Mes chers collègues, notre commission d'enquête a exprimé le souhait d'entendre les ambassadeurs de plusieurs États membres de l'Union européenne confrontés aux conséquences de la crise migratoire. Nous avons déjà auditionné les ambassadeurs de Hongrie et d'Espagne en France. Aujourd'hui, nous avons la chance et l'honneur d'accueillir M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne depuis 2015 et qui a auparavant occupé des fonctions éminentes à la Chancellerie fédérale.
Quelle est la position de l'Allemagne sur le fonctionnement de l'espace Schengen ? Nous le savons, l'Allemagne a été particulièrement concernée par la crise migratoire. Plusieurs milliers de migrants y sont arrivés chaque jour pendant plusieurs mois et votre pays a fait l'objet de demandes d'asile sans précédent. L'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie a tari les flux migratoires depuis la Grèce, mais des inquiétudes demeurent sur les côtes italiennes via la Libye.
Par ailleurs, la position de l'Allemagne a évolué. Alors que la Chancelière a d'abord manifesté une grande ouverture à l'égard des migrants accueillis dans son pays, au contraire de bien d'autres États européens, elle semble avoir amendé son discours. Il est vrai que la gestion de la crise migratoire a suscité d'intenses débats au sein de la société allemande. En outre, des interrogations y sont apparues sur le degré de sécurité des frontières extérieures de l'espace Schengen - je pense bien sûr à l'odieux attentat perpétré sur un marché de Noël à Berlin, le 19 décembre dernier, et à la cavale transfrontières de son auteur présumé.
Plus généralement, pourriez-vous nous exposer la position de votre pays dans les négociations au Conseil sur les mesures préconisées, et pour certaines d'entre elles déjà entrées en application, pour améliorer le fonctionnement de l'espace Schengen ? Telles sont quelques-unes des questions qui intéressent notre commission d'enquête.
Nous vous avons adressé un questionnaire qui peut constituer le « fil conducteur » de votre intervention. Je vous propose de vous donner la parole pour un propos liminaire de dix à quinze minutes, puis j'inviterai mes collègues, en commençant par notre rapporteur, François-Noël Buffet, à vous poser des questions. Cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié.
J'insiste auprès de mes collègues : nous devons impérativement avoir terminé cette audition à 14 heures 30, heure à laquelle la séance publique entamera l'examen du projet de loi relatif à l'outre-mer. Vous avez la parole, Monsieur l'Ambassadeur.
Monsieur le Président, je vous remercie de votre invitation. En introduction, je souhaiterais revenir sur trois questions générales avant d'aborder les points de détail. Premièrement, il est important de noter que, pour nous, Schengen est un système qui comporte plusieurs éléments. Le débat public en Allemagne décrit souvent Schengen comme étant simplement un espace sans contrôles des personnes aux frontières intérieures. Mais Schengen comporte en fait beaucoup plus d'éléments, comme l'harmonisation et le renforcement de la protection des frontières extérieures, la coopération policière transfrontière, la coopération et l'entraide judiciaire, le système d'information Schengen qui permet des recherches automatisées, les bases d'une politique commune en matière de visas et d'asile et, depuis peu, une harmonisation de la législation sur l'acquisition, et la possession d'armes. Il s'agit donc d'un ensemble de législations, faites pour protéger les citoyens et qui, si elles sont bien appliquées, rendent les contrôles aux frontières intérieures inutiles. Mais il faut mettre en oeuvre l'ensemble de ces éléments.
Deuxièmement, on constate un recul net du nombre de personnes arrivées en Allemagne en 2016 par rapport à 2015 : après neutralisation des double-comptes, nous avons enregistré 890 000 réfugiés entrés en Allemagne et 476 000 demandes d'asile en 2015. En 2016, le nombre d'entrées enregistré en Allemagne n'est plus que de 280 000 personnes. En revanche, le nombre de demandeurs d'asile a augmenté pour s'élever à 745 000 car un certain nombre de personnes arrivées à l'automne 2015 n'ont déposé leur demande que l'année suivante. Nous n'avons pas encore résorbé l'ensemble des demandes d'asile dues à l'afflux observé en 2015.
Pourquoi constate-t-on ce net recul d'arrivées de réfugiés ? Cela s'explique à la fois par les mesures prises aux niveaux national, européen et international. Nous avons réintroduit des contrôles aux frontières intérieures, essentiellement à la frontière avec l'Autriche. Ceci a conduit à une quasi fermeture de la route des Balkans, même si au cours de l'année 2016 un certain nombre de demandeurs sont arrivés en Allemagne par cette route. D'ailleurs, la plus grande part de ces personnes sont arrivées en passant par la Hongrie malgré la mise en place d'une clôture prétendument « étanche ». Vous avez mentionné l'accord entre l'Union européenne et la Turquie. Des législations nationales ont également été adoptées en Allemagne : elles ont entraîné des modifications du droit d'asile dans son application - et non dans son principe - et ont contribué à la réduction du nombre d'arrivées. Tout d'abord, nous avons déclaré certains États tiers comme pays d'origine sûrs : l'Albanie, le Kosovo et la Macédoine. Le nombre de personnes venues de ces pays a beaucoup chuté. La possibilité de traiter ces demandes et de renvoyer les personnes concernées beaucoup plus rapidement a dissuadé les départs. Nous avons aussi accéléré la procédure de demande d'asile et essayé de lever un certain nombre d'obstacles à la reconduction des demandeurs déboutés. De plus, nous avons suspendu le réunification familiale pour les réfugiés qui se sont vus accorder une protection subsidiaire mais pas le droit d'asile ; ceci concerne les personnes que l'on ne peut renvoyer dans leur pays car la situation ne l'autorise pas. Enfin, nous avons réduit les aides dont bénéficient les demandeurs d'asile durant la période de traitement de leur dossier. Auparavant, ces aides étaient principalement versées en numéraire et aujourd'hui une partie est accordée en nature (logement, nourriture, vêtements), ce qui rend la situation moins attractive pour les demandeurs qui savent par avance qu'ils seront déboutés. Toutes ces mesures, prises au niveau national, ont joué un rôle important.
Pour nous, le vrai problème ne vient pas de la convention de Schengen, mais de sa mise en oeuvre défaillante par différents États membres, en particulier en matière de protection des frontières extérieures. Je pense qu'il est important de souligner où se situe la responsabilité afin d'identifier ce qui doit être fait.
Troisièmement, l'année passée, sous l'impulsion des ministres de l'Intérieur français et allemand, un progrès important a été réalisé avec de nouvelles décisions et propositions pour améliorer l'ensemble du système Schengen. Il y a une proposition de réforme du régime d'asile européen commun, actuellement en cours d'examen au Conseil de l'Union européenne, une proposition de révision du règlement de Dublin, une refonte d'Eurodac... Nous sommes également en train de créer un système d'enregistrement des entrées et sorties des ressortissants des pays tiers et un système d'autorisation et d'information pour les voyageurs exemptés de visa (ETIAS). Compte tenu de l'expérience positive de ce type de procédure d'enregistrement dans d'autres pays, c'est une proposition que nous approuvons. Nous avons vu, en octobre 2016, l'entrée en vigueur du règlement créant l'agence européenne de garde-frontières, « Frontex bis » en quelque sorte. Nous avons enfin vu aboutir la directive sur l'utilisation des données des dossiers passagers (PNR). Le Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) a également été renforcé. Sur un grand nombre de sujets, nous avons donc observé en un an des progrès plus importants que ceux réalisés au cours des dix années précédentes. Cela ne signifie pas que nous soyons au bout des réformes car un certain nombre de dossiers sont encore sur la table. Mais nous nous félicitons de cette accélération et des premiers résultats obtenus. Je vous propose maintenant de répondre à vos questions et de vous remettre par écrit les éléments de réponse chiffrés.
Je vous remercie de privilégier l'interactivité. Je vais donc donner la parole au rapporteur, François-Noël Buffet.
Il y a quelques temps, l'Allemagne a demandé à ce que les accords de Dublin s'appliquent de nouveau entièrement à compter du 15 mars prochain, alors qu'ils avaient été suspendus dans certains pays sous l'effet de la crise migratoire. Pourriez-vous nous donner des informations sur ce point ? Comment l'Europe va-t-elle devoir aider la Grèce et l'Italie pour traiter les personnes déboutées du droit d'asile qui doivent être reconduites dans leurs pays d'origine ?
L'Allemagne applique le règlement de Dublin avec les autres pays à une seule exception : la Grèce, où nous avons suspendu l'application de Dublin depuis la décision de la Cour de justice européenne de 2011. Vous trouverez les chiffres concernant les demandes adressées par l'Allemagne à d'autres pays et celles qui lui ont été transmises, le taux d'acceptation et les suites données dans les réponses écrites. Il est important que les règles de Dublin fonctionnent et soient appliquées.
Le ministre de l'Intérieur allemand a annoncé que Dublin serait à nouveau appliqué avec la Grèce à partir du 15 mars 2017. Ceci ne remet pas en cause la mise en oeuvre des 160 000 transferts de personnes réparties entre États membres il y a un an et demi. Et d'ailleurs, si l'on regarde les chiffres, la France et l'Allemagne sont les deux États qui font le plus en la matière. Lorsque des personnes doivent être reconduites dans leur pays d'origine, nous le faisons directement. Par exemple, nous n'avons pas repoussé vers l'Autriche les Albanais ou les Kosovars, mais nous les avons transférés par avion ou autre moyen de transport directement vers leur pays. Ce que nous faisons avec méthode depuis un certain temps est de repousser les personnes se présentant à la frontière allemande qui ne demandent pas asile et ne sont pas en possession des documents justifiant leur entrée sur le territoire allemand. Cela concerne un nombre considérable de personnes s'étant présentées à la frontière avec l'Autriche au cours de l'année 2016.
L'objet de la commission d'enquête du Sénat est d'évaluer le fonctionnement de l'espace Schengen et de déterminer quels ont été, face à la crise migratoire mais pas seulement, ses points forts et ses points de faiblesse. À partir des auditions que nous avons réalisées jusqu'à maintenant, il semble que l'échange d'information entre les pays membres de cet espace n'est pas aussi large que l'on pourrait le souhaiter et qu'il existe des difficultés de communication et de partage des données. Avez-vous pu constater ceci en Allemagne ?
Premièrement, nous avons publiquement déploré que dans certains pays, essentiellement la Grèce et l'Italie, l'enregistrement des personnes arrivées sur leurs côtes n'a pas été effectué pendant des années ou du moins a été fait dans de très faibles proportions. Par conséquent, nous avons sur le territoire européen des personnes dont il n'existe aucune trace dans les systèmes d'information. La situation s'est beaucoup améliorée, mais ce n'est pas encore complétement satisfaisant. Une fois que ces données sont enregistrées, nous avons au niveau européen le même phénomène que celui observé au niveau national : l'existence de silos d'information indépendants. Il faut recouper les informations pour que les services de renseignement puissent extraire les informations pertinentes à temps. Nous pensons qu'il y a une marge de progrès importante dans l'utilisation des systèmes SIS, Eurodac, PNR, etc., afin de recouper les informations suffisamment tôt pour réagir. Par exemple, si quelqu'un est dans le système SIS, on ne sait pas nécessairement s'il a commis un crime dans un autre pays. Or c'est important de le savoir et non d'avoir seulement des empreintes digitales. Souvent, nous avons l'information, mais elle n'est pas mobilisable suffisamment tôt par les différents services compétents. C'est ce que nous avons malheureusement constaté en Allemagne lors de l'attentat du 19 décembre 2016.
Jusqu'à présent, les travaux ont porté essentiellement sur la meilleure surveillance des frontières et la capacité de renvoyer les personnes en Italie et en Grèce, sans voir de résultat concernant la répartition solidaire entre États membres des réfugiés. Ne croyez-vous pas que, à partir d'un certain moment, l'Italie et la Grèce ne pourront plus supporter cette situation ? S'agissant du règlement de Dublin, vous indiquez l'intention de l'Allemagne de l'appliquer avec la Grèce, mais l'avez-vous vraiment mis en oeuvre avec la Hongrie ? Beaucoup des personnes ayant demandé l'asile en Allemagne avaient auparavant déposé une demande en Hongrie. Compte tenu de la situation politique interne en Turquie, l'accord entre l'Union européenne et la Turquie est-il encore robuste ?
Enfin, nous avons eu cet automne en France un débat sur le fichier des titres électroniques sécurisés (TES) et sur la mise en place d'un fichier des cartes nationales d'identité qui s'intégrerait au fichier des passeports, avec une base biométrique. En Allemagne, vous n'avez pas de base d'information de ce type. Cela n'est-il pas une difficulté lorsque l'on souhaite renforcer la capacité d'identification des personnes vivant dans l'espace Schengen ? L'Allemagne, la France et l'ensemble des pays de l'espace Schengen ne devraient-ils pas s'échanger les certificats de sécurité permettant, par exemple, à une borne située à Roissy de lire les identités biométriques figurant sur un passeport allemand ?
Concernant la Grèce et l'Italie, nous sommes tout à fait conscients qu'il faut faire évoluer le système et trouver une réponse à l'ensemble des questions. La décision prise en 2015 de répartir les personnes arrivées dans ces deux pays en fait partie. Nous avons également compris que sans ce type de décision, il est difficile d'imposer à la Grèce et à l'Italie de respecter leurs obligations, mais il s'agit quand même de leurs obligations. Ils ne peuvent pas s'en décharger.
Nous avons actuellement un débat au Conseil autour de la question d'une « solidarité flexible ». Je ne suis pas encore très au clair de ce que cela signifie. Mais pour l'Allemagne, une solidarité en matière d'accueil doit être réelle et ne doit pas pouvoir se « racheter » par d'autres moyens, même si les quotas ne sont pas nécessairement fixes. Il s'agit d'une des questions sur lesquelles le débat à Bruxelles achoppe. Il n'y a pas de solution à cette question mais il s'agit pour nous d'un élément important du dispositif. D'autant plus qu'il faut aussi essayer de rapprocher au maximum les règles de traitement des demandeurs d'asile pour éviter l'asylum shopping. Aussi bien la refonte du règlement de Dublin que la réforme du système d'asile font partie des sujets à régler.
Concernant la Hongrie, vous avez raison : dans une petite mesure, nous avons pris la décision, au niveau national, conformément à l'article 17 alinéa 1 du règlement de Dublin, de ne pas renvoyer les Syriens en mesure de prouver leur entrée en Allemagne entre le 4 septembre et le 21 octobre 2015. Mais il s'agit d'une décision concernant une période très courte et des personnes d'une certains nationalité, provenant d'un État spécifique ; cela ne concerne ni l'ensemble des Syriens, ni l'ensemble des personnes venant de Hongrie. Que faire des personnes venues via la Grèce, en Hongrie, sans y avoir été enregistrées ? Vous pouvez avoir là un long débat philosophique... Si nous voulons de la clarté, il faut que tous les ressortissants d'États tiers soient enregistrés aux frontières extérieures. Sinon on aboutit à une situation de confusion.
Je m'abstiendrai à ce stade de faire tout commentaire sur la politique intérieure ou extérieure de la Turquie. Je partage les inquiétudes concernant les droits de la presse et des minorités mais nous voyons, du moins à ce stade, que l'accord entre l'Union et la Turquie concernant les réfugiés est respecté par la partie turque, qui y voit un intérêt car nous versons un soutien financier aux organisations non gouvernementales turques s'occupant des camps syriens. La Turquie a vu en 2015 un déferlement de réfugiés sur son territoire, avec tout ce que cela produit comme désordres. De notre point de vue, la plus grande difficulté dans l'application de cet accord est la lenteur des procédures de renvois de la Grèce. Pour le moment, la Grèce a renvoyé en Turquie uniquement des personnes n'ayant pas demandé l'asile ou provenant de pays autres que la Syrie et l'Irak, et ce en nombre limité. Jusqu'ici, nous avons accepté en Allemagne et en Europe beaucoup plus de personnes que la Grèce n'en a renvoyées. Le système un pour un ne fonctionne pas à cause de la Grèce.
Ce système ne sera-t-il pas de plus en plus difficile à appliquer si la situation intérieure se dégrade en Turquie ?
Ce problème ne touche aujourd'hui pas les réfugiés syriens et irakiens ; il y a un problème avec les Kurdes, les médias, le mouvement Gülen, mais nous ne pouvons pas, à ce stade, constater que la Turquie maltraiterait des réfugiés présents sur son sol ou renvoyés.
Nous avons même récemment renvoyé d'Allemagne des personnes directement en Afghanistan. Il y a eu un débat important en Allemagne sur cette question. Le ministre de l'Intérieur a répondu positivement car, premièrement, il y a encore des soldats allemands présents en Afghanistan pour essayer de stabiliser le pays - il est donc difficile de dire que l'on peut y envoyer nos troupes, mais pas un Afghan. Deuxièmement, nous avons aussi renvoyé en Afghanistan des personnes condamnées en Allemagne pour des méfaits.
Concernant l'identification des réfugiés, il y a eu d'énormes progrès en Allemagne l'année dernière grâce à l'introduction d'une carte personnelle pour chaque réfugié, ouvrant l'accès aux différentes aides et valable dans tous les Länder. Tous les services des régions et de l'État fédéral ont ainsi accès à l'identité des demandeurs d'asile arrivés chez nous.
La question des données biométriques de tous les ressortissants nationaux n'est pour l'instant pas soulevée en Allemagne. Je pense que cela suscitera un énorme débat concernant la protection des données personnelles ; mon sentiment est que la constitution d'un tel fichier ne pourrait aboutir, à ce stade, en Allemagne.
Je vous félicite, monsieur l'Ambassadeur, pour la qualité de vos réponses. J'ai quelques questions concernant les conséquences internes du flux de migrants arrivés en Allemagne. L'Allemagne a une forte communauté turque, mais aussi une communauté kurde. Aujourd'hui, comme cela se passe-t-il avec l'arrivée de nouveaux migrants ? Les relations entre les différents groupes sont-elles bonnes ? Par ailleurs, au regard de la forte attractivité de l'Allemagne, avez-vous connaissance de cas de personnes ayant obtenu l'asile dans d'autres pays européens, par exemple en Suède, et qui demanderaient ensuite à rejoindre l'Allemagne ? Enfin, a-t-on une idée de la proportion de réfugiés régularisés et ayant trouvé un emploi en Allemagne et des effets sur le dynamisme économique de votre pays ?
La France et l'Allemagne vivent des situations assez différentes. Contrairement à la France, l'Allemagne n'a pas connu une pression migratoire constante, provenant en particulier de l'Afrique subsaharienne. En revanche, l'Allemagne a connu un pic très fort de demandeurs d'asile réfugiés de guerre en un temps très restreint. Cela entraîne des situations et des débats différents dans chaque pays. On a tendance a oublié qu'au milieu des années 1990, l'Allemagne a accueilli en deux ans 1 million de réfugiés de la Bosnie. Déjà, à cette époque, l'Allemagne se posait la question de l'intégration. C'est là le coeur de votre question...
Aujourd'hui, ce qui pose problème ou débat n'est pas l'accueil de ceux qui arrivent mais la capacité d'intégration. Je n'ai pas entendu parler de conflits entre les personnes issues de l'immigration déjà présentes en Allemagne et les nouveaux réfugiés. En revanche, chaque tension au sein de la société turque se répercute dans la communauté turque en Allemagne : il y a des écoles Gülen, des Kurdes, des kémalistes, des laïcs, des croyants... tout le spectre des sensibilités existant en Turquie est présent. Le jour du putsch raté en Turquie, des centaines de personnes se sont regroupées devant des consulats turcs en Allemagne. Nous n'avons pas su pourquoi. Le sujet est donc plutôt la répercussion des tensions turques chez nous qu'un conflit entre Turcs et Syriens en Allemagne.
Nous ne voyons pas de retours de réfugiés ayant obtenu le statut de demandeur d'asile en Suède mais un peu en Pologne. Cela dépend des conditions d'accueil et des perspectives. On observe d'ailleurs le même problème à l'intérieur de l'Allemagne. Nous essayons d'assigner les réfugiés dans certaines villes ou régions. Il existe en Allemagne un système de répartition entre les Länder en matière financière (Königssteiner Schlüssel) ; celui-ci est aussi utilisé pour la répartition des réfugiés. Mais si tout le monde se rend ensuite à Berlin, Munich ou Hambourg, il y a un problème. Nous avons donc introduit dans notre législation une possibilité d'assignation à résidence ou une conditionnalité des aides au respect d'un critère de résidence. Par ailleurs, il y a eu des réfugiés qui se sont rendu des pays baltes en Allemagne. Quant à la Suède, elle applique désormais elle aussi le règlement de Dublin et essaye de procéder à des réadmissions vers l'Allemagne.
Le coût pour la société de l'accueil des réfugiés est difficile à calculer. Pour le budget fédéral, en 2016-2017, la dépense prévue est d'environ 10 milliards d'euros pour l'accueil et la gestion des réfugiés, à laquelle il faut ajouter les dépenses des communes et des Länder. Une partie des dépenses fédérales sert toutefois à « récompenser » les Länder pour leurs dépenses. Il s'agit néanmoins d'un effort important.
Cet été, l'Allemagne a adopté une loi sur l'intégration qui comporte un volet relatif au soutien des étrangers accueillis en Allemagne et un volet énonçant les exigences de la société vis-à-vis de ces personnes (cours d'intégration, respect des normes....). Il s'agit de la première loi de cette nature dans notre pays. Nous commençons à la mettre en oeuvre. Il est très important de comprendre que l'intégration fonctionne dans les deux sens : il faut que la personne soit prête à s'intégrer et que la société soit prête à l'accueillir. Si l'un des deux éléments fait défaut, cela ne peut pas fonctionner.
Concernant l'emploi, on estime aujourd'hui qu'environ 10 % des personnes venues en Allemagne ont trouvé un emploi. Ce n'est pas beaucoup car ils doivent d'abord passer par une formation linguistique, puis une formation professionnelle. La perspective d'intégration dans le marché du travail des réfugiés est donc, en règle générale, de quatre à six ans. Mais nous avons fait coopérer très étroitement l'équivalent en Allemagne de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides et Pôle emploi, qui ont été présidés par la même personne pendant un an.
Monsieur lAambassadeur, qu'est-ce-que le Gouvernement allemand peut répondre au futur président des États-Unis lorsqu'il invective la Chancelière à propos de l'accueil massif de réfugiés, qui aurait été, selon lui, une gravissime erreur ? A contrario, quels sont les avantages que voit l'Allemagne dans l'accueil de ces réfugiés ?
Ma deuxième question a trait à la politique des retours : quelles sont les modalités d'accompagnement des déboutés du droit d'asile renvoyés vers leur pays d'origine ? Quelles politiques de co-développement mettez-vous en oeuvre et quels sont les accords mutli- ou bilatéraux avec des pays tiers ?
Enfin, quelle est la participation de l'Allemagne au corps de garde-frontières et de garde-côtes européen et aux opérations Poséidon et Triton ?
L'analyse selon laquelle la Grèce et l'Italie n'ont pas entièrement assumé leurs responsabilités est assez largement répandue, soit parce qu'elles ont été laxistes, soit parce qu'elles n'ont pas eu les moyens suffisants, soit parce que ce système les conduirait à accepter une charge croissante pour l'Europe dans son ensemble. Aujourd'hui, une solution provisoire a été trouvée avec l'accord entre l'UE et la Turquie, mais il y a de plus en plus de traversées par la Méditerranée, alimentées par des réseaux de passeurs. Certains ne craignent pas aujourd'hui de dire que les pays européens limitrophes sont, par certains aspects, devenus complices de ces passeurs. L'Europe ne devrait-elle pas adapter ses règles pour limiter ce phénomène ? Quelle est la position de l'Allemagne ?
En ce qui concerne monsieur Trump, nous sommes tout à fait calmes, en accord avec nous-mêmes et avec le respect des droits fondamentaux tels qu'ils sont inscrits dans la Constitution allemande et qui tiennent compte de l'histoire allemande. Le droit d'asile tel qu'il est inscrit dans notre Constitution est aussi une réponse à la période nazie. Il est important que l'Allemagne l'honore, y compris dans les situations difficiles. Monsieur Trump viendra peut-être un jour en Europe et verra la complexité et l'histoire de notre continent. On pourrait même lui souhaiter d'aller voir quelques cimetières de guerre, y compris américains, pour se rendre compte pourquoi la coopération européenne est si importante.
Honorer les droits fondamentaux figurant dans nos textes ne signifie pas que nous devions être naïfs et accepter toute demande d'asile sans rigueur. Toutefois, le principe du droit d'asile ne sera pas remis en cause par l'Allemagne. La difficulté est l'abus de ce droit par des personnes venant pour d'autres motifs. Pour protéger le droit d'asile et le droit des réfugiés, il faut que nos États soient capables de différencier entre ces personnes et de renvoyer ceux qui ne relèvent pas du droit d'asile. Cette question des retours est absolument cruciale. Grâce à l'ensemble des mesures nationales et à la coopération avec les pays concernés, nous avons, il me semble, réussi le pari sur les Balkans. Les pays des Balkans acceptent ainsi désormais de réintégrer des ressortissants sur la base de documents européens, ce qui supprime un obstacle important à la reconduite.
Nous sommes dans une situation différente concernant la Syrie : aujourd'hui, plus de 90 % des demandeurs d'asile ou de protection provenant de ce pays obtiennent un titre de séjour ou une protection en Allemagne. Mais nous pensons qu'un grand nombre d'entre eux souhaiteront retourner en Syrie dès qu'ils le pourront pour reconstruire leur pays. La situation est plus difficile avec le Maghreb. Nous avons des difficultés à renvoyer des personnes vers cette zone. L'Allemagne réfléchit à sa politique vis-à-vis de ces pays. Il faut être plus clair dans la mise en oeuvre des accords de réadmission européens. Les partenariats migratoires que l'Union européenne est en train de mettre en place avec un certain nombre de pays africains sont très importants à cet égard. Ce que l'Allemagne a compris est qu'il y a, certes, la question des réfugiés de Syrie et d'Irak, mais que l'Europe doit aussi traiter la question de la migration subsaharienne en travaillant avec les pays d'origine et de transit. La situation en Libye est préoccupante. Après, sommes-nous des complices des passeurs ? Le nombre de morts observé en Méditerranée est déjà presque insupportable. Si l'Union européenne retirait ses bateaux de façon importante, le nombre de morts augmenterait fortement et nous aurions beaucoup de mal à le supporter humainement et politiquement. Il faut évidemment essayer de travailler avec les autorités libyennes pour créer les conditions d'un retour mais, pour le moment, ceci n'est pas possible. Ce n'est pas un problème allemand mais un problème commun.
Je ne porte pas de jugement sur la politique italienne en la matière mais nous avons constaté, par le passé, lors de contrôles aléatoires en gares de Munich que certains étrangers en situation irrégulière étaient manifestement mis dans ces trains par les autorités d'un pays voisin ami, qui ne s'étaient pas donné beaucoup de mal pour dissimuler leur opération. À partir de ce moment-là, il y a donc une responsabilité, même si nous sommes les premiers à admettre qu'il faut des mesures exceptionnelles en cas d'afflux majeur. Mais ceci doit rester l'exception pour revenir à un système de Dublin qui fonctionne.
Je vous remercie Monsieur l'Ambassadeur. Je rappelle qu'avant d'être Ambassadeur en France, vous avez été directeur à la Chancellerie fédérale et vous avez travaillé à la représentation permanente de l'Allemagne auprès de l'Union européenne.
La réunion est close à 14 h 30