La réunion est ouverte à 14 heures 30.
Mes chers collègues,
Nous recevons aujourd'hui la Fondation des étudiants de France représentée par son directeur général M. Vincent Beaugrand et par deux des praticiens qui travaillent dans les structures qu'elle a mis en place les Dr Georges Papanicolaou et Philippe Lesieur.
Messieurs, si notre mission d'information s'intéresse à la psychiatrie des mineurs il est difficile de poser des limites purement juridiques aux prises en charge des personnes atteintes de troubles relevant de la psychiatrie.
Ainsi la prise en charge des adolescents et des jeunes adultes, qui relève de la psychiatrie adulte si l'on prend la borne actuelle de 15 ans comme limite de la prise en charge en pédopsychiatrie, est au coeur de nos préoccupations.
Le travail de la Fondation pour la prise en charge de la santé mentale des étudiants nous paraît donc particulièrement intéressant et nous serons heureux de savoir comment vous l'aborder et quels sont pour vous les enjeux relatifs à cette question.
Je vous cède donc la parole pour un propos introductif à l'issu duquel le rapporteur, Michel Amiel, puis les autres sénateurs présents vous poseront des questions.
Je rappelle que cette audition est ouverte au public et à la presse.
Je suis venu accompagné de deux praticiens de la Fondation. Nous avons choisi de vous présenter comment la Fondation en est venue à la psychiatrie et à quels enjeux elle répond. J'aborderai aussi la question des enjeux en matière de santé mentale tels qu'ils me semblent se poser au législateur.
Tout d'abord, quelques éléments historiques. La Fondation a été créée en 1923 par des étudiants tuberculeux qui souhaitaient poursuivre leurs études en sanatorium. Depuis les années 50, son activité s'est transformée, avec deux pôles principaux autour des soins de longue durée : les soins de suite et de réadaptation et la psychiatrie. La Fondation gère douze cliniques, dont neuf ont une activité en psychiatrie, ce qui représente 700 lits et places. Nous accueillons des patients de 14 à 24 ans.
Notre action repose sur un partenariat historique avec l'éducation nationale dont 300 membres travaillent au sein de nos établissements car chacun dispose d'un mini-lycée, lui-même annexe pédagogique d'un lycée de secteur, comme le lycée Lakanal à Sceaux par exemple. Nous disposons donc d'une expertise en ce domaine.
La Fondation est une association reconnue d'utilité publique. Son conseil d'administration est présidé par M. Christian Forestier, ancien recteur. Les associations étudiantes, qu'elles soient syndicales ou mutualistes, sont représentées au sein du conseil d'administration, ainsi que des personnalités qualifiées.
Nous assurons plusieurs types de réponses aux enjeux de la psychiatrie. Tout d'abord, la Fondation cherche à assurer une continuité et à éviter les ruptures, tant en matière de soin que de scolarité, que ce soit lors du passage de la 3e à la 2de, ou lors du passage de la Terminale à la vie étudiante. Il s'agit là d'une réponse d'aval, une fois la pathologie déclarée, voire chronicisée. Nous mettons aussi en place des solutions plutôt d'amont afin d'éviter la chronicisation des pathologies et les ruptures du parcours scolaire.
Docteur Philippe Lesieur, psychiatre, de la Fondation Santé des Étudiants de France (FSEF). - La Fondation des étudiants de France a mis en place des dispositifs de soins-études. Il ne s'agit pas d'associer, mais bien d'articuler, la prise en charge sanitaire et la scolarité. Le rapport des deux est en effet dynamique et l'échec de l'un peut renforcer les difficultés de l'autre.
La prise de charge que nous proposons se situe au moment de l'adolescence, qui est la période située entre deux bornes : la sortie de l'enfance d'une part, le passage à l'âge adulte de l'autre. L'enfant en effet se structure en se rendant compte qu'il appartient au groupe des humains, tandis que l'adolescent passe du « nous » au « je » en affirmant son identité. C'est un moment qui présente de grandes difficultés, qui se retrouvent au niveau de la scolarité. L'école en effet est le lieu de socialisation privilégié des adolescents et celui où leur sont donnés les moyens pour grandir. L'école est structurée pour scander ces temps de passage. L'école primaire permet une relation à l'adulte autre que les parents. Le collège pour sa part correspond à l'entrée dans le monde des adultes. L'identification des individus se fait au travers de la bande de copains qui crée un « nous » collectif et dont les membres s'identifient les uns aux autres, notamment par l'habillement. Le lycée prépare la période des orientations et du futur. Physiquement, c'est aussi un lieu différent du collège. Ceci se prolonge à l'université. Ainsi le temps scolaire est un temps d'accompagnement structuré pour la création de la subjectivité des individus.
Les programmes de soins-études permettent de revisiter avec les équipes pédagogiques les échecs de la scolarité dans des lieux et avec des personnes différentes. Dans le cadre d'une scolarité de un à deux ans, il s'agit, en séparant l'organisation des soins et de la scolarité, de travailler ensemble à éviter les ruptures. La Fondation tend à permettre une prise en charge continue de la Sixième au post-bac.
On n'effectue pas de scolarité complète au sein des établissements de la Fondation. Il s'agit d'un moment destiné à permettre de revenir le plus rapidement possible à une scolarité normale. De fait, comme on ne guérit que rarement des pathologies mentales, on apprend à vivre avec sa pathologie.
Docteur Georges Papanicolaou, psychiatre, médecin-chef du centre de psychanalyse de la clinique Dupré . - Je prendrai l'exemple de la clinique Dupré à Sceaux pour illustrer les types de patients pris en charge par la Fondation. Pour l'essentiel, ceux-ci souffrent de pathologies récentes, mais graves, comme la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive et les névroses. Nous avons aussi beaucoup de troubles du comportement alimentaires et ce que nous appelons des « états limites », entre psychose et névrose. Ceux-ci sont particulièrement difficiles à gérer car ils court-circuitent la pensée et entraînent beaucoup de passages à l'acte, que ce soit des comportements agressifs ou des tentatives de suicide. Nous cherchons à ne pas isoler ou enfermer ces patients, car ceci ne fait qu'aggraver leur état. On constate par ailleurs une augmentation des cas de troubles envahissants du comportement.
Notre action repose sur l'idée que même les patients les plus malades conservent une partie saine de leur personnalité. La scolarité renforce cette partie saine tandis que le soin limite la pathologie.
Je ne dispose pas de chiffres précis, mais d'expérience, je peux vous affirmer qu'un tiers de nos patients sort guéri de nos établissements, qu'un tiers aura besoin d'un suivi psychiatrique en ambulatoire, tandis que le dernier tiers nécessitera une assistance longue.
Nous constatons de plus en plus que nous arrivons trop tard dans la chaîne de soin et qu'il faut agir le plus tôt possible et faire de la prévention. Depuis 10 à 15 ans, la Fondation a amorcé une réflexion sur les nouveaux services qu'elle peut proposer en ce domaine. Nous avons donc mis en place un travail très préventif dans les milieux scolaires au travers des relais étudiants implantés dans des lycées et collèges pour permettre d'amener les jeunes qui en ont besoin vers la psychiatrie, ce qui n'est pas chose aisée. Nous nous appuyons pour ce faire sur des équipes mixtes, médicales et pédagogiques.
Docteur Georges Papanicolaou. - Les structures relais prennent en charge les enfants à partir de 12 ans afin d'essayer de mettre en place la prise en charge la plus précoce possible. Ce sont des structures sans rendez-vous, dans lesquelles on peut être reçu au bout d'une demi-heure. Les entretiens se font avec des psychologues, car on constate une moindre réticence. Ceux-ci conduisent l'évaluation, et l'orientation vers la structure adaptée. Nous organisons aussi l'accueil des familles en constituant des groupes de parents, mais aussi l'accueil des professionnels médico-sociaux et des enseignants qui font face à des difficultés.
Nos patients font face à une forte désinsertion sociale liée à leur pathologie et la mise en place d'une scolarité en parallèle aux soins permet une resocialisation.
Je souhaiterais pour conclure évoquer trois enjeux importants. D'une part nos structures font l'objet de financements très divers par les ARS : certaines bénéficient de fonds d'intervention, d'autres du FIR, d'autres d'une dotation annuelle de fonctionnement, et même parfois de fonds médico-sociaux. Pour une même approche, nous avons donc des modalités de financement variées. Il nous apparaît qu'il faut mettre en place un financement clair et efficient car l'impact de nos actions est mesurable : en évitant la chronicisation des pathologies à l'adolescence, elles constituent un investissement rentable pour la société qui devrait sinon supporter le coût d'une pathologie tout au long de la vie de ces personnes.
Le deuxième enjeu est qu'il y a une perte de chances pour ceux qui ne peuvent pas accéder à nos structures. Nous travaillons donc pour en créer dans le Grand Est et en Occitanie. Ceci nous est très demandé par les pédopsychiatres et les praticiens universitaires.
Le troisième axe enfin, que nous développons avec le Pr Marie-Rose Moro, est un travail sur la recherche. Nous souhaitons mettre en place rapidement des études médico-économiques pour démontrer l'impact positif de notre action.
Quels enseignements d'épidémiologie tirez-vous de votre expérience sur les 14-24 ans ?
Les jeunes que vous accueillez à partir de 14 ans ont un parcours de soins en amont. Quelle connaissance en avez-vous et comment le prenez-vous en compte ? De façon plus générale, qu'en est-il du parcours de soins, voire du parcours de vie, des jeunes, avant, pendant et après le séjour dans vos établissements ?
Quelle est votre approche de la notion de repérage précoce ?
Quelles sont les articulations entre l'Éducation nationale et les secteurs médico-sociaux et sanitaires ?
Nous ne disposons pas d'épidémiologie générale de la tranche d'âge 14-24 ans ; nous ne sommes pas un institut de santé publique. Toutefois, nous avons nos données de soins : nous connaissons les patients que nous soignons, ce qui est une version tronquée dans la mesure où les pathologies de santé mentale suivent un gradient social. Or les données ne représentent pas l'épidémiologie globale dès lors qu'elles portent uniquement sur les personnes ayant engagé un parcours de soin.
Docteur Georges Papanicolaou. - Les diagnostics des troubles psychiatriques se répartissent ainsi : 50 % relèvent de psychoses, 14 % de troubles névrotiques, 14 % de troubles de la personnalité, 11 % de troubles de l'alimentation, et 8 % de troubles envahissant du développement.
Docteur Philippe Lesieur. - Pour compléter l'analyse épidémiologique, il faut souligner une différence : si les familles nous consultent pour des troubles d'anxiété scolaire, nous ne prenons pas en charge les enfants sur ce critère, mais sur la base d'un projet. Nous conduisons actuellement une réflexion pour relier des symptômes divers à une problématique de soins plus globale. Par exemple, nous prenons en charge de manière indifférenciée les personnes présentant un trouble alimentaire se manifestant de plusieurs façons, car ils traduisent un mal-être.
S'agissant de l'articulation des soins dans le cadre d'un parcours, notre fondation propose trois types de structures d'hospitalisation. La première vous a été décrite : il s'agit du soins-études, relevant de l'hospitalisation à temps plein ou de jour. La seconde est un entre-deux, adaptée pour des patients ne pouvant être scolarisés, mais ne nécessitant pas une hospitalisation. La troisième concerne les jeunes en début de troubles, caractérisés par des difficultés familiales, scolaires et sociales. Il s'agit alors de les apaiser pour les réinsérer dans un cercle social classique, en associant hospitalisation de jour et projet scolaire.
Comment les jeunes arrivent-ils dans votre structure ?
Docteur Philippe Lesieur. - Pour les premier et troisième modes de soins, les jeunes nous sont adressés par les secteurs de soins habituels de psychiatrie, libéraux et surtout publics. Pour la plupart, ils ont donc un parcours de soins déjà ancien.
Par rapport à des jeunes pris en charge en institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP), existe-t-il des superpositions, voire même des formes de concurrence, même si le terme n'est pas approprié ?
Il n'y a pas de concurrence. Nous sommes des établissements sanitaires et intervenons donc à une étape du parcours où il est possible d'agir, alors que les ITEP traitent de situations plus ancrées, récurrentes. Un jeune qui vient dans un de nos établissements doit en sortir : la situation de handicap psychique n'est pas atteinte. Il arrive que certains des jeunes que nous prenons en charge soient ensuite orientés en ITEP. Le parcours de soins dans nos établissements permet à la famille de prendre conscience de la pathologie, de faire le deuil du désir initial de faire des études classiques et de nourrir un projet différent. C'est pourquoi nous avons des liens avec le médicosocial et le social.
Que pensez-vous du plan bien-être et santé des jeunes lancé fin 2016 et opérant le rapprochement entre le monde de l'éducation et le monde de la santé ? En particulier, quel est votre avis sur la proposition d'un « pass santé jeunes » visant un accès facilité aux consultations de psychologues ?
Plus d'un jeune sur dix entre 16 et 24 ans connaît un épisode dépressif et le nombre d'enfants suivis en psychiatrie a augmenté de plus de 20 % entre 2007 et 2014.
La mission bien-être et santé des jeunes a été très bien menée. Nous avons rencontré les deux auteurs et notre travail s'inscrit en cohérence avec les résultats de cette mission à double perspective psychiatrie et enseignement scolaire. Une des recommandations de la mission est d'ailleurs issue d'un dispositif que nous mettons en oeuvre, le dispositif « Fil harmonie », en appui des professionnels de l'Éducation nationale pour leur permettre de travailler sur le repérage précoce.
Le « pass santé » est une solution intéressante et complémentaire au repérage précoce. Toutefois, l'accès aux psychologues n'est possible qu'après une orientation par un médecin traitant, un médecin scolaire ou un psychiatre, ce qui nécessite que le jeune ait déjà fait la démarche d'aller voir un médecin. Quoiqu'intéressante, cette mesure ne répond donc qu'à une partie du besoin.
Que pensez-vous de l'expérimentation de remboursement de dix consultations de psychologie à destination des enfants présentant un état de souffrance psychique ?
Il s'agit selon moi de la traduction concrète de la recommandation de « pass santé ».
Docteur Philippe Lesieur. - La relation entre difficultés psychologiques et troubles psychiatriques est difficile à établir, car il est très difficile de démontrer l'existence d'un lien. Nous savons que les patients qui ont un trouble psychiatrique ont souvent eu des troubles auparavant ou une adolescence difficile. Cependant, nous ne savons pas si la prise en charge précoce de ces jeunes en souffrance permet ensuite de diminuer l'aggravation des facteurs de risques.
Des déterminants ont été identifiés pour toutes les pathologies mentales, sans qu'il ait été possible de définir une relation de causalité : il existe des facteurs de risques qui, dans un certain contexte, vont entraîner l'émergence d'une pathologie. Par conséquent, travailler en amont permet de prendre en compte ces facteurs de risque et sans doute de diminuer la probabilité que leur interaction aboutisse un jour au développement d'une pathologie.
Docteur Georges Papanicolaou. - Le Dr. Philippe Lesieur disait que la phobie scolaire n'est pas la raison pour laquelle nous acceptons les jeunes. J'ajoute que nous prenons en charge non pas les patients qui ont une phobie scolaire, mais les patients qui ne peuvent plus aller à l'école. Cette différence est importante.
Toutefois, la phobie scolaire est quelque chose de très invalidant : ces enfants doivent aussi être pris en charge d'une autre manière. C'est pourquoi je pense que leur accompagnement par des psychologues est une bonne solution, qui répond également au manque de pédopsychiatres. Les cas les plus graves doivent être traités par les pédopsychiatres.
Je m'interroge à propos de votre présence territoriale : nous nous intéressons aux modalités et à l'égalité de prise en charge sur tous les territoires de la République. Quels ont été les facteurs déterminants de vos lieux d'implantation ? Quels sont les territoires sur lesquels vous êtes implantés ? Quels liens avez-vous avec les structures existantes, à l'instar des centres hospitaliers spécialisés ? Vos structures assurent des prises en charge en hospitalisation, mais qu'en est-il des prises en charge hors les murs ? Quelles préconisations pourriez-vous faire pour améliorer l'équité territoriale de prise en charge ?
Concernant l'articulation avec les ITEP, vous dites que vos établissements se situent en amont, alors que je vous aurais plutôt vu en aval. Pourriez-vous préciser votre propos ? Comment vous situez-vous parmi les différentes structures médicosociales et sanitaires ?
Vous nous avez dit que vous prenez souvent en charge les jeunes trop tard, une fois déscolarisés. Comment expliquer cette situation ? Comment pourrait-on l'améliorer ?
S'agissant des conduites addictives, quel rapport faites-vous entre la drogue et les pathologies psychiatriques ?
Pourriez-vous préciser quels sont les patients qui vous sont adressés ? Vous avez indiqué qu'ils vous étaient adressés après un premier suivi ; une fois qu'ils vous sont adressés, votre propre temps d'observation et de diagnostic du patient est-il long ?
Vous avez mentionné votre expérience à la clinique Dupré de Sceaux avec les jeunes de 14 à 24 ans, tout en mentionnant la possibilité d'un accueil à partir de 12 ans. Qu'en est-il ?
Docteur Georges Papanicolaou. - L'accueil à partir de 12 ans n'est possible que dans les relais.
Concernant les financements, recevez-vous des financements privés ? Quelles sont les parts respectives des financements publics et privés ?
Vous mentionnez l'accompagnement des patients dans le parcours scolaire : par exemple pour la clinique Dupré, est-ce que ces jeunes peuvent suivre leur scolarité au lycée Lakanal voisin ?
Nous ne sommes pas implantés partout sur le territoire, ce qui reflète l'histoire de notre fondation, construite autour des sanatoriums. Nous ouvrons toutefois des établissements, comme à Sablé sur-Sarthe en 2012.
Nos structures psychiatriques ne nécessitent pas de se situer en centre-ville, ce qui peut constituer un avantage. En cas de fermeture de site ou de service, nous pouvons donc remplacer cette activité. Tel était le cas à Sablé-sur-Sarthe : l'hôpital fermait dans le cadre d'un regroupement avec l'établissement de La Flèche et nous avons récupéré les murs.
Il faut garder un lien avec la famille. Si le travail de soins peut d'abord conduire à rompre avec l'environnement habituel, il faut ensuite reconstruire le lien par des permissions thérapeutiques.
Il nous faut être présents avec un établissement par région dans chacune des treize nouvelles régions. Nous ne sommes toujours pas implantés dans le Grand Est et en Occitanie. Nous souhaitons également réduire au maximum les délais d'admission, qui restent encore trop longs.
S'agissant des ITEP, en réalité tous les parcours sont possibles. Nos structures sont avant tout des établissements sanitaires : le temps de soins y est beaucoup plus important que dans les ITEP. Les ITEP sont donc des structures complémentaires. Je partage votre propos sur la segmentation stérile en France entre le médicosocial et le sanitaire, alors qu'il faudrait un continuum.
S'agissant de nos modalités de financement, nos activités de psychiatrie sont totalement financées par du financement sanitaire classique : nous recevons une dotation annuelle de fonctionnement publique des agences régionales de santé. Seul un de nos établissements est financé en tarification à l'activité, pour des raisons historiques.
Docteur Georges Papanicolaou. - Au quotidien, malgré l'écart entre le sanitaire et le médicosocial, nous travaillons pour assurer la continuité du projet personnalisé du patient. Nos relations avec les partenaires du médicosocial ou du social se sont améliorées.
En tant que coordinateur médical de la clinique Dupré pendant douze ans, j'ai dirigé la commission de tri des dossiers d'admissions : nous avions 150 dossiers en attente, soit autant de familles en désarroi.
En matière d'addictions, à la clinique Dupré, nous avons développé l'extrahospitalier, avec le relais, un centre de psychothérapie, une consultation jeune consommateur. De plus, une équipe a mis en place une thérapie familiale spécifique, reprenant la technique la plus efficace au niveau international pour la prise en charge de ces pathologies. Nous souhaitons créer une unité d'addictologie en soins-études, car ces jeunes sont souvent déscolarisés.
Ma question portait sur le lien entre la consommation de drogues et les troubles psychiatriques.
Docteur Georges Papanicolaou. - Je ne pense pas qu'il y ait un lien de causalité. Qui veut ne peut pas devenir un toxicomane. Il y a sans doute une prédisposition de la personnalité, mais ce n'est pas une maladie psychiatrique qui fait qu'un sujet se tourne vers la drogue. De même, ce n'est pas la drogue qui crée une maladie psychiatrique.
Docteur Philippe Lesieur. - Les drogues font partie des facteurs de risque que j'évoquais précédemment : la consommation de stupéfiants augmente la probabilité d'avoir des troubles psychiatriques. Mais il y a également des utilisations à visée thérapeutique : par exemple, pour les timidités pathologiques, le meilleur traitement est l'alcool. Il y a une très forte comorbidité entre la phobie sociale et l'alcoolisme, puis avec la dépression et le suicide.
Une précision sur les modalités d'admission dans nos établissements : lorsqu'un enfant nous est signalé s'ouvre une phase de préadmission, pour faire connaissance avec le jeune. Il doit rédiger une lettre de motivation et un médecin référent psychiatre doit appuyer cette prise en charge comme étape dans le parcours de soins. Durant la phase de préadmission, nous élaborons un projet réaliste, notamment pour la scolarité.
L'hospitalisation dans notre structure doit donc s'inscrire dans la continuité avec la prise en charge antérieure, qui se poursuit car les jeunes vont régulièrement voir leur thérapeute à l'extérieur. Tout au long de l'hospitalisation dans nos établissements, nous veillons donc à poursuivre le parcours de soins précédent, pour préparer la sortie d'hospitalisation.
Ensuite, lors de la prise en charge dans nos structures, beaucoup de temps est consacré aux soins. Ce temps de soin long va aussi nous permettre de renouer des liens avec l'extérieur. Les jeunes sortent au moins un week-end sur deux, et rentrent chez eux. De même, pendant les vacances d'été, ils peuvent sortir et partir avec leurs parents. Ce sont là des temps très précieux en parallèle du soin pour travailler avec l'extérieur et associer les familles.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur la psychiatrie des mineurs en souhaitant la bienvenue au Professeur Alain Ehrenberg. Monsieur le Professeur, je rappelle que vous êtes sociologue, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Vous avez développé de nombreuses analyses sur les évolutions de la santé mentale dans notre société. C'est à ce titre que la ministre des affaires sociales et de la santé, Madame Marisol Touraine, a souhaité vous nommer à la tête du Conseil national de la santé mentale (CNSM) nouvellement créé à la fin de l'année dernière. Cette instance consultative a un champ d'investigation sans doute bien plus large que celui notre mission d'information. Des points de recoupement existent néanmoins et les frontières entre troubles psychiatriques et pathologies mentales sont poreuses et évolutives. C'est pourquoi il nous a paru indispensable de vous entendre. Nous vous serions donc reconnaissants de bien vouloir présenter à titre liminaire les missions et les axes de travail du conseil national de la santé mentale et la manière dont vous voyez la situation de la psychiatrie des mineurs dans notre pays. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, Monsieur Michel Amiel, puis aux autres sénateurs, qui souhaiteront vous poser des questions. Avant de vous céder la parole, je rappelle que nos auditions sont publiques et ouvertes à la presse. Je vous donne la parole.
Professeur Alain Ehrenberg, président du Conseil national de santé mentale. - Je vous remercie, Monsieur le Président. Mesdames et Messieurs les sénateurs, j'ai préparé cet exposé en ayant à l'esprit les questions que vous m'avez envoyées, mais aussi le compte-rendu de votre réunion constitutive du 30 novembre 2016. Vous avez soulevé, au cours des auditions précédentes, des questions sur ce qui est psychiatrique et ce qui ne l'est pas, sur les limites entre souffrance psychique et trouble psychiatrique. Je vais essayer de clarifier quelque peu ce point parce qu'il est tout à fait central : il est l'arrière-plan à partir duquel on peut rendre explicite ce dont on parle quand on parle de santé mentale, ce qui n'est pas sans conséquence pour la conduite de l'action publique. Vous auditionnez le président du CNSM, mais c'est le sociologue qui possède une expertise. N'étant pas un spécialiste de l'enfance et de l'adolescence, j'y reviendrai au cours de l'audition pour vous informer de ce que le Conseil est en train d'élaborer. Tout d'abord, quelques mots pour présenter le CNSM et me présenter. Le Conseil est à la fois une instance de concertation, qui regroupe à peu près l'ensemble des acteurs, professionnels, usagers et familles - environ soixante-quinze personnes -, et une instance d'expertise et de stratégie pour l'action publique. Son rôle est purement consultatif.
Je travaille depuis vingt-cinq ans sur les changements des entités et catégories psychiatriques ou psychopathologiques, comme la dépression, dans leurs relations avec les transformations de la société - des idéaux, des normes, des valeurs - ; le grand changement étant le passage d'une société où l'autonomie est une aspiration à une société où elle notre condition, où elle imprègne toutes nos relations sociales. J'ai aussi comparé les manières de souffrir en France et aux États-Unis à travers le cas des pathologies narcissiques, la comparaison permettant de mettre en perspective le cas français, y compris pour les politiques publiques. Nous ne sommes pas seuls au monde. Parallèlement j'ai développé la recherche en sciences sociales sur la santé mentale, notamment avec une unité de recherche associant le Centre nationale de la recherche scientifique, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, ainsi que l'Université de Paris-Descartes. Aujourd'hui, la France dispose d'un véritable milieu scientifique, bien inséré dans la recherche internationale. Venons-en à la sociologie. On ne peut plus parler aujourd'hui de ces sujets seulement dans les termes de la psychiatrie, soit d'une spécialité médicale.
Pour formuler brutalement ce que je souhaite clarifier devant vous, je dirais que la maladie mentale était un enjeu pour la psychiatrie, un enjeu sanitaire, la santé mentale est un enjeu pour toute la société, un enjeu total. La psychiatrie, du mineur comme de l'adulte, doit donc être conçue dans le cadre de cette nouvelle donne. Je reviendrai plus directement sur ce point en exposant les intentions du Conseil en la matière.
D'abord définir. Les pathologies mentales sont des pathologies des idées et de la vie de relations qui invalident de multiples manières la liberté du sujet atteint. Cela implique qu'elles relèvent certes de la santé, mais également, et tout autant, de la socialité de l'homme. La maladie, dans un sens médical, et le mal moral s'y intriquent inexorablement. La dimension morale dans le symptôme est ici fondamentale, comme la honte ou la culpabilité. La situation de ces pathologies s'est profondément modifiée depuis un demi-siècle sous le coup d'une double-dynamique : le virage de la prise en charge des pathologies psychiatriques lourdes vers l'ambulatoire et l'élargissement considérable du spectre des pathologies.
Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie clinique. Nombre d'entités psychopathologiques sont devenues aujourd'hui des questions sociales, tandis qu'un nombre croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. C'est pourquoi, les pathologies mentales donnent matières à des débats politiques et moraux que l'on ne voit pas dans d'autres domaines de la santé. Pensez à la souffrance au travail, et plus récemment à l'état mental des terroristes. Le point important est ce déplacement général : ces pathologies étaient des raisons de se faire soigner, elles se sont étendues à des raisons d'agir sur des relations sociales perturbées, et sont donc devenues des pathologique sociales. Plus encore, ces entités sont devenues matières à des débats très généraux sur la valeur de nos relations sociales, comme les ravages du néo-libéralisme ou la crise du lien social : c'est le thème du malaise dans la société.
Nous avons affaire à une nouvelle situation de la souffrance psychique qui, dans nos sociétés, doit être placée dans une perspective sociologique globale. Mon hypothèse est que l'extension de la souffrance psychique est l'expression de changements profonds dans nos manières d'agir et de vivre en société qui se sont progressivement instituées à partir du tournant des années 1970 : valorisation forte de la liberté de choix et de la propriété de soi et de son propre corps, de l'initiative individuelle et de tout ce qui s'associe à l'idée de « proactivité », de l'innovation et de la créativité, ainsi que de la transformations de soi ; tous ces idéaux placent l'accent sur la capacité de l'individu à agir de lui-même plutôt qu'à réagir, à s'auto-activer plutôt qu'à être activé de l'extérieur. Nous entrons alors dans un individualisme de capacité imprégné par les idées, valeurs et normes de l'autonomie ; c'est pourquoi je parle de société de l'autonomie-condition. Ces idées-valeurs-normes impliquent une conséquence en lien avec l'explosion des questions de santé mentale : elles exigent un degré d'autocontrôle émotionnel et pulsionnel bien plus fort que celui d'une société où l'important, dans le travail par exemple, est de bien exécuter les ordres.
Nous avons là le contexte dans lequel les questions de santé mentale sont devenues, au-delà des pathologies psychiatriques, des soucis transversaux à toute la société, parce que nos manières de vivre et d'agir dans la société de l'autonomie-condition mettent en relief une dimension émotionnelle qui était marginale auparavant. C'est pourquoi, je dis que la santé mentale est un enjeu total pour la société. Elle n'est pas l'antonyme de la maladie, elle est plutôt un équivalent de la bonne socialisation parce qu'être en bonne santé mentale, c'est être capable d'agir par soi-même de façon appropriée, autrement dit, de s'auto-activer en montrant suffisamment d'autocontrôle émotionnel. J'ai évoqué le virage vers l'ambulatoire. Il a entraîné un changement de l'esprit du soin : la prise en charge des patients dans la cité a progressivement conduit à soulever la question des capacités à agir des personnes atteintes de psychoses ou de troubles psychiatriques lourds et invalidants. Ce changement est devenu éclatant avec la montée en puissance des problématiques portées par la réhabilitation et le rétablissement. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique en développant leurs capacités le plus largement possible malgré la persistance de symptômes. Le changement de l'esprit du soin peut se résumer en un mot : avant on compensait les handicaps du patient tandis qu'aujourd'hui, on joue sur les atouts de l'individu. Cette idée est lumineusement exprimée par un patient souffrant de schizophrénie après une séance de thérapie de remédiation cognitive. Il déclare au psychologue en charge du traitement : « Avant j'étais un handicapé, mais grâce à notre travail, j'espère devenir un handicapable. » Voilà formulée d'une façon follement lucide une définition sociologique de la nouvelle figure du malade mental qui s'est progressivement instituée avec la généralisation de l'ambulatoire, mais encore, au-delà de la psychiatrie, de la figure d'individu qui s'est également instituée avec la généralisation des idéaux de l'autonomie au cours du dernier demi-siècle. Hier, handicap et capacité étaient opposés - la capacité étant du côté de l'autonomie - : aujourd'hui, ils se combinent dans une problématique des degrés de l'autonomie. « Handicapé » était un état, « handicapable » est un itinéraire et un parcours.
Avec ce grand changement, avec ce nouvel esprit du soin, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et suscité toutes sortes de tensions et de frustrations, qui appellent une clarification. Pensons aux multiples « guerres des psys », la situation étant particulièrement tendue en ce qui concerne l'enfance et l'adolescence, l'autisme radicalisant ce que j'appelle les guerres françaises du sujet entre les partisans du « sujet parlant » et ceux du « sujet cérébral ». En France, on polémique beaucoup, mais on discute mal ! C'est là, j'espère, que le Conseil aura son utilité. Dans ce contexte confus et bruyant, le sens d'une politique de santé mentale et de l'action publique, c'est-à-dire à la fois ses orientations et sa signification, autrement dit, ses finalités, tout cela n'apparaît pas d'une évidence absolue. C'est sans doute l'une des raisons de la création de ce Conseil. Je vous remercie pour votre attention.
Par rapport aux nombreuses auditions que nous avons déjà organisées, vous apportez un point de vue nouveau sur le fait psychique et psychopathologique qui est celui du sociologue. Sans doute n'est-ce pas un hasard que le Conseil supérieur de la santé mentale soit présidé par un sociologue. D'après vos propos, nous sommes passés, durant les années 70, d'une approche psychopathologique à une approche socio-pathologique.
Professeur Alain Ehrenberg. - La situation de ces pathologies s'est trouvée dans une situation différente, car la société pousse partout à l'action individuelle et met en avant les dimensions émotionnelles.
En relisant l'Histoire de la folie à l'âge classique de Michel Foucault, j'ai l'impression que cet état existait déjà, avec un référentiel différent.
Professeur Alain Ehrenberg. - La maladie mentale, que ce soit la mélancolie, la paranoïa ou le désespoir, sont des sentiments universels qui ont toujours existé, mais pas dans ce sens-là. Malheureusement, le livre de Michel Foucault est truffé d'erreurs historiques et se trompe sur la naissance de la psychiatrie moderne à la fin du XIXème Siècle. On n'a pas exclu l'autre, comme il l'a écrit, au contraire, la naissance de la psychiatrie moderne, avec Philippe Pinel, considérait que la personne folle présentait un reste de raison susceptible d'être l'élément d'une réintégration par l'hôpital psychiatrique.
Le célèbre tableau, qui représente Pinel libérant les aliénés des chaînes, ne représente pas pour vous une nouvelle approche de la psychopathologie ?
Professeur Alain Ehrenberg.- Pinel s'inscrit dans un mouvement général amorcé à la fin du XVIIIème Siècle. Tout au long du XIXème Siècle, on débute par une maladie générale avant de se poser des questions de pathologie, tandis qu'aujourd'hui, les questions que l'on se pose dépassent la pathologie.
Sans vouloir retracer l'histoire de la psychiatrie, le mouvement d'anti-psychiatrie, débuté dans les Années 60, a amorcé le virage ambulatoire que vous évoquiez et sur lequel on est peut-être allé trop loin. Aujourd'hui, si l'insertion dans la société reste le but à atteindre, n'a-t-on pas fermé trop de lits au nom de ce virage ambulatoire ? Ce problème historique est devenu sanitaire.
Professeur Alain Ehrenberg.- Je ne suis pas compétent sur ce point, mais en ce qui concerne la pédopsychiatrie, la question des lits demeure tout à fait sensible. Il ne s'agit pas d'être allé trop loin. Soigner les gens en ambulatoire ne signifie pas que, dans un certain nombre de circonstances, ces personnes ne doivent pas être soignées en institution.
Nous sommes tout à fait d'accord sur ce point. Mais, sous le prétexte de soigner les gens en ambulatoire - ce qui est recevable d'un point de vue médical -, on a justifié la fermeture des lits. C'est une forme d'articulation d'une sociologie de la psychiatrie avec des choix sanitaires et, partant, financiers.
Professeur Alain Ehrenberg. - D'autres personnes plus compétentes que moi, comme M. Michel Laforcade ou des pédopsychiatres, pourront s'exprimer sur ce point. Je ne suis pas en mesure de vous dire si l'on est allé trop loin ou pas.
Le Conseil de la santé mentale rassemble un certain nombre de personnes issues d'horizons divers. Quel regard portez-vous sur la multidisciplinarité impliquée dans la prise en charge des mineurs ? En effet, le sujet de notre étude concerne la psychiatrie des mineurs et ce terme n'est pas innocent.
Professeur Alain Ehrenberg. - J'ai très peu de lumières sur la psychiatrie des mineurs. Mais le Conseil s'interroge sur les modalités de l'insertion de la psychiatrie des mineurs dans le cadre d'une politique de prévention et de réduction des risques. Il s'agit donc de la placer dans une perspective longitudinale de prévention où la question pathologique n'est pas nécessairement au premier plan. Ce conseil est obèse avec près de soixante-quinze membres dont les intérêts peuvent s'avérer contradictoires. Les pédopsychiatres peuvent s'y sentir remis en question, à l'occasion notamment des débats sur le Pass'santé. Il faut penser en termes de facteurs de protection : aujourd'hui, la question éducative est aussi centrale que la question sanitaire et il convient d'ajouter les problèmes d'inégalité sociale et de pauvreté qui représentent des contextes extrêmement favorisants pour toute une série d'autres troubles que psychotiques. Le rapport de Mme Marie-Rose Moro et de M. Jean-Louis Brison va dans le bon sens, en alliant l'éducation au sanitaire, sous toutes sortes d'aspects. Il faut penser en termes de parcours.
Ainsi, nous avons constitué trois sous-formations pour travailler efficacement : la première concerne la période allant de la grossesse au jeune adulte. Il faudrait élargir les préconisations de ce rapport à une période beaucoup plus longue. Nous proposons de penser cette question en termes d'intervention précoce dans une perspective d'investissement social. Deux thèmes carrefours doivent être considérés : le bien-être à l'école et les compétences sociales.
S'agissant du bien-être, les scolaires français sont ceux qui se sentent le moins bien à l'école par rapport aux élèves des autres pays européens, ce qui témoigne de l'environnement anxiogène qui, en se distribuant, peut induire des conséquences pathologiques sur certains enfants. France-Stratégie note un sous-investissement important dans le pré-primaire et le primaire par rapport aux autres pays dont les résultats sont supérieurs en matière de performance globale et d'équité sociale. France-Stratégie indique par ailleurs que les mutations de la société questionnent la nature même des savoirs. Dans ce cadre, les compétences psycho-sociales représentent un élément tout à fait décisif du développement de l'enfant dans l'enseignement primaire. Si l'on pense aux crèches, à l'aune des travaux sur les politiques de lutte contre l'inégalité en termes de prévention précoce, un état des lieux dressé par Terra Nova indique que la France compte 20 % de familles pauvres dont seulement 8 % sont en crèche. Ainsi, autour du couple bien-être et compétence sociale, quels sont donc, en termes épidémiologiques, les facteurs de protection ? Penser le lien entre PMI-crèche-maternelle et la pédopsychiatrie représentent, pour notre conseil qui reste une jeune structure, deux chantiers prioritaires. Ce n'est qu'en associant l'ensemble du système professionnel à cette démarche, au sein de cette commission, qu'on parviendra à des résultats probants. Le Conseil a été constitué très rapidement, le 10 octobre dernier, je n'ai été contacté qu'un mois avant mais j'ai pensé que confier cette lourde responsabilité qu'est sa présidence à un sociologue était un geste politique qu'il fallait soutenir. Depuis cette date, nous avons élaboré le projet stratégique est constitué nos commissions. Notre programme, pour les deux prochaines années de mandature, devrait être finalisé en juin prochain.
Lorsque la ministre met en place le Conseil national de la santé mentale, elle exprime son souhait de fédérer les énergies Or, vous avez mentionné la diversité de ses domaines d'intervention et le nombre important de ses membres. Quels sont les pouvoirs réels de ce conseil ? Ses recommandations peuvent-elles être suivies d'effets ? Va-t-il définir des « bonnes pratiques » ? Je m'inquiète du fait que la psychiatrie française, précurseur dans de nombreux domaines, en matière notamment de désaliénation, ne pourrait se satisfaire d'un éventuel cadre rigide pour la définition des bonnes pratiques. Par ailleurs, vous avez salué le rapport Moro-Brison, évoqué le bien-être à l'école et les inégalités sociales ; questions qui sont extrêmement importantes à mes yeux. Je suis quant à moi soucieuse de prévenir toute forme de ghettoïsation et de favoriser, dès la crèche, la mixité sociale. Or, à tout niveau, on a tendance à empêcher la mixité sociale, que ce soit à l'école ou dans le logement. Une telle démarche ne permet pas de constituer un contexte épanouissant pour les enfants de tous les milieux sociaux et de braver les appréhensions que l'on peut avoir à l'encontre de personnes, faute de les connaître. En outre, comment les soixante-quinze membres du Conseil ont-ils été choisis ?
Professeur Alain Ehrenberg. - Notre conseil est purement consultatif. S'agissant des bonnes pratiques, nous ne sommes pas là pour évaluer les acteurs, comme peut notamment le faire la Haute autorité de santé, mais l'action publique. Notre conseil comprenait initialement quarante-cinq membres, - des représentants d'institution, des psychiatres et des directeurs d'institutions -, mais aucun spécialiste de l'action publique ou des sciences sociales. Aussi, ai-je nommé Mme Marine Boisson, de l'Agence France-Stratégie, pour nous aider à organiser la discussion et faire apparaître des lignes de convergence. J'ai proposé un certain nombre de personnes, mais je ne connais pas les motivations de certains choix qui ont été opérés. Le Conseil comprend de nombreux psychiatres, mais une telle qualification recoupe un grand nombre de pratiques différentes ! Je suis d'accord avec vous sur l'importance de la mixité sociale. Le rapport de Mme Nathalie Mons, qui porte sur le bilan des politiques scolaires et qui a mobilisé une vingtaine d'équipes de recherche, comporte des propositions sur cette thématique.
Comment le conseil assume sa fonction de contrôle de l'action publique, en comparant ce qui se fait dans d'autres pays développés de culture psychiatrique différente, comme l'Australie ou le Canada ?
Professeur Alain Ehrenberg. - Une tension est palpable. Nous devons à la fois nous assurer que l'action publique est bien conduite à moyen terme et assumer des fonctions de court terme qui risquent d'emboliser notre première tâche. Nous n'avons ni moyens ni budget. Nous ne pouvons enquêter et nos trois commissions, ainsi que notre groupe de travail consacré à la prévention du suicide, ne disposent que de l'appui administratif des directions d'administration centrale. Nous procéderons par auditions, sauf si les choses évoluent au cours de la mandature. Notre place est à prendre puisque, dans le même temps, ont été instaurés le Comité de pilotage de la psychiatrie et le Comité de pilotage du handicap psychique. En outre, les questions que nous abordons le sont aussi par différents comités de pilotage. Nous avons ainsi besoin d'une sorte de feuille de route nous permettant de naviguer entre ces différents comités et nous évitant de conduire des actions redondantes avec celles des autres instances.
Comment votre action s'articule-t-elle avec celle du comité de pilotage de la psychiatrie ?
Professeur Alain Ehrenberg.- Je ne peux vous répondre !
Sans vouloir être provocateur, n'avez-vous pas l'impression qu'il s'agit d'une sorte d'usine à gaz ?
Professeur Alain Ehrenberg. - C'est une responsabilité délicate que de diriger une telle instance et mes fonctions sont intéressantes. Un grand conflit existe aujourd'hui entre les sciences sociales critiques - les disciples de Bourdieu qui critiquent le monde du haut de leurs chaires et dans leurs livres - et les sociologues descriptifs d'inspiration durkheimienne, auxquels je m'identifie et qui pensent que l'étude de la société implique de tirer des conséquences en termes de politique publique. Alors que les sciences sociales critiques représentent une forme de jacobinisme, la conception que je défends et qui est, du moins à gauche, relativement minoritaire, vise à l'action concrète pour améliorer les choses. J'espère que nous serons aidés dans le positionnement de notre conseil.
Sans doute, parmi nos préconisations, nous pourrions inclure l'augmentation des moyens du Conseil national de la santé mentale que vous présidez. Comment conduire une évaluation sans réels moyens ?
Professeur Alain Ehrenberg. - Le projet stratégique a été conçu par une petite équipe. Suite aux remarques contenues dans le rapport de M. Michel Laforcade, j'ai proposé que soit constitué un groupe consacré à l'intelligence collective. Ce point me permettra d'ailleurs de répondre à l'une de vos questions sur le soutien apporté à la recherche scientifique dans le domaine de la psychiatrie des mineurs, tant en matière de traitements que de prévention. Il ne faut développer ni l'épidémiologie, ni la recherche de nouveaux traitements, ni les recherches sociologiques, mais plutôt formuler des questions pertinentes. Derrière cet enjeu de l'intelligence collective, auquel le projet stratégique fait référence, se trouve celui de l'évaluation. Le rapport Laforcade recense une multitude d'initiatives individuelles à l'origine d'innovations dont certaines mériteraient d'être généralisées. L'innovation a déjà eu lieu et n'est pas un impératif à proprement parler ! Il faut plutôt favoriser l'appropriation progressive par les acteurs eux-mêmes de la recherche, de l'évaluation et du suivi. Évaluer et rendre compte, revient à se rendre compte plus que rendre des comptes ! Certains praticiens, comme le Dr Pierre Thomas dans le Nord de la France, ont, du reste, déjà pris certaines initiatives en ce sens. Il faut également améliorer l'évaluation des impacts de l'action publique afin de la rendre plus efficace. Alors qu'une telle démarche est relativement marginale en France, le National Institute for Health and Clinical Excellence (Nice - Institut national pour la santé et l'excellence clinique) britannique a lancé le programme « What's work ?» (Qu'est-ce qui fonctionne ?). A cet égard, les Anglais, qui proposent des solutions pragmatiques à partir de synthèses fondées sur les faits et disponibles aux praticiens, sont précurseurs dans ce domaine.
Dans le domaine des neurosciences, les recherches ne sont pas toujours aussi importantes que le souhaiteraient les chercheurs. En matière d'innovation, depuis l'invention des neuroleptiques, on ne peut - antidépresseurs mis à part - considérer que la psychiatrie ait connu de véritable révolution pharmacologique ! Dans votre groupe de réflexion, ces neurosciences sont-elles intégrées, ne serait-ce que par la présence de spécialistes ?
Professeur Alain Ehrenberg. - En effet, nous avons des spécialistes du secteur des neurosciences, comme le Professeur Marion Leboyer. Le Conseil n'a pas vocation à se substituer à l'Inserm ou au CNRS. Je prépare actuellement un ouvrage sur les neurosciences cognitives. Les découvertes de la pharmacologie ne sont pas celles des neurosciences qui commencent à partir des années 70. Les antidépresseurs et les anxiolytiques datent, quant à eux, des années 50. En revanche, l'innovation pharmacologique demeure faible et l'élaboration des antidépresseurs a permis de confier aux généralistes leur prescription.
Et de mieux traiter les malades en ambulatoire !
Professeur Alain Ehrenberg.- Je ne saurais dire !
Je réagis en praticien !
Professeur Alain Ehrenberg. - Tout a changé, que ce soit en thérapie et en pharmacothérapie. Aujourd'hui, les médicaments ne permettent plus seulement de soigner les épisodes dépressifs majeurs, mais d'assurer également l'inclusion dans la vie sociale. Les psychothérapies ont elles-aussi évolué du soin et du traitement vers la résolution de problèmes et incluent de nouvelles pratiques. Au changement du statut social et médical des entités de psychiatrie et de psychologie s'ajoute également celui des pratiques.
L'autisme est-il pris en compte dans le Conseil national de santé mentale ?
Professeur Alain Ehrenberg. - Initialement, l'autisme ne devait pas figurer parmi les compétences du Conseil. Cependant, la feuille de route des trois directions comprend des éléments de contexte qui listent les troubles mentaux les plus répandus, dont l'autisme. C'est là un point symptomatique des difficultés et des confusions auxquelles il nous faut faire face. Je dois ainsi rencontrer trois associations de familles et deux associations de personnes avec autisme, le 20 février prochain, afin d'évaluer les modalités de leur éventuelle collaboration avec le Conseil. Je suis ouvert à toute perspective.
J'ai perçu parmi les familles la revendication que l'autisme soit reconnu spécifiquement, tandis qu'on devrait plutôt parler de troubles évolutifs de développement.
On parle volontiers de champ autistique.
Professeur Alain Ehrenberg. - Dans les milieux cliniques, il est dit que lorsque vous connaissez un autiste, vous n'en connaissez qu'un. L'autisme recèle une extrême variété de cas et de symptômes, ce qui implique une grande souplesse dans l'emploi des mots. Dans un tel contexte, les mots ne font pas sens, mais seul leur emploi dans une construction donnée.
Merci, Monsieur le Professeur, de vous être déplacé jusqu'à nous. Vous êtes le premier sociologue reçu par notre mission. Nous avons noté que le Conseil national de la santé mentale fonctionnait sans budget et moyens. Nous le retiendrons ! Nous avons éprouvé un grand intérêt à vous écouter et nous vous en remercions.
La réunion est close à 17 h 10.