Mes chers collègues, notre collègue Gilbert-Luc Devinaz est proposé pour être co-président de la mission Colombie en remplacement de Mme Pérol-Dumont qui a souhaité se retirer.
Pas d'opposition ?
Il en est ainsi décidé
La réunion est levée à 11 h 05.
La réunion est ouverte à 17 h 40.
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
Mes chers collègues, le 6 février dernier, en application de l'article 35 de la Constitution, le Premier ministre a informé les présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat de frappes menées dans ce pays les 3, 5 et 6 février par les forces armées françaises contre des groupes armés venus de Libye, en réponse à une demande d'assistance des autorités tchadiennes.
M. le Premier ministre vous a demandé, madame la ministre, de tenir le Parlement informé de l'évolution de la situation. Je rappelle que le débat en séance publique n'est pas obligatoire à ce stade. Par ailleurs, vous m'avez informé personnellement par téléphone du déclenchement de ces frappes.
Je vous donne donc acte du respect formel de l'article 35 de la Constitution par le Gouvernement, même si la lettre du Premier ministre ne détaille pas les objectifs poursuivis contrairement aux dispositions constitutionnelles : nous vous écouterons sur ce point.
Par le passé, l'information du Parlement n'a pas toujours été aussi scrupuleusement respectée. Ainsi, en 2016, au moment de la régionalisation de Serval en Barkhane, le Parlement n'en avait pas été officiellement informé.
Conscients de l'importance du Tchad, nous nous interrogeons sur la stabilité réelle de son gouvernement et sur ses capacités militaires. Pourquoi cette armée, réputée l'une des plus efficaces de la région, est-elle incapable d'empêcher l'incursion de cinquante pick-up sans l'assistance militaire de la France ? Que cela signifie-t-il pour la montée en puissance attendue du G5 Sahel dont le Tchad est réputé la composante la plus solide ?
Plus largement, et même si l'intervention au Tchad ne relève pas de l'opération Barkhane, cette audition vous permettra peut-être de nous éclairer sur l'avenir de cette opération, à quelques heures de votre déplacement au Mali avec le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères et le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur.
Nous mesurons les succès militaires de nos forces au Sahel, auxquelles nous rendons hommage pour leur professionnalisme et leur courage, pour les risques pris par ses femmes et ses hommes chaque jour. Mais nous constatons aussi le durcissement des actions des groupes armées et l'extension inexorable de leur zone d'activité : du Nord-Mali, l'insécurité s'est étendue au centre du pays, où ne va pas Barkhane, et gangrène désormais jusqu'au Burkina Faso...
Les 4 500 hommes engagés représentent un effort très important non seulement pour nos armées, mais aussi pour le contribuable.
Les troupes en opération sont aussi un objet politique : sans résultat vraiment décisif à ce stade dans l'éradication du terrorisme djihadiste, comment espère-t-on lutter contre le risque d'instrumentalisation de notre présence par les parties prenantes, y compris parfois même par nos partenaires maliens ?
Vous connaissez notre analyse de la Minusma et de la force conjointe du G5 Sahel : elles ne sont pas des solutions de sortie à court terme pour Barkhane. Tout le monde partage la conviction que seule une solution politique mettra fin, un jour, à notre présence militaire.
Le Président de la République a rappelé à nos soldats qu'il voulait des résultats : quel bilan tirez-vous de l'efficacité de Barkhane, et quelles orientations nouvelles le Gouvernement pourrait-il lui donner ? Cet exemple tchadien nous fait réfléchir... Il n'est pas envisageable d'être le « gendarme » de cette région du monde ; il y aurait des implications politiques dont le gouvernement devrait répondre.
C'est toujours un plaisir et un honneur de répondre à l'invitation de votre commission. Je vous sais très attachés à entretenir des échanges de qualité, avec moi comme avec les armées et les directions du ministère.
Vous avez souhaité m'entendre à la suite de l'engagement de nos armées au Tchad. Cette opération mérite en effet quelques précisions, car je ne voudrais pas que s'installent des incompréhensions ou des contresens. Commençons par les faits : nous avons mené des opérations militaires les 3, 5 et 6 février, contre un groupe armé venant de Libye et qui s'infiltrait en profondeur dans le territoire tchadien, afin de déstabiliser ce pays.
Quel était le cadre légal de cette intervention, étant entendu que nous n'avons pas d'accord de défense avec le Tchad, ni d'ailleurs avec aucun autre pays africain depuis 2008 ? Nous sommes intervenus en réponse à une demande expresse du président Déby, adressée au Président de la République le 2 février. Plus précisément, une cinquantaine de pick-up transportant plusieurs centaines de combattants ainsi qu'un armement lourd faisaient peser un risque de déstabilisation du pays. Or le passé a montré à plusieurs reprises qu'il ne faut jamais négliger le risque d'effondrement brutal que ces groupes armés font peser, à dessein, sur des États que l'on peut qualifier de fragiles. Le Tchad, un verrou aux dires des experts, est au carrefour de crises majeures qui, quasiment toutes, nous concernent très directement : en Libye au nord, au Soudan à l'est, en République Centrafricaine au sud, Boko Haram au sud-ouest. Sans oublier, bien sûr, la lutte antiterroriste au Sahel.
Si le Tchad entrait en guerre civile, les tensions nationales agiraient comme un catalyseur des conflits environnants, et nous prendrions le risque que, par un effet domino, tous prennent une ampleur sans précédent.
Notre aide a d'abord pris la forme de renseignements, puis de démonstrations de force, des show of force aériens destinés à impressionner l'adversaire. Dans un troisième temps, nous avons procédé à des frappes aériennes pour arrêter la progression de cette colonne, qui s'était enfoncée de plus de 450 kilomètres à l'intérieur du territoire tchadien.
Conjointe avec celle des forces tchadiennes, notre action a été décisive : une vingtaine de pick-up ont été détruits, plusieurs dizaines de combattants se sont rendus et le reste de la colonne s'est dispersé.
Cette intervention est sans rapport avec l'opération Barkhane, dont le mandat consiste à lutter contre le terrorisme au Sahel. C'est parce qu'il n'y avait pas de lien avec cette opération que j'ai souhaité prendre immédiatement l'attache des présidents des deux commissions parlementaires, avant que le Premier ministre n'informe les deux assemblées conformément à l'article 35 de la Constitution.
Conforme au droit international, cette intervention est en outre légitime, parce que, en répondant à une urgence ponctuelle, nous avons préservé un allié absolument majeur dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, un allié engagé au sein de la Minusma et de la force conjointe du G5 Sahel, mais aussi dans la lutte contre Boko Haram. Nous avons ainsi évité que l'un des seuls pays de la zone qui contribuent véritablement à la sécurité régionale ne soit déstabilisé. Alors que cette région souffre de la fragilité de nombreux États, en voir la liste s'allonger est la dernière chose dont nous ayons besoin.
Notre intervention était juste, car notre soutien va de pair avec notre souhait de voir les autorités locales mener les réformes politiques et économiques nécessaires au renforcement des institutions du pays, à l'ouverture de l'espace politique et au retour sur le chemin de la croissance et du développement. Nous avons empêché que des groupes armés ne s'emparent d'un territoire, comme cela s'était produit en janvier 2013 au Mali, et qu'un partenaire militaire essentiel dans la lutte contre le terrorisme ne soit déstabilisé.
Notre action a atteint son objectif au moment où je vous parle, mais il faut évidemment rester vigilant.
Oui. Nous ne sommes pas intervenus à nouveau depuis le 6 février, et toutes les informations dont nous disposons montrent que la tentative a été, je ne dis pas tuée dans l'oeuf - ce serait présomptueux -, mais interrompue. Reste que, au Tchad, les mois de février et mars sont propices à des opérations de ce type. Je ne me risquerai donc pas à des pronostics pour la suite.
Puisque vous m'y avez invitée, monsieur le président, je dirai quelques mots de l'opération Barkhane et de ses résultats. Dans le cadre de Barkhane, 4 500 femmes et hommes combattent très activement les groupes djihadistes armés dans la région du Sahel. En quatre ans, en liaison avec les forces partenaires, nous avons mis hors de combat plus de 600 terroristes. Chaque trimestre, nous saisissons deux tonnes d'armes et de munitions.
En 2018, nous avons remporté d'importants succès : nous avons neutralisé de nombreux chefs terroristes et plus de 200 combattants. Les opérations les plus récentes, menées dans la région de Mopti en liaison avec les forces maliennes, ont porté un très rude coup à la Katiba Macina.
Pour panser les plaies de cette région, de grands moyens sont nécessaires. Barkhane est une chose, le G5 Sahel en est une autre. C'est parce que nous n'avons pas vocation à rester indéfiniment au Sahel que nous réalisons des efforts importants pour soutenir et former les forces armées des cinq pays concernés ainsi que la force conjointe.
Nous ne menons pas Barkhane en solitaire : si nous sommes partis seuls au Mali, nous bénéficions aujourd'hui du soutien des Américains dans de très nombreux domaines, mais aussi de celui des Britanniques, des Estoniens, des Espagnols et des Allemands. Nous pouvons également compter sur nos partenaires de la Minusma.
Au-delà de l'aspect militaire, nous intervenons pour porter secours aux femmes, aux hommes et aux enfants qui vivent sur place, par des actions civilo-militaires. En 2018, nous avons prodigué en moyenne 300 soins médicaux par jour aux populations maliennes, tchadiennes et nigériennes.
Je suis la première convaincue que la solution au Sahel n'est pas militaire, mais politique. Elle passe par des progrès attendus de l'État malien pour réinvestir certaines zones du territoire. C'est l'État malien qui peut restaurer la stabilité à long terme du pays. Le Premier ministre s'entretiendra prochainement avec son homologue malien, qui a pris des engagements importants en matière de rétablissement de l'autorité de l'État dans certaines zones que celui-ci avait désertées. À ce stade, ces engagements semblent être tenus. Je reviendrai certainement devant votre commission pour vous en dire davantage.
Quelques mots des autres opérations extérieures en cours. En Centrafrique, où l'actualité est brûlante, la France est intervenue, dans le cadre de l'opération Sangaris, entre 2014 et 2016. Nous sommes parvenus à stabiliser le pays et à accompagner le déploiement de la communauté internationale à travers les missions des Nations unies et de l'Union européenne. Notre engagement au sein de ces missions vise aujourd'hui à former l'armée centrafricaine. Il sera renforcé au second semestre de cette année, puisque nous prendrons le commandement de la Mission de formation de l'Union européenne en République centrafricaine (EUTM RCA). Comme au Sahel, notre intervention a vocation à rester temporaire et à accompagner la prise d'autonomie des forces armées locales.
Le 6 février dernier, à Bangui, un accord de paix a été signé dans le cadre de l'Initiative africaine pour la paix et la réconciliation en RCA, lancée sous l'égide de l'Union africaine et que nous avons soutenue. Les autorités se sont engagées à mettre en place un gouvernement inclusif, à décentraliser et à créer une commission Vérité et réconciliation ; les groupes armés de leur côté ont pris l'engagement de respecter l'intégrité territoriale du pays, de cesser les hostilités et de participer au programme Désarmement, démobilisation et réintégration.
Il s'agit du huitième accord de paix signé depuis 2012 : il faut donc rester très vigilant sur son application et sur la contribution de la communauté internationale à cette mise en oeuvre. Il faut néanmoins saluer ce progrès vers une plus grande stabilité de la région.
Au Levant aussi, la situation évolue à grande vitesse. La disparition totale du califat territorial est désormais toute proche. La semaine dernière, auprès de la task force Wagram qui s'efforce, aux côtés des forces démocratiques syriennes, de réduire les dernières traces de Daech autour de Bagouz, j'ai remercié nos forces pour leur engagement indéfectible depuis près de quatre ans. Ce combat n'est pas vain : le 9 février au soir, l'ultime offensive a été lancée par les forces démocratiques syriennes, appuyées par la coalition internationale. Nous sommes à l'orée d'une victoire militaire majeure contre le projet de califat territorial. Nous pouvons être très fiers de ce que les femmes et les hommes de la coalition ont réalisé pour renforcer notre sécurité. La chute du califat territorial sera un moment très important pour l'opération Chammal, qui engage 1 200 femmes et hommes et repose sur trois piliers.
En réaction aux attaques terroristes dont notre pays a été victime en 2015, nous avons, depuis Raqqa, étendu notre action en Syrie au titre de la légitime défense. Des avions et des canons français viennent ainsi en appui des forces démocratiques syriennes qui combattent au sol. Lorsque le président Trump a annoncé, en décembre dernier, le retrait des troupes américaines de Syrie, la France a estimé qu'il était préalablement nécessaire d'achever, aux côtés des Kurdes, la reconquête territoriale du Califat. Notre message a été entendu : le retrait des troupes américaines sera progressif. Il conviendra toutefois d'éviter que les forces démocratiques syriennes n'en soient victimes. Je l'ai rappelé à mes homologues turc et américain lors de la réunion de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), qui s'est tenue la semaine dernière à Bruxelles : la victoire militaire ne signifie pas la fin de Daech. Bien qu'ayant changé de nature au profit de la clandestinité, le mouvement demeurera vivace.
La France a, en outre, engagé 650 soldats au sein de la Force intérimaire des Nations-unies au Liban (Finul) ; elle participe à la mission de sécurité maritime Corymbe dans le golfe de Guinée, ainsi qu'à l'opération européenne Sophia destinée à lutter contre le trafic de migrants et d'armes au large de la Lybie.
Lors de la réunion précitée de l'OTAN à Bruxelles, j'ai rappelé la complémentarité des actions menées par l'Union européenne et leur contribution au renforcement du pilier européen de l'OTAN. Les Européens, en effet, considèrent toujours l'OTAN comme le garant de la sécurité du continent. J'ai annoncé, à cette occasion, le prolongement après 2020 de notre engagement en Lituanie, aux côtés des Allemands, dans le cadre de la présence avancée renforcée - enhanced Forward Presence (eFP) - de l'OTAN. En réponse au souhait des États-Unis que l'OTAN soit en capacité de mobiliser en moins d'un mois trente escadrons de chasse, trente bataillons et le même nombre de bâtiments, j'ai indiqué que la France participerait à hauteur de 10 % à cette initiative.
La coopération franco-allemande a franchi un nouveau cap le 6 février, lorsque la ministre allemande de la défense Ursula von der Leyen s'est rendue à Gennevilliers pour célébrer l'alliance entre Safran et MTU Aero Engines, afin de mener conjointement une étude portant sur le moteur de l'avion de combat du futur. En marge de la réunion de l'OTAN à Bruxelles, la France et l'Allemagne ont signé une lettre d'intention pour permettre à l'Espagne, simple observateur jusqu'à présent, de rejoindre le programme. Lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, qui s'est tenue ce week-end, j'ai redit notre conviction que l'Europe de la défense ne se construit pas en opposition à l'OTAN.
Plusieurs d'entre nous étaient à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN récemment. Il nous a semblé utile de rappeler à nos alliés l'importance de nos interventions sur le front Sud...
Je partage votre scepticisme sur la Centrafrique, même s'il convient néanmoins de faire preuve d'un minimum d'optimisme. La France est intervenue en 2013 au Mali contre des groupes djihadistes, puis cette année au Tchad. Je m'étonne cependant, s'agissant de cette dernière intervention, du risque qu'entraînait véritablement une cinquantaine de pick-up pour le pouvoir tchadien... Nous avons, chaque fois, répondu à une demande formulée par des régimes autoritaires et corrompus - vous avez parlé d'États fragiles. Ne favorisons-nous pas le terreau du djihadisme en soutenant de tels gouvernements ? Cette question se pose depuis la décolonisation... Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Il ne peut y avoir de paix sans développement, ni de développement sans paix.
L'intervention de la France a-t-elle, à votre connaissance, permis de stabiliser la région ? La France viendrait-elle en aide au gouvernement tchadien pour d'autres opérations ? L'armée tchadienne avait-elle réellement besoin de notre soutien pour intervenir contre cinquante pick-up ?
Je vous remercie pour la précision de vos explications, d'autant que celles de Jean-Yves Le Drian devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale - la France aurait agi pour éviter un coup d'État - n'avaient pas semblé très crédibles. Ce dernier, comme le Président de la République, a affirmé que l'intervention de l'armée française au Tchad n'avait aucun rapport avec l'opération Barkhane. Pour autant, l'avenir de celle-ci, que je soutiens, interroge. Légalement, un vote du Parlement aurait dû intervenir au moment de la régionalisation de « Serval » en « Barkhane », dans le délai de quatre mois, pour en autoriser sa prolongation.
Dans la région du Sahel, où la menace est perpétuelle, le niveau d'emploi de l'armée française demeure, depuis 2014, supérieur de 30 % aux prévisions du Livre blanc. Il ne fait aucun doute que les frappes récentes ont nécessité des moyens importants. Alors que des incertitudes financières pèsent sur les opérations extérieures (OPEX), ces coûts seront-ils imputés au programme 178 « Préparation et emploi des forces » ? Leur prise en charge entrainera-t-elle l'annulation d'autres dépenses ?
Je m'interroge également sur le risque qu'engendrait véritablement une colonne de cinquante pick-up chargés de 400 hommes... En 2016, j'ai participé à un rapport d'information de notre commission relatif au bilan des OPEX, qui réalisait un focus particulier sur la Centrafrique. Nous avions alors jugé prématuré de quitter le pays en juillet 2016.
Je rejoins l'analyse de mon collègue Cédric Perrin : avec la fin de l'opération Sangaris en Centrafrique, certains profitent du vide laissé pour renforcer leur influence. Le Tchad représente un allié stratégique pour la France dans la région, ce qui justifie notre récente intervention. Pourquoi cependant, au regard du caractère circonscrit du danger, l'armée tchadienne n'a-t-elle pas directement agi ? Il y a ici un mystère... Quel est, enfin, votre sentiment sur les propos du colonel Legrier, en poste dans l'opération Chammal qui ont récemment créé la polémique dans les médias ? Le mien est incertain...
Pourquoi l'armée tchadienne n'a-t-elle pas combattu elle-même le groupe venu du Sud de la Libye ? Qui compose ces groupes armées ? De quel appui disposent-ils en Libye ? Comment, notamment, se fournissent-ils en matériel et en armes ?
La France est engagée au sein du G5 Sahel, auprès duquel est également impliquée l'armée tchadienne. Il n'est pas possible de nous en retirer, car la région constitue un terreau du terrorisme islamique. Le Tchad représente un allié solide, mais ne payons-nous pas, en l'espèce, au prix fort notre soutien au maréchal libyen Haftar ?
Un sentiment anti-français se développe au Sahel. Serions-nous capables de répondre militairement à la déstabilisation simultanée de deux ou trois États de la région ? Pourrions-nous alors compter sur l'engagement de nos alliés ?
L'opération de l'armée française se justifie par la nécessité d'éviter toute déstabilisation du Tchad, afin de garantir le bon fonctionnement de Barkhane. Je souhaiterais pour ma part, madame la ministre, vous interroger sur la façon dont s'opérera le rapatriement des djihadistes français ayant survécu aux combats en Syrie.
Entendu récemment par notre commission, Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem), a souligné le caractère stratégique de Djibouti. Une délégation de sénateurs s'y est rendue l'an passé et a constaté alors le recul de la présence militaire française par rapport à la Chine et aux États-Unis. Qu'en est-il effectivement ?
Je m'étonne, moi aussi, qu'il ait fallu sept Mirages pour venir à bout de cinquante pick-up, alors même que le Tchad est le seul pays de la zone à disposer d'une armée convenable. La solution pour le Tchad, confronté à une crise économique et politique, n'apparaît pas militaire, mais politique. Nous devons, en outre, veiller à maintenir la solidité des forces tchadiennes. La France dispose d'alliés dans le cadre de l'opération Barkhane. Les avons-nous sollicités pour l'opération contre les djihadistes ? La menace venait-elle réellement de Libye ? Existait-il un lien entre les assaillants et les orpailleurs du Nord du Tchad ?
La solution ne peut être uniquement militaire. Pour autant, les interventions militaires durent et posent la question de la possible volte-face des populations qui pourraient se sentir occupées. Quel est votre sentiment sur ce risque ? Si Daech disparaît de Syrie, la menace d'attentat en Occident s'en trouvera-t-elle renforcée ?
Nous sommes nombreux, madame la ministre, à avoir des inquiétudes sur l'état de l'armée tchadienne.
Les cinquante pick-up que nous avons détruits transportaient près de 500 combattants lourdement armés. Ce n'était pas, contrairement aux dires de certains, des djihadistes, mais des membres de l'ethnie du Président Déby venus du Sud de la Libye, qui constitue une zone refuge pour de nombreux groupes armés. J'ignore les canaux qui leur permettent de se fournir en armes, mais ils résultent certainement de la conjugaison de trafics de drogues, d'armes et d'êtres humains, nombreux dans la région. Le groupe que nous avons visé était extrêmement déterminé et armé. Sachez également que l'armée tchadienne se trouve engagée sur de nombreux fronts. Existait-il une alternative à notre intervention ? Une attaque allait viser les centres de pouvoir d'un État fragile. Or, le Tchad représente pour la France un soutien utile dans sa lutte contre le terrorisme islamique. N'Djamena accueille notre flotte d'avions de chasse, ainsi que le poste de commandement de l'opération Barkhane. Le coût du bombardement de la colonne de pick-up, peu élevé par ailleurs, sera pris en charge par le budget opérationnel de programme (BOP) OPEX. Notre intervention peut être considérée par certains comme la réponse à un appel au secours d'un État qui ne correspond pas à nos standards démocratiques, mais ces cinquante pick-up auraient pu profondément déstabiliser la région.
Au Mali, des élections ont récemment été organisées et le pouvoir en place ne peut être considéré comme illégitime. Au Tchad, elles auraient dû avoir lieu, et nous ferons tout notre possible pour qu'elles soient organisées rapidement.
Serons-nous amenés à intervenir chaque fois qu'on nous le demande ? Non. La décision relève, in fine, de l'appréciation du Président de la République. En l'espèce, il n'était pas souhaitable qu'un pays fortement contributeur à la lutte contre le terrorisme, et présent sur d'autres fronts, soit déstabilisé, avec pour conséquence ultime une augmentation de nos engagements en OPEX.
Monsieur Le Nay, je ne suis pas en mesure de vous répondre à propos de l'imputation des frappes au programme 178 « Préparation et emploi des forces » ou au programme 146 « Équipement des forces », si ce n'est que ces surcoûts ont vocation à être traités dans le cadre du financement des OPEX et de la provision correspondante.
Il n'y a pas de lien entre cette opération et Barkhane, du moins au point de vue du mandat juridique. Le Parlement a voté, après les quatre mois prévus par la Constitution, la prolongation de l'opération Serval qui, ensuite, est devenue Barkhane. Cette dernière opération n'est donc que la mise en synergie d'opérations existantes. Nous vous en rendons compte tous les ans, dans le cadre du bilan des opérations extérieures. Le Parlement est également informé de son impact sur les finances publiques.
Les perspectives de la Centrafrique m'inspirent un optimisme modéré. Optimisme car l'accord de paix n'était pas acquis d'avance ; modéré parce que, malgré l'initiative de l'Union africaine visant à préserver la formation des troupes de toute ingérence russe, ces derniers restent très présents. Lors de ma visite dans ce pays en décembre dernier, j'ai en effet constaté que l'Union européenne et la France assuraient l'essentiel de la formation des forces centrafricaines et de la fourniture d'armes. Ce déplacement avait au demeurant pour objet leur livraison, autorisée par le Comité des sanctions de l'ONU. Enfin, nous contribuons aux projets de développement économique via les fonds de l'Union européenne. Or la propagande russe fait croire à la population que la formation, l'armement et l'aide au développement économique sont assurés par la Russie ! Nous sommes par conséquent engagés dans un combat d'influence. Laissons sa chance à ce huitième accord de paix, mais sans naïveté. Lorsque la France assurera le commandement de l'EUTM RCA, elle veillera à valoriser l'action de l'Union européenne dans ce pays.
Un colonel, ancien commandant au sein de la task force Wagram, a commis un article dans une revue sur une opération en cours en territoire de guerre. Il a ainsi commis une première faute en exposant potentiellement ses hommes par les révélations contenues dans l'article. Il a donc été convoqué à Paris pour rendre compte à sa hiérarchie. Je suis tout à fait favorable à la liberté d'expression, mais elle est limitée par la déontologie professionnelle qui s'applique à tous les agents publics, dont les militaires.
Ma deuxième remarque est de fond. Les opinions exprimées dans l'article me semblent particulièrement critiquables, mais elles auraient pu être discutées dans un autre cadre que celui-ci, particulièrement inapproprié.
Enfin, j'ai rencontré l'officier en question le 9 février. Il semblait alors très fier de l'action de ses hommes et ne m'a fait aucune observation sur l'opération que nous sommes en train de mener. S'il n'était pas d'accord avec l'action de France, il devait demander à être déchargé de son commandement. Je vois donc dans son attitude une certaine fausseté et un manque de courage. Sa hiérarchie prendra donc les mesures qui s'imposent et rappellera les règles de base qui s'appliquent à tous.
En 2018, le montant total des OPEX et missions intérieures s'est élevé à 1,370 milliard d'euros contre 1,540 milliard en 2017, soit une baisse de 11 % principalement imputable à l'opération Chammal. En effet, le coût de celle-ci est très fortement corrélé à la quantité de munitions utilisées, or les grandes batailles de Mossoul et Raqqa ont eu lieu en 2017.
La réunification de la Libye est une priorité, mais c'est à tout le moins un processus inabouti. J'ai rencontré samedi dernier le Premier ministre libyen, très attaché au respect du calendrier politique et à la tenue de la conférence nationale qui doit marquer la réunification de l'armée libyenne et ouvrir la voie à la tenue d'élections. Le dialogue entre le Premier ministre et le général Haftar se poursuit, le premier souhaitant obtenir du second, commandant suprême des forces armées libyennes, qu'il se place sous l'autorité du pouvoir civil. Le Premier ministre a donc demandé à la France qu'elle lui accorde le même soutien qu'au général Haftar. Je lui ai annoncé la livraison d'équipements maritimes, notamment plusieurs Zodiac d'intervention rapide. La France ne prend pas parti, mais accompagne les acteurs sur le chemin qui, je l'espère, mènera à la réunification de l'État libyen.
Vous m'avez interrogé sur notre capacité à mobiliser les Européens pour faire face en cas de déstabilisation régionale et de multiplication des fronts. Nous pouvons déjà compter sur la présence de nombreux partenaires : Britanniques, Espagnols, Allemands ou, plus lointain, Estoniens. Nous travaillons à les inciter à venir renforcer Barkhane aussi bien que d'autres opérations comme l'EUTM Mali et la Minusma. J'ai récemment fait valoir auprès de mon homologue britannique la nécessité de prolonger la mise à disposition de trois hélicoptères Chinook. Dans un premier temps, leur retrait pourrait être compensé par le Danemark, qui se déclare prêt à fournir des hélicoptères de transport de grande capacité. Nous essayons également de convaincre nos partenaires espagnols d'intensifier leur aide, déjà importante, en matière de transport tactique.
J'insiste sur l'apport des Estoniens, qui infirme l'idée selon laquelle les Etats membres orientaux sont peu sensibles au front Sud. Leur présence est une traduction concrète de la solidarité européenne. La France manifeste elle aussi sa solidarité à travers l'opération eFP : notre présence sera maintenue en Estonie en 2019 et en Lituanie jusqu'en 2020.
Ce travail de conviction est important, parce qu'il met aussi en jeu notre culture stratégique commune. C'est justement le sens de l'Initiative européenne d'intervention : partager avec les neuf pays européens partenaires notre capacité à planifier la gestion des crises, dont le Sahel fait partie. C'est en construisant une culture stratégique partagée avec nos partenaires que nous assurerons notre capacité à réagir, ensemble, face à d'éventuelles crises futures. C'est un élément clef de l'engagement des Européens au Sahel.
Enfin, l'Union européenne, qui fait beaucoup, notamment en Centrafrique, est parfois bridée par l'impossibilité de financer des équipements létaux. C'est pourquoi il faut soutenir la Facilité européenne de paix, initiative de la Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui devrait mettre fin à cette impossibilité. Dans le cadre centrafricain, mais aussi pour le G5 Sahel, ce serait très utile.
La mobilisation de nos alliés européens, que ce soit sur le plan capacitaire, pour construire une culture stratégique commune ou pour lancer de nouveaux outils comme la Facilité européenne de paix, est essentielle, a fortiori si de nouvelles crises devaient survenir.
À Djibouti, les forces françaises comptent 1 450 soldats des trois armées. Nous avons signé en 2014 un partenariat militaire opérationnel avec les forces armées djiboutiennes, incluant la préparation des contingents déployés au sein de la Mission de l'Union africaine en Somalie (Amisom), et la cession de matériels. Cette relation a été dynamisée en 2018 après plusieurs visites de haut niveau, ce qui était d'autant plus nécessaire que nos compétiteurs, notamment la Chine, montent en puissance dans ce pays. Les installations portuaires chinoises sont particulièrement impressionnantes. Je me rendrai à Djibouti au mois de mars. Nous sommes déterminés à contrecarrer cette influence croissante.
En ce qui concerne les « revenants », les forces démocratiques syriennes détiennent actuellement, dans la région de la Rojava, de très nombreux combattants étrangers, parmi lesquels des ressortissants français et des ressortissants étrangers résidant habituellement dans notre pays.
S'agissant des personnes parties sciemment combattre dans les rangs de Daech, la position française n'a pas varié : elles doivent faire face aux conséquences de leurs actes d'abord là où elles les ont commis.
Dans le contexte de l'évolution de la situation militaire dans le nord-est syrien et des décisions américaines récentes, la France examine toutes les options, en concertation avec ses partenaires concernés mais aussi selon sa propre appréciation des risques, afin de prévenir tout risque d'évasion et de dispersion de personnes potentiellement dangereuses. Nous n'avons qu'un seul objectif : assurer la sécurité des Français.
À ce stade, nous sommes confiants dans la capacité de nos alliés locaux à assurer la garde de ces personnes. Si les forces démocratiques syriennes décidaient de les expulser en France, elles seraient immédiatement remises à la justice. Les mineurs qui accompagneraient des adultes seraient pris en charge conformément aux dispositifs judiciaire et de protection légalement prévus.
Enfin, j'ai été interrogée sur le risque de volte-face des populations face à des présences armées étrangères.
Ce risque est bien identifié, et le Président de la République et moi-même sommes convaincus que nous n'interviendrons pas éternellement. Nous savons bien qu'une présence prolongée provoquera ce type de réaction. C'est pourquoi il faut obtenir des avancées sur le plan politique.
S'agissant du Mali, il s'agit d'appliquer l'accord de paix et de réconciliation signé à Alger. J'espère pouvoir revenir de mon prochain voyage avec des éléments tangibles sur sa mise en oeuvre. Lors de mon précédent déplacement, les désarmements commençaient dans un camp à Gao, mais il ne s'agissait encore que de quelques unités.
Pour se prémunir autant que possible contre le risque de rejet de la présence militaire étrangère, il faut aussi mener des projets de développement. À cet égard, nous souhaitons articuler de manière plus efficace l'action de Barkhane et les actions de l'Agence française de développement, pour que le rétablissement de la sécurité bénéficie directement aux populations. C'est ainsi que la présence militaire sera mieux tolérée et, surtout, que les problèmes de fond qui nourrissent le terrorisme seront résolus.
Nous faisons la même analyse que vous : il n'y a pas de solution militaire, et seules l'aide au développement et la prise de conscience des dirigeants locaux permettront de réaliser la paix dans cette région.
La réunion est levée à 19 h 05.