Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Engagés dans une réflexion sur la gouvernance d'Internet, nous sommes heureux de profiter de votre passage à Paris pour vous entendre. Vous avez fondé et dirigé de nombreuses entreprises du net et vous maîtrisez de nombreuses langues ; bien que président d'une société de droit américain, vous avez une vocation internationale. L'ICANN a été créé dans les années 1990. Comment associer plus largement l'ensemble des parties prenantes à la régulation d'Internet ?
M. Fadi Chehadé, président de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). - Je suis heureux de répondre à votre invitation. Ayant appris le français quand j'étais jeune, à Beyrouth, je me réjouis de pouvoir m'exprimer dans votre langue. L'ICANN existe depuis quinze ans. Initialement adossée à l'État américain, puis devenue une société privée de droit californien, elle joue un rôle unique au monde et fondamental en faisant des dizaines de milliers de réseaux qui constituent Internet un réseau uni, dont trois types d'identifiants constituent la base technique. Les noms, d'abord : la création de .paris a été célébrée aujourd'hui. Les nombres, ensuite : chaque terminal de connexion se voit attribuer par l'ICANN un numéro unique. Les paramètres techniques, enfin.
Internet n'a pas une seule fois été indisponible depuis quinze ans : l'ICANN a bien accompli sa mission. Ce modèle de distribution a assuré la sécurité et la stabilité du réseau. Les États-Unis conservent un rôle particulier à l'ICANN, mais le moment est venu, comme je l'ai dit récemment à New Delhi, qu'ils passent le relais à la communauté internationale. L'ICANN est ouverte à tous, travaille gratuitement et dans la plus complète transparence, dans les langues de travail de l'Organisation des Nations Unies (ONU) auxquelles s'ajoutent le portugais et, bientôt, d'autres langues. Sans doute, son origine occidentale se fait-elle encore sentir - les Chinois me l'ont fait remarquer. J'ai déjà décidé de scinder en trois le siège social : à celui de Los Angeles s'ajoute déjà le siège d'Istanbul, et nous allons en installer un à Singapour, où j'irai vivre avec ma famille le mois prochain avant de résider à Istanbul. Nos effectifs sont passés en un an de 120 à 300 personnes, pour un budget de 90 millions de dollars. Nous avons ouvert des bureaux à Montevideo, à Beijing, à Genève... La posture de l'ICANN doit changer, parce que l'on ne peut travailler pour le monde entier avec un « coeur » américain.
Au-delà de ces réorganisations géographiques, envisagez-vous d'autres pistes d'évolution? L'Union européenne a réagi aux révélations d'Edward Snowden sur les pratiques de la National Security Agency (NSA), et Mme Merkel a exprimé la volonté de travailler à un Internet européen. Est-il possible d'assortir un système universel de garanties régionales ? Louis Pouzin, qui a contribué à la création d'Internet, nous a parlé des possibilités qu'offraient les racines libres ou les racines ouvertes ; elles ne mettraient pas en danger, selon lui, l'universalité du système. Qu'en pensez-vous ?
La réorganisation opérationnelle n'est qu'un premier pas. J'ai présenté au conseil d'administration de l'ICANN cinq initiatives beaucoup plus ambitieuses, sur lesquelles il vient de me donner le feu vert. Premièrement, créer une structure légale internationale parallèle - peut-être en Suisse. Deuxièmement, globaliser les fonctions IANA (Internet Assigned Numbers Authority), qui sont au coeur de notre travail sur les identifiants, en substituant une gestion internationale à la supervision américaine. Troisièmement, transformer la nature de notre Affirmation of Commitments, notre charte de responsabilités, en la faisant contresigner non plus seulement par l'État américain mais par tous les pays. Quatrièmement, internationaliser nos structures, et notamment le Governmental Advisory Committee. Enfin, accroître le contrôle des pays sur les changements effectués sur leur racine (.fr pour la France), afin que l'ICANN ne puisse plus y apporter unilatéralement des modifications. Je me félicite que notre conseil d'administration m'ait donné son feu vert. La France y est d'ailleurs le pays proportionnellement le mieux représenté : Bruno Lanvin et Sébastien Bachollet, qui m'accompagnent, en sont membres ; Bertrand de la Chapelle m'a également beaucoup soutenu.
J'évoquerai dans quelques jours l'idée d'un Internet allemand ou européen avec des responsables allemands. La fragmentation de l'Internet serait très dangereuse. Même les Chinois, avec leurs 620 millions d'utilisateurs, n'en veulent pas : leurs applications sont utilisées par des centaines de millions d'utilisateurs hors de Chine. Personne ne veut voir se fragmenter la base d'Internet - ce qui n'interdit pas des adaptations régionales et nationales : l'innovation doit continuer à se développer comme elle le fait, par exemple, à Numa, dans le Sentier. Nous avons étudié, avec le Boston Consulting Group, 55 cas de « frictions » sur Internet, c'est-à-dire de facteurs empêchant les consommateurs ou les entreprises de participer pleinement à l'économie digitale nationale. Il faut que Mme Merkel lise ce rapport ! Si on ajoute encore à ces frictions imputables aux infrastructures, à l'industrie, aux individus ou aux difficultés d'accès aux contenus, on affaiblit la croissance économique. Les frictions les plus faibles se trouvent en Suède, les plus fortes au Nigeria. En tout cas, il me semble essentiel qu'un système global respecte les systèmes nationaux : il importe que le principe de subsidiarité s'applique ; aussi est-il nécessaire de coordonner le système global avec les différents échelons régionaux.
L'idée d'un Internet européen, qui mériterait d'être précisée, ne procède pas de la volonté de détruire le système actuel mais d'une perte de confiance en la sécurité des communications privées et officielles. Même le développement d'un cloud européen n'empêchera pas le gouvernement américain d'avoir accès aux données, pour peu qu'elles soient stockées sur son territoire. Vous serez l'une des chevilles ouvrières de la conférence de Sao Paulo convoquée par la présidente du Brésil, Mme Dilma Rousseff. Comment rétablir la confiance ?
L'ICANN n'a pas compétence sur les contenus. Certes, l'enregistrement d'un site comporte des données, stockées chez des registrars. Les contrats qui nous lient à ceux-ci comportent pour eux des obligations, que nous mettons en conformité avec les exigences européennes. Développer des services allemands ou européens, pourquoi pas ? Si cela doit accroître la compétition, tant mieux ! Le marché jouera son rôle de sélection. Toutefois, gare à la fragmentation, qui serait une vraie régression.
Il y a une racine et treize opérateurs : dix aux États-Unis, deux en Europe et un au Japon. Ceux-ci doivent rester indépendants. Peut-on faire évoluer le système ? La question revient souvent. L'ICANN détient l'une des 13 racines (qui vont de A à L), la racine L, qui a comme les autres des centaines de réplications à travers le monde. L'enjeu est moins le nombre d'opérateurs que la capacité à y faire des modifications. Si vous créez .paris, par exemple, les treize opérateurs sont automatiquement informés, et le Département du Commerce américain doit donner son accord. Il est temps de substituer à cette dernière étape un mécanisme international - voilà l'enjeu de la réforme de l'IANA.
Le Département du Commerce américain a-t-il déjà refusé de donner son accord ? En quoi consiste, exactement, la création d'une structure internationale parallèle que vous avez évoquée, et qui serait située en Suisse ?
Il s'agit de créer une structure parallèle selon les règles du droit international. Nous verrons comment notre structure évoluera. Nous avons ouvert un bureau à Genève la semaine dernière - il s'agit pour l'instant d'une structure non gouvernementale.
En quinze ans, le Département du Commerce américain n'a pas refusé une seule fois son accord, pas plus qu'il n'a exigé de prendre une mesure quelconque qui n'aurait pas été décidée par la communauté, comme par exemple de retirer la Syrie de la racine... Les Américains n'ont pas exercé un contrôle, ils se sont contentés d'être les garants de l'ICANN, en attendant que le moment vienne pour la communauté internationale de prendre le relais. C'est d'ailleurs ce qui était prévu dans les statuts de l'ICANN. Si nous devons leur être reconnaissants d'avoir parfaitement rempli ce rôle, ils doivent à présent passer la main.
Le gouvernement américain a tout de même procédé à des saisies de noms de domaines, ce qui est inquiétant. Il est vrai que dans les années 1990, les Américains, sous la houlette du vice-président Gore, ont pris la responsabilité d'organiser les choses. Il serait injuste de le leur reprocher : après tout, l'Europe aurait pu le faire.
Les noms de domaines qu'ont saisis certains gouvernements sont de deuxième niveau donc ne sont pas dans la racine : il s'agit de ce qui précède le point. Nous nous occupons de ce qui vient après, par exemple de .paris : toureiffel.paris est géré par un registrar, en l'occurrence l'Association française pour le nommage Internet en coopération (AFNIC). Les saisies se décident entre gouvernements et registrars. Il nous arrive toutefois de jouer, pour Interpol, Europol ou le Federal Bureau of Investigation (FBI), un rôle de coordination, mais la racine ne peut être saisie.
On a reproché à l'ICANN, société à but non lucratif, d'avoir développé des activités commerciales : vous louez des adresses en .wine, ce qui met en danger les indications géographiques protégées, qui font l'objet d'âpres négociations entre l'Union européenne et les États-Unis, après le Canada.
Comment aboutira, selon vous, la discussion engagée sur les noms de domaines relatifs aux vins ? Ce sujet est sensible en France...
Je répète que le deuxième niveau ne relève pas de l'ICANN. Vous évoquez des problèmes que les gouvernements n'ont pas réussi à régler entre eux dans d'autres cadres. Le GAC n'a pas réussi à trouver un consensus. Mais ce n'est pas au conseil d'administration de l'ICANN de trancher. J'ai toutefois invité toutes les parties dans mon bureau : je m'efforce de faciliter les discussions entre elles en créant un espace de dialogue.
Vous n'envisagez pas d'attribuer un nom de domaine reprenant une appellation existante sans l'accord de la filière viticole concernée ?
J'espère que les discussions aboutiront. Je me contente de les faciliter : ce n'est pas à l'ICANN de décider.
L'ICANN a constitué, dans la perspective de la conférence de Sao Paulo, un groupe de réflexion sur l'avenir de la coopération mondiale pour Internet. La manière dont ses membres sont choisis garantit-elle la représentativité et la légitimité de la gouvernance ?
Gouvernements, sociétés, société civile, tout le monde est accepté, ce qui n'est pas le cas à l'ONU. En prévision de la réunion avec Mme Rousseff, nous installons une centaine de chambres à travers le monde, auxquelles chacun pourra participer en temps réel, y compris par vidéo.
Cette ouverture, et cette transparence, sont une source de légitimité. Malheureusement, les occidentaux sont encore surreprésentés dans nos réunions, qui rassemblent tout de même des représentants de 140 pays. Aussi nous efforçons-nous, par diverses mesures pédagogiques, techniques, financières ou légales, d'amener d'autres communautés à s'engager. Nous traduisons tout ce que nous faisons. Déjà, 133 gouvernements, les utilisateurs et presque toutes les industries concernées sont représentés à l'ICANN. Inclusiveness and accountability, participation et responsabilité, je dépense des millions de dollars à chacune de nos rencontres. Trois mille personnes ont ainsi participé à la dernière.
L'implication des gouvernements est fondamentale. J'espère que tous seront bientôt représentés : sinon, comment prétendre représenter tous les systèmes du monde ? Nous continuerons à aider ceux qui en ont besoin à participer à nos travaux. Avec David Martinon, qui représente la France dans ce groupe, nous réfléchissons à une réforme du Governmental Advisory Committee. Quand Mme Roussef m'a demandé quel pays pourrait le mieux contribuer à favoriser des solutions équilibrées, j'ai répondu : la France ! Voilà pourquoi elle a invité le président à participer à la conférence. Oui, votre pays peut nous aider.
Vous évoquiez tout à l'heure une autre racine. Garder une racine unique est impératif pour conserver les bénéfices d'Internet. Les projets nationaux sont bienvenus, pourvu qu'ils ne fragmentent pas le réseau. Issu d'une minorité égyptienne, et ayant vécu la dislocation du Liban, j'espère que l'unité d'Internet ne sera pas mise à mal. Elle est importante pour chacun comme pour l'humanité, il faut la garder.
Merci pour cet échange, que vous avez eu la gentillesse de tenir dans un français parfait. Nous serons attentifs aux évolutions que vous avez annoncées.
La réunion est levée à 17 h 20.