Nous recevons ce matin M. Vincent Bouba, secrétaire général de la Fédération des autonomes de solidarité laïques (FAS), accompagné de Maître Francis Lec, avocat-conseil de cette fédération.
Depuis plus d'un siècle, les autonomes de solidarité laïques et leur fédération interviennent auprès des personnels de l'Éducation nationale qui rencontrent des difficultés.
Vous avez souhaité nous faire partager votre expérience et vos réflexions sur le sujet qui intéresse notre mission commune d'information, à savoir les infractions sexuelles sur mineurs commises par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions. L'Éducation nationale fait bien sûr partie de notre champ d'investigation. Je précise que nous recevrons à la fin du mois plusieurs représentants du ministère.
Nos rapporteures, Mmes Michelle Meunier, Dominique Vérien et Marie Mercier - dont je vous prie d'excuser l'absence ce matin - vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Il serait utile que vous nous expliquiez dans quelles circonstances les associations que vous représentez sont amenées à travailler sur la question des infractions sexuelles sur mineurs et que vous nous indiquiez quel est votre regard sur la manière dont l'Éducation nationale gère ces situations. Nous aimerions enfin entendre vos éventuelles suggestions sur ce qu'il conviendrait de faire pour mieux protéger les enfants et les adolescents qui sont confiés à l'Éducation nationale.
Fondée en 1903, notre association regroupe 500 000 adhérents, dont 90 % sont des enseignants des premier et second degrés, ce qui nous donne une vision assez objective et précise de la situation dans les établissements scolaires.
Notre action consiste à protéger, soutenir, accompagner les professionnels de l'éducation confrontés à des difficultés dans l'exercice de leur métier. Notre réseau de 3 000 militants se déploie sur tout le territoire, avec l'assistance de 120 avocats-conseils.
Nos activités se déploient sur quatre axes. Le premier est la protection des personnels de l'éducation. Le deuxième est la connaissance fine des situations au sein de l'école, qui nous permet d'apporter notre expertise à l'Éducation nationale.
Le troisième axe, dans le cadre d'un conventionnement signé en 2002 avec le ministère, consiste à intervenir en formation initiale et continue auprès des professeurs du premier et du second degré, mais aussi des cadres - inspecteurs, principaux de collège et proviseurs. Nous apportons aux enseignants l'éclairage du pédagogue, du professionnel, du père, tandis que nos avocats-conseils délivrent les éléments juridiques. Nous avons au total une dizaine de modules, dont la responsabilité civile et pénale de l'enseignant, l'autorité parentale, les risques liés aux pratiques numériques et les risques propres des conseillers principaux d'éducation. Cela permet d'agir sur les pratiques des professionnels, pour qu'ils exercent sereinement leur métier. En protégeant le personnel, nous protégeons les élèves, ce qui est la première mission de l'enseignant.
Quatrième axe, la commission juridique que je préside avec le bâtonnier Lec étudie les propositions du législateur et, au travers de l'analyse de toutes les réglementations et de notre connaissance des situations, formule des recommandations. Nous avons ainsi mené un important travail sur la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires et sur la loi du 14 avril 2016 relative à l'information de l'administration par l'autorité judiciaire et à la protection des mineurs.
Nous traitons 5 000 situations conflictuelles chaque année. Dans la quasi-totalité des cas, les personnels d'éducation sont victimes. Ce sont, pour les trois quarts, des insultes, des menaces, de la diffamation, des agressions physiques légères et usurpations d'identité. Seuls quinze à vingt dossiers par an portent sur des affaires de moeurs.
Je coordonne les 120 avocats qui interviennent dans chaque département aux côtés des enseignants. Il a fallu attendre le statut de la fonction publique et l'article 11 de la loi qui l'institue pour que la protection juridique des fonctionnaires soit assurée : cet article stipule qu'une assistance leur est due en cas de diffamation ou de violence notamment. Mais cette protection intervient, est-il précisé, « sauf faute personnelle ». C'est pourquoi des enseignants se la voient refuser par les recteurs d'académie au motif d'une présomption de faute. On voit ainsi se multiplier les cas où des fonctionnaires victimes d'agression ou de violence font, par surcroît, l'objet d'une plainte qui leur fait perdre cette protection.
Cela explique que près de 500 000 fonctionnaires adhèrent à notre association. Si l'expression « sauf faute personnelle » était supprimée, la protection juridique n'aurait plus lieu d'être ; mais nous apportons aussi une assistance psychologique.
Nous assurons également des missions de conseil au travers de formations sur le harcèlement moral, le viol, la prévention des agressions sexuelles, etc., pour donner aux enseignants une base juridique qu'en général ils n'ont pas. Nous avons donc passé deux conventions avec les ministères de l'éducation nationale et de la justice, car les deux volets sont complémentaires. Trop souvent, les enseignants mis en cause se sentent abandonnés par leur hiérarchie. À travers nos conventionnements et les rencontres que nous organisons avec les procureurs généraux, nous cherchons à promouvoir des convergences entre l'Éducation nationale et la Justice sur ces sujets.
Comme l'a souligné le secrétaire général, nous avons également, compte tenu de notre expérience, le devoir de proposer au législateur des modifications de la loi. Nous sommes particulièrement préoccupés par la présomption d'innocence. Il y a deux ans, lors de l'examen des deux lois précitées, nous avons proposé plusieurs amendements, dont l'un prévoyait que, en cas de non-lieu, de relaxe, d'acquittement d'un fonctionnaire, celui-ci serait réinstallé officiellement dans ses fonctions. Nous avons obtenu gain de cause.
Vous avez évoqué une quinzaine de mises en cause d'enseignants de votre fédération pour des accusations de nature sexuelle chaque année. Incluez-vous dans ce total des enseignants écartés par leur hiérarchie pour avoir dénoncé des faits ? Lors d'un débat dans mon département à l'occasion d'une projection du film Les Chatouilles, une enseignante nous a fait part d'une expérience de ce type.
Ces dossiers concernent exclusivement des mises en cause d'enseignants pour des faits de nature sexuelle, mais pas les cas que vous évoquez.
Le cas peut se produire, notamment lorsque la hiérarchie a connaissance de faits mineurs et estime qu'un signalement provoquerait des désordres. Notre fédération rappelle que lorsqu'un fonctionnaire constate un crime ou un délit, et surtout que des enfants dont il a la garde sont souffrants ou victimes, une obligation de signalement auprès de la hiérarchie et du procureur de la République s'impose à lui : c'est l'article 40 du code de procédure pénale.
Ce devoir de signalement a été renforcé par la législation. Les enseignants sont généralement très prudents dans ces situations : ils demandent parfois que leur nom ne figure pas dans l'enquête préliminaire, par peur de représailles de la famille ou de tiers. Il est arrivé que six ou huit mois plus tard, l'enseignant soit convoqué par la police ou la gendarmerie pour témoigner. Il y a même eu des confrontations. C'est pourquoi il est indispensable de mieux protéger les fonctionnaires en renforçant les garanties.
Nous abordons la question du signalement de l'enfance en danger dans nos formations. L'enseignant doit tout mettre en oeuvre pour protéger les enfants.
Vous qui êtes aux côtés des enseignants et personnels, vous avez dû constater des évolutions dans la prise en charge de ces situations. Quelles sont-elles et qu'est-ce qui peut encore être amélioré ? En matière d'agressions sexuelles contre des enfants, notre mission commune d'information a constaté que deux mots clés caractérisaient l'attitude des institutions : déni et omerta. L'Éducation nationale n'est pas épargnée - il n'y a aucune raison qu'elle le soit.
Pouvez-vous nous indiquer les suites données aux quinze à vingt cas qui vous ont été rapportés ? L'Éducation nationale a-t-elle agi ? Ces sujets sont-ils abordés dans les formations que vous assurez ?
L'omerta et le déni sont le propre de tout citoyen : je rappelle que toute personne placée en garde à vue a le droit de ne pas dire la vérité et de garder le silence. Ce n'est pas propre à l'Éducation nationale.
Cela étant dit, la circulaire de 1997 de Mme Royal rappelant aux enseignants le devoir de signalement a levé une certaine chape de plomb. Personne ne met en doute la nécessité de mettre hors d'état de nuire les prédateurs des enfants, mais il ne faut pas installer une présomption de culpabilité. Or la législation a tendance à évoluer en ce sens, malgré les mises en garde du Conseil d'État, en grignotant progressivement la présomption d'innocence. Je songe notamment au texte du 3 août 2018, dont il conviendra d'évaluer l'application dans un ou deux ans.
Il est indispensable de protéger la parole de l'enfant. La publication de la circulaire de Ségolène Royal a entraîné un pic de dénonciations, dont certaines étaient abusives. Les enfants, contrairement à ce que disait la ministre, ne disent pas toujours la vérité - l'affaire d'Outreau l'a montré. Ils peuvent être manipulés. Toutes les leçons d'Outreau - comment écouter l'enfant, qui faire intervenir au début des gardes à vue, comment faire intervenir le contradictoire dans la procédure, comment respecter la présomption d'innocence, comment protéger l'enfant des influences ? - doivent être tirées. Il est arrivé que des enfants soient utilisés contre un enseignant ou pour régler des comptes au sein d'une famille. J'ai ainsi eu à connaître d'un cas où une enseignante avait aidé un élève à témoigner, certificat médical à l'appui, contre son ex-compagnon, lui-même enseignant, dans le contexte d'une séparation de corps conflictuelle. C'est une autre maltraitance, qui consiste à utiliser les enfants comme des outils.
Comment éviter ces dérives, dont les dégâts sont considérables ? Accusé d'attouchements par un élève, un professeur de gymnastique s'est suicidé, avant que les élèves qui l'avaient mis en cause ne reconnaissent que les accusations étaient fantaisistes. Il faut donc protéger l'enfant, mais aussi veiller à la présomption d'innocence.
Depuis 2011, nous avons suivi 57 dossiers qui ont débouché sur 22 condamnations judiciaires, dont les trois quarts étaient des peines de prison avec sursis. Ces condamnations étaient souvent accompagnées d'interdictions d'exercer auprès des enfants.
Dans nos formations sur la responsabilité civile et pénale, nous rappelons naturellement l'obligation de signalement. Nous soulignons que les professeurs ont des obligations en tant que fonctionnaires, en lien avec les compétences attendues du professeur, en premier lieu agir en tant qu'éducateur responsable. La relation enseignant-élève doit être exclusivement fondée sur la transmission des savoirs. Or, avec le développement du numérique, la relation tend à dépasser le cadre de la classe. Nous intimons à nos collègues de s'en tenir à la stricte relation enseignant-enseigné. Cela tient aux valeurs de la République et à l'éthique de l'enseignant.
Dans vos formations auprès des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE), le repérage des enfants en difficulté est-il abordé ? Ce repérage repose en général sur un constat de changement de comportement de l'enfant, qui résulte d'un trouble psychologique lié à l'agression.
Cette question est bien sûr abordée dans nos formations, d'autant que le repérage doit aussi intervenir dans le cadre du harcèlement entre enfants. Les symptômes incluent l'absentéisme ou les mauvais résultats. Il faut relever les signes avec prudence. Lorsque l'enseignant constate une situation de ce type, il s'en ouvre auprès du conseil d'école ou de la communauté éducative. Mais le secret, en particulier médical, doit être respecté. Nos avocats, dans les formations, avertissent les enseignants que manquer à leurs obligations peut donner lieu à des poursuites. Nous avons progressé dans ce domaine.
Je reprends la question de Michèle Meunier : le nombre annuel de dossiers concernant des cas d'agression sexuelle soupçonnée est-il plus important qu'il y a dix ans ? L'un de vos 500 000 adhérents vous a-t-il contacté parce qu'on lui demandait de se taire ? Je vous renvoie au hashtag #pasdevagues, qui s'applique aussi aux agressions sexuelles.
Dès lors qu'il y a un risque, même non encore avéré par l'enquête, on ne peut pas laisser l'enseignant au contact de l'enfant. Comment faire pour préserver dans ce cadre la présomption d'innocence ?
Je me permets de vous renvoyer à un éditorial que j'ai signé dans Le Monde de l'éducation sur ce problème : face à ces situations, les enseignants se sentent souvent abandonnés, aussi bien par l'Éducation nationale que par la Justice, au-delà des assurances de soutien du ministère. Nous constatons, et la presse s'en est fait l'écho, des désordres psychologiques chez les enseignants qui ne savent pas comment faire face. Près de 40 % d'entre eux souffrent des conditions dans lesquelles ils travaillent.
Nous faisons remonter les plaintes que nous recevons à la hiérarchie de l'Éducation nationale dans le cadre de notre convention avec le ministère ; c'est également dans ce cadre que nous réunissons régulièrement les recteurs d'académie, pour faire le point sur l'application de la convention, notamment la mise en oeuvre des formations. Grâce à ce travail incessant de contact et d'alerte, la situation évolue favorablement, mais les enseignants souffrent toujours.
Le hashtag #pasdevagues est devenu le réceptacle des inquiétudes des enseignants. Ceux-ci, pour les problèmes rencontrés en classe, ont tendance à se tourner vers nous. C'est pourquoi nous constatons une augmentation des appels et des sollicitations, parfois pour un simple conseil. Pourquoi s'adresser à nous en premier ? Sans doute parce que se tourner vers la hiérarchie constitue une forme d'aveu d'échec. Nous assurons une écoute bienveillante, et nous les orientons naturellement vers leur hiérarchie, à commencer par leur inspecteur, pour gérer la situation. Notre action consiste d'abord à rassurer l'enseignant, pour l'aider à exercer sereinement son métier en classe.
Nous constatons par conséquent un manque de formation des enseignants, et nous sommes prêts à amplifier notre politique de prévention. Chaque année, nous dispensons entre 240 à 250 formations, soit 9 000 à 10 000 personnes formées.
Comment concilier présomption d'innocence et prévention ? Notre fédération a eu à connaître d'un directeur d'école suspendu pendant 47 mois, avant d'être relaxé par la cour d'appel des accusations à caractère sexuel dont il était l'objet de la part d'une dizaine de familles. À l'époque, le ministre de l'éducation nationale était Gilles de Robien. Nous avons demandé que la loi soit modifiée, et nous n'avons obtenu gain de cause qu'il y a deux ans, au travers de l'amendement que j'ai évoqué : désormais, les professionnels suspendus parce qu'ils sont mis en cause dans une affaire, pas nécessairement à caractère sexuel, peuvent être affectés à un autre poste qui ne les expose pas au contact des enfants. C'est un progrès.
Il faut regarder si les préconisations de la commission d'enquête parlementaire sur l'affaire d'Outreau ont été appliquées. Son président André Vallini disait qu'en France, les principes sont exemplaires : la présomption d'innocence est inscrite en lettres d'or dans notre code de procédure pénale, la détention provisoire est l'exception, la liberté est la règle... Hélas, la réalité est parfois loin des principes et, trop souvent, la présomption d'innocence cède le pas devant la présomption de culpabilité. Dans ses recommandations, M. Vallini insistait sur le recueil de la parole de l'enfant, le rôle des experts - qui, dans l'affaire d'Outreau, se sont tous trompés, ont été pareillement manipulés - et la formation des enquêteurs. Or tous les commissariats et gendarmeries ne sont pas encore dotés de fonctionnaires chargés de recueillir la parole des enfants et formés à le faire ; les moyens manquent - parfois, la caméra tombe en panne. Et les droits de la défense doivent être respectés.
L'affaire d'Outreau nous a enseigné que l'enfant mineur peut malheureusement mentir, être instrumentalisé ou manipulé, sa parole peut être déformée, il peut même en être prisonnier. Il agit parfois sous l'influence de sa famille et est alors pris dans un conflit de loyauté. Il peut accuser de faits réels une personne innocente pour protéger un parent qu'il ne veut ou ne peut accuser. Tout cela est heureusement rare. Mais lorsqu'un enseignant est victime de dénonciation, les dégâts sont considérables : l'Éducation nationale ouvre le parapluie et suspend l'enseignant. C'est peut-être un bien pour l'enfant, mais une catastrophe s'il est innocent.
D'où l'importance de détecter les signes connexes, qui diffèrent selon que l'enfant dit ou non la vérité.
Merci pour ces explications. Vos propos soulèvent deux problèmes : le signalement et le recueil de la parole.
L'obligation de signalement à la hiérarchie n'est pas sans effet sur le signalement tout court, car le rapport d'inégalité qu'implique la hiérarchie entrave la liberté de parole. Je comprends que cette obligation soit nécessaire, mais ne limite-t-elle pas le nombre de signalements ?
La France manque de structures adaptées pour recueillir la parole de l'enfant, c'est-à-dire à la fois de locaux offrant des environnements rassurants, mais aussi de professionnels médicaux et policiers pour les animer. Il est urgentissime de répertorier ces structures pour recueillir la parole des enfants, qui ne peut être recueillie dans les mêmes conditions que celle des adultes.
Tous les enfants allant à l'école, le médecin scolaire joue un rôle central. Ces professionnels ne sont sans doute pas assez nombreux. À quel stade intervient-il ? Doit-il être l'interlocuteur de la personne qu'il signale ? Accompagne-t-il l'enfant qu'il signale ou n'intervient-il qu'à l'issue du processus ?
En tant qu'ancienne enseignante, je sais que la parole de l'enseignant pose de nombreux problèmes. Je rejoins les propos précédents sur leur besoin de formation, notamment juridique : la plupart n'ont pas le bagage minimal sur les lois de 1901, de 1905 ou de 2004, et tous ne sont pas tenus au courant de leurs obligations légales. Les écoles supérieures du professorat et de l'éducation ont le mérite d'exister et d'avoir entrepris un travail considérable sur ce chapitre, mais il reste des efforts à faire.
Les cas que vous citez sont rares, mais il faut en tirer les enseignements. Les incidents et incivilités laissent un sentiment de solitude aux enseignants, c'est vrai, mais il faudrait aussi évoquer la formation des cadres intermédiaires. Les enseignants ignorent souvent que, sur certains sujets, la hiérarchie peut être bienveillante et les accompagner. Autre hypothèse : le recours à un numéro vert. Le harcèlement et les incivilités posent les mêmes questions... Mais il est clair que les non-dits finissent par faire exploser l'établissement qui a d'abord cherché à se protéger.
Il est difficile de poser une question, car la complexité du sujet est immense. Devant l'horreur de la pédophilie, on veut simplement hurler. Maltraiter les enfants est proprement insupportable. Mais il faut aussi éviter les mises en accusation sans fondement, et donc être prudent vis-à-vis du signalement. Car que signaler ? Le signalement n'a de sens que si l'on peut attester de faits réels, vérifiés, constatés. Signaler un enseignant qui tient un enfant par l'épaule, se fier à une réputation, c'est risquer de vilipender injustement : sa hiérarchie suspendra l'enseignant pour protéger les enfants, et la personne se retrouve en accusation devant les parents, les collègues, les familles. Il peut en résulter des drames. Il y en a déjà eu. Le signalement à la hiérarchie est un devoir et, d'ailleurs, un enseignant n'est-il pas tenu par l'article 40 du code de procédure pénale ? Il faut dénoncer, protéger les enfants par-dessus tout, mais on ne peut accepter des signalements sans preuve. Et si certains comportements sont criminels et d'autres pas, il est des zones grises. Mais j'insiste à nouveau sur le fait qu'un signalement qui ne repose pas sur des faits vérifiables, réels, n'a pas lieu d'être.
Signaler ne veut pas forcément dire signaler l'enseignant. Il peut s'agit de signaler l'enfant qui va mal. Aux services sociaux ou au médecin, ensuite, d'analyser son mal-être et de prendre, le cas échéant, une décision.
Monsieur le sénateur, vous évoquez le cas de conscience qui se pose à chaque enseignant mis en présence de faits qu'il est tenu de signaler tant à la justice qu'à sa hiérarchie. Des plaintes ont déjà été déposées contre des enseignants qui avaient alerté le procureur de la République - le tribunal précisant dans le jugement de relaxe qu'ils n'avaient fait que leur devoir. Mais imaginez la situation de l'enseignant, sommé de se défendre dans sa classe, dans son métier ! C'est extrêmement délicat.
Je suis d'ailleurs sensible à la présence ici de M. Sueur, qui a fait partie de ceux qui ont soutenu l'amendement dont je parlais tout à l'heure, rétablissant dans son honneur un enseignant injustement mis en cause. Reste à permettre la réparation intégrale du préjudice, aussi bien pour les enfants que pour les familles et les professeurs injustement mis en cause. Malheureusement, ce n'est pas encore acquis, ce qui rend possibles des procès interminables.
Des progrès ont cependant été faits. Le code de procédure pénale impose au procureur de la République de mettre en place une politique de prévention des agressions sexuelles. Plus généralement, les procureurs ont vocation - le procureur général de Grenoble nous l'a confirmé - à proposer des initiatives visant à débusquer les agresseurs sexuels. C'est une voie qui, à mon sens, n'est pas assez explorée.
À la suite d'une affaire survenue, précisément, dans la région grenobloise, Mmes Taubira et Vallaud-Belkacem avaient défendu un projet de loi autorisant la justice à informer l'administration de toute procédure visant des agents travaillant avec des enfants. Cela peut renforcer la protection des enfants, sans doute, mais aussi accélérer les procédures et, donc, potentiellement, les erreurs. La loi, je le rappelle, a conduit à créer des référents « justice » auprès des recteurs et des référents « éducation » auprès des procureurs. Ces deux hauts fonctionnaires ont vocation à échanger sur les signalements, gardes à vue et enquêtes préliminaires en cours. Il faudrait à tout le moins, à ce stade également, et surtout avant qu'une décision soit prise, assurer le respect du principe du contradictoire. Ces référents sont une bonne chose, mais je vous suggère de regarder de près comment la loi est appliquée.
Le 6 mars prochain, nous organisons un colloque à la Villette, placé sous le haut patronage de Mme Belloubet, ministre de la justice, et M. Blanquer, ministre de l'éducation nationale, sur l'écoute de la parole de l'enfant, auquel participeront M. André Vallini, Mme Geneviève Avenard, la Défenseure des enfants, ou encore M. Dominique Raimbourg, ancien président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Nous sommes attachés à la sécurité des élèves, autant qu'à la défense des personnes injustement accusées.
En matière de médecine scolaire, des progrès ont été faits mais le manque de formation reste criant. Nous sommes prêts à apporter notre pierre à l'édifice. Depuis quelques années, nous développons également la formation des cadres, et montons des colloques ou des conférences, en partenariat avec les recteurs, à l'attention des chefs d'établissement et des inspecteurs de l'Éducation nationale. Les choses évoluent.
Il y a incontestablement des progrès à faire en matière de médecine scolaire. N'oublions pas la médecine du travail, avec laquelle l'enseignant n'a plus de contact après son entrée en fonctions. Son concours serait pourtant utile, notamment pour aider nos collègues à effectuer un signalement, par exemple, et ainsi à mieux protéger les enfants.
L'application des textes est en effet un axe de travail essentiel. Merci à tous.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous auditionnons à présent Mme Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association d'aide aux victimes « C'est-à-dire ». Je précise, madame, que vous êtes médecin, psychothérapeute, et que vous avez également suivi une formation en théologie, ce qui vous a conduit à accompagner des victimes de maltraitance survenues dans le cadre de communautés religieuses.
Nous sommes donc intéressés par votre expérience et votre réflexion sur l'accompagnement des victimes : l'approche est-elle différente selon l'identité de l'agresseur ? Nous aimerions en outre que vous nous fassiez part de vos suggestions pour améliorer la prévention des agressions sexuelles et empêcher leur répétition.
Après une brève présentation de votre travail et de votre association, les rapporteurs et sénateurs ne manqueront pas de vous poser des questions.
Je suis honorée de votre invitation et vous en remercie. Je vous remercie également pour l'organisation de toutes ces auditions sur un sujet si important pour moi.
L'association « C'est-à-dire » est une association loi 1901 fondée en 2002. Elle a pour but de reconnaître, accompagner et assister toute personne en détresse morale ou psychologique, victime d'abus physiques - maltraitance ou abus sexuel -, psychiques ou spirituels, n'ayant pu dire sa souffrance ou trouver dans les services classiques l'aide nécessaire. Ses domaines d'intervention n'ont cessé de s'étendre, des maltraitances au sein de la famille et des institutions - inceste, abus sexuel, viol, harcèlement, cruauté mentale - aux dérives sectaires dans les communautés religieuses ainsi qu'aux victimes d'attentats - car les spécialistes manquent dans ce domaine. Nous sommes spécialisés dans le traumatisme psychique et les phénomènes d'emprise.
J'ai connu mes premières expériences sur ce terrain en tant que médecin en milieu scolaire, intervenant pendant presque vingt ans au collège, lycée, en classe préparatoire et à l'université sur des sujets touchant à l'éducation affective et sexuelle et à la prévention des conduites à risques : drogue, suicide, sida. J'avais été sensibilisée à ces conduites à l'époque de ma première spécialisation médicale - les maladies infectieuses et pathologies des voyages - et avais côtoyé les premiers patients atteints du sida à l'hôpital. J'ai alors eu à coeur de participer à la prévention de la maladie - qui peut inspirer celle des abus sexuels.
C'est au cours de cette formation que j'ai entendu les premières révélations d'abus sexuels. Médecin, mes connaissances étaient insuffisantes en la matière : je me suis alors formée en psychologie, en psychothérapie puis en victimologie, qui est la discipline étudiant le psychotraumatisme et le droit des victimes. C'est à cette occasion que j'ai réalisé une étude sur plusieurs centaines de patients et écrit un mémoire sur la reconnaissance et la prévention des conduites de maltraitance chez le grand adolescent, à partir du parcours que j'avais mis au point permettant de repérer les adolescents en souffrance et de leur proposer aide, accompagnement et chemin de restauration, ainsi que de prévenir le passage à la maltraitance active des adolescents eux-mêmes.
C'est pour faire face à de telles situations que nous avons créé l'association « C'est-à-dire », avec des spécialistes en médecine, en psychologie, et en droit - civil, pénal et canonique. Son premier but est de diriger les personnes vers les structures spécialisées existantes. L'association agit également pour l'information du grand public par des conférences, des ateliers et des formations. Elle mène un suivi psychothérapeutique personnel des personnes en souffrance centré sur le traumatisme et le phénomène d'emprise, les assiste lors des procès - informant le cas échéant leurs avocats -, fait le lien avec les médecins, en particulier lors des hospitalisations et des étapes de vie - première rencontre avec un gynécologue, grossesse, etc. - et aide les conjoints des victimes de violences sexuelles à faire face aux conséquences du traumatisme sur leur vie sexuelle.
Outre une information particulière et générale, nous nous efforçons d'assurer un soutien social aux personnes, en leur apportant cette écoute et ce soin qui leur ont cruellement manqué au moment des événements traumatiques. L'important est de mettre la victime au centre en l'accompagnant dans ses démarches et de descendre avec elle dans les tréfonds de sa souffrance, avec toutes les conséquences qu'elle entraîne. Nous aidons aussi à la création et au suivi de groupes de victimes et à l'animation de groupes de partage, et animons des formations sur le sujet. Notre grande fierté est ainsi de mettre ensemble des victimes et des non victimes. Nous portons une attention particulière à ne pas nous enfermer dans nos problèmes, à respecter la liberté de chacun et à nous ouvrir au monde.
La société, c'est un fait évident, ne comprend pas le drame que vivent les victimes d'abus sexuels. C'est exaspérant, mais cela se comprend, car la meilleure connaissance de ces abus, nous la devons essentiellement aux progrès des sciences humaines et des neurosciences. Les abus sexuels, dans l'enfance en particulier, altèrent réellement quelque chose dans le fonctionnement du cerveau. L'imagerie cérébrale, l'expérience en laboratoire, l'étude des lésions cérébrales ainsi que les essais cliniques thérapeutiques ont permis de lier les symptômes observés chez les victimes aux mécanismes neurobiologiques. Les victimes d'abus sexuels présentent des symptômes pathognomoniques caractéristiques du traumatisme psychique, comme le syndrome de répétition, aussi appelé syndrome intrusif, crucial pour le diagnostic et le soin. La personne revit ainsi soudainement des émotions, des pensées et des sensations avec la même intensité que le jour de l'abus, mais ne sait pas l'attribuer à ce qu'elle vit, ce qui aggrave les symptômes. Pour se protéger des horreurs qui l'envahissent et y faire face, la personne réitérera ce qui permet de survivre au moment de l'abus en se dissociant. C'est cette dissociation qui peut la conduire à des actes agressifs à l'égard d'autrui - violence physique ou verbale, agression sexuelle - mais aussi vis-à-vis d'elle-même - alcool, drogue, troubles alimentaires, prostitution, automutilation, suicide. La synergie d'action entre l'amygdale cérébrale, siège des émotions, le cortex, siège de la raison, et l'hippocampe, siège de la mémoire, a été détruite. Le souvenir de l'abus n'a pas pu être enregistré au niveau de l'hippocampe et est à l'origine de l'amnésie traumatique.
L'ensemble des études montre qu'une prise en charge aussi précoce que possible et ultraspécialisée améliore de façon notoire le pronostic, ce que confirme mon expérience personnelle. La prise en charge ne peut pas être faite par quelqu'un qui n'est pas spécialisé dans ce domaine, et les spécialistes manquent - je l'ai constaté en participant avec Juliette Méadel, alors secrétaire d'État aux victimes, au colloque organisé après les attentats de 2015. Ce manque ouvre en outre la porte aux charlatans. Par parenthèse, les prédateurs se dissimulent aussi dans les associations de victimes et d'aide aux victimes.
À l'association « C'est-à-dire », nous recevons des enfants accompagnés de leurs parents, des grands adolescents, et surtout des adultes dont l'abus sexuel s'est produit des années voire des dizaines d'années auparavant. Il faut savoir reconnaître ce qui appartient aux conséquences de l'abus, direct ou indirect, et ce qui appartient à ce que nous vivons chacun dans notre vie, car le traitement n'est pas le même. Le syndrome de répétition, les évitements, le silence, le très grand mal-être somatique et psychique sont les conséquences normales de l'abus. Cela ne relève pas d'une fragilité inhérente de l'individu, qui n'est pas, si j'ose dire, une « chochotte qui s'écoute ». Il y a donc urgence à faire oeuvre de vérité. Je n'insisterai jamais assez sur le fait que cela ne peut être fait que par des spécialistes. Nous recevons souvent des personnes suivies pendant des années sans que le traumatisme n'ait été abordé...
Lorsque les violences sexuelles - attouchements, caresses à connotation sexuelle, pénétrations de toutes sortes commises par des hommes ou des femmes, expositions à la pornographie - sont subies dans le cadre des institutions ou des structures d'accueil, un abus psychologique s'ajoute à l'abus sexuel. Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que l'enfant est abusé par un inconnu, qu'il pourra reconnaitre comme méchant et mauvais, ou par un proche que l'enfant a l'occasion de rencontrer à tout instant, et c'est d'autant plus grave si le proche a une position d'autorité ou si l'enfant lui fait toute confiance. Une perversion du lien s'établit alors ; l'agresseur a mis en place autour de l'enfant, pour pouvoir l'abuser, une forme d'emprise par la séduction, la violence, et le silence imposé - avec déplacement de l'interdit de la relation sexuelle à la parole elle-même. L'emprise, qui relève de la perversité morale, est extrêmement déstructurante : l'enfant perd ses repères sur son corps, ses croyances et son inscription dans un système générationnel.
Lorsque l'agression sexuelle est commise par un responsable religieux, quel qu'il soit, il s'agit d'une abomination et d'une apothéose dans l'horreur car s'y ajoute un abus spirituel. L'enfant n'a alors plus aucun recours. Ce qu'il y a de plus intime à lui-même, sa sexualité et sa spiritualité, est souillé. L'enfant est désorganisé dans sa relation à lui-même et à Dieu, ou à tout principe de vie s'il n'est pas croyant, ce qui l'oblige à de profondes dissociations intérieures pour continuer à vivre et à ne pas sombrer dans la folie.
Je vous remercie de cet exposé. Je vous propose de poursuivre sur la question de la prévention si vous en êtes d'accord.
En matière de prévention, il faut distinguer le stade antérieur à l'abus - pour éviter qu'il soit commis - et la prévention visant au recueil de la parole de l'enfant qui a été abusé.
Il faut impérativement vulgariser l'information. D'abord, les premiers fantasmes mal orientés du « pré-prédateur » masculin ou féminin doivent conduire à une prise en charge. Ensuite, les enfants abusés sexuellement dans la douceur malsaine ou la violence doivent être entendus dans les plus brefs délais par des personnes sachant respecter leur parole. Ensuite, il faut une reconnaissance juste et saine de ces sujets par l'ensemble de la population. En travaillant avec les malades du sida, je me suis rendu compte que s'il ne touchait pas l'intelligence des personnes, le travail de prévention glissait sur les gens comme sur les plumes d'un canard : les patients se munissaient bel et bien de préservatifs mais oubliaient de les utiliser... Il faut toucher l'intelligence, en mettant par exemple à la portée de tous les dernières connaissances scientifiques, de façon à ce que les gens reconnaissent leur négligence, leur mensonge, leur couardise ou leur erreur, car ces questions posent un problème de dignité humaine autant que de santé publique.
Il faut ensuite intervenir le plus précocement possible après l'agression. Tout le monde doit savoir accueillir la parole et reconnaître les signes le plus tôt possible. Toute la population doit être imprégnée de la gravité des abus sexuels. Or on ne peut reconnaître que ce que l'on connaît. Je l'ai constaté en thérapie : il est des choses que, jeune, je n'entendais pas, faute de les savoir ! Tout le monde doit être capable d'entendre : les parents, les grands-parents, les baby-sitters, les intervenants de la petite enfance, tous les éducateurs du monde laïque et religieux, grâce à des formations mieux faites sur les plans médical, paramédical et juridique.
Tout le monde doit être capable de reconnaître les signes évidents - du sang dans la culotte, la présence de sperme, d'hématomes à l'intérieur des cuisses - auxquels personne ne peut rester indifférent. D'autres signes sont moins évidents. On peut néanmoins les reconnaître par les changements dans les dessins de l'enfant, ou de la parole lorsque l'enfant s'exprime.
Il faut aussi être attentif à un changement de comportement, d'attitude. L'enfant abusé sexuellement a toujours un regard terne. On peut remarquer une chute brutale du niveau scolaire, des régressions (énurésie, encoprésie, douleurs en allant aux toilettes) ; un intérêt inadapté à l'âge pour les choses sexuelles, avec l'apparition d'une masturbation compulsive. Si celle-ci n'est pas traitée, elle aboutira à des masturbations d'une violence inouïe avec des objets contondants par exemple. L'enfant peut avoir peur de certaines parties de son corps, ressentir une pudeur soudaine excessive, avoir des réactions violentes inhabituelles pour aller dans un lieu. Tous les troubles alimentaires, anorexie ou boulimie, sont également des signes.
N'oublions pas que l'enfant a été soumis au silence et ne parlera pas. C'est précisément la dissociation qui lui a permis de survivre à l'événement. Il l'a donc oublié et ne pourra pas dire ce qu'il a subi. De plus, ce sont des sujets dont on n'a pas l'habitude de parler. En outre, le silence a été imposé par l'abuseur soit par un secret de sélection - « je t'ai choisi et nous ne fonctionnons pas comme les autres » -, soit par des menaces sur l'enfant ou des menaces de représailles sur la famille, le secret le plus difficile à lever.
Second niveau de prévention : prévenir l'agression.
Il faut éviter que le pervers sexuel ne passe à l'acte. La première des nécessités est de faire diminuer le nombre des prédateurs sexuels autant que faire se peut.
À plusieurs reprises, j'ai été confrontée à des personnes qui n'avaient pas réalisé que leur comportement relevait de l'agression sexuelle, voire du viol. J'ai eu le cas d'une adolescente qui, au décès de sa mère, a voulu consoler son petit frère en le caressant. Ils avaient pris l'habitude de se prendre dans les bras et, un jour, elle s'est aperçue qu'il se passait quelque chose au niveau du sexe de son frère, et les choses se sont enclenchées. Il y a eu un glissement de la souffrance vers l'horreur. Il faut éviter ce glissement.
Par ailleurs, des adultes peuvent avoir des difficultés intellectuelles : un père trouvait très amusant de mettre son doigt dans l'anus de ses enfants en leur donnant le bain. Mais c'est un viol. Il s'agit là toutefois de cas limites, à distinguer des véritables cas de pédophilie.
Il est indispensable de vulgariser une première information non culpabilisante : on peut avoir des fantasmes, un imaginaire, des désirs qui orientent sa sexualité vers les enfants, mais alors il faut consulter. Il faut ensuite montrer l'interdit pour éviter à tout prix le passage à l'acte : interdit absolu de tout contact à connotation sexuelle avec un enfant, et informer sur les risques encourus.
Internet pose un vaste problème. Il ne doit pas devenir un refuge pour les prédateurs sexuels.
Sur le plan pénal, l'imprescriptibilité de ces infractions aurait pour avantage une bienveillance nécessaire à l'égard des victimes et serait dissuasive pour les prédateurs et ceux qui ne dénoncent pas.
Concernant l'information à l'égard de la population, il faut engager des campagnes d'affichage, utiliser les espaces publicitaires - la radio, la télévision - et tous les moyens modernes, tels que YouTube, les micro-influenceurs, pour faire de la prévention sur les abus sexuels. J'insiste sur le fait qu'il faut savoir trouver les bons mots de façon que la prévention ne devienne pas traumatisante par elle-même. Il ne faut pas qu'elle conduise la population à être paranoïaque ou à faire des dénonciations calomnieuses, car cela existe.
Toutefois, la prévention est compliquée à l'égard des enfants. Souvent, les personnes se demandent comment l'enfant a pu se laisser faire. Il est très déroutant pour un enfant qu'une personne de même statut fasse de la prévention et agresse : un enseignant, un médecin. L'enfant perd alors ses repères. En faisant preuve d'affection ou de - fausse - bonté, il est très facile d'éteindre chez l'enfant tous les acquis antérieurs lorsque la parole vient d'une personne de confiance, de surcroît si les parents ont aussi confiance en cette personne. L'enfant est alors incapable de faire preuve de discernement. L'abuseur prendra l'enfant par séduction, par surprise, par ruse ou par violence. Dans ce cas, même si l'enfant a été informé, il ne pourra pas reconnaître l'abus.
Pour ce qui concerne les plus grands, les prédations ont souvent lieu quand ceux-ci éprouvent le désir très fort de rencontrer quelqu'un, en dépit d'un interdit parental. Je prendrai l'exemple d'un jeune qui avait envie de faire du théâtre, contre l'avis de ses parents. Il n'a pas osé raconter ce qui s'était passé au domicile du professeur de théâtre parce qu'il avait désobéi à ses parents. La flatterie peut aussi être un moyen pour le prédateur de parvenir à ses fins. Il ne faut pas non plus oublier tous les actes de torture ou de barbarie qui peuvent accompagner ces abus sexuels.
Pour sortir de ce dilemme, il conviendrait peut-être de demander à un spécialiste, une personne extérieure, qui serait la voix de la sagesse, d'assurer l'information, et ce dans un cadre collectif pour que tout le monde entende la même chose. À cet égard, l'école me semble être le lieu le plus adapté.
Pour conclure, je crains après le premier scandale des violences sexuelles, puis le deuxième scandale du silence, que l'on ne s'achemine vers le scandale de la parole à tout vent. Il faut savoir reconnaître ce qui est dit dans la parole, afin de ne pas renouveler le traumatisme. Je connais des personnes qui ont décompensé alors qu'elles étaient parvenues à un certain équilibre douloureux : la parole les a déstructurés. Loin de moi l'idée de dire qu'il ne faut pas parler, mais il faut pouvoir prendre totalement en charge la personne qui parle.
Je vous remercie de votre témoignage et de vos apports. Avez-vous des propositions à formuler pour améliorer la situation ? Vous avez parlé de l'imprescriptibilité des faits ; je partage votre sentiment ; j'ai cependant voté l'allongement de dix ans de la durée de la prescription, considérant que c'était un pas vers l'imprescriptibilité.
Vous avez dit qu'il était pire pour la victime d'avoir été abusée par un prêtre ou un religieux. À l'inverse, la situation de l'abuseur est-elle différente pour un prêtre au regard des interdits qu'une personne laïque n'aurait pas et qu'il transgresse ?
Vous me demandez s'il a des caractéristiques différentes par rapport au professeur ou à l'éducateur ?
Je ne le crois pas. On retrouve les mêmes abus chez les personnes qui ont une vie conjugale, chez les célibataires. On trouve évidemment des prédateurs sur les lieux où il y a des enfants. En revanche, il faut faire plus de discernement encore au sein de tout mouvement religieux. Le jeune qui sentira qu'il n'est pas attiré par les adultes sera plus enclin à entrer dans une structure religieuse, au motif qu'il bénéficiera peut-être davantage d'une couverture sociale.
Merci à vous et à toutes les associations que nous avons rencontrées. Vous faites un travail énorme. On nous parle beaucoup de formation, mais cela signifie avoir des budgets - c'est tout le problème.
Vous avez parlé des personnes de confiance. L'abus par les parents est, selon moi, le niveau le plus élevé. Mais vous semblez placer à un niveau supérieur encore l'abus spirituel.
Par ailleurs, ne pensez-vous qu'il faille commencer très tôt l'éducation sexuelle en disant : touche pas à mon corps !
Oui, il faut d'ailleurs présenter cette intimité comme quelque chose de très beau. Il faut veiller à conserver la beauté et l'intimité, qui est propre à la sexualité. Il faut donc intégrer la prévention dans un parcours positif : la connaissance de soi et l'harmonie de la personne. Là encore, vous allez me dire qu'il faut des budgets.
L'association s'occupe effectivement des victimes d'abus spirituels. On voit une grande proximité entre l'abus sexuel et l'abus spirituel ; c'est l'intimité même de la personne qui est touchée. Dans les groupes de parole, j'ai entendu des personnes dire que l'abus spirituel était plus grave que l'abus sexuel.
Lorsque l'abus est commis par un religieux, il faut traiter en plus toute la partie spirituelle. Quand il y a abus spirituel, il y a aussi en général emprise psychologique. Il faut que la personne retrouve la liberté de revivre ses émotions, de retrouver la liberté de penser, le droit à penser, à s'exprimer et à dire. Quand il y a abus sexuel, il faut faire en sorte que la personne retrouve l'intégrité de son corps, avec une prise en charge de toutes les maladies qui en découlent, y compris les maladies physiques, et retrouve la liberté de ressentir. La personne doit retrouver une unité entre le corps et l'esprit. L'abus spirituel touchera quelque chose de plus profond encore, à savoir la liberté d'être, l'existence même : le droit à être.
Combien d'adhérents compte votre association ? Quel est le profil des personnes qui accompagnent les victimes ? Faites-vous de la publicité pour le 119, afin que ce soit un interlocuteur possible ?
Le nombre de personnes fluctue en fonction du nombre de dossiers, mais nous sommes en général moins d'une dizaine, tous des spécialistes - thérapeutes, psychiatres, juristes. Nous travaillons beaucoup en réseau : j'aime renvoyer les personnes à leur liberté. Je le fais par manque de moyens, mais aussi pour faire appel aux personnes adéquates. Nous utilisons le 119 et toutes les bonnes structures existantes.
Je vous remercie beaucoup. N'hésitez pas à nous faire parvenir tout complément d'information. Nous voulons faire avancer les choses, en pointant les failles et les dysfonctionnements, et soutenir les victimes.
Bravo pour tout ce que vous faites, car les victimes en ont besoin.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 heures.