloupe qui décide. Or on fait la politique de sa géographie et Saint-Martin est à 260 kilomètres et 50 minutes de vol de la Guadeloupe. On fait aussi la politique de sa démographie et notre population représente 8,4 % de celle de l'ensemble administré de la préfecture de Basse-Terre. En d'autres termes, Saint-Martin constitue, hélas, trop souvent une variable d'ajustement. Nous l'avons vu par exemple en 2018 lors de son exclusion, sans la moindre explication, du dispositif « Action coeur de ville ».
Donc, même si le décret n° 2009-906 susmentionné prévoit la possibilité d'une délégation de signature du préfet de la région Guadeloupe au préfet délégué, la situation n'est pas satisfaisante.
Dans le contexte actuel, la préfecture de Saint-Martin doit cesser d'être perçue comme une préfecture déléguée, avec les missions, les moyens, fonctionnalités, voire la « mentalité », d'une sous-préfecture. Saint-Martin doit disposer d'un préfet de plein exercice, à l'horizon 2021. C'est une demande récurrente de la COM.
Il existe une discordance entre la loi organique qui nous accorde un préfet de plein exercice et le fait que le préfet de Saint-Martin soit un préfet délégué. Nous souhaitons que soit nommée une administration complète dévouée à Saint-Martin. Ce devrait également être le cas à Saint-Barthélemy et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Le problème semble, malheureusement, éminemment financier. À l'époque où j'étais député, Saint-Barthélemy s'est à juste titre détaché de la Guadeloupe dans le domaine de la sécurité sociale. Ce détachement avait été source de simplification et a amélioré le fonctionnement.
En attendant de changer les textes, nous devons, de façon pragmatique, faire au mieux avec l'organisation existante et les agents qui la composent. La préfecture a tout de même su parfois nouer des liens utiles avec la collectivité, et j'espère vivement qu'il en sera de même à l'avenir. Comme je le soulignais déjà en 2014, « la qualité de ces rapports se manifeste d'abord par l'existence d'un dialogue et de réunions de travail entre services de la préfecture et services de la collectivité à propos des affaires locales ».
Elle se traduit également par les conditions d'exercice par le préfet délégué du contrôle de légalité. La préfecture a vocation à jouer, et, en l'occurrence, à rejouer, le rôle d'un conseil juridique susceptible d'alerter les élus à titre préventif. Ce rôle était parfaitement joué du temps de la préfète Anne Laubies, avec laquelle les rapports entre État et COM ont toujours été basés sur un consentement mutuel. La personnalité du préfet semble faire la différence dans ce genre de situation. La préfecture doit faire preuve de pédagogie, être un ajusteur et un facilitateur. Elle ne doit pas être, seulement, un censeur.
Toutes les COM doivent disposer de fonctionnaires d'État connaissant les outre-mer, et non des fonctionnaires n'ayant aucune expérience de ces territoires sensibles où certaines situations peuvent rapidement se dégrader. Les COM ont besoin d'agents à l'écoute, ouverts d'esprit, aptes à la négociation et disposés à la concertation avec les autorités locales. C'est une question, là encore, de circonstances et de personnalités. Mais c'est aussi - le droit n'est jamais bien loin dans notre pays -, une question d'adaptation et de calibrage des textes. En effet, développer l'attractivité de la fonction publique à Saint-Martin constitue une impérieuse priorité. C'est d'ailleurs valable pour les trois fonctions publiques. Des outils réglementaires existent. Il convient alors, sans a priori, de les moduler pour faire venir à Saint-Martin, terre de mission, les meilleurs et les plus motivés.
La sécurisation juridique et le développement économique du territoire en dépendent.
Pour terminer, je dirai juste un mot sur les perspectives de révision constitutionnelle. Je doute que celle-ci puisse voir le jour, du moins celle initiée il y a presque deux ans par le Président de la République. Et ce n'est pas plus mal : vouloir, par idéologie - voire par démagogie -, limiter le nombre de parlementaires est, à mon avis, une erreur de jugement. Cette limitation est a fortiori une erreur aux lendemains d'une crise sanitaire qui a mis en évidence le besoin de proximité et a valorisé, plus que jamais, le travail de terrain des élus locaux.
S'agissant de l'idée de fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, elle m'a tout l'air d'une fausse bonne idée. Attention, en effet, aux expérimentations qui permettraient, à terme, d'engager subrepticement des alignements par le bas, notamment des droits sociaux.
À ce jour, la Constitution, quoi qu'on en dise, permet déjà à chaque territoire d'évoluer au gré de ses contraintes et de ses attentes. Les statuts sont « à la carte ». La Constitution permet une identité/spécialité législative à géométrie variable. Si je devais faire preuve d'ingénierie juridique, j'engagerais plutôt un débat sur la fusion des statuts européens.
La séparation entre Régions ultrapériphériques (RUP) et Pays et territoires d'outre-mer (PTOM) est en effet plus marquante et rigide, désormais, qu'entre les collectivités de l'article 73 et celles de l'article 74.
La situation de Saint-Martin est complexe. Nous relevons de l'article 74. Nous sommes séparés entre un « côté RUP » et, du côté de Sint-Maarten, un « côté PTOM ». Nous possédons une frontière symbolique. Je me plais régulièrement à dire que nous sommes l'Europe avant l'Europe, avec toutes les complications que l'on peut imaginer, sans protectionnisme. À Saint-Martin, nous avons la particularité et la singularité d'être, depuis 2009, à la fois RUP et COM de l'article 74. C'est nullement incompatible, et j'ai pu le constater pendant presque quinze mois lorsque Saint-Martin a assuré, jusqu'en février dernier, et pour la première fois, la présidence de la conférence des présidents des RUP. Cela nécessite un effort d'adaptation. Cela nécessite également un travail fervent de lobbying au niveau bruxellois afin, là encore, que les spécificités garanties par les traités (le fameux article 349 du traité de fonctionnement de l'Union européenne) et par la jurisprudence (le non moins fameux arrêt « Mayotte » de la Cour de justice de l'Union européenne de décembre 2015) soient effectivement mises en oeuvre.
À terme, je pense que l'évolution des RUP vers plus de différenciation, plus d'adaptations et de dérogations doit inéluctablement se poursuivre. Parallèlement, le statut de PTOM est mis à mal et risque de disparaître. Tout d'abord, le Groenland dispose déjà d'un statut à part. Certains territoires (comme Aruba) souhaiteraient devenir RUP, à l'instar de Mayotte en 2014. Ensuite, à l'issue du Brexit, les PTOM ont perdu plus de la moitié de leurs membres du fait du départ des territoires britanniques. Cette perte ne va pas sans poser quelques difficultés pour Saint-Martin. On oublie souvent que Saint-Martin est, avant Saint-Barthélemy, le territoire français le plus proche d'un territoire britannique puisqu'il est à 7 kilomètres d'Anguilla.
À terme, il ne restera probablement que des RUP. Si c'est le cas, les RUP devront être substantiellement rénovées, bénéficiant de souplesses et de facilités aujourd'hui offertes aux PTOM.
Ce sera sans doute l'un des nombreux débats qui jalonneront la période 2021-2027, cruciale pour l'Union européenne et pour ses territoires les plus éloignés. Bien que je sois ralenti dans ma démarche par les suites de l'ouragan Irma et de la crise du Covid-19, j'envisage d'organiser un débat sur ce sujet pour trouver un cadre et innover en ce sens.
Êtes-vous favorable à une consultation des populations sur les demandes de transfert des compétences ?
A priori, et venant d'un parti gaulliste, je ne peux qu'être favorable à toute consultation populaire. J'emploie ce terme, car « référendum » n'est plus utilisé aujourd'hui. De surcroît, un vote favorable de la population ne pourrait que constituer une légitimité bienvenue. Ce vote favorable représenterait un atout pour les négociations ultérieures avec l'État, lorsqu'il s'agira d'aborder les sujets irritants concernant notamment la compensation financière.
Toujours en tant que gaulliste, je sais aussi à quel point un tel mécanisme peut être à double tranchant. On répond davantage à celui qui pose la question qu'à la question elle-même.
Donc, je pense qu'un tel outil serait fort utile. Là encore, son utilisation dépendra, avant tout, des circonstances et des personnalités. C'est de plus en plus souvent le cas dans des outre-mer prudents face aux expérimentations juridiques que je qualifierais de « parisiennes ».
J'ai tenté de répondre avec honnêteté à vos questions. J'espère que mes réponses correspondent à vos attentes. J'espère également que ces sujets trouveront des solutions avec votre appui et votre engagement, dont je vous remercie d'ores et déjà.
Cher président, je vous remercie de votre exhaustivité. Je vais préciser une de mes questions : ne perçoit-on pas, au-delà de la personnalité de ceux qui ont été en poste depuis notre accession respective à des collectivités de l'article 74, une certaine tendance à nous tenir un discours d'autorité ? Ne pensez-vous pas que la réforme annoncée risque de se faire au détriment des pouvoirs des élus et que cette réforme risque de redonner aux représentants de l'État des pouvoirs que je qualifie personnellement « d'exorbitants » puisqu'ils concernent le volet politique alors qu'ils devraient se limiter à du juridique, de l'administratif, du contrôle de légalité et avoir un pouvoir de substitution à caractère exceptionnel ? Partagez-vous ce sentiment, assez général, dans l'ensemble des outre-mer ?
Vos questions résument entièrement la problématique présente.
Me concernant, je ne parlerai que d'expérience. J'ai été en partie au pouvoir à l'époque où Saint-Martin était une commune et avait donc des sous-préfets. Puis j'ai été en poste après le changement de statut vers la COM, depuis que Saint-Martin a des préfets délégués. Je pense que M. Guillaume Arnell me rejoindra pour dire qu'il n'est pas possible à la fois de donner une plus grande autonomie aux collectivités par l'article 74 puis de restreindre cette même autonomie par le transfert de pouvoirs à des représentants de l'État. Le rôle de l'État est aujourd'hui essentiel auprès des collectivités : ce rôle est celui d'un accompagnement autour des contrôles de légalité et des lois régaliennes qu'il gère. Pour le reste, les élus locaux, qui connaissent le terrain et s'attaquent aux problèmes de la population, doivent bénéficier de leur confiance. Or notre légitimité, venue du peuple, est aujourd'hui transférée à une autre entité, avec laquelle nous devrions fonctionner en binôme.
Ce binôme a parfois fonctionné et j'assume la responsabilité de ces mots. J'ai pu observer le fonctionnement d'autres élus avec leur préfecture et leur préfet. Je pense que, là encore, M. Guillaume Arnell ne me contredira pas. À titre d'exemple, la préfète Anne Laubies avait une parfaite connaissance des problématiques de la collectivité et a, pour autant, adopté une approche orientée vers l'accompagnement et la prévention des problématiques. Elle n'a pas fait preuve d'un harcèlement constant.
On ressent cette reprise du pouvoir de l'État. Plutôt qu'une volonté de travailler ensemble, il existe une volonté de reprendre l'outil et de le faire fonctionner lui-même, faisant des élus des instruments de validation plutôt que des institutions ayant la possibilité de gérer. Et je ne souhaite pas parler ici des appartenances politiques, des visions et programmes politiques quels qu'ils soient...
Pour résumer, l'essentiel de cette autonomie que l'on nous a donnée nous est aujourd'hui enlevée. Cette autonomie nous servirait pourtant à gérer nos collectivités de meilleure façon.
Mes propos ne sont pas d'ordre personnel même si j'ai beaucoup de choses sur le coeur.
J'aimerais faire part d'une deuxième observation sur le domaine de l'énergie. Si nous voulons stabiliser l'application de la péréquation nationale à Saint-Barthélemy et Saint-Martin et bénéficier des fonds financiers revenant de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), il faut, d'une part, payer la contribution au service public de l'électricité (CSPE) et, d'autre part, établir notre programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Cela nous a amenés à signer des conventions avec EDF, dans le but de stabiliser la relation. Cela a été débattu relativement vite à Saint-Barthélemy il y a deux semaines. Les échéances et obligations annuelles prises par la collectivité me paraissent démesurées et difficilement tenables. C'est quelque peu de notre faute, car si nous avions écrit notre propre PPE dans notre compétence « énergie », je pense que nous aurions pu trouver un terrain d'entente plus court.
C'est un sujet sur lequel, à Saint-Martin, vous devrez vous pencher avec beaucoup de prudence, car c'est un sujet délicat.
Le président Daniel Gibbs a été très exhaustif. Cette discussion étant un échange avec l'exécutif, je ne viendrai qu'en complément. Je ne suis pas ici pour porter un jugement sur ce qui a été dit ou non. Il faut tout de même que vous sachiez que je partage très largement ce qui a été dit.
Le président Daniel Gibbs peut avoir le sentiment que le blocage se situe au niveau des relations entre COM et État, mais il en est de même pour les relations entre parlementaires et État.
Vous avez plusieurs fois évoqué les relations avec la préfète Anne Laubies, qui est une référence en la matière. Anne Laubies est un des rares préfets avec qui j'ai conservé une relation d'amitié et que je côtoie encore aujourd'hui. Elle a su mettre son expérience et ses compétences au service du territoire, ce qui est tout à son honneur. Les moments où nous avons progressé sur ce territoire ont été les moments où elle était là ! Je pense que Mme Laubies a été l'exemple même de ce que devrait être un représentant de l'État dans un territoire ultramarin. La population saint-martinoise le lui a reconnu à l'unanimité puisque nous l'avions gratifiée du surnom de « Queen Elizabeth ».
Aujourd'hui, la préfète de Saint-Martin est d'un autre calibre.
Vous avez dit que les personnalités servant l'État en outre-mer ne doivent pas être des handicaps dans les relations entre les collectivités et l'État. Je parlais de fluidifier les rapports, ce qui sous-entend également que le choix des hommes et des femmes servant en outre-mer doit être calibré, vérifié au préalable pour garantir la meilleure représentation et le meilleur équilibre entre les rôles et les responsabilités de chacun. Je partage l'idée que les services de l'État doivent s'attacher à travailler uniquement sur la partie administrative, le contrôle de légalité et les compétences régaliennes de l'État. Ils ne doivent, en aucune manière, interférer dans les choix des politiques locales, ce qui ferait perdre leur autonomie à nos territoires. Néanmoins, cela sous-entend aussi qu'un exécutif fort ne suffit pas dans ce genre de situations. L'ensemble des élus doit faire bloc contre ce type d'agissements. Les relations avec les députés, les sénateurs et la collectivité pourraient, peut-être, être différentes si nous avions travaillé plus en concertation sur de grands sujets. Ce serait un moyen de tenir tête à ce genre de comportements. Mais l'expérience que nous vivons servira sans doute à d'autres dans le futur. Nous avions déjà un exemple auparavant : celui du préfet Jacques Simonnet, lorsque vous étiez, cher président Gibbs, aux affaires de la COM. Il n'y en a pas eu d'autres entre temps.
Je n'ajouterai rien de plus sur ce sujet. Je souhaite enfin intervenir sur la question du revenu de solidarité active (RSA). Avez-vous constaté la multiplication des bureaux de transferts d'argent ? Nous donnons de l'argent à des personnes en situation de besoin, mais celui-ci repart vers d'autres territoires. Je comprends bien que, lorsque l'on quitte son territoire d'origine, l'une des motivations est aussi de permettre aux siens, restés sur place, d'avoir une meilleure vie. Cela doit toutefois être le fruit de son travail et non celui de la solidarité nationale. Nous devons avoir une vraie réflexion sur ce point.
Par ailleurs, au sujet des services de l'État, nous constatons un certain nombre d'améliorations.. Les besoins en matière de services de l'État concernent aussi les données statistiques. Nous avons travaillé en profondeur avec la Commission nationale d'évaluation des politiques publiques outre-mer (CNEPEOM). Il faut persévérer, car, sans données statistiques, nous sommes dans l'incapacité de justifier nos choix par une vraie connaissance des besoins.
Par ailleurs, la préfecture est, en effet, de plein exercice, mais le préfet ne l'est pas ! Je l'ai évoqué lors d'une « question d'actualité » au Sénat. Le retour du secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur a été une fin de non-recevoir, mentionnant une absence de besoin. Pourtant, mon argumentaire était solide. Il se fonde sur une source sûre et je ne pouvais pas être mieux informé sur la façon dont le représentant de l'État ressentait l'exercice de ses responsabilités à Saint-Martin. Je crois que nous devons continuer ce combat.
J'aimerais ajouter, pour que le président Michel Magras bénéficie de l'ensemble des données, que j'ai, moi aussi, mal vécu la fermeture de la frontière. La première initiative a été prise par la Première ministre du côté néerlandais. La préfète a réagi. La difficulté est venue par la suite lors du déconfinement. Nous n'avons pas compris la levée de l'interdiction du côté néerlandais et le maintien de l'interdiction du côté français. Néanmoins, il faut aussi parfois savoir pointer du doigt les nôtres lorsque ceux-ci font des choix sans avoir évalué en profondeur leurs conséquences. Cela doit nous servir de leçon pour la suite.
Quant à la compétence « environnement », les Saint-Martinois ne doivent pas penser que cette compétence résoudra nos problèmes. De mon point de vue, c'est encore beaucoup plus rigide que ce que nous avons aujourd'hui ! Nous devons avoir cette compétence pour la mettre en coordination avec la compétence « urbanisme », « logement », « habitat ». Néanmoins, elle doit également s'accompagner des moyens nécessaires et de la volonté de respecter ces règles de la part de notre population pour que notre politique environnementale soit efficace. Dans ce but, une démarche pédagogique est nécessaire pour susciter l'adhésion de notre population. Il nous reste à travailler sur ce sujet.
Je n'ajouterai presque rien sur la question de l'énergie puisque le président Magras a traité la question. Il s'agissait d'une coquille vide. Nous nous demandions ce qu'elle contenait et vers quel domaine nous devions orienter nos réflexions.
Je finirai par un point qui me semble essentiel : le besoin de réfléchir à une réforme sur la séparation entre le conseil exécutif et le conseil territorial. Sans connaître encore la solution exacte, je crois qu'il doit exister une séparation entre celui qui fixe les règles au conseil territorial (et qui est donc en partie « législateur ») et celui qui exécute ces règles et sanctionne. Il me semble que cette évolution serait intéressante.
Bien entendu, il serait bénéfique que nous organisions régulièrement, sans nous surcharger, des points d'étape pour pouvoir améliorer notre loi organique. Nous savons en effet pertinemment que nous ne pourrons pas la modifier au coup par coup, mais seulement par une série de mesures cohérentes pour la porter au plus haut niveau.
Pour être tout à fait complet, je crois qu'il nous faudra aussi mener davantage un travail de veille juridique pour les collectivités, de façon à être dans l'anticipation à l'égard des lois à venir. Cette veille permet de connaître les lois qui sont dans le programme prévisionnel de nos instances, dans le but de travailler de concert avec les autres collectivités et d'anticiper les impacts. Ne pas m'y être consacré davantage est l'une des légères frustrations que j'éprouve aujourd'hui. Ce travail est certes conduit ici par le président Michel Magras. Néanmoins, quand quelqu'un estime qu'il est dans son bon droit de travailler comme il l'entend ou qu'il est suffisamment compétent pour aller porter lui-même les intérêts de son territoire, cela dilue quelque peu notre importance au niveau du Parlement. Nous gagnerions à ce que seul le droit prévale. Je ne dis pas cela uniquement pour le président Daniel Gibbs. Je sais que vous aussi, cher Michel Magras, vous ressentez de la frustration sur un certain nombre d'accords. Je l'ai souvent dit : je n'ai jamais, et je ne pourrai jamais travailler contre ma collectivité. Un parlementaire a pour rôle de travailler en complémentarité avec son exécutif. Si nous ne sommes pas d'accord, il faut le dire en amont, en face, mais ne jamais travailler contre sa collectivité.
Je vous remercie, cher Guillaume Arnell. Je ne reviendrai pas sur les derniers points. J'ai toujours été le défenseur des décisions de ma collectivité en haut-lieu, à ma façon et avec une efficacité dont je laisse le jugement aux autres.
Cher président Daniel Gibbs, je voudrais revenir sur vos propos concernant le RSA. Le RSA a été transféré au département à une époque où nous étions tous deux conseillers généraux. Lors du transfert de moyens, il avait porté sur 30 % du coût réel tandis que les 70 % restants nous revenaient. Aujourd'hui, j'entends les mêmes collectivités où nous avons servi dire qu'il faut les rendre à l'État.
Par ailleurs, le Gouvernement d'aujourd'hui réfléchit à une éventuelle récupération de ces compétences pour réorganiser et redistribuer. J'aimerais que vous me confirmiez que la collectivité de Saint-Martin souhaite garder ces compétences.
Nous souhaitons d'abord remettre le dispositif en état et montrer que nous avons cherché une solution. La problématique du RSA sur notre territoire est la même que dans la France entière. Nous avons essayé de nous battre. On avait essayé, avant moi, d'instaurer la dématérialisation, sans obtenir gain de cause. Nous avons réessayé, mais je pense que le ministère du commerce n'y a pas mis suffisamment d'intensité. Or nous pouvons gagner ce combat : il faut dématérialiser le RSA ! Je veux pouvoir démontrer que cela constitue la seule solution. Je l'ai déjà quelque peu démontré avec la carte Cohesia. Il ne faut pas oublier que le retrait du RSA a des conséquences sur la dotation !
La ministre des outre-mer m'a bien fait comprendre qu'il existait un risque de perte financière, que je suis ainsi en train d'évaluer. Par ailleurs, je souhaite faire une restitution en ayant trouvé une solution pour la France entière, et non seulement pour Saint-Martin. J'aimerais qu'entre 60 % et 70 % des 70 millions de la compétence « Social » affectés à notre territoire y soient réinjectés, au lieu de partir dans les transferts dont parlait Guillaume Arnell. Les retombées économiques pour nos territoires s'en ressentiraient d'autant plus.
Cher Daniel Gibbs, cette discussion a été très agréable et précise. Je veillerai à rendre compte de nos échanges aussi fidèlement que possible. Guillaume Arnell aura aussi l'occasion d'aborder ces questions, en sa qualité de sénateur, lorsque celles-ci se présenteront.
Je ferai un compte rendu de notre échange au groupe de travail décentralisation. Je vous remercie.
Cher président, je voudrais vous remercier de m'avoir associé à cet entretien. J'aimerais remercier Daniel Gibbs également, pour la qualité des échanges et sa sincérité. Ce débat a montré qu'il existe finalement peu de divergences entre nos façons de penser, mais que c'est, avant tout, le territoire qui doit primer.
Présidence de M. Michel Magras, président -
Je vous remercie d'avoir accepté cet échange que j'ai sollicité en vue d'une restitution sur « l'état des volontés » des territoires d'outre-mer en ce qui concerne l'organisation et les modalités de leur libre administration locale. Le président du Sénat, Gérard Larcher, a en effet initié un groupe de travail sur la décentralisation, avec l'ambition de « repenser en profondeur l'organisation des pouvoirs locaux », et de formuler des propositions en ce sens. Il s'agit de donner les moyens de l'action aux collectivités, qui seront les chevilles ouvrières de la reconstruction économique et sociale lors des prochains mois.
Il m'a fait l'honneur, en ma qualité de président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, de me charger précisément du volet outre-mer. Je devrai en rendre compte aux deux rapporteurs du groupe de travail, qui sont Philippe Bas, président de la commission des lois, et Jean-Marie Bockel, président de la délégation aux collectivités territoriales.
C'est dans cette optique que j'ai souhaité entendre chacun des exécutifs des assemblées territoriales, en vue d'une restitution des orientations reflétant aussi fidèlement que possible la diversité des visions institutionnelles ultramarines.
J'espère, sans trahir cette riche hétérogénéité, réussir à dégager de grands axes, constituant les articulations autour desquelles pourront se construire chaque projet, et concrétiser chaque volonté locale.
Ma conviction est que les outre-mer constituent un laboratoire et témoignent de la capacité de la République à faire preuve de créativité institutionnelle, sans pour autant que son intégrité ne soit atteinte. C'est pourquoi j'avais dégagé la nécessité de la différenciation autour du triptyque « unité, différenciation, et participation ». Je crois qu'il est grand temps que chaque territoire ultramarin trouve l'organisation qui lui ressemble et qui, sans être une panacée, puisse constituer un levier de développement grâce à la définition et au déploiement de politiques publiques en concordance avec les réalités locales.
Même si les leçons de la gestion de la crise sanitaire ne sont que partiellement tirées, il est indéniable qu'elle a mis en évidence le rôle majeur des collectivités territoriales. Stéphane Artano est du reste chargé d'un rapport sur les conséquences économiques de la crise sanitaire, ainsi que sur la relance des territoires ultramarins. J'ai souhaité l'associer à notre entretien, comme je l'ai fait pour les sénateurs de chaque collectivité.
Il est très positif de faire participer les sénateurs à nos échanges, d'autant que dans le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon, le sénateur a une bien plus grande expérience que moi, notamment en tant qu'ancien chef de l'exécutif.
Je souhaiterais insister sur le contexte politique particulier qui détermine en partie notre relation avec l'État.
Il est important que nous partagions une certaine vision, même si ces derniers temps l'État a eu tendance à imposer la sienne, alors même qu'elle entrait en contradiction avec la stratégie qui nous a permis de gagner les suffrages des électeurs. Selon moi, les services de l'État doivent accompagner les collectivités, et non les freiner systématiquement.
Dans une petite collectivité comme la nôtre, il peut y avoir des zones de frottement entre les compétences respectives, surtout lorsque qu'il y a des financements croisés. Cela peut poser des difficultés pour la conduite de projets et l'exercice des compétences.
Ce sujet relève de votre questionnement, et je suis heureux que le Sénat, sous la houlette du président Gérard Larcher, s'intéresse à un nouvel acte de décentralisation et de différenciation des territoires. Il est heureux que nous puissions également exprimer un certain nombre de positions.
Je vous remercie pour votre description du contexte. Je comprends parfaitement que l'équation est difficile et même si cette situation est ressentie de manière plus vive sur votre territoire, elle est également ressentie dans d'autres territoires. C'est le cas notamment de la Guadeloupe et de la Martinique, ainsi que de Saint-Barthélemy, où nous avons le sentiment que la crise sanitaire a exacerbé une certaine conception du rôle du préfet par rapport aux élus. Il s'agit d'une vraie question de choix politique national, sur laquelle chacun aura à se pencher. Je ne cache pas, qu'à titre personnel, elle m'inquiète, car je ne conçois pas ainsi le rôle des préfets. Ceux-ci doivent en effet accompagner la politique définie par les territoires, dès lors qu'elle est conforme à la loi et aux grands principes de la Constitution.
Je souhaite vous interroger sur l'état actuel de la décentralisation au sens large. Saint-Pierre-et-Miquelon est une collectivité qui jouit d'une certaine avance en la matière. La répartition de compétences entre l'État et la collectivité vous apparaît-elle satisfaisante ?
Cette répartition apparaît globalement acceptable, avec quelques nuances. Nous avons besoin d'éclaircissements, notamment en ce qui concerne le champ de compétence des communes. Par le passé, avant que nous n'arrivions au conseil général et territorial, un certain mélange de compétences entre les communes et l'exécutif pouvait être constaté. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation intermédiaire. Les communes n'exercent pas toutes leurs compétences, et la collectivité doit parfois les assumer par la force des choses.
Nous avons besoin d'une clarification en la matière. Certaines ont eu lieu dans la douleur. Stéphane Artano pourrait évoquer la question de l'enseignement privé. D'autres ont eu lieu par le biais de saisines qui, chaque fois, donnent raison à la collectivité. Un gros travail doit cependant encore être mené sur l'eau et l'assainissement. Des erreurs passées nous obligent à intervenir directement, alors même que ces questions ne relèvent pas de notre champ de compétence. La situation doit être clarifiée, dans l'esprit du statut qui est le nôtre et du code général des collectivités territoriales (CGCT).
Il y a peu, nous avons demandé à ce que nous soit transférée la compétence liée au transport maritime. Un différend avec le ministère s'en est immédiatement suivi. Nous avons ainsi formulé une délibération le 18 juin 2019 sur cette demande. Elle n'a cependant été publiée au Journal Officiel que 9 mois plus tard.
La répartition des compétences apparaît ainsi globalement satisfaisante, mais nécessiterait d'être réellement appliquée. Chaque commune devrait être reconnue et repositionnée dans son champ de compétence par rapport à la collectivité. Ce travail conduit localement à certaines distorsions, mais nous essayons d'avancer progressivement.
Dans ce contexte, lorsque vous demandez une compétence telle que celle du transport maritime, comment l'avis de la population intervient-il ? Est-elle sensibilisée à ce type de questions ?
Ces sujets sont toujours complexes. La plupart des habitants ne s'y intéressent pas vraiment, dès lors que le territoire est desservi et que les prix n'explosent pas. Les blocages sont plutôt liés aux habitudes des importateurs ou de certains lobbys qu'ils ne veulent pas voir changer.
Une seule consultation a été réalisée, en 2007, sur une modification du code de l'urbanisme. Seuls 1 200 électeurs se sont déplacés sur 4 500. La population souhaite avant tout que le service soit assuré, quel que soit l'opérateur.
Votre statut actuel apparaît satisfaisant, car vous êtes autonomes dans un certain nombre de secteurs. Néanmoins, il reste malgré tout quelques difficultés dans votre relation à l'État et des améliorations à apporter. À part le transport, envisagez-vous de demander d'autres compétences à l'avenir ? D'autres collectivités relevant des articles 73 ou 74 témoignent dans l'après-crise d'une volonté de voir partagée la compétence santé à un niveau régional. La Nouvelle-Calédonie, dont l'autonomie est très avancée, souhaite même un partage de la compétence justice, notamment pour traiter de la problématique de la délinquance des jeunes.
Nous ne souhaitons pas un partage de la compétence santé, car nous nous chargeons d'ores et déjà du volet médico-social qui nous accapare largement. La santé en tant que telle sur un petit territoire constitue un énorme domaine, et la collectivité n'aurait pas les capacités financières ou d'ingénierie pour s'en charger.
La Polynésie française dispose de la compétence santé. Le vote de l'état d'urgence sanitaire par les parlementaires l'a temporairement rendue à l'État, afin qu'il puisse agir librement en période de crise. Néanmoins, les représentants de l'État ont mené des concertations avec le président de la Polynésie française. En Nouvelle-Calédonie, les principales mesures ont été cosignées par le président du gouvernement et le Haut-commissaire. Une telle concertation a-t-elle eu lieu à Saint-Pierre-et-Miquelon ?
La gestion de la crise sur notre territoire s'est avérée très « verticale ». Nous avons été tenus informés, et certains choix ont été discutés, par exemple en ce qui concerne le déconfinement. Mais, dans l'ensemble, le préfet s'est contenté de nous annoncer les décisions qui avaient été prises. En tous les cas, je l'ai vécu comme cela. Un statut doit permettre à la collectivité d'atteindre un certain nombre d'objectifs. Dans beaucoup de domaines, il lui permet d'orienter les choix stratégiques du territoire, avec le soutien de la population. Néanmoins, la charger d'un domaine aussi complexe que la santé serait le meilleur moyen de la paralyser, en particulier au regard de la charge extrêmement lourde que représente l'hôpital. Nous ne disposons pas non plus de l'ingénierie nécessaire. L'hôpital emploie 400 équivalents temps partiel (ETP). Du reste, une partie de la population ne serait peut-être pas rassurée par le fait que la santé soit gérée par la collectivité, cela pourrait créer certaines craintes par rapport aux dispositifs de santé.
Vous êtes confrontés aux problématiques d'évacuation sanitaire, majeures pour nos petits territoires.
En tant qu'ancien président du conseil d'administration de l'hôpital, j'étais impliqué dans la gestion du centre hospitalier. Lorsque la loi a transformé les conseils d'administration en conseils de surveillance, les élus ont perdu du poids dans la gouvernance des centres hospitaliers. La collectivité n'a donc pas vocation aujourd'hui à demander la compétence santé. Son champ de compétence apparaît assez large.
Nos collectivités connaissent quelque peu la différenciation que le Président de la République souhaite mettre en place à travers le projet de la loi 3D (décentralisation, déconcentration et différenciation). À Saint-Barthélemy, nous disposons de la spécificité législative et de la capacité à fixer des normes. Qu'en est-il à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Quelles avancées souhaiteriez-vous en matière de différenciation ?
Nous n'avons pas de demandes particulières en ce qui concerne notre champ de compétences. Le souci que nous connaissons est celui de la prise en compte de l'activité saisonnière dans le dispositif de chômage partiel. Le dispositif national a en effet été appliqué sans tenir compte des spécificités locales liées à la saisonnalité et aux intempéries.
Par ailleurs, au niveau des normes, notre territoire reçoit de nombreux matériaux en provenance d'Amérique du Nord. Pour appliquer l'ensemble des normes européennes aux matériaux de construction, il faudrait trouver un système d'équivalence de référence, pour nous permettre de continuer à importer des matériaux canadiens qui ont les mêmes performances énergétiques, mais sous des qualifications différentes. Ce sujet était du reste abordé dans un des rapports de la Délégation sénatoriale aux outre-mer.
Un certain nombre de progrès ont pu être réalisés en la matière au niveau des organismes nationaux chargés de fixer les normes et de les faire appliquer, mais nous constatons une certaine lenteur. Cette problématique concerne non seulement le BTP mais également les normes agricoles et phytosanitaires.
Jugez-vous satisfaisant le cadre constitutionnel actuel, pour permettre à Saint-Pierre-et-Miquelon d'adapter efficacement les règles applicables sur son territoire ?
Le cadre de l'article 74 me semble satisfaisant. Nous ne sommes pas contre une fusion des articles 73 et 74, dès lors que nous gardons le dispositif tel qu'il est à l'heure actuelle. Nous ne sommes pas demandeurs de modifications, à la différence des collectivités de l'article 73.
Jusqu'à présent, La Réunion s'est montrée très attachée à construire l'avenir de son territoire à l'intérieur de l'identité législative la plus stricte possible, dans le cadre de l'article 73 de la Constitution. La Guadeloupe est assez favorable à l'idée de demander de nouvelles compétences, bien qu'un transfert la ferait sortir du cadre de l'article 73, pour tendre vers un statut ressemblant à celui du 74. En effet, la possibilité de fixer ses propres normes relève de ce dernier.
La Martinique est également une collectivité relevant de l'article 73, mais dispose de deux assemblées distinctes. La situation y est difficile. La Guyane est une collectivité de l'article 73, mais le président à la tête des pouvoirs législatif et exécutif est le même. Il m'a indiqué désirer un statut sui generis. Wallis-et-Futuna est gérée depuis 1961 directement par l'État, à travers un préfet. En Nouvelle-Calédonie, il y a le débat sur l'indépendance. La Polynésie française est satisfaite de son autonomie, mais souhaiterait obtenir de nouvelles compétences.
Il apparaît que les collectivités de l'article 74 semblent en général satisfaites, et ne souhaitent pas revenir en arrière. Les outre-mer pourraient être regroupées sous une seule dénomination, et leur statut juridique fixé par une loi organique prenant en compte les réalités de chaque territoire. L'idée d'une harmonisation de leur dénomination dans la Constitution, sous le terme « collectivités d'outre-mer », avec une loi organique propre et évolutive vous apparaît-elle intéressante ? Par ailleurs, êtes-vous favorable à la fusion des articles 73 et 74 ?
Nous ne sommes pas opposés à la terminologie « collectivités d'outre-mer » qui est déjà la nôtre. Ce sont peut-être les autres qui peuvent être gênés. Il serait logique de disposer d'un terme générique. Il en va de même en ce qui concerne la disparition des articles 73 et 74, dès lors que chaque territoire conserve ses spécificités. Néanmoins, il faut prendre garde à ce que la rédaction ne modifie pas les répartitions de compétences qui satisfont chaque territoire. On pourrait avoir des surprises au final.
La demande de fusion apparaît saine en termes de lecture constitutionnelle du corpus applicable aux territoires ultramarins. Cela évite une certaine dispersion, et d'éventuelles jalousies entre eux. Il serait souhaitable que le législateur et le Gouvernement parviennent, sous un même vocable, à identifier un corpus juridique propre à chaque territoire inscrit dans des lois organiques. Cela apparaît comme un garde-fou juridique indispensable, notamment pour les petites collectivités. Mais il ne faudrait pas que le Gouvernement modifie des dispositions qui nous conviennent en l'état.
Cela suppose une extrême vigilance rédactionnelle. La nécessité d'une sécurité juridique revient systématiquement au cours des auditions que je mène. Par ailleurs, la relation avec l'Union européenne suscite un certain nombre de craintes qui ne me semblent pas pleinement justifiées. Certains territoires craignent en effet que la modification des articles n'ait une influence sur leur statut de régions ultrapériphériques (RUP) ou de pays et territoires d'outre-mer (PTOM). Il existe en effet une confusion généralement faite entre le statut national et le statut européen. Saint-Barthélemy a choisi de passer du statut de RUP à celui de PTOM, et il n'y a pas de crainte à avoir en la matière.
Il existe quand même un climat de défiance entre la collectivité et l'État. J'en veux pour preuve la réforme sur la formation professionnelle et l'apprentissage. L'avis de la collectivité a été demandé. Le conseil exécutif a formulé quatre recommandations, pour adapter la réforme au territoire. Aucune n'a été retenue. Dans le cadre de cette réforme constitutionnelle, en raison de ce climat de défiance, nous craignons que les demandes des territoires ne soient pas entendues.
La relation avec l'Union européenne de chaque territoire dépend de son statut. À travers celui de PTOM, Saint-Pierre-et-Miquelon a accès au Fonds européen de développement (FED), qui est en cours de toilettage mais qui était parfaitement adapté à notre taille et à l'ingénierie que nous pouvions mobiliser. Si le regroupement des statuts nous place en concurrence avec les autres territoires, et notamment les RUP, nous ferons face à de très grandes difficultés pour bénéficier des fonds européens.
Un certain nombre de signaux envoyés depuis 2017 nous inquiètent aussi, quant à la volonté profonde de toute réforme. Nous ne savons pas à terme où le Gouvernement souhaite nous conduire. Je comprends cette prudence des collectivités. C'est la raison pour laquelle le Sénat prend les devants, en menant ses propres consultations. Sa réflexion porte du reste sur l'ensemble du territoire national, et les outre-mer ont leur place.
Nos collectivités sont régulièrement saisies de par la loi sur des textes. Nous sommes toujours saisis dans l'urgence, et nous nourrissons quelques doutes sur la prise en compte de nos avis. Quel est votre sentiment en la matière ?
Pour nous, il s'agit d'une mascarade. On nous demande de nous positionner dans le délai de quinze jours, en urgence. Le temps que nous évaluions les implications réelles sur notre territoire au regard du statut, nous sommes toujours hors délais. Il convient d'améliorer cette procédure. On peut passer à côté de décisions qui sont contre-productives pour le territoire tellement c'est complexe.
Nous souhaiterions notamment ouvrir la possibilité pour le président de la collectivité de saisir le juge administratif pour avis. Pour l'heure, les conditions de saisines sont limitées à la seule analyse de la loi organique. Or le conseil territorial ne peut le saisir lui-même, et seul le préfet peut s'en charger. Je l'ai constaté par exemple sur la question de l'enseignement privé, pour laquelle j'avais sollicité le juge administratif qui a jugé ma question légitime mais a néanmoins rendu un avis indiquant que je n'avais pas le droit de le saisir. Nous avons dû amener le préfet à le saisir, alors que même le ministre ne le souhaitait pas. Les conditions de saisines sont aujourd'hui trop restrictives. Le président de collectivité devrait disposer des mêmes possibilités que le préfet. Mais effectivement, je partage l'avis de Stéphane Lenormand, les saisines de la collectivité par le Gouvernement pour avis sont une mascarade.
La collectivité n'a jamais été consultée sur la réorganisation des différents services de l'État. Nous avons perdu des compétences à cette occasion. Depuis 2005, une partie des services de l'État est mise à disposition de la collectivité, qui les équipe très souvent et leur confie environ 70 % de leur travail au quotidien. L'État manifeste aujourd'hui une volonté de se désengager. Une partie des chefs de service ne supporte pas d'être placée à la fois sous la responsabilité du préfet et du président du conseil territorial, lequel n'a que peu de pouvoir sur eux. Au regard du contexte que j'évoquais depuis quatre ans, nous alimentons les services, mais ceux-ci se positionnent contre les projets de la collectivité. Il s'agit d'un véritable problème. Nous assistons depuis trois ans à un recul, avec une tendance à revenir sur le contenu de la convention.
La collectivité a été impactée par la crise sanitaire, du fait qu'elle dispose de la compétence fiscale et douanière. L'arrêt de ses services a généré d'importantes pertes de recettes. J'ai demandé une certaine compression des dépenses, afin de pouvoir faire face à ces temps difficiles. Or l'organisme qui gère les crédits de la collectivité a transféré cette information au préfet, alors même que nous sommes chargés d'impulser l'orientation économique et les aménagements du territoire. On a le sentiment que l'État souhaite remettre en place un « pouvoir descendant » à travers le préfet. La crise sanitaire, dans de nombreux territoires, a renforcé le côté colonial. Cela m'inquiète.
C'est un sentiment que je peux partager. L'État n'est présent sur votre territoire qu'à travers la préfecture. Y a-t-il d'autres organismes ?
Tous les services déconcentrés sont présents, ce qui n'est pas sans poser problème.
De nombreuses personnes représentent ainsi l'État, ce qui doit constituer des points de blocage.
Cela a obligé le conseil territorial à créer de toute pièce un service social dédié qui emploie aujourd'hui 25 personnes. Nous avons dû nous substituer aux services déconcentrés de l'État, alors même que nous les équipons en matériel, et assurons le budget de fonctionnement. Cela s'avère extrêmement frustrant. La convention juridique de 1985 existe toujours, et son article a été maintenu dans le statut de 2007. La mise à disposition est par ailleurs gratuite.
La déconcentration des services de l'État, conséquence de l'application des lois de décentralisation, ne vous semble donc plus adaptée. Souhaiteriez-vous que l'État soit représenté à travers un guichet unique, sous l'autorité du préfet, à même de répondre rapidement aux demandes des élus ?
Presque tous les services de l'État rendent d'ores et déjà compte au préfet chaque semaine, voire chaque jour. Seuls trois services ne sont pas sous sa houlette, et nous nous en félicitons : les services fiscaux et les services des douanes qui relèvent directement de leur ministère de tutelle et l'éducation nationale, rattachée au rectorat de Caen.
Le préfet est directeur général de l'administration territoriale de santé (ATS). La réorganisation initiée à l'époque l'a été par le préfet. Il ne nous a pas consultés, alors même qu'elle aura des conséquences pour la collectivité, dans ses relations avec les services mis à disposition. Le fonctionnement de ces services a cependant toujours été satisfaisant, dans l'intérêt du territoire, grâce à l'intelligence des personnels.
Saint-Pierre-et-Miquelon souhaite-t-il toujours une évolution de ses statuts ?
Nous n'avons pas proposé à la population en 2017 de changement statutaire, parce que nous considérons que le statut actuel nous permet déjà de mettre en oeuvre un certain nombre d'éléments.
Je vous remercie. Je rendrai compte de ces échanges aussi fidèlement que possible au Sénat.