Madame la vice-présidente, merci beaucoup d'avoir accepté cette invitation à échanger par visioconférence avec des parlementaires français. Les deux chambres du Parlement français ont donc aujourd'hui l'honneur de vous recevoir, mais nous aurions préféré vous accueillir physiquement à Paris. Ce sera pour une prochaine fois...
De nombreux collègues sont connectés à distance pour participer à cette rencontre. Permettez-moi de rappeler d'emblée les règles propices au bon déroulement de nos échanges : afin de permettre l'expression de toutes les sensibilités politiques, nous avons prévu de donner la parole à dix députés et dix sénateurs, selon un ordre convenu qui prévoit une alternance entre nos deux chambres.
Madame la vice-présidente, vous êtes chargée, au sein de la Commission européenne, d'un sujet éminemment stratégique : la concurrence. En effet, il s'agit d'une compétence exclusive de l'Union européenne, donc son intervention en ce domaine est particulièrement déterminante pour les États membres. Elle est déterminante non seulement parce qu'elle assure l'unité du marché intérieur, mais aussi parce qu'elle conditionne la place des acteurs économiques européens sur les marchés mondiaux.
Sur ces deux volets de votre action, interne et externe, la crise sanitaire que nous traversons et ses conséquences économiques et sociales ont renouvelé les termes du débat : en réponse à la pandémie, la Commission a largement assoupli le cadre des aides d'État, ce qui a permis aux États membres de soutenir leur économie. Néanmoins, chaque État a naturellement réagi en fonction de ses moyens. Ce sera donc ma première question : comment éviter que ces aides d'État nationales n'accentuent les divergences entre États membres ? Comment comptez-vous garantir l'unité du marché intérieur malgré ces nouvelles distorsions concurrentielles ?
Sur le plan externe, la crise a montré les faiblesses de l'industrie européenne et, je pense, a contribué à une prise de conscience générale sur la nécessité d'assurer une certaine autonomie de l'Europe dans des secteurs clés. Si l'Union apporte généralement les bonnes réponses, elle le fait à son rythme, c'est-à-dire, à mon avis, beaucoup trop tardivement. Madame la vice-présidente, à quand une section 232, comme le prévoit la législation des États-Unis applicable au commerce, pour contrer les pratiques déloyales des États tiers ? À quand une classification des secteurs stratégiques de l'Union, tels que l'acier, qui, aujourd'hui, souffre particulièrement ?
En matière agricole, nous plaidons aussi de longue date pour que les objectifs de la politique agricole commune l'emportent sur les règles de concurrence : il s'agit d'assurer à nos agriculteurs des moyens décents pour vivre et pouvoir ainsi assurer l'autonomie alimentaire de notre continent. Comptez-vous notamment leur permettre de pratiquer des prix communs de cession, comme le font les agriculteurs américains depuis le Capper-Volstead Act de 1922 ?
Madame la vice-présidente, je vous remercie à mon tour d'avoir accepté notre invitation.
La politique de la concurrence et son articulation avec la politique industrielle sont des sujets de préoccupation de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale. Nous avons entendu sur ce sujet, voilà un mois, votre collègue Thierry Breton, ainsi que les hautes autorités de la concurrence françaises et allemandes. Du fait de son effectivité, le droit européen de la concurrence est souvent perçu à l'étranger comme un modèle et, peut-être, comme le principal succès du marché intérieur. À l'inverse, il n'existe pas de véritable politique industrielle européenne, ce que l'on peut regretter vu notre retard technologique dans plusieurs domaines, à commencer par le numérique, et notre dépendance à l'égard des pays tiers, comme l'a révélé la crise du coronavirus.
D'où plusieurs questions : faut-il toujours penser que l'intérêt général européen se réduise à l'intérêt du consommateur qui, lui-même, serait réductible à un prix ? Les enquêtes montrent que les citoyens européens - ou tout du moins une partie importante d'entre eux - pourraient préférer payer plus cher pour des produits qui seraient davantage respectueux de leur vie privée ou de l'environnement, particulièrement s'ils étaient produits en Europe.
Ne faudrait-il pas redéfinir et élargir les objectifs du droit européen de la concurrence pour prendre en compte ces autres enjeux ? Le droit de la concurrence est-il suffisant pour faire face au dynamisme chinois et américain ? Ne faudrait-il pas l'intégrer à une stratégie plus globale et l'articuler avec la politique commerciale ?
Le cadre des Projets importants d'intérêt européen commun (les PIIEC) semble à cet égard particulièrement intéressant, en permettant aux États d'accorder des aides nationales à des entreprises de dimension européenne dans les secteurs considérés comme « stratégiques ». La semaine dernière, notre commission a adopté une proposition de résolution européenne demandant l'extension du cadre des PIIEC à la production de médicaments essentiels pour l'autonomie sanitaire européenne. Que pensez-vous de cette idée ? Y a-t-il d'autres secteurs - nous connaissons pour l'instant surtout l'exemple des batteries - qui pourraient bénéficier de dérogations aux règles habituelles de la concurrence au profit d'un intérêt européen supérieur ?
Concernant les nouveaux instruments envisagés pour mieux réguler les grandes plateformes, pourriez-vous revenir sur les dispositifs qui pourraient être élaborés pour empêcher la formation de trop puissants monopoles en amont ? Trop souvent, on a l'impression que la Commission intervient trop tard, une fois les positions dominantes constituées sur les marchés, avec des sanctions qui manquent parfois d'efficacité. Vous avez évoqué un droit d'enquête en amont. Sur quels critères ce droit d'enquête serait-il déclenché ? La presse a également évoqué la création d'une nouvelle autorité pour faire respecter des nouvelles règles d'encadrement des plateformes numériques. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Madame la vice-présidente de la Commission européenne, la commission des affaires économiques du Sénat se réjouit de pouvoir vous entendre aujourd'hui. Au fil de nos travaux, nous mesurons à quel point les enjeux de concurrence pénètrent tous les secteurs de nos économies. C'est le cas des industries traditionnelles, comme nous l'avions vu lors de l'échec de la fusion entre Alstom et Siemens, ou, actuellement, avec le rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri. De surcroît, la politique de concurrence européenne doit aussi appréhender de nouveaux marchés, au premier rang desquels le monde numérique.
L'adaptation de la politique européenne de concurrence compte désormais parmi les sujets de premier plan. Plusieurs États membres en ont fait une demande forte - c'est le cas de la France. Notre assemblée publiera sous peu un rapport explorant les pistes de réforme, confié à nos collègues Alain Chatillon et Olivier Henno. Vous avez d'ailleurs vous-même estimé qu'il était « temps d'actualiser » les règles, et la Commission vient de mettre à l'étude des propositions concernant les plateformes numériques ainsi que les distorsions provenant de marchés tiers, que vous nous présenterez probablement.
Nous saluons ces premières ouvertures, mais, au-delà de tels outils complémentaires et de réformes paramétriques, la Commission s'est-elle engagée dans une réflexion de fond sur la façon dont la politique de concurrence peut contribuer à d'autres objectifs que la simple protection du consommateur ? Comme ma collègue de l'Assemblée nationale, je dirai qu'il faut aussi parler des producteurs.
Alors que la crise actuelle révèle un besoin croissant de souveraineté économique européenne, de stratégie industrielle, un rééquilibrage ne serait-il pas souhaitable ? Comment votre action en matière de concurrence pourrait-elle être perçue comme un levier de développement économique, plutôt que comme une régulation de l'offre ?
Par exemple, les « écosystèmes » industriels prioritaires, récemment annoncés par le commissaire Breton, pourront-ils bénéficier de nouveaux assouplissements en matière d'aides d'État, afin de prolonger les efforts de financement déployés dans le cadre des PIIEC ? À défaut, le droit de la concurrence ne risque-t-il pas de faire obstacle aux volontés de relocalisation ?
Enfin, à l'heure où l'Europe a besoin de davantage de démocratie et de transparence, la politique de concurrence ne devrait-elle pas faire l'objet d'un suivi et d'une évaluation spécifiques ? Il nous apparaît important de mesurer l'impact économique des décisions de politique publique, comme nous le faisons à l'échelle nationale, dans un objectif de plus grande efficacité, mais aussi de meilleure lisibilité pour les acteurs économiques et les citoyens.
S'agissant de la régulation du numérique, la commission des affaires économiques du Sénat est très attentive à ce que ce sujet avance vite, car la domination exacerbée de certains géants du numérique capables de verrouiller les marchés porte atteinte aux capacités d'innovation de nos entreprises. Nous avons adopté, au Sénat, une proposition de loi visant à renforcer la régulation des « Big Tech » via la neutralité des terminaux, l'interopérabilité des plateformes, la révision des seuils et du renversement de la charge de la preuve dans le contrôle des concentrations. Après la consultation lancée début juin, pouvez-vous nous préciser à quelle échéance un texte européen en la matière pourra entrer en vigueur ?
Je ne peux achever mon propos sans évoquer le sujet de la transition énergétique, dont l'accélération est souhaitée par tous dans le cadre du Plan de relance et du Pacte vert européens. La nécessité d'atteindre la « neutralité carbone » à l'horizon de 2050 ne doit-elle pas conduire à une évolution dans l'application des règles de concurrence dans le secteur de l'énergie ? En particulier, quelle est votre analyse sur deux sujets majeurs pour la politique énergétique de la France : le renouvellement des concessions hydroélectriques et la réforme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH) ? Je voudrais enfin avoir votre avis sur le « mécanisme d'ajustement carbone » aux frontières de l'Union européenne.
Madame la vice-présidente, l'Europe est une nouvelle fois à la croisée des chemins. Elle est mise au défi sur les plans politique, économique, et, pour la première fois, sanitaire. Une fois de plus, l'action et la solidarité européenne contrediront ceux qui lui prédisent un avenir sombre. Le plan massif de soutien économique proposé par la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, et l'engagement de la Banque centrale européenne (BCE) sur les marchés obligataires illustrent la volonté européenne de sortir par le haut de cette crise. C'est le moteur franco-allemand qui a permis cela. Si les discussions sur la répartition des crédits et les types de véhicules de redistribution financière sont encore vives, le plan ouvre enfin la voie à une aide financière directe de l'Union européenne au profit des États membres, en fonction de leur situation et de leurs besoins. Cette aide directe est aujourd'hui un point bloquant pour certains Etats membres que nous appelons les « frugaux » ; elle est pourtant vitale pour l'avenir économique et politique de l'Union et du marché intérieur.
En effet, si tous les États membres ont mobilisé des moyens pour soutenir leurs économies, grâce à l'assouplissement des règles européennes relatives aux aides d'Etat, certains, comme la France ou l'Allemagne, ont utilisé des moyens massifs, plus importants que d'autres. Je me réjouis, pour ma part, du plan mis en place en France. Je sais qu'il est vital pour soutenir l'emploi et les entreprises. Cependant, je m'interroge : ce delta d'interventions économiques ne risque-t-il pas de créer des déséquilibres durables entre les économies des États membres ? Comment la Commission européenne appréhende-t-elle cette problématique ?
Par ailleurs, je me suis particulièrement investi sur le plan de relance de la filière aéronautique française en remettant au Gouvernement une contribution, que j'aurai plaisir à vous transmettre. Air France-KLM a bénéficié d'un prêt garanti par l'État (PGE) de 4 milliards d'euros et d'un prêt d'actionnaire de 3 milliards d'euros octroyé par l'État. Vous avez récemment mis en garde la compagnie en cas de demande d'une nouvelle aide, qui pourrait être assortie de contreparties. Pourriez-vous nous préciser quels types de contreparties pourraient être demandées, en prenant l'exemple de ce qui est fait pour Lufthansa en Allemagne ?
La filière aéronautique, fleuron de l'industrie française et européenne, doit aujourd'hui faire face à l'accélération du calendrier de la transition écologique. Avec son Green Deal, l'Union européenne ambitionne une économie européenne à l'impact carbone neutre à l'horizon de 2050. Il est essentiel d'accompagner les entreprises dans cette voie, ce qui requiert d'importants investissements et une modernisation des outils productifs. Envisagez-vous d'utiliser le Green Deal et le plan de relance européen pour aider des filières, notamment la filière aéronautique, à accélérer la transition écologique et leur modernisation grâce à la robotisation et la digitalisation ?
Enfin, j'ai proposé dans mon rapport une « prime à la casse » européenne pour inciter les compagnies aériennes à renouveler leur flotte d'avions. Je pense notamment aux compagnies low cost, qui ont un parc vieillissant. Que pensez-vous de cette proposition ?
Je suis vraiment très honorée de cette invitation à m'exprimer devant des parlementaires français. Bien sûr, j'aurais préféré vous rencontrer à Paris, mais j'espère pouvoir le faire dès que les restrictions de déplacement seront levées.
Nous comprenons malheureusement tous pourquoi ces restrictions ont été mises en place. Cette crise sanitaire, qui a entraîné des drames humains par centaines de milliers, a de surcroît déclenché la crise économique la plus grave depuis la Grande Dépression.
Cette crise a révélé un besoin de liquidités aigu dans beaucoup de secteurs. De nombreux gouvernements à travers l'Europe y ont pourvu pendant la période du confinement. Ces aides d'État ont joué un rôle crucial. Cependant, nous avons dû faire en sorte qu'elles ne faussent pas la concurrence à l'intérieur du marché unique, avec des niveaux d'intervention trop déséquilibrés. À cet effet, nous avons mis en place un cadre temporaire, qui a permis aux États membres de soutenir les entreprises affectées.
Au-delà des liquidités, des besoins en fonds propres vont également se faire sentir dans beaucoup d'entreprises. Nous consultons actuellement les États membres pour amender ce cadre temporaire, afin de permettre d'apporter plus de soutien à des très petites entreprises, des jeunes pousses, des start-up, qui sont dans des situations financières spécifiques, très différentes de celles des grandes entreprises.
Le risque de pénurie s'est aussi fait sentir, ainsi que des difficultés d'approvisionnement, notamment pour certains médicaments essentiels, alors que les services médicaux étaient sous tension.
Nous avons plus que jamais besoin de coopération entre les États membres et, si notre politique de la concurrence ne doit pas plus qu'une autre politique empêcher cette coopération, il ne faut pas pour autant se cacher derrière ce besoin pour laisser s'installer des pratiques anticoncurrentielles. Il faut donc apporter le soutien nécessaire à ceux qui en ont besoin, sans le faire au détriment d'autres.
Nous avons donc engagé un certain nombre d'actions pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles.
En avril dernier, nous avons présenté la plupart des critères que nous utilisons pour évaluer les efforts de coopération, notamment pour essayer de traiter les problèmes d'approvisionnement à court terme en matière d'équipement médical. Nous avons travaillé, sur ces sujets, en étroite collaboration avec les autorités nationales de la concurrence.
Dès les premiers jours de la crise sanitaire, un communiqué commun de toutes les autorités sanitaires a été publié au sujet de l'application des lois antitrust durant la période. Nous avons donc été en mesure de donner des orientations et recommandations aux différentes autorités.
Même dans ce contexte de crise, nous avons maintenu nos efforts en matière de contrôle des opérations de concentration. Notre lutte en la matière n'a pas faibli. La crise sanitaire ne doit pas conduire à autoriser des opérations qui nuiraient, in fine, aux consommateurs.
Ce qui rend la concurrence effective, c'est que les consommateurs aient un accès efficace et équitable aux produits dont ils ont besoin. Nous avons donc décidé de réviser les règles de notre droit de la concurrence. Cet examen étendu de nos règlements et lignes directrices se poursuit afin de nous assurer que ces textes sont adaptés aux défis actuels. Cela inclut un examen des accords de coopération verticale et horizontale et de la définition des marchés pertinents et la recherche d'une meilleure utilisation des différents outils à notre disposition. Certains secteurs, comme le numérique, évoluent aujourd'hui bien plus rapidement qu'il y a encore quelques années : il faut donc rester vigilant sur la manière dont nous utilisons les outils dont nous disposons, tels que les mesures conservatoires.
Le 2 juin dernier, nous avons lancé une consultation sur une nouvelle réglementation relative aux services numériques. L'accent est mis sur les marchés qui risquent de basculer, c'est-à-dire ceux pour lesquels les entreprises se battent, non pas afin de gagner des parts de marché, mais pour conquérir l'ensemble du marché. Une fois cette situation acquise, les autres entreprises sont réduites à une position de clients de ces grands acteurs, qui disposent d'un monopole de fait, et il devient difficile pour les PME d'entrer en concurrence avec eux.
Je travaille également sur les réglementations dites a priori ou ex ante. Vous avez tous suivi le travail que nous avons réalisé, par le passé, autour de certains géants du numérique. Nous avons tout autant besoin de ces acteurs contrôlant l'accès au numérique - les gatekeepers ou gardiens - que d'une situation équitable pour tous : il faut donc clarifier leurs obligations et leurs responsabilités.
Nous évoluons dans un monde qui est non seulement numérisé, mais aussi mondialisé, ce qui exacerbe les enjeux de concurrence. Nous allons adopter un Livre blanc sur un instrument relatif aux subventions étrangères. Les aides d'État sont contrôlées au sein de l'Union européenne pour permettre une concurrence non faussée. Or, jusqu'à présent, nous n'avons pas pu contrôler les subventions ou aides provenant d'États tiers. Nous entendons nous saisir du sujet pour combattre les distorsions qui en découlent en matière de concurrence. Ce Livre blanc traitera aussi de l'accès des acteurs étrangers aux marchés publics européens. C'est un point très important, car, dès lors que nous demandons à nos entreprises d'accepter d'être mises en concurrence, nous devons nous assurer que la concurrence à laquelle nous les soumettons est loyale.
Prédire quels seront les effets à long terme de ces différentes mesures portant sur la concurrence n'est pas aisé. Mais tout doit être fait pour limiter les conséquences économiques de la crise sanitaire. Pour sortir de cette crise, nous aurons besoin du marché unique européen, ainsi que d'un plan de relance robuste et de grande ampleur - je suis heureuse, à cet égard, du bon accueil que vous avez réservé à l'initiative Next Generation EU. Nous traversons une crise profonde, mais nous devons profiter de cette épreuve pour renouveler nos sociétés, nous embarquer dans une nouvelle aventure : celle de la transition environnementale et de l'innovation.
Avec une bonne stratégie industrielle, l'industrie européenne peut montrer la voie. Ainsi, la stratégie industrielle que nous avons lancée en mars dernier a notamment pour objet de soutenir les PME afin qu'elles puissent rivaliser avec leurs concurrentes dans une économie mondialisée. Nous avons aussi besoin d'une recherche performante, d'une moindre bureaucratie et d'un esprit d'entrepreneuriat bien développé. C'est pourquoi nous avons mis l'accent sur la création d'écosystèmes industriels, tout au long des chaînes de valeurs. C'est l'objet des PIIEC, qui pourraient, par exemple, s'appliquer à la filière de l'hydrogène.
Par temps de crise, le repli sur soi est très tentant ; je nous invite tous à résister à cette tentation ! Il n'y a pas de contradiction entre politique de concurrence et politique industrielle. Il ne faut pas être naïf : ce qui est en jeu, c'est le statut géopolitique de l'Europe. Nous devons utiliser tous les instruments à notre disposition pour défendre notre compétitivité et lutter vigoureusement contre les pratiques déloyales. Les marchés publics sont un secteur important qu'il ne faut pas oublier. Le Livre blanc que nous allons adopter vise à réglementer les subventions étrangères qui viennent fausser la concurrence sur le marché intérieur.
Cette crise ne viendra pas réduire notre ambition. Au contraire ! Il nous faut aller plus loin que la simple réparation des dommages subis ; nous sommes en mesure de voir ce qui nous guérira, mais aussi ce qui nous permettra de nous renouveler. J'espère donc que vous nous aiderez à défendre l'adoption rapide de ces mesures, avec l'adhésion de tous les Etats membres, afin que nous puissions apporter le soutien dont nos entreprises et nos concitoyens ont besoin.
Mes questions porteront sur la 5G.
En 2016, un cap de déploiement avait été fixé par la Commission européenne, puis complété par le code des communications électroniques européen, lequel exigeait une attribution des principales fréquences 5G avant la fin de l'année 2020. Selon la presse, vous auriez récemment exhorté les États membres à respecter ce calendrier. Notre pays a décalé la mise aux enchères des fréquences 5G au mois de septembre et l'obligation d'avoir couvert deux villes à la fin de l'année serait levée. La France fait-elle selon vous figure de bon élève en la matière ?
S'agissant de la sécurité des réseaux 5G, malgré les efforts d'harmonisation, les États membres semblent avancer en ordre dispersé. Allez-vous encourager d'autres États membres à suivre l'exemple de la France, qui a d'ores et déjà mis en place un dispositif législatif ?
Au moment où la Chine prépare un plan d'investissement de 1 400 milliards de dollars dans les nouvelles technologies, le développement de la 5G est-il inclus dans le plan de relance européen ? Pouvez-vous nous en dire plus sur le nouveau plan d'action européen pour la 5G et la 6G ?
Une question, enfin, concernant la lutte contre les épidémies. Je m'étonne que l'Union européenne n'ait pas développé de solutions communes, et que l'on trouve même, en son sein, des modèles diamétralement opposés. Pourquoi la mise en place d'une solution commune n'a-t-elle pas été encouragée par la Commission ?
La Commission européenne souhaite revoir les outils et règles de concurrence. Pour cela, elle envisage un changement de paradigme complet, en optant, non plus pour une intervention a posteriori, mais pour la prévention des distorsions de concurrence.
Cette vision s'appliquera aussi à la régulation des plateformes numériques, le Digital Services Act, attendu pour la fin de l'année 2020, proposant l'introduction d'une régulation ex ante des plateformes. Il apparaît important, dans ce cadre, que la Commission européenne définisse clairement la notion de plateforme systémique, en explicitant des critères ou faisceaux d'indices - taille, concentration des données, parts de marché et influence sur ces derniers, etc.
Par ailleurs, avec mon collègue Jean-Michel Mis, je suis co-rapporteure d'une mission d'information sur l'identité numérique et souhaite vous poser deux questions à ce sujet.
D'une part, à titre de sanction, la Commission européenne envisagerait de séparer clairement les services d'identification des autres services pour les plateformes n'autorisant pas le partage des données. Pouvez-vous nous apporter plus de précisions sur ce point ?
D'autre part, la Commission européenne propose un moratoire sur la reconnaissance faciale, alors même qu'une directive prévoit, sur les futures cartes d'identité, la possibilité d'un usage des données biométriques contenant une image faciale. Qu'en est-il ? Peut-on envisager un système de certification européen d'une telle technologie ?
Je suis très heureuse de pouvoir vous interroger, en qualité de membre de l'Assemblée nationale, mais aussi d'ancienne membre du Parlement européen, et en tant que coauteur, avec mon collègue Patrice Anato, d'un récent rapport d'information sur le droit européen de la concurrence face aux enjeux de la mondialisation. Comme vous le savez, l'interdiction de la fusion entre Alstom et Siemens a causé un certain émoi en France.
Dans l'attente du Livre blanc qui doit être présenté demain, je voudrais évoquer deux points précis.
Premièrement, concernant les marchés pertinents, est-il envisageable que cette notion, employée pour apprécier l'état de la concurrence, puisse être progressivement remplacée par celle de « concurrence potentielle », pour essayer d'élargir le spectre et ne pas rester trop concentrée, dans les appréciations de la Commission européenne, sur le marché domestique ?
Deuxièmement, la Commission européenne s'inquiète du filtrage des investissements directs étrangers, notamment en provenance de la République populaire de Chine. Un règlement sur le sujet a été adopté, mais n'est toujours pas entré en vigueur. Peut-on accélérer la mise en application de ce premier outil ?
Avec mon collègue sénateur Alain Chatillon, j'ai été chargé, par les commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat, de réfléchir à de possibles évolutions de la politique européenne de la concurrence. Nous présenterons notre rapport d'information dans quelques jours.
Ma première question porte sur le choix de la Commission européenne de ne pas recourir à des mesures provisoires. Ses délais de traitement sont souvent trop longs par rapport au temps économique, en particulier en cas d'abus de position dominante. Envisagez-vous, à l'avenir, de recourir plus fréquemment à de telles mesures?
Par ailleurs, deux consultations viennent d'être lancées sur l'introduction d'obligations réglementaires qui s'appliqueraient aux acteurs en position dominante, les « gardiens », lorsque ces derniers sont susceptibles d'empêcher le développement d'activités concurrentielles. Comment voyez-vous l'articulation de ces mesures ?
Certaines décisions prises dans le cadre du contrôle des concentrations dans les secteurs clés de l'industrie européenne ont soulevé des réactions d'incompréhension, en particulier en raison du recours très large à des remèdes structurels affaiblissant les opérateurs concernés et renforçant leurs concurrents. Pourquoi ne pas privilégier des engagements comportementaux, assortis de contrôles a posteriori ?
Enfin, un projet de révision des règles relatives à la compensation carbone des industries électro-intensives - compensation permettant notamment aux industries de la métallurgie de disposer d'une électricité à prix compétitif - prévoit de séparer la France du reste de la région Centre-Ouest de l'Europe, en réduisant fortement son coefficient national de compensation. Cela créerait des disparités, notamment avec l'Allemagne, qui bénéficierait d'un coefficient de 0,84 contre 0,54 pour la France. Quels éléments justifient cette divergence, lourde de conséquences pour nos industries alors que nous nous efforçons justement de mettre en place des relances automobile et aéronautique ? N'y aurait-il pas là distorsion de concurrence au sein même de l'Union européenne ? Ne faudrait-il pas suspendre cette révision en attendant de mesurer pleinement les conséquences de la crise économique ?
J'ai eu l'honneur de présider une commission d'enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique, qui a mis en évidence l'impérieuse nécessité de coordonner les initiatives nationales dans le cadre d'une stratégie européenne et constaté une perte de temps importante dans ce domaine. Partagez-vous ce double constat ? À quelle échéance vos travaux produiront-ils de l'effet ?
La régulation par la donnée, qui repose sur un haut niveau de compétences numériques des autorités de régulation des marchés, doit se trouver au coeur de la démarche européenne. Retiendrez-vous, dans le cadre du Digital Services Act, la neutralité des terminaux et l'interopérabilité des plateformes comme leviers pour déverrouiller les marchés, à l'instar de la proposition de loi adoptée par la commission des affaires économiques du Sénat ?
Aujourd'hui, l'Europe est une véritable passoire en matière de données stratégiques des personnes morales, notamment les entreprises. Envisagez-vous un Cloud Act européen, ou une nouvelle évolution du Règlement général sur la protection des données (RGPD) avec extension aux personnes morales telle que l'a recommandé la commission d'enquête sénatoriale ? Dans le même ordre d'idées, la Commission européenne soutient-elle l'initiative franco-allemande Gaia-X ?
Enfin, il est difficile d'envisager une véritable possibilité de recouvrement de souveraineté sur les marchés du numérique si nous ne sommes pas capables de conserver les chercheurs, les data scientists et les créateurs au sein de nos entreprises européennes. Quel budget l'Union européenne entend-elle consacrer à la formation de très haut niveau ? Comment comptez-vous accompagner les entreprises afin qu'elles puissent conserver ces compétences ?
S'agissant de la 5G, nous cherchons un déploiement le plus efficace possible, car nos entreprises et nos industries ont besoin de bénéficier de cette technologie.
Nous avons travaillé à une bonne compréhension des risques de sécurité tout au long de la chaîne de valeur de la 5G et avons décidé, en accord avec les États membres, de constituer une boîte à outils qui nous permette de couvrir l'ensemble de cette chaîne de valeur. Nous sommes en train d'élaborer un rapport sur son utilisation concrète en lien avec les Etats membres.
Nous examinons aussi de très près les questions relatives aux conséquences de la 5G sur la santé des utilisateurs, qui préoccupent nombre de nos concitoyens. À ce jour, les éléments à notre disposition montrent que l'impact sanitaire de la 5G n'est pas plus important que celui de la 4G, mais il faut être aussi attentif à ces risques qu'à ceux qui sont liés à la cybersécurité.
Le plan de relance et l'outil Next Generation EU prévoient un total de 560 milliards d'euros distribués au sein de différentes enveloppes, en supplément des plans de relance élaborés par les États membres. Si ceux-ci le décident, le développement de la 5G peut évidemment entrer dans ce cadre.
En revanche, la question de la 6G est encore un peu prématurée. Il faut continuer à faire l'effort d'innovation nécessaire pour non pas prendre le train en marche, mais participer pleinement au développement de cette technologie.
Sur la question du traçage électronique du virus, les États membres font preuve d'une appétence pour le développement de leurs propres applications, en dépit de nos incitations à ce que l'effort soit fait au niveau européen. Néanmoins, les applications créées sont autant de tests pour toutes les problématiques concernant la protection des données personnelles et l'efficacité dans la lutte contre le virus. La plupart des États membres sont tombés d'accord sur des spécifications techniques et sur un principe de décentralisation des données recueillies. Cela met la France dans une situation particulière, car il se posera une question d'interopérabilité et de décentralisation des données par rapport au système mis en place.
J'en viens à la Big Tech. D'après mon expérience, il ne suffit pas de se demander ce que nous pouvons faire face aux géants du numérique. Certes, il faut imposer des réglementations, qu'elles soient a posteriori ou ex ante. Mais, ne pouvant prédire comment l'économie numérique va évoluer, il nous faut aussi faire de la prévention, en évitant que d'autres gardiens n'apparaissent avec, à la clé, un risque d'entrave au fonctionnement de nos démocraties. C'est une question économique, mais elle est aussi en lien avec nos valeurs.
La notion de plateformes systémiques, qui figure dans la consultation que nous avons lancée dans le cadre du Digital Services Act, rejoint celle de gardiens ou gatekeepers. Nous désignons ainsi des intermédiaires entre l'infrastructure essentielle et les entreprises. Nous attendons beaucoup de la consultation publique en cours.
La question de l'identification sur les canaux numériques est très importante. Je ne crois pas que nous puissions nous contenter de l'identification privée à laquelle procèdent déjà les citoyens sur les réseaux sociaux tels que Facebook. Nous avons besoin d'autres outils. Mais les données biométriques soulèvent des problématiques très différentes : que je les conserve sur moi ou via mon passeport est une chose, qu'elles soient utilisées pour m'observer dans l'espace public, par le biais de caméras de surveillance, en est une autre. Nous avons essayé d'encourager les discussions sur ce sujet, car il nous renvoie à une question fondamentale, celle de savoir dans quelle société nous voulons vivre.
Pour répondre à Mme Le Grip sur les marchés pertinents, j'avouerais ma déception quand, en tant que commissaire européenne à la concurrence, je me suis rendue compte que c'était les consommateurs, et non moi, qui définissaient le marché. S'ils ne sont pas satisfaits, ils peuvent aller voir ailleurs, y compris en dehors de l'Europe ! À l'heure actuelle, 60 % des marchés sont à l'échelle de l'espace économique européen (EEE), voire au-delà. Cela nous oblige forcément à repenser la notion de marché, mais nous devons travailler en nous fondant sur la réalité de ce que veulent les consommateurs, tout en ayant l'obligation de préparer l'avenir. Selon les types de marchés et de services, la notion de marché pertinent peut s'apprécier à l'horizon de 2 à 3 ans ou de 5 à 6 ans. Dans beaucoup de cas, les acteurs économiques veulent se développer au-delà de leur marché national mais parfois, pour des raisons règlementaires ou autres, ils en sont prisonniers.
En matière de filtrage des investissements étrangers, notamment en provenance de Chine, nous travaillons sur des outils qui seront en place dans quelques mois. Mon collègue commissaire européen au commerce, chef de file sur le sujet, estime qu'il faut renforcer ce filtrage, afin de nous assurer de l'équité et de la protection de la sécurité de nos concitoyens.
Nous devons avoir une stratégie, et nous en avons une : notre objectif est d'être le premier continent neutre en carbone et un continent d'innovation. Il est important que nous ayons un débat ouvert, au sein des institutions européennes et avec les États membres, sur les investissements que nous voulons voir advenir. D'autres critères que la seule disponibilité des financements doivent entrer en jeu.
Je poursuis avec la question, essentielle, des délais de traitement. Je suis très satisfaite que nous ayons pu utiliser des mesures conservatoires, pour la première fois en dix-huit ans, sur le marché des jeux de puces pour télévisions et modems. Il fallait agir ! Si nous le faisons de manière précoce, nous pouvons modifier le cours des choses, comme ce fut le cas, par exemple, avec les ebook et Amazon : le groupe imposait des clauses très engageantes pour ses fournisseurs lesquelles entravaient l'innovation ; depuis que nous sommes intervenus, la concurrence est réapparue sur le marché du livre numérique.
Sur la question des abus de position dominante, je me réjouis que les réglementations a priori soient accueillies positivement, mais il faut aller plus loin, et c'est tout le sens du Digital Services Act.
Par ailleurs, même s'ils ne sont pas aussi nombreux qu'aux États-Unis, nous voyons des mouvements de concentration à l'oeuvre au sein de l'industrie européenne. Nous essayons de les contrôler, autant que faire se peut.
Dans le secteur sidérurgique, vingt-cinq mesures spécifiques ont été prises qui viennent s'ajouter à d'autres mesures. Cette activité a vocation à s'inscrire dans le cadre d'une ambition européenne, car les besoins en investissement et en innovation sont importants.
Il ne fait pas de doute que l'hydrogène sera une source d'énergie pour ce type de production. Mais nous devons nous organiser en termes de volume, de stockage et d'acheminement jusqu'aux zones où sont implantées les industries de l'acier. Il faut aussi, pour que tout cela ait un sens, que nous développions un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières de l'Union européenne, afin de protéger les entreprises pionnières dans cette aventure.
Sur les aides d'État, il a été dit que l'Allemagne en avait accordé beaucoup plus que d'autres États membres. Le point positif est que cela permet de maintenir l'approvisionnement par les entreprises concernées, mais, sur le plan de la recapitalisation, cela peut mettre en péril l'avenir de l'Europe.
La proposition des Allemands concernant Gaia-X est très intéressante. Le volume de stockage et les coûts engagés seraient considérables si nous devions stocker toutes nos données en Europe. Il nous faut donc identifier ce qui mérite d'être stocké sur notre continent, de sorte que nous mettions bien l'accent là où réside la vraie valeur ajoutée - pour l'Europe - dans les technologies BtoB, et à condition que nous soyons en mesure de donner un accès aux données de santé suffisant pour permettre l'innovation.
Dans le cadre du plan de relance, la Commission européenne a formulé la proposition historique d'un emprunt mutualisé à hauteur de 750 milliards d'euros. Ce sujet ainsi que celui d'un nouveau budget européen à long terme seront débattus lors du Conseil européen du 18 juin prochain. Les négociations s'annoncent difficiles...
Il est aussi envisagé de mettre en place de nouvelles ressources propres, au travers, notamment, d'une taxe digitale sur les géants du numérique ou d'une taxe sur les recettes engendrées par les droits d'émissions de CO2. Sur ces sujets, également, des divergences apparaissent entre États membres et l'Union européenne pourrait se retrouver confrontée à certaines pressions, notamment de la part des Américains. Comment s'assurer qu'elle dispose d'un arsenal fiscal suffisamment fort ? D'autres pistes ont-elles été étudiées pour ces ressources propres, comme la généralisation de la taxe sur les transactions financières dans tous les États membres ?
La crise a mis en lumière une vulnérabilité européenne au regard de la défense de certaines industries ou certains secteurs stratégiques. Aujourd'hui, la France dispose d'un arsenal réglementaire renforcé en ce domaine, ainsi que 13 autres pays européens. Une réponse européenne forte s'impose. Vous allez présenter, cette semaine, une nouvelle stratégie relative aux filtrages des investissements étrangers. Pouvez-vous, d'ores et déjà, nous donner votre position sur ce sujet ?
Je me fais le porte-parole de mon collègue André Gattolin, qui ne pouvait assister à cette audition.
Dans une approche concertée en matière de sécurité des réseaux 5G, la Commission européenne a approuvé, le 29 janvier dernier, la boîte à outils commune de mesures d'atténuation sur laquelle les Etats membres se sont mis d'accord pour faire face aux risques en matière de sécurité liés au déploiement de cette technologie. Elle a donc invité les États membres à prendre des dispositions pour mettre en oeuvre, d'ici au 30 avril 2020, l'ensemble de mesures recommandées dans les conclusions associées à cette boîte à outils et à élaborer un rapport conjoint sur leur mise en oeuvre d'ici au 30 juin 2020. Ce calendrier a-t-il pris du retard du fait de la pandémie ?
Dans les conclusions associées, les États membres sont convenus de renforcer les exigences de sécurité, y compris de procéder aux exclusions nécessaires pour les actifs essentiels considérés comme critiques et sensibles, comme les fonctions de coeur de réseau, et de mettre en place des stratégies pour assurer la diversification des fournisseurs. Or, le 30 janvier dernier, Mike Pompeo, secrétaire d'État américain, a jugé impossible de réduire de façon adéquate les risques liés au déploiement de la 5G en limitant le rôle des fournisseurs non fiables à certaines parties, seulement, du réseau. Les États-Unis ont d'ailleurs pris l'initiative de sécuriser leur réseau 5G, par l'interdiction des fournisseurs non fiables, comme Huawei ou ZTE, deux groupes assujettis à la direction du Parti communiste chinois. La Commission a-t-elle réagi à ces propos ? Ne jugeriez-vous pas l'approche américaine comme plus pertinente sur le strict plan de la sécurité informatique ?
Merci pour votre présentation énergique et déterminée. Dans un contexte de crise économique, sociale et environnementale, de nombreuses voix s'élèvent pour que les plans de soutien aux entreprises constituent un levier de transition vers un monde plus juste et plus écologique. Vous avez vous-même pris position pour une forme de conditionnement des aides, notamment en fonction du versement des dividendes, mais aussi de critères environnementaux, à l'heure où des secteurs polluants comme l'aviation ou l'automobile sont massivement soutenus. Le prochain cadre financier pluriannuel sera accompagné d'un important volet de relance, qui devrait, selon la Commission, être utilisé pour une Europe verte. Pouvez-vous nous donner des éléments sur la mise en oeuvre de ces conditionnalités sociale et environnementale ?
Le 28 mai dernier, la présidente de la Commission a évoqué de nouvelles ressources propres, dont le projet de taxe sur les services numériques, qui ne fait pas l'unanimité, mais auquel la France est favorable. Alors que l'économie numérique a profité de la crise sanitaire avec l'expansion de l'e-commerce, du télétravail et de l'enseignement à distance, une contribution spécifique et pérenne des acteurs du secteur serait un signe de justice fiscale. Il est indispensable de combler l'énorme écart entre la faible taxation des activités numériques et la valeur ajoutée qu'elles produisent. Quel est l'état des discussions sur cette question ?
Le Digital Services Act porte sur quatre thématiques principales dont l'actualisation des règles applicables entre hébergeur passif et actif et le renforcement du marché unique numérique pour éviter la fragmentation. Mais de nouvelles problématiques de ce marché sont actuellement réglées au niveau national, comme la lutte contre la haine en ligne ou la régulation de l'économie collaborative - la Commission avait d'ailleurs appelé la France à attendre pour légiférer sur le sujet. Le projet de texte ne propose pas de faire entrer les contenus haineux dans le champ de la régulation. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus pertinent de travailler sur les racines du mal, c'est-à-dire les modèles économiques basés sur l'économie de l'attention et de la viralité, la transparence dans l'utilisation des données personnelles, la finalité des algorithmes et l'interopérabilité, plutôt que de tenter de limiter les pouvoirs de retrait exorbitants des plateformes ?
Vous êtes assez ferme au sujet du droit de la concurrence et du marché unique, dont vous devez garantir qu'il fonctionne selon une concurrence libre, loyale et non faussée. Des mesures d'aménagement des règles de concurrence sont nécessaires à cause de la crise, mais elles peuvent aussi être utilisées pour fausser cette concurrence loyale à l'intérieur de l'Europe. Le chemin proposé ne constituera-t-il pas un recul trop significatif des dispositifs anti-concentration, comme le souhaitent ceux qui veulent créer des champions nationaux, dont nous avons certes besoin, mais qui ne doivent pas se constituer au détriment des consommateurs et des citoyens ? Concernant les géants du numérique, ne devons-nous pas nous pencher sur des règles qui limiteraient aussi les concentrations verticales ? Même les Américains des deux bords y réfléchissent. On en parle, mais il n'y a pas vraiment de position très concrète en la matière au niveau européen.
Où en êtes-vous dans le dossier de l'éventuelle fusion PSA-Fiat ? Ce serait la branche des utilitaires qui bloquerait. Enfin, que pensez-vous de la proposition de taxe sur le chiffre d'affaires des services numériques, cette taxe étant entièrement répercutée par les plateformes sur les consommateurs ou les acteurs nationaux, ce qui pénalise les opérateurs vertueux européens qui payent l'impôt et contribue donc à renforcer la concurrence déloyale ? Les sites seloger.com, leboncoin ou amadeus au niveau européen paient ainsi chacun plus d'impôts que tous les géants du numérique réunis !
Ne pensez-vous pas que tout doit être mis en oeuvre pour trouver un accord au niveau de l'OCDE ? Une taxe au niveau de l'Union européenne serait la pire des décisions, sans parler des dommages collatéraux dont feront partie les mesures de rétorsion que les États-Unis sont en mesure d'adopter comme ils l'ont fait vis-à-vis de la France, qui a dû suspendre sa propre taxe.
Depuis de nombreuses années, l'Europe a su bâtir une politique de concurrence visant à éviter les monopoles, à libéraliser les marchés en régulant notamment les concentrations. Si cette politique a sans doute porté ses fruits en faveur des consommateurs européens, elle a néanmoins quelquefois freiné la création de géants européens - le dossier Alstom-Siemens en est un parfait exemple, puisque nous avons sans doute échoué à créer l'Airbus du ferroviaire. Aujourd'hui, une autre fusion se présente, Alstom-Bombardier. D'autres enjeux concurrentiels et stratégiques ont été mis en avant par la crise, notamment, pour l'industrie du numérique, la mise en place de la 5G en Europe. Comment comptez-vous tirer les enseignements de cette crise ? Quelle est votre stratégie pour laisser émerger ou même promouvoir des géants européens dans les secteurs clés si vous souscrivez à cet objectif ? Il y va d'une véritable stratégie industrielle, mais aussi de notre souveraineté et indépendance à long terme et de la place de l'Europe dans le monde. Je souhaite également évoquer le contrôle des investissements étrangers en Europe, que je considère comme un enjeu stratégique : vous comptez présenter prochainement un Livre blanc sur la réforme de la politique de la concurrence. Quels mécanismes comptez-vous mettre en place afin de consolider le filtrage et le contrôle des investissements des États tiers dans nos entreprises ? Ne devons-nous pas exiger davantage de réciprocité dans ce domaine ? Vous voyez à quel pays je fais référence...
L'Histoire retiendra peut-être que la pandémie de 2019 aura permis à l'Union européenne de se réinventer. Les crises de ces dix dernières années - crise de la zone euro, crise des migrants ou Brexit - doivent en effet être relativisées au regard de la pire récession économique et sociale à laquelle notre Union est confrontée depuis la dernière guerre mondiale. Le 19 juin prochain, les dirigeants européens se réuniront pour débattre de l'ambitieux plan de relance de 750 milliards d'euros proposé par la Commission, structuré autour de trois piliers : un premier pilier de 655 milliards pour aider les États membres notamment en matière d'investissement et de réformes, un deuxième pilier de 56,3 milliards pour relancer l'économie et un troisième pilier de 38 milliards pour « tirer les leçons de la crise ».
C'est probablement ce troisième pilier et les trois programmes qui le composent - nouvel instrument pour la santé, mécanisme pour consolider la protection civile de l'Union, programmes renforcés pour la recherche, l'innovation et l'action extérieure - qui sera à la fois le plus exigeant et le plus compliqué à mettre en place. Il apparaît que ces dispositifs ne permettent pas de répondre à la hausse des divergences entre les Vingt-Sept, puisque les pays les plus touchés par le virus - l'Italie, l'Espagne, mais aussi la France - sont aussi ceux qui ont le moins de marges de manoeuvre budgétaires. Les trois termes qui composent le nom de mon groupe - écologie-démocratie-solidarité - ont tous leur importance ; la solidarité est une valeur cardinale de l'Union européenne depuis sa création. Entre des pays comme l'Autriche, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède, opposés à une Europe plus intégrée et qui renvoient les pays dont les comptes publics sont dégradés à leurs propres responsabilités, et l'Europe de l'Est qui redoute d'être sacrifiée au profit de ses partenaires du Sud, comment la Commission envisage-t-elle son rôle pour surmonter cette crise sans précédent et faire adopter ce plan de relance écologique et solidaire à l'unanimité des Vingt-Sept ?
La Commission a décidé de renverser la vapeur, avec un plan de relance à hauteur de 750 milliards d'euros dont 433 milliards seraient versés aux États membres qui ont été les plus affectés par le Covid-19 et 67 milliards d'euros utilisés comme garantie à des établissements bancaires. Si nous saluons l'initiative, ce plan, qui représente un effort de 3 % du PIB européen, reste encore très insuffisant au regard de ce que font les États-Unis avec leur plan de relance à hauteur de 10 % de leur PIB. Si l'exploit a été salué avec une telle vigueur, c'est avant tout parce que chacun s'était habitué à ce que l'Union européenne cède systématiquement aux États dits frugaux : les Pays-Bas, l'Autriche, la Suède, le Danemark, que vous connaissez bien, auxquels il faut adjoindre l'Allemagne qui était jusqu'à maintenant arc-boutée sur la mise en application d'un ordo-libéralisme sans concessions. Cette mutation s'imposait, tous les économistes disant qu'une relance est indispensable.
Au-delà de son caractère suffisant ou non, quelles seront les conséquences induites par le plan de relance pour les pays qui, pour bénéficier des subventions, devront présenter un plan d'investissement et de réformes que la Commission et les autres États membres devront valider ? Est-ce là le signe d'un retour de la troïka BCE-Commission-FMI pour encadrer l'austérité budgétaire et contrôler, comme vous l'avez dit, les règles de concurrence pour qu'elles restent loyales ? Quelle sera l'attitude de la Commission si un pays veut emprunter pour recruter des fonctionnaires et développer des services publics sur son territoire afin de répondre aux maux terribles causés par la crise ? Quelle sera l'attitude de la Commission face à des États qui, soucieux de reprendre en main leur tissu industriel, feront leur entrée au capital de certaines entreprises, au mépris de la logique concurrentielle du droit européen ? Quelle sera l'attitude de la Commission face à des États qui s'endetteront au-delà des limites fixées par le pacte de stabilité pour promouvoir la transition écologique indispensable à la survie de l'humanité ?
Je suis très heureuse de vos commentaires sur Next Generation EU. Car c'est dans cette logique que nous avons lancé un emprunt sur les marchés de capitaux. Nous avons l'ambition non pas de reconstruire le monde d'avant, mais de le renouveler, notamment par le numérique et la transition écologique. Nous devons apporter la preuve à nos concitoyens que nous savons ce que nous faisons, car nous avons contracté une dette pour bâtir un avenir, mais nous sommes conscients qu'il faudra la rembourser. Pour cela, nous devrons soit augmenter les contributions nationales, soit trouver d'autres ressources. Je pense que ce serait une bonne chose d'avoir plus de ressources propres.
La taxation des services numériques est une bonne piste. Un grand nombre d'entreprises travaillent d'arrache-pied pour dégager un bénéfice, sur la base duquel elles paient des impôts. Il n'est pas juste que d'autres entreprises ne versent pas de contribution, uniquement parce qu'il n'y a pas de taxation sur les services qu'elles fournissent. J'espère qu'un consensus se dégagera à l'OCDE, mais si ce n'est pas le cas, la présidente Ursula von der Leyen m'a donné mandat pour pousser un modèle européen qui ne distingue pas les entreprises selon leur domicile fiscal, mais en fonction de leur activité en Europe. Pourquoi développent-elles des activités en Europe ? Parce qu'on peut y réaliser des bénéfices. Elles doivent donc y payer des taxes. L'idée n'est pas d'entraver l'innovation, mais de taxer le bénéfice là où est réalisée l'activité qui le produit.
La taxation du carbone est une autre piste, comme peut l'être celle des plastiques à usage unique.
La cohésion européenne est très importante. Quelque chose m'a attristée dans vos questions : tout se passe comme si on se levait le matin soucieux du seul intérêt national puis que, dans la journée, on comprenait qu'on dépendait des autres, et qu'on se couchait européen, hélas pour se lever le lendemain matin à nouveau nationaliste. Faut-il une crise aussi importante pour réaliser que la cohésion est essentielle ? Nous comptons ainsi développer de nombreux outils pour le filtrage des investissements étrangers.
Nous espérons que nous aurons dans le rapport prévu pour le 30 juin une véritable évaluation de la sécurité des réseaux 5G. Il est important de déployer ces réseaux, mais nous devons avoir l'assurance qu'ils sont sûrs. Nous avons donc travaillé avec les Etats membres pour évaluer les risques à chaque maillon de la chaîne de valeur et fournir une boîte à outils pour les sécuriser. Notre approche est différente de celle des États-Unis, c'est vrai. Mais elle me semble essentielle pour que tous les acteurs de l'industrie qui auront recours à la 5G bénéficient de cette sécurité.
Les aides d'État ont été utilisées pour promouvoir les entreprises de certains États membres. Dans nos efforts pour répondre à la crise, nous avons essayé d'avoir une ambition commune, car il est difficile de combiner effort européen et approche nationale.
Ce que le Gouvernement français a fait pour Air France était judicieux. Il faut aller dans le sens de la transition écologique : aider notre production d'électricité à devenir de plus en plus renouvelable, tout en faisant en sorte que cela soutienne l'emploi et la transition environnementale. Aux pays pour lesquels il peut être difficile de financer la recapitalisation d'entreprises, nous devons dire : au sein de l'Union européenne, nous acceptons de porter une partie des risques en investissant, mais nous attendons en retour des garanties environnementales. C'est l'opportunité d'accroître nos ambitions.
Avec le Digital Services Act, notre ambition, madame Dumas, est de passer à l'échelle supérieure. Pourquoi voyons-nous dans le monde du numérique seulement des géants chinois et américains ? Parce qu'ils ont un grand marché unique où ils peuvent se développer. Il nous faut donc développer un marché unique du numérique au service des citoyens européens.
Monsieur Menonville, ce que j'ai trouvé le plus intéressant lors de mon premier mandat fut l'émergence de champions européens et même mondiaux comme Siemens. Mais nous avons veillé à ce qu'ils ne soient pas en situation de monopole, qu'ils soient malgré tout mis en concurrence. Ils ont atteint une telle masse critique qu'ils ont accès à l'échelle mondiale, mais ils sont concurrencés chez eux. Oui, les entreprises peuvent fusionner pour atteindre une masse critique, mais elles ne doivent pas se trouver en situation de monopole, car cela ne pourrait se faire qu'au détriment de plus petits concurrents et des consommateurs.
Siemens-Alstom n'est selon moi pas le meilleur exemple, puisque ces deux entreprises étaient déjà des champions européens et avaient déjà une envergure mondiale. Si leurs secteurs trains à grande vitesse et signalisation avaient fusionné, nous n'aurions pas pu garantir le maintien d'une concurrence. Quant à la fusion entre PSA et Fiat Chrysler ou le rachat de Bombardier par Alstom, le processus est en cours, et je ne peux pas faire de commentaires au fond sur ces dossiers.
Madame de Courson, 60 % du budget européen sera consacré à la numérisation, à la promotion d'une économie plus verte, aux plus jeunes, donc à l'Europe de demain, tout en continuant à investir dans la cohésion et dans l'agriculture. L'un des secteurs qui s'en est le mieux sorti pendant la crise a été l'agriculture, car chacun avait besoin de produits frais, et nous avons été nombreux à vouloir acheter des produits locaux.
Nous sommes face à un dilemme : d'un côté, nous voulons être autonomes et décider quelle économie nous voulons pour l'avenir ; de l'autre, notre décision serait vaine si nous ne prenions pas en compte le reste du monde. Nous n'aurions pas pu créer une société solidaire, où les soins de santé sont accessibles à tous si nous ne commercions pas avec le reste du monde. Il nous faut une autonomie ouverte et stratégique. Nous avons toute légitimité pour prendre des décisions sur notre propre destin tout en étant ouverts, car le moteur de notre prospérité a été notre ouverture. Cette crise n'est pas le retour de la crise financière. C'est une crise différente, sans précédent. On ne peut pas tenir certains États membres pour responsables de ce qu'a fait le virus. Ce n'est donc pas non plus le retour de la troïka. Nous avons la volonté de reconstruire ensemble tout en restant fidèles aux termes du traité et en respectant les règles sur les aides d'État.
Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne affirme que les règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement européen et le Conseil. En application de ce principe, quelques dérogations ont été consenties ces dernières années en contrepartie de l'extinction quasi complète des interventions sur le marché ; mais celles-ci restent modestes et, pour certaines, inutilisées et ne permettent pas dans les faits de déroger réellement au cadre général de la concurrence. La spécificité de la situation des agriculteurs, et notamment leur face-à-face avec des industriels et des distributeurs toujours plus concentrés, reste à ce jour insuffisamment prise en compte.
Dans le même temps, les agriculteurs doivent se préparer à une baisse des aides de la politique agricole commune qui est pour beaucoup le seul moyen d'équilibrer leurs comptes ; ils doivent faire face aux conséquences économiques du Covid-19 avec un soutien européen faible ; ils doivent anticiper les exigences environnementales à la hausse induites par le Green Deal ; ils doivent accepter que, après le Mercosur, la Commission conclue un accord commercial de principe avec le Mexique, proposant d'ouvrir le marché européen à des produits répondant à des normes de production bien moins exigeantes que les nôtres. Au moment où certains redécouvrent ce que d'autres défendent depuis longtemps, à savoir que la souveraineté alimentaire est vitale pour notre continent et que ce sont bien nos agriculteurs qui l'assureront pour nous, ces éléments semblent aller à contre-courant des nécessités de notre temps.
Vous avez déclaré l'année dernière que vous souhaitiez actualiser les règles européennes de concurrence face aux nouveaux défis que représentent le numérique et la mondialisation. Les agriculteurs bénéficieront-ils de cette actualisation et verront-ils enfin leur spécificité mieux prise en compte pour qu'ils aient les moyens de faire sereinement leur travail, c'est-à-dire de continuer à fournir aux 450 millions de citoyens de l'Union européenne une alimentation saine, abondante et de grande qualité ?
Je suis comme vous un partisan résolu de la concurrence non faussée. Je me réjouis profondément de votre démarche consistant à envisager de prendre en compte les aides d'État accordées aux entreprises des pays tiers par ceux-ci dans le calcul de la concurrence. Quand on regarde, par exemple, la législation anti-dumping que nous appliquons aux États tiers et celle que les Américains appliquent aux Européens - et cela bien avant Trump et son virage protectionniste -, on constate une profonde asymétrie entre les deux arsenaux. Je ne dis pas que ce soit forcément une mauvaise chose, mais je voudrais savoir si vous considérez comme normal que notre arsenal soit bien plus faible que celui des Américains.
Quel que soit le bien-fondé des décisions prises par la Commission et ensuite sanctionnées positivement ou négativement par la Cour de justice de l'Union européenne, il est absolument déraisonnable que ces procédures administratives et judiciaires durent quatre ou cinq ans. Y a-t-il des moyens, tant sur le plan administratif que sur le plan juridique, d'arriver à des délais beaucoup plus resserrés, là où il y a urgence ? Concernant Schneider et Legrand, pour prendre un exemple ancien, la décision est arrivée trop tard.
Vous nous tenez un discours étrange : vous témoignez tout à la fois d'une prise de conscience qu'il faut redéfinir notre modèle européen et qu'il y a des enjeux sociétaux importants, mais vous revenez constamment au référentiel des années 1970 de la concurrence coûte que coûte. J'ai l'impression pourtant que nous sommes très naïfs ; ailleurs qu'en Europe, les outils en matière de politique commerciale et de politique de la concurrence n'ont pas la même rigueur.
Ma question porte sur l'articulation entre la politique de santé qui est au niveau européen une politique d'appui - passant donc plutôt par une coopération intergouvernementale - et la politique de la concurrence. Ma collègue Pascale Gruny et moi avons été chargées d'un rapport d'évaluation de l'action de l'Union européenne en matière de santé durant cette crise. Une question m'est venue : vous parlez sans arrêt de consommateurs ; le patient est-il selon vous un consommateur ? Si, comme je l'espère, vous me répondez non, il faut poser la question de la politique de santé autrement, et donc la politique de la concurrence autrement. La Commission a prôné un assouplissement des règles de concurrence pour faire face à la pénurie de médicaments par la coopération. Avez-vous des exemples de coopération profitable ? Quelles sont les bonnes coopérations et les mauvaises ? Si vous pouviez préciser votre pensée sur ces points, cela nous aiderait à dépasser l'ambivalence de vos propos. Pour permettre une relocalisation de la production - la souveraineté pharmaceutique est aussi importante que la souveraineté alimentaire -, ne faut-il pas repenser les règles d'accès aux marchés publics, notamment pour favoriser les PME, qui n'y ont pas accès actuellement ? Vous avez dit qu'il était difficile de mesurer les conséquences des nouvelles orientations à venir. Je vous dis, moi, que nous mesurons pleinement aujourd'hui le manque d'orientations européennes pour donner de la force aux économies européennes.
Le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (Feamp) a été utilisé pour aider de manière simple et rapide nos marins-pêcheurs. Les jours passant, la Grande-Bretagne semble envisager l'hypothèse d'un Brexit dur, sans deal, dans lequel nos marins pêcheurs risquent gros. Ne serait-il pas nécessaire de réabonder ce fonds ?
J'ai eu l'honneur de rapporter la proposition de loi sur la régulation du numérique adoptée par le Sénat en février dernier. La consultation lancée par la Commission européenne le 2 juin dernier rejoint certaines de nos préoccupations. Dans le schéma de régulation ex ante que vous envisagez, quel serait le contenu concret d'obligations imposées aux plateformes systémiques ou structurantes ? Qui pourrait être le régulateur en charge d'imposer et de faire appliquer de telles obligations ex ante ?
Les plateformes de commerce en ligne seront inévitablement intégrées au Digital Services Act. Afin de mieux protéger le consommateur, que pensez-vous faire pour lutter contre les contrefaçons en ligne, qui ont explosé durant le confinement ? Afin de mieux protéger les entreprises partenaires des grandes places de marché, comptez-vous profiter du Digital Services Act pour renforcer le règlement Platform to business ?
Mon collègue du Pas-de-Calais a évoqué la possibilité d'un fonds européen spécifique pour la pêche, mais ce serait paradoxal, alors que, dans le cadre financier pluriannuel, les crédits du Feamp baissent par rapport à l'exercice précédent... Je n'y crois donc pas un instant.
La question que pose M. Pellevat suscite souvent des débats animés, car l'alimentation est un sujet qui nous touche tous. C'est pourquoi les pères fondateurs avaient prévu un lien particulier entre l'agriculture et la concurrence, dont les règles ne s'appliquent qu'en vertu d'une décision spécifique. Une règlementation différente laisse une marge de manoeuvre pour la coopération. Mais pourquoi ne voit-on pas plus d'organisations de producteurs, qui travailleraient à plus d'efficacité dans le stockage et le transport pour réduire les coûts et améliorer la qualité ? Cela leur donnerait un pouvoir de négociation plus fort et une meilleure place dans la chaîne de valeurs. Nous avons vu dans d'autres secteurs combien ces rapprochements pouvaient être utiles.
Concernant les accords commerciaux, nous négocions avec nos partenaires, mais uniquement dans le cadre du mandat de négociation confié par les États membres. Nous devons assurer un équilibre entre les différents secteurs. Nous essayons de promouvoir des accords bénéficiant à tous les États membres. Pour prendre un exemple hors de France, les agriculteurs polonais importent des porcelets du Danemark, qu'ils réexportent ensuite aux États-Unis et en Chine. Cette activité mondialisée est très différente de celle des producteurs qui vendent leur production sur un petit marché à haute valeur ajoutée et bénéficient, par exemple, d'une indication géographique protégée, que nous protégeons dans nos accords commerciaux.
Monsieur Bourlanges, Cecilia Malmström, qui fut commissaire au commerce, a modernisé les outils de lutte antidumping pour gagner en rapidité. Nous voulons remplir nos obligations prévues par les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), mais là encore, la rapidité est essentielle. Faut-il faire plus ? Il est évident que nous avons une manière de faire différente de celle des États-Unis. Nous devons être à la hauteur de ce à quoi nous nous sommes engagés. La production étant mondialisée, nous devons travailler ensemble à l'échelle mondiale ; cela nous permet d'appuyer les pays qui en ont besoin, et de travailler ensemble au soutien de nos valeurs. C'est la limite au-delà de laquelle nous n'irons pas dans le renouvellement de notre action. Nous avons l'outil des mesures conservatoires dans notre boîte à outils. Un point important est la charge de la preuve : la Commission doit apporter la preuve de ce qu'elle avance ; nous ne devons jamais faire reposer cette charge sur l'entreprise. Nous avons travaillé à un outil qui rende les preuves irréfragables.
Nous sommes Européens, nous ne faisons pas certaines choses comme les Américains ou les Chinois. C'est ce qui nous a permis de créer le meilleur marché mondial. Le législateur définit les règles : oui, les agriculteurs ont le droit d'utiliser des pesticides, mais uniquement s'ils donnent des garanties concernant la qualité de l'eau potable et la biodiversité.
Notre modèle ne date pas des années 1970, mais des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les pères fondateurs avaient vu à quel point les monopoles et les concentrations excessives avaient joué un rôle très négatif dans l'économie avant et pendant la guerre. C'est pourquoi même les géants doivent être mis en concurrence, au service du consommateur et du citoyen ; nous protégeons les entreprises contre la concurrence déloyale et les pratiques anticoncurrentielles. Nous affirmons ainsi nos valeurs fondamentales.
Je ne suis pas sûre d'avoir compris l'analogie avec le secteur de la santé. Le patient est-il un consommateur ? Il peut l'être, car certains aspects de la santé peuvent être liés à une activité économique. Mais cela prend une tout autre dimension dans un État providence, où le secteur de la santé est bien différent des autres secteurs purement économiques.
Dans de nombreuses procédures en matière de concurrence, des entreprises pharmaceutiques ont été mises à l'amende pour avoir retardé la mise à disposition de médicaments génériques après l'expiration des brevets. Il peut être difficile dans certains pays de s'assurer de l'approvisionnement des médicaments. Il est donc important d'utiliser tous nos outils pour que les médicaments soient disponibles à un prix abordable.
Le secteur de la pêche est un point très débattu dans les négociations en cours pour l'accord sur la future relation avec le Royaume-Uni. Depuis que ce dernier a déclaré ne pas vouloir prolonger cette période de transition, les choses sont devenues plus intenses. L'été à venir risque d'être très chargé. Mais Michel Barnier est le meilleur pour mener ces négociations à bien : nous sommes dans de bonnes mains.
Le Digital Services Act pose la question des responsabilités qui doivent être celles d'un « gardien ». Lorsque vous devenez une infrastructure essentielle pour un nombre incalculable d'entreprises, il y a forcément une liste de choses à faire et de choses à ne pas faire. La promotion était au coeur de trois procédures impliquant Google : nous devions nous assurer qu'il n'y avait pas de publicité mensongère. Il y a eu sur ce sujet un travail remarquable au sein du Sénat français, dont nous pouvons nous inspirer dans le cadre de la consultation publique que nous avons lancée.
Je vous remercie de votre attention ; ce fut un honneur et un plaisir d'être en votre compagnie.
Nous vous remercions beaucoup pour vos réponses. Nous vous adresserons prochainement un courrier reprenant les points que nous n'avons pas pu traiter.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 10.