La commission a procédé à l'audition de M. Jacques Rupnik, directeur de recherche au CERI (Sciences Po), sur la situation dans les Balkans occidentaux après l'indépendance du Kosovo.
a tout d'abord souligné que l'Union européenne se trouvait, à l'égard des Etats des Balkans, dans une posture très différente de celle qui avait prévalu lors de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale. Elle négociait alors sur la base de critères bien définis avec des Etats constitués tandis que les Etats auxquels a été reconnue une perspective d'adhésion lors du sommet de Thessalonique de 2003 sont encore en phase de constitution.
Evoquant ensuite les élections législatives serbes, il a observé que le résultat en était à la fois important et ambigu. Ces élections ayant été tenues après l'indépendance du Kosovo, un choix clair était offert aux électeurs quant à la hiérarchie des priorités politiques. La signature d'un accord de stabilisation et d'association (ASA) proposée par l'Union européenne constituait l'argument politique du président Tadic, tandis que M. Kostunica définissait le Kosovo comme enjeu politique principal. Ces élections ont apporté une victoire claire au parti démocrate, alors que les précédentes avaient toutes été remportées par le parti radical, dont le leader, incarcéré à La Haye pour crimes contre l'humanité, mène campagne depuis sa cellule.
a relevé que M. Kostunica, homme clé de la période de l'après-Milosevic, qui avait quitté la coalition gouvernementale pour provoquer des élections et mobiliser l'opinion sur la question du Kosovo, avait clairement rencontré un échec.
Il a cependant souligné que la victoire du parti démocrate ne signifiait pas pour autant sa capacité à gouverner et que dans la constitution de la future coalition gouvernementale, probablement très longue à réaliser, le parti socialiste serbe de Milosevic aurait un rôle d'arbitre. Ce parti pourrait suivre son inclinaison idéologique en constituant une coalition nationaliste avec les radicaux mais il n'est pas exclu que dans une configuration plus surprenante, il constitue la pierre d'angle d'une coalition pro-européenne.
a ensuite évoqué les acteurs internationaux actifs dans la région des Balkans.
Il a tout d'abord relevé que les Etats-Unis, pays le plus clairement et le plus précocement engagé en faveur de l'indépendance du Kosovo, opéraient actuellement un désengagement de la région, au profit d'autres priorités et avec l'argument qu'il s'agit d'un dossier européen.
Il a observé que ce mouvement de retrait s'accompagnait, ces dernières années, d'une européanisation des « protectorats » internationaux, terme qu'il a justifié par le caractère très intrusif du mandat donné à la mission européenne EULEX. Il a souligné que les Etats européens, tout en étant conscients du caractère crucial de la question des Balkans pour la crédibilité de la politique étrangère et de sécurité commune, étaient divisés. Cette division n'est toutefois pas comparable à celle qui avait prévalu lors de l'indépendance de la Croatie dans la mesure où les Etats les plus réticents à la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo ne s'opposent pas au déploiement du dispositif européen, selon un compromis réaliste.
a ensuite insisté sur le retour de la Russie dans la région et, plus généralement, sur la scène européenne, à la faveur de l'évolution de la politique serbe et sur les questions énergétiques. La Russie met en avant, sur la question du Kosovo, l'effet d'un tel précédent sur les conflits gelés en Abkhazie ou en Ossétie.
a souligné en conclusion que la particularité nouvelle de l'action européenne dans cette région était d'être impliquée dans la constitution de ses futurs Etats membres. La démocratie n'étant pas envisageable sans consensus sur le cadre territorial, la région s'est engagée dans un processus de fragmentation qui n'est viable que si tous ces nouveaux Etats partagent la même perspective européenne. Il ne s'agit donc pas d'un élargissement « classique » dans la mesure où, à la suite des empires et de la Yougoslavie, l'Union européenne est appelée à fournir le « toit commun » à cette région, ce qui exige des européens un engagement plus fort.
a évoqué les particularités institutionnelles de la Bosnie-Herzégovine, s'interrogeant sur la possibilité de constitution d'un Etat multinational dans ce pays. Il a souhaité savoir comment pourraient évoluer les zones de peuplement serbe du Kosovo alors qu'y sont organisées des élections serbes, manifestation d'un irrédentisme qui complique la tâche de l'Union européenne.
a observé que l'application des Accords de Dayton faisait de la Bosnie-Herzégovine le pays en sortie de crise où la situation sécuritaire est la plus satisfaisante. Cependant la paix a été obtenue par la séparation des peuples au sein d'un édifice institutionnel singulièrement complexe qu'il faudrait modifier pour permettre la viabilité d'un Etat compatible avec l'Union européenne. Après l'échec d'une tentative de révision de la Constitution, les efforts se portent concrètement sur l'intégration des forces de sécurité. Evoquant l'utilisation par les Serbes de Bosnie de la question du Kosovo, M. Jacques Rupnik a estimé que cette stratégie de sécession était essentiellement rhétorique et que le problème principal posé à la Serbie était sa relation avec les Serbes du Kosovo. Il a rappelé à cet égard que l'ensemble des partis politiques serbes étaient attachés au Kosovo dans la Serbie, seul le parti libéral, dont les scores électoraux sont modestes, ayant pris acte du fait accompli. La région de Mitrovica est de facto cogérée par la Serbie qui paie les fonctionnaires qui y travaillent mais la moitié des Serbes du Kosovo vivent en dehors de cette enclave. L'objectif de la politique serbe, c'est une partition du Kosovo, sachant que la reconquête est impossible et que la présence internationale, bien que régulièrement dénoncée, est la meilleure garantie de sécurité pour les Serbes. La répartition géographique entre l'action de la MINUK et celle de la mission européenne pourrait constituer, selon certains observateurs, la préfiguration d'une telle partition. Il s'agirait d'un précédent non négligeable, dont les conséquences, notamment sur la stabilité de la Macédoine, seraient importantes. Il a observé à cet égard que l'accord d'Ohrid, à la différence de ceux de Dayton, avait privilégié l'intégration à la séparation. Il a considéré que l'application au Kosovo de la séparation, sur le « modèle » bosniaque, serait préférable à la partition.
a souhaité des précisions sur le poids relatif des différents acteurs dans la région, sur l'attractivité de l'Union européenne, l'influence de la Russie, l'image de la Turquie et la place de l'islam.
a considéré que l'Union européenne était l'acteur principal. Il a souligné que même les pays les plus attachés à la présence américaine considéraient l'adhésion comme leur première priorité. Il a cependant insisté sur le fait qu'être favorable à l'Union européenne n'empêchait pas un nationalisme farouche, ce qui serait une erreur de lecture de la politique serbe. La politique européenne doit en tenir compte et s'efforcer de rendre ces nationalistes compatibles avec l'Union européenne à l'exemple de ce qui s'est passé en Croatie. Il a rappelé que le Kosovo était le piège de la politique serbe depuis la fin des années 1980 et que la perspective de l'adhésion pouvait aider la Serbie à s'en défaire.
Il a estimé que la Russie avait compris le profit qu'elle pouvait tirer du contexte politique serbe pour se réintroduire dans les Balkans, non pas par solidarité slave ou orthodoxe mais par pur opportunisme.
La Turquie occupe peut-être une place particulière dans la sensibilité des Bosniques et l'Islam turc est certainement plus proche de celui des Balkans que celui du Moyen-Orient. Il faut toutefois souligner que depuis la guerre, les mosquées sont financées par l'Arabie saoudite et par l'Iran. Il a observé qu'avant la guerre, l'Islam était une question marginale qui n'avait pris de l'importance qu'en raison du repli identitaire né de l'effondrement de l'Etat.
a souligné que la question des Balkans était explosive pour une Europe qui rencontrait des difficultés pour définir un projet politique.
a reconnu que les difficultés de la région se combinaient avec celles de l'Union européenne tout en soulignant que les précédents d'indépendance n'avaient pas pour effet de susciter des indépendantistes. Il s'est élevé contre une vision simpliste qui consisterait à opposer une Europe qui aurait dépassé les nationalismes à la fragmentation et à la balkanisation de ses marges. Il a souligné qu'il fallait travailler à la mobilité et à la circulation des personnes, notamment des étudiants, en assouplissant une politique des visas trop restrictive.
Il a enfin relativisé la question du Kosovo dont la taille est réduite, la situation sécuritaire stabilisée et les principaux défis économiques. Il a rappelé que l'ensemble de l'ex-Yougoslavie représentait 20 millions d'habitants. La mise en place de protectorats avait pour objet de gagner du temps en l'absence de solution immédiate mais il ne faut pas s'installer dans cette logique. Il a considéré que ce défi était à la hauteur des capacités de l'Union. Si elle réussit dans cette région, l'écho sera très important car de toutes les situations de post-conflit, la présence européenne fait la différence. L'Union européenne s'est construite sur le dépassement de la guerre, ce modèle peut, peut être, être diffusé.