Je vous remercie, monsieur le Défenseur des droits, d'avoir accepté votre audition en visioconférence, organisée ainsi en raison des circonstances sanitaires exceptionnelles. En 2012, votre prédécesseur s'était intéressé aux dangers de l'exposition des enfants à de multiples écrans et à leurs contenus. Si cette génération est celle des digital natives, ayant grandi en même temps que le développement d'Internet, et donc utilisateurs naturels et intensifs des réseaux et des téléphones portables, tous les jeunes ne maîtrisent pas le numérique, même si l'illectronisme croît avec l'âge. C'est parce que cette fracture numérique nous préoccupe que le Sénat a décidé, avant même la crise sanitaire et le confinement, de créer une mission d'information sur l'illectronisme et pour l'inclusion numérique.
En 2018, dans un rapport remarqué, vous avez alerté sur les conséquences de la dématérialisation des démarches administratives, entreprise à marche forcée, et sur les inégalités d'accès aux services publics, que le confinement a amplifiées. L'État a-t-il pris en compte votre alerte et, au-delà, la dimension exacte de ce problème qui exclut nombre de nos concitoyens de la vie économique et sociale ? Quelles seraient, selon vous, les conditions de l'inclusion numérique ?
Je vous remercie de m'entendre au début des travaux de la mission, puisque vous avez commencé votre programme d'auditions dans la semaine du 13 mai. Je suis très sensible au fait que vous preniez en considération le travail que nous menons depuis des années sur ce sujet.
La dématérialisation des services publics doit être réalisée dans des conditions qui permettent à toutes les personnes, notamment les plus démunies, d'accéder à leurs droits. Les besoins spécifiques de certains publics doivent faire l'objet d'une attention toute particulière pour éviter l'exclusion. Enfin, la dématérialisation ne doit plus être subie par les usagers mais pensée, coconstruite, avec eux et pour eux.
Pourquoi le Défenseur des droits s'est-il intéressé à la dématérialisation, depuis longtemps ? Les services publics sont constitutifs du lien social, entre nous mais aussi entre chacun et l'État. Sa « transformation numérique » a été engagée à l'automne 2017 dans le cadre du programme gouvernemental « Action publique 2022 ».
Dans mon rapport de 2016 sur le droit à l'éducation des enfants, j'avais expliqué qu'avant l'âge de trois ans, il ne fallait pas les exposer systématiquement aux écrans. Mais surtout, à partir de la Toussaint 2017, j'ai reçu plusieurs milliers de réclamations sur la délivrance des permis de conduire et des cartes grises, dans le cadre du plan « Préfectures nouvelle génération », qui consistait à alléger le poids pesant sur les préfectures et sous-préfectures. Ces réclamations ont été le premier motif de saisine de notre institution, mais on nous a également rapporté des difficultés relatives à la dématérialisation des procédures des caisses vieillesse, des services chargés des allocations familiales, des délivrances de titres de séjour, ou des déclarations de revenus - on n'en était pas encore au prélèvement à la source.
Le Défenseur des droits est devenu un observateur privilégié des effets de la dématérialisation des services publics. J'ai travaillé avec les différents services compétents pour arrêter le sinistre - à un moment, plusieurs centaines de milliers de titres étaient bloqués, empêchant la livraison des voitures s'accumulant dans les succursales automobiles !
Estimant que le sujet était plus vaste, j'ai entamé une série d'auditions auprès des porteurs de réformes de dématérialisation, des représentants d'associations accompagnant les usagers plus fragiles, mais aussi des associations d'élus et des services ministériels, ainsi qu'avec le secrétaire d'État en charge du numérique, Mounir Mahjoubi puis son remplaçant Cédric O. En janvier 2019, j'ai publié mon rapport intitulé Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics. Alors que tout le principe républicain, tout l'État de droit, c'est l'égalité d'accès aux services publics, des inégalités de fait et de droit émergent dans l'accès aux services publics et donc aux droits, notamment sociaux.
Bien entendu, mon point de départ n'était pas de dénoncer ce processus : s'il respecte les principes et les objectifs du service public, il peut être fondamentalement positif pour la qualité du service rendu. Mon rapport de 2019 n'est en aucun cas un réquisitoire contre la dématérialisation des procédures administratives. Dans un contexte national de réduction et de recul des services publics de proximité - les sénateurs le savent mieux que personne - depuis vingt ou trente ans, la dématérialisation peut effectivement constituer un levier d'amélioration de l'accès de toutes et tous aux droits.
Les caisses sociales ont réussi à traiter des volumes de plus en plus grands en procédant à la numérisation de procédures. On peut incontestablement y trouver une simplification, un accès accru à des informations ou à des documents administratifs.
Selon une étude de l'Observatoire de la qualité des services numériques publiée en avril 2020, 93 % des usagers sont satisfaits du changement d'adresse en ligne ou de l'inscription en ligne sur les listes électorales. Les publications de l'Observatoire sont un peu biaisées puisqu'elles ne tiennent compte que de l'avis des usagers qui ont effectué des démarches en ligne, excluant ceux qui sont en zone blanche ou qui sont victimes de la fracture numérique.
Cela étant, la dématérialisation représente une voie de progrès dans la relation entre les services publics et les usagers. Elle aide notamment à lutter contre le non-recours. Souvenez-vous que seulement 60 % des personnes éligibles au RSA en faisaient dans le passé la demande.
Faire des démarches en ligne plutôt qu'au guichet ou par téléphone est une source d'économies pour les administrations et un gain en temps et en transport, une simplification, pour les usagers rompus à l'outil informatique.
La crise sanitaire et les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence nous montrent à quel point les nouvelles technologies apportent des solutions mais combien elles doivent être mises à la disposition de tous. Les conditions de la dématérialisation doivent permettre à tous d'accéder aux services publics, donc à leurs droits. Si elle n'est réalisée que dans une logique budgétaire et comptable, elle s'accompagnera d'une déresponsabilisation des services publics et d'un renvoi vers la sphère associative pour accompagner les usagers, ou un recours au secteur privé pour compenser les défaillances du public.
Environ 20 % de la population a un accès limité ou inexistant aux procédures dématérialisées. Entre 17 et 25 % de la population française est confrontée à des limites pour accéder aux procédures en ligne et utiliser ces technologies. C'est l'illettrisme en ligne. Cédric O l'a rappelé, 13 millions de personnes déclarent avoir des difficultés d'usage du numérique, exposant à un risque de non recours. Les difficultés des uns ne sont pas les mêmes que celles des autres.
Beaucoup de jeunes manient les smartphones à la perfection, tweetent, sont sur les réseaux sociaux, jouent, regardent des films et des séries. Mais ils sont incapables de remplir un formulaire en ligne car ils ont un problème vis-à-vis du langage ou de la configuration des sites administratifs. Certaines personnes âgées sont parfaitement socialisées mais peu attirées par le numérique, ou au contraire socialement ou géographiquement isolées mais actives sur Internet.
L'absence de connexion est très élevée parmi les retraités, les non diplômés (54 % n'ont pas de connexion), ou encore ceux qui ont un faible revenu (40 % sans connexion). L'âge est aussi un facteur discriminant. Le taux de connexion à Internet est seulement de 57 % chez les plus de 70 ans alors qu'il est de 85 % pour l'ensemble de la population.
Il faut aussi ajouter ceux qui ne parlent pas le français, ne pratiquent pas le langage administratif, sont en situation d'illettrisme. La Journée défense et citoyenneté le révèle : le taux d'illettrisme de 10 % de la population est difficile à réduire.
Certains ne savent pas comment faire et doivent donc être accompagnés car ils ont peur de se tromper. Or, sur beaucoup de sites, vous ne pouvez pas revenir en arrière ni corriger vos erreurs. Il faudrait que ce soit possible.
Il y a bien sûr aussi des obstacles structurels à la transformation numérique. Il faut une connexion, ainsi qu'un débit de qualité, entre 3 et 8 mégabits par seconde. On peut disposer d'un accès ADSL depuis très longtemps, mais avoir une connexion insuffisante pour réaliser la démarche en ligne. Vous connaissez tous les zones blanches ou grises. Quelque 0,7 % des Français n'ont aucun accès à une connexion Internet fixe. Dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d'un tiers des habitants n'a pas d'Internet de qualité. Cela représente 75 % des communes de France et 15 % de la population. C'est massif. Quelque 19 % des Français ne disposent pas d'ordinateur à domicile et 27 % n'ont pas de smartphone. L'équipement est un problème. Pour beaucoup de procédures administratives, il faut non seulement un ordinateur mais également un scanner, or nombre de personnes peuvent avoir l'un mais non l'autre.
Autre difficulté, l'inégalité territoriale, qui s'exprime à l'intérieur de l'hexagone, mais aussi avec les territoires ultramarins. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de partager des constats avec les sénateurs d'outre-mer : les ultramarins n'ont pas bénéficié des forfaits de télécommunication low cost. L'écart de prix entre les abonnements téléphoniques a augmenté entre 2010 et 2015. Dans certains départements d'outre-mer, ils sont 40 % plus cher qu'en métropole. On constate un véritable traitement différencié. De plus, outre-mer, la situation est très différente entre les agglomérations et les zones rurales.
Enfin, l'expérience de la dématérialisation montre - c'est là que les pouvoirs publics, dont le Parlement, doivent agir - que des efforts sont à conduire dans la manière dont les administrations procèdent. Si la dématérialisation n'est pas accessible aux personnes en situation de handicap, si la démarche est effectuée dans l'urgence, avec une fermeture radicale des guichets physiques, elle devient un nouveau frein à l'accès aux droits, entraînant une diminution de la confiance des usagers dans les services publics. C'est ce qui s'est passé avec le plan « Préfectures nouvelle génération », lorsqu'on a basculé du jour au lendemain, le soir du 6 novembre, la délivrance des cartes grises et des permis de conduire vers le tout-numérique, en fermant les guichets.
J'ai observé les défauts qui peuvent exister dans la mise en oeuvre de la dématérialisation : l'absence de tests suffisants pour vérifier le fonctionnement du logiciel ; l'absence d'association des usagers à la construction du service ; la mise en place rapide du dispositif sans alternative pour compenser l'éventuel mauvais fonctionnement des logiciels -dans le cas des cartes grises, il y a, en plus, eu un bug ; l'absence de réflexion sur l'ergonomie des sites, parfois même sur leur fonctionnalité. La manière dont les administrations conduisent les projets et les investissements sur les nouvelles procédures sont déterminants. C'est de la responsabilité des services publics d'assurer la continuité et la qualité du service.
Quand on propose des rendez-vous uniquement en ligne pour les démarches relatives au droit au séjour des étrangers, puis quand on prévoit un nombre de rendez-vous très largement insuffisant, les personnes ne peuvent pas demander de titre de séjour et sont ainsi privées de leurs droits. Cette situation perdure dans un certain nombre de préfectures de la région parisienne. Je dois dire qu'il y a néanmoins une prise de conscience des pouvoirs publics de ces aménagements de la transformation numérique.
Lors de la Conférence nationale du handicap, en janvier 2020, Cédric O a reconnu que la quasi-totalité des sites de l'administration n'étaient pas accessibles à beaucoup de personnes porteuses de handicap et il s'est engagé à en faire une des priorités de son action. Je suis prêt à lui faire grâce, comme au Gouvernement, de ses intentions. L'État, les collectivités territoriales et les grands services publics ont bien compris qu'on ne pourrait pas mettre en oeuvre la numérisation en laissant de côté des millions de personnes. Les besoins spécifiques de certains publics doivent faire l'objet d'une attention particulière, non seulement les personnes porteuses de handicap, mais également les détenus, les majeurs protégés,...
La crise sanitaire a été un formidable révélateur du caractère stratégique de l'accès numérique des services publics pour les citoyens. Nous n'avons fonctionné que par ce biais depuis le 16 mars. La continuité du service a été maintenue. Si nous n'avions pas eu une couverture numérique suffisante, beaucoup d'actions n'auraient pas pu être accomplies. Mais quand on est privé d'Internet, que l'on ne possède pas de compte bancaire, comme c'est le cas de plus de 500 000 personnes en France, et que les deux tiers des bureaux de poste sont fermés, comment fait-on pour bénéficier du RSA au début du mois d'avril, qu'on ne peut toucher qu'en espèces ? À la fin du mois de mars, nous avons travaillé avec La Poste et beaucoup de bureaux ont depuis rouvert. Les allocations non contributives ont pu dès lors être distribuées de manière correcte, avec, certes, beaucoup d'attentes, en raison des mesures de distanciation. Ainsi ont été démontrées les limites du tout numérique.
De la même façon, comment une personne aveugle ou en situation de handicap cognitif pouvait-elle se débrouiller avec les attestations dans les premiers jours du confinement ? Certaines ont été verbalisées, car ces documents ne leur étaient pas accessibles ou pas compréhensibles. Mais le ministère de l'Intérieur a su proposer en quelques jours, après notre intervention et celle des associations, ces formulaires en français facile à lire et à comprendre (FALC).
Cela traduit une réalité qui va au-delà de la crise sanitaire : le taux d'accessibilité des sites publics, pour les personnes en situation de handicap, est de 5 %. Il est donc indispensable de travailler sur les projets de dématérialisation à venir, mais aussi sur ce qui a déjà été fait, car 95 % des sites publics doivent être mis à niveau, M. Cédric O en a pris l'engagement lors de la Conférence nationale du handicap. La convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH) l'exige, comme nos propres lois. Malheureusement, l'obligation d'accessibilité en ligne n'est assortie d'aucune sanction, la seule amende portant sur une éventuelle absence de la mention de non-conformité ! Pour lutter contre l'illectronisme et pour l'inclusion, il est pourtant impératif que les règles d'accessibilité soient assorties de sanctions dissuasives, cela devra à mon sens constituer une des recommandations de votre mission.
De même, la situation des majeurs protégés n'est pas prise en compte, alors même que les nouvelles technologies sont un des moyens de favoriser leur participation à la société. Les contraintes rencontrées par les mandataires judiciaires risquent d'anéantir les droits consacrés par la loi de programmation 2018-2020 et de réforme pour la justice, conformément aux recommandations de la CIDPH. Il n'existe pas, en effet, d'accès spécifique pour le tuteur. Celui-ci doit utiliser les identifiants du majeur protégé, qui se trouve ainsi exclu de la démarche, au mépris des principes d'inclusion prônés par la convention internationale. Cette situation induit une rupture d'égalité entre les majeurs protégés et les autres. Je souhaite que soit généralisé le double accès au compte personnel, un pour la personne majeure protégée et l'autre pour le mandataire judiciaire. Je propose, de la même manière, la création d'un identifiant unique pour l'ensemble des services publics dématérialisés.
Enfin, les détenus constituent une autre population exclue de la dématérialisation. En théorie, la seule chose dont la peine d'emprisonnement les prive, c'est la liberté. En principe, ils jouissent de leurs autres droits. Or, beaucoup de démarches administratives nécessitent des formulaires dématérialisés, auxquels ils ne peuvent avoir accès de manière autonome. En pratique, ce sont les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) qui s'en occupent, mais leur charge de travail est trop lourde.
Les droits des détenus, singulièrement de ceux dont la durée de peine est trop courte pour qu'un suivi soit mis en place, peuvent même s'éteindre pendant l'emprisonnement. À mon sens, un partenariat au niveau national est nécessaire entre l'administration pénitentiaire et les organismes sociaux, comme c'est déjà le cas avec Pôle emploi. Il faut résoudre une contradiction : la circulaire du 13 octobre 2009 interdit aux détenus l'accès à Internet, les privant ainsi de l'accès à leurs droits. Il faudrait leur permettre, au contraire, d'accéder aux sites des services publics et des organismes sociaux, ainsi qu'aux sites de formation en ligne reconnus par l'éducation nationale, conformément à l'obligation de réinsertion prévue par l'article 130-1 du code pénal.
L'exemple des détenus montre comment la dématérialisation a mis fin, de fait, à des partenariats qui existaient auparavant. Ainsi, pour la délivrance des cartes d'identité, le ministère de l'Intérieur leur garantissait la possibilité de réaliser les formalités nécessaires. Aujourd'hui, la procédure est dématérialisée et beaucoup de détenus ne peuvent se voir délivrer une carte d'identité. Il leur faut, en effet, après une pré-demande en ligne, obtenir des autorisations de sortie pour deux déplacements en mairie. J'ai saisi, en vain jusqu'à maintenant, le ministère de l'Intérieur pour rétablir une procédure plus accessible. J'ai aussi proposé la création d'un dispositif de coffre-fort numérique dans lequel le détenu pourrait conserver l'ensemble des pièces justificatives nécessaires à une demande de document administratif. De la même manière, le paiement en ligne exigé dans le cadre de certaines démarches pose problème et il faudrait prévoir des exceptions pour les détenus, comme pour les 500 000 personnes qui n'ont pas de compte bancaire.
S'agissant des plus défavorisés, les constats faits à l'occasion de cette crise, qui confirment ce que nous avions observé durant la transformation des conditions d'accès aux services publics, doivent inciter les acteurs publics à améliorer les services numériques existants ou à venir. La transformation de l'État doit tenir compte de la situation réelle de tous les usagers.
Enfin, la dématérialisation des services publics ne doit plus être subie par les usagers, mais coconstruite avec et pour eux. Des initiatives privées ou publiques d'accompagnement montrent que cela fonctionne, mais elles ne peuvent suffire pour des millions de personnes. Les politiques publiques doivent donc être ambitieuses et structurantes : l'investissement doit aller, dans les mêmes proportions, vers la transformation numérique et vers l'accompagnement des usagers. Ce n'est pas le cas aujourd'hui et, si la dématérialisation continue au même rythme de cette manière, les inégalités risquent de se creuser. Une des réponses possibles réside dans la formation au numérique, prévue dans le programme pour un numérique inclusif, qui présente aujourd'hui quelques défauts : elle est assurée par des bénévoles ou des volontaires en service civique, avec un roulement important. Il en allait de même des points d'accès au numérique mis en place dans les préfectures face aux difficultés d'accès aux permis de conduire et assurés par des volontaires en service civique. Il faut au contraire que l'accompagnement soit pris en charge par des professionnels formés au numérique comme au travail social. C'est pourquoi je recommande qu'un test soit mené sur ce thème à l'occasion de la Journée défense et citoyenneté.
La période du confinement a exacerbé les inégalités face au numérique, notamment parce que les lieux d'accompagnements ont été fermés. Certaines personnes ont donc été incapables matériellement d'accéder à leurs droits ou de comprendre les consignes mises en place pendant cette période, démontrant ainsi toute l'importance de l'accompagnement et de la médiation. Nos espoirs se portent vers le nouveau dispositif des maisons France services (MFS), que nous jugerons sur leurs résultats. Je tiens cependant à rappeler que, durant les débats de la loi pour un État au service d'une société de confiance, dite loi Essoc, j'avais défendu l'ajout d'une disposition législative dans le code des relations entre les usagers et l'administration, visant à préserver plusieurs modalités d'accès aux services publics de manière qu'aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée.
Une dématérialisation permettant à toute personne d'accéder à ses droits est possible, comme l'a montré la réforme de la prime d'activité, en 2016. La nouvelle prime était attribuée exclusivement en ligne et 90 % des personnes éligibles ont fait les démarches nécessaires, parce qu'un tiers d'entre elles ont pu être accompagnées par les agents de Pôle emploi ou des caisses d'allocations familiales pour effectuer les démarches en ligne. L'accompagnement est donc la clé d'une dématérialisation efficace et il faut intégrer ces besoins dans toutes les réformes et, en particulier, y consacrer une partie significative des économies budgétaires attendues, mais la véritable solution reste de conserver plusieurs modalités d'accès aux services publics, de manière que chacun puisse y accéder. Il y a une prise de conscience de ces nécessités ; reste à savoir quelles en seront les conséquences et à quelle échéance. À mon sens, l'usager ne doit pas être confronté à un canal unique dématérialisé ; dans l'Agenda 2022, de telles démarches devront être une faculté et non une obligation, l'État de droit et la cohésion sociale sont en cause.
La pandémie a révélé l'importance du sujet, et je vous ai écouté avec intérêt, monsieur le Défenseur des droits : je suis élu d'un territoire rural et j'ai été satisfait de vous entendre parler d'inégalités territoriales et de sentiment d'abandon. Nous pourrions baser tout notre constat sur cet excellent exposé !
La mondialisation de l'économie, l'accélération de l'innovation et la part grandissante des grands monopoles du numérique ont compliqué la mise en place de mesures d'accompagnement de cette grande mutation numérique. C'est le fond du sujet.
Quel est votre avis sur la politique développée depuis 2018 pour lutter contre l'illectronisme ? Quel constat en tirez-vous ?
J'ajoute que je suis révolté par le prix demandé par les opérateurs pour consentir un effort de développement des infrastructures en milieu rural. Même dans ces territoires, ils ont recherché la rentabilité et les zones qui n'en offraient pas assez ont dû assumer des coûts très élevés, alors même que le secteur des télécommunications s'est développé grâce aux premières infrastructures payées par les citoyens. Politiquement, nous n'avons pas été, tous, assez exigeants. La ruralité est à bout : elle a contribué aux routes, aux autoroutes, aux voies ferrées, elle doit maintenant avancer entre 45 % et 50 % des coûts d'infrastructure de communication, ce qui représente 90 millions d'euros pour le seul département du Gers afin de le désenclaver, sans aucun accompagnement non plus pour financer la formation.
Cette mission est pertinente, et intervient au bon moment : nous serons force de proposition pour déclencher une impulsion politique et rattraper ces 13 millions de Français exclus. Toutefois, si l'on s'en tient aux critères de l'Insee, c'est 45 % de la population qui est concernée à différents degrés, alors que des moyens bien faibles sont déployés. Il faut donc réagir.
La politique conduite jusqu'à maintenant est insuffisante. Le secrétaire d'État au numérique a indiqué, lors de la Conférence nationale du handicap, qu'un changement de paradigme était nécessaire. Ces opérations doivent être menées en intégrant l'usager ultime à la construction du système dès le début.
En matière de numérique, les usagers exclus que l'on connaît le moins bien sont ceux qui n'utilisent pas ces outils de peur de se tromper. Les applications sont, en effet, conçues pour un public d'initiés et ne montrent aucune bienveillance envers les plus fragiles. Elles ne prévoient pas de mise en confiance des utilisateurs et les sites institutionnels sont très anxiogènes. Quels sont les accompagnements qui font défaut ? Sommes-nous assez exigeants dans ce domaine avec les éditeurs et les donneurs d'ordre ? Les maisons France services vous apparaissent-elles comme une solution satisfaisante pour les personnes écartées du numérique ?
Vous avez voté la loi Essoc, aussi appelée « loi sur le droit à l'erreur », parce qu'elle prévoyait une sorte présomption de bonne foi. C'est cela qu'il faut faire ! Pourtant, on attend toujours les textes d'application. J'ai récemment saisi la direction de la sécurité sociale pour qu'elle soit incluse dans les instructions données aux responsables des caisses. C'est une mesure que vous devrez préconiser. La personne qui se trompe de bonne foi doit pouvoir revenir en arrière et ne pas risquer de se voir imputer une pénalité.
Les maisons de services au public n'ont pas été suffisamment développées et leur transformation en maisons France services emporte beaucoup d'exigences pénalisantes, s'agissant en particulier du nombre de personnes présentes. Elles seront bien perçues si leur mise en place s'accompagne de subventions aux collectivités territoriales sur un temps plus long ; à défaut, cette transformation risque d'être pénalisante. Par ailleurs, savez-vous si les schémas départementaux d'accessibilité aux services publics font l'objet d'une compilation nationale ? Avez-vous pu en dresser le bilan ?
Je partage ce que vous dites à propos des maisons France services, qui reposent sur les collectivités territoriales. Cela va-t-il durer ? Mon préjugé est favorable, mais je demande à voir : il y a aujourd'hui moins de mille maisons qui répondent à tous les critères, et le dispositif devra durer.
Ma collaboratrice va vous répondre sur les schémas départementaux.
chargée de mission urbanisme, occupation du domaine public, aménagement, foncier auprès du Défenseur des droits. - Il n'existe pas de compilation nationale, mais un service de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) tient un tableau Excel qui récapitule les différents éléments sur la base d'une collecte des documents.
Voilà une proposition à faire dans votre rapport !
Avez-vous mené des comparaisons avec d'autres pays de l'Union européenne ? Rédigeant un rapport sur la numérisation dans les TPE et les PME, j'ai pu constater que des pays comme le Danemark ou l'Estonie sont très en avance : les personnes âgées y sont prises en considération dans les démarches de dématérialisation depuis très longtemps. Élue de l'Aisne, un des premiers départements français pour l'illectronisme comme pour l'illettrisme, je sais combien il est difficile d'accompagner les usagers. Comment l'Éducation nationale est-elle impliquée dans ce processus ? Est-elle, selon vous, prête à jouer son rôle ? Aujourd'hui, l'illectronisme devient un vrai handicap.
J'ai en outre constaté, pendant la crise sanitaire, que, s'agissant des demandes d'allocations de chômage partiel, des problèmes de dimensionnement des plateformes se sont posés, ce qui constitue aussi un frein. L'administration centrale ne pense pas correctement les cahiers des charges de ce point de vue.
Les sites en effet sont rarement pensés pour leurs usagers, en nombre comme en qualité ! Vous avez raison à propos de l'Éducation nationale : la crise a montré que le système d'enseignement à distance pouvait fonctionner, que les enseignants étaient capables d'assumer cette charge, mais que des problèmes d'équipement et de programmes se posaient du côté de l'administration et, surtout, que les familles se trouvaient dans des situations d'inégalité dramatiques. Avec le déconfinement, cela continue : les enfants ou les adolescents revenus à l'école ne sont pas ceux qui rencontraient le plus de difficultés.
Sur l'Europe, nous sommes un peu décrochés par rapport à l'Estonie, qui est un pays qui utilise fortement le numérique depuis son indépendance. Mme Girardot, avons-nous produit une étude comparée ?
Non, pas pour le moment, mais nous devons répondre à la mission d'information sur l'identité numérique et nous allons nous appuyer à cet effet sur une comparaison avec l'Estonie et le Danemark.
Comme les députés, vous allez discuter de l'application Stop Covid. Celle-ci illustre un paradoxe : on voudrait utiliser toutes les facultés offertes par les nouvelles technologies, mais on est soucieux de ne pas entamer les libertés, de ne pas violer la vie privée ni le secret médical. On constate encore aujourd'hui que peu de gens entrent dans le système d'enquête mis en place par la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions. Les agents de l'assurance maladie indiquent que certains patients qui se savent atteints de la Covid-19 ne se signalent pas, ce qui est possible, puisque notre système est basé sur le volontariat. De manière générale, l'utilisation du numérique rappelle la fable des langues d'Ésope : chacun d'entre nous considère que cela peut être la meilleure comme la pire des choses. Les réponses ne peuvent être apportées que par des politiques publiques qui mettent l'outil au service de tous, à égalité, chaque citoyen pouvant faire librement ses choix.
J'avais interrogé M. Cédric O sur la dématérialisation des marchés publics, qui date d'octobre 2018. Les TPE et les artisans ont du mal à utiliser la plateforme mise en place et ne candidatent donc plus. J'avais proposé à M. Gérald Darmanin de retarder la mise en oeuvre obligatoire de cette procédure le temps de les former, mais cela n'a pu se réaliser. Avez-vous été saisi de ce problème ? De la même manière, avez-vous été saisi de difficultés qu'auraient rencontrées ces TPE ou ces artisans dans l'accès à leurs droits pendant cette crise, notamment au fonds de solidarité ?
J'ai été saisi de quelques cas de TPE ayant rencontré des difficultés avec les banques, ce qui a conduit certains de nos délégués à faire de la médiation. La réponse à la proposition que vous avez faite à M. Darmanin, c'est qu'il faut maintenir une voie traditionnelle, une voie papier, afin que tous puissent accéder au dispositif. Beaucoup de points dans ce domaine touchent à des principes de nature législative et non réglementaire, vous allez donc devoir examiner des textes sur ces questions. Le Sénat et l'Assemblée nationale doivent être intransigeants avec l'exécutif afin d'éviter des procédures à l'économie, en sachant à l'avance que certaines personnes concernées ne pourront en bénéficier.
Il s'agit d'un sujet majeur pour le maintien de l'État de droit. Les gains de productivité issus de la numérisation doivent être mis au service de l'amélioration de l'accès à ces outils. Les maisons France services accueilleront des agents très polyvalents, illustrant un des problèmes de la dématérialisation : gérer les cas complexes sans un interlocuteur humain en face de soi ou au téléphone. Les logiciels sont conçus par ceux qui ne les utilisent pas et les citoyens se trouvent face à une bureaucratie kafkaïenne inadaptée aux situations spécifiques. Comment faire pour que des moyens soient conservés à la gestion humaine ?
Vous parlez d'or ! Nous avons mis au centre de nos préoccupations l'absence de dialogue induite par la dématérialisation dans la relation entre les usagers et les services publics. À un guichet ou au téléphone, vous pouvez poser des questions sur un formulaire, mais le système dématérialisé est unilatéral et l'usager peut se tromper ou se voir présenter une proposition qu'il ne comprend pas et répondre au hasard, ce qui entraîne des erreurs. Une des mesures que votre mission doit préconiser, c'est le retour de l'humain.
J'en veux pour exemple le cas de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) qui regroupe son dispositif dans les départements ruraux et semi-ruraux en remplaçant les trésoreries par des points d'accès moins nombreux dans lesquels les usagers pourront obtenir de l'information et discuter physiquement ou, peut-être, par téléphone avec des agents. Elle a ainsi su réduire ses implantations tout en continuant à rendre des services appuyés sur une présence humaine, physique ou téléphonique. J'ai eu l'occasion de visiter quelques départements dans lesquels cette reconversion des services a réussi. Les maires, qui étaient furieux à l'idée de voir disparaître les trésoreries, se déclarent aujourd'hui relativement satisfaits. Voilà une recommandation pour vous : grâce aux économies que la dématérialisation produit, il faut prévoir le retour de l'humain et installer des agents de l'État, pas seulement des agents payés par les collectivités territoriales, lesquelles ne pourront plus suivre à terme.
On sait que 13 millions de personnes sont concernées par l'illectronisme. Ce chiffre a-t-il augmenté depuis que l'on a pris conscience du problème ? Cela ne date pas d'aujourd'hui : dès 1999, le Premier ministre de l'époque nous avait mis en garde à ce sujet. Les décennies ont passées, mais la question est toujours d'actualité.
La crise sanitaire accélère l'entrée dans le numérique dans les domaines de la médecine, de l'éducation ou du télétravail. Cette accélération ne risque-t-elle pas de laisser plus de personnes sur le côté, alors même que le numérique pourrait constituer une véritable chance pour les départements ruraux ? Chacun, dans son parcours de vie, est à un moment ou un autre victime d'illectronisme. On a vu pourtant, par exemple dans les établissements d'hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad), combien le numérique pouvait contribuer à rompre l'isolement. Ces questions s'imposent à nous pour les années à venir.
Enfin, certains ont demandé, il y a quelques années, que le Pass numérique augmente, de vingt à vingt-huit heures. Où en sommes-nous ?
Il est très difficile d'estimer la part de la population qui rencontre des difficultés face aux formalités numérisées, mais elle est probablement légèrement en croissance. On peut mesurer, en revanche, les communes qui n'ont pas suffisamment accès à Internet et le nombre d'habitants concernés, mais le meilleur tableau de la situation est offert par l'augmentation de la dématérialisation ne prenant pas en compte la situation de ces personnes. De ce point de vue, il est clair que la situation s'est dégradée, on l'a vu de manière spectaculaire dès le début de la crise sanitaire. La seule manière d'agir est de construire les systèmes en fonction des personnes qui en sont les plus éloignées et non des plus expertes. On sait que des centaines de milliers de personnes rencontreront des difficultés, il faut prévoir pour elles des recours et des mesures d'accompagnement pour y faire face.
Les responsables publics doivent se livrer à un examen de conscience : lorsqu'ils lancent ce type de réformes, se sont-ils interrogés sur tous les publics concernés ? Ont-ils apporté les bonnes réponses ? C'est une question de philosophie politique ! Je suis optimiste, mais il y a urgence, car 2022, c'est demain matin. Le Gouvernement doit présenter un plan nourri pour remettre de l'humain dans les systèmes et initier des réformes configurées pour les personnes qui rencontreront le plus de difficultés. Plus qu'une question de moyens, c'est un enjeu de philosophie du service public ; à défaut, on introduira des discriminations dans l'accès des citoyens à leurs droits.
Ne pensez-vous pas, au vu des inégalités criantes en matériel informatique, en particulier s'agissant d'éducation, que la question n'est pas tant une question de principe que d'accès au matériel pour tous ? Celui-ci évolue vite et certaines familles ne peuvent investir dans un nouvel ordinateur tous les deux ans. De ce point de vue, les maisons France services n'offrent pas de solution pratique, d'autant que, pendant le confinement, elles n'étaient pas accessibles pour les enfants.
En période normale, il faut compléter la dématérialisation par des voies alternatives telles que l'accompagnement. Dans les périodes de crise, comme aujourd'hui, les inégalités s'accentuent. Le Défenseur des droits peut difficilement s'exprimer sur ce sujet en particulier, qui relève de choix de politiques publiques, mais l'on peut s'interroger : l'éducation à distance se développant, la tâche de l'État ou des collectivités territoriales compétentes ne serait-elle pas de donner à chaque famille les moyens d'y accéder ? Les plus anciens se souviennent de ce qui s'est fait dans les années 1970 et 1980, avec le Plan calcul, visant à doter chaque école d'ordinateurs. Beaucoup ont alors considéré que ces tentatives étaient anecdotiques, mais elles abordaient pourtant une vraie question, qui est au coeur de la société.
Je vous remercie, monsieur Toubon, pour cette audition passionnante qui nous a beaucoup appris.
La téléconférence est close à 17 h 30.