Madame Uma Rani, vous êtes économiste senior au département de recherche de l'Organisation internationale du travail (OIT) à Genève, et je vous remercie d'avoir accepté cette audition du Sénat français.
En 2021, vous avez coordonné une étude sur le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail ; cette étude fut menée dans 100 pays, auprès de 12 000 travailleurs ; les entretiens ont été conduits avec des représentants de 70 entreprises de différents types, de 16 entreprises de plateformes et de 14 associations de travailleurs de plateformes à travers le monde, dans de multiples secteurs.
Cette étude correspond au thème de la mission d'information qui s'est constituée mardi dernier au Sénat. Vous constatez que ces plateformes transforment les processus de travail, avec des implications majeures pour l'avenir du travail à un double niveau : les plateformes en ligne, situées physiquement dans les États, remettent en question nos modèles sociaux ; et les plateformes géolocalisées, partout ailleurs dans le monde, concurrencent de façon déloyale les entreprises traditionnelles, notamment sur le plan de la fiscalité et de la réglementation du travail.
Votre étude souligne que la France est l'un des États qui a commencé à apporter des réponses réglementaires à ces nouvelles conditions de travail. Cependant, compte tenu de la dimension transnationale du sujet, une convention internationale semble appropriée. Un tel instrument juridique est-il en préparation à l'OIT ?
Après votre propos liminaire, le rapporteur de la mission d'information, mon collègue M. Pascal Savoldelli, vous posera des questions, de même que les autres sénateurs participant à cette audition.
Merci de m'accueillir au Sénat pour vous présenter ce rapport. Comme vous l'avez très justement indiqué, les plateformes numériques entraînent des changements considérables et transforment le monde du travail. Ces plateformes peuvent opérer sous différentes juridictions, à partir de n'importe quel endroit et quel que soit le lieu de travail des travailleurs. Dans ce cadre, elles redéfinissent la nature des échanges économiques et apportent des changements rapides aux conditions de travail.
Je souhaite souligner quatre éléments.
Premièrement, les plateformes utilisent des algorithmes permettant d'évaluer et de répartir la charge de travail. C'est un changement fondamental par rapport à la gestion humaine habituelle du travail, et ces pratiques sont désormais de plus en plus souvent adoptées par les entreprises de l'économie traditionnelle.
Deuxièmement, l'investissement et les coûts opérationnels sont portés par les travailleurs, qui doivent eux-mêmes se doter des instruments leur permettant de travailler. Un double marché du travail s'est créé, avec des employés qui travaillent directement pour les plateformes et de très nombreux travailleurs extérieurs. Les travailleurs de la première catégorie bénéficient de tous les avantages accordés aux travailleurs salariés, au contraire de ceux de la deuxième catégorie, souvent des contractuels ou des travailleurs indépendants, envers lesquels les plateformes n'ont aucune responsabilité. Le travail de ces derniers est réglementé par un accord de service élaboré de façon unilatérale par les plateformes, sans aucune consultation avec les partenaires sociaux.
Troisièmement, le modèle de tarification de ces plateformes consiste à donner des salaires différents aux travailleurs. Faire payer des cotisations est tout à fait contraire aux instruments des différentes conventions sur le travail, qui interdisent aux employeurs de faire payer ce type de cotisation ; cela entraîne un changement absolument fondamental.
Enfin, différents types de sociétés dépendent de plus en plus de ces plateformes pour réduire leurs coûts et avoir accès à un ensemble de travailleurs, avec des talents et des compétences différentes à l'échelle mondiale. Cela offre notamment des opportunités pour les femmes, les personnes handicapées, les migrants ou encore les travailleurs dans les pays en développement.
Après cet état des lieux, je souhaite pointer un certain nombre de difficultés.
On a notamment constaté que, pour beaucoup de travailleurs des plateformes, les revenus sont faibles. Environ 50 % des travailleurs gagnent moins de 2,50 dollars de l'heure - de 3,3 à 7,5 dollars pour les travailleurs des plateformes en ligne ; de 0,9 à 8,6 dollars pour ceux des plateformes géolocalisées. Un grand nombre de ces travailleurs paient une commission très élevée, pouvant aller jusqu'à 40 %, à soustraire de leurs revenus ; et un grand nombre également travaillent de longues heures pour les plateformes géolocalisées, jusqu'à 80 heures par semaine. Dans le cadre des plateformes en ligne, les travailleurs doivent effectuer des tâches pour lesquelles ils ne sont pas payés, avec environ un tiers de leur temps de travail consacré à la réalisation de tâches non rémunérées mais pourtant nécessaires pour leur permettre de réaliser des tâches rémunérées. Les travailleurs dans les pays en développement gagnent 60 % de moins que ceux des pays développés ; on trouve également des différences en fonction du genre et de l'âge.
Le deuxième type de problème que je souhaite mentionner est l'absence de protection sociale pour les travailleurs de ces plateformes. En particulier dans les pays en développement, une très faible proportion de ces travailleurs a accès à une protection sociale ; dans les pays développés, cet accès est généralement meilleur.
Ces plateformes jouissent d'une grande liberté, mais les pratiques de gestion sont contraintes par les rémunérations, variables, qui leur sont accordées. Dans un certain nombre de pays, ces mécanismes de correction ou de redressement ne sont pas disponibles. Dans certaines plateformes, les annulations de travail ont des conséquences considérables sur l'accès au travail et sur la désactivation des travailleurs.
Enfin, la dernière difficulté concerne les travailleurs hautement qualifiés, auxquels ces plateformes n'offrent aucune perspective de carrière.
En raison du nombre de problèmes que posent ces plateformes, beaucoup de pays sont intervenus en faveur d'une réglementation ; certains, les pays développés notamment, se sont attachés aux caractéristiques de l'emploi et aux relations de travail ; d'autres, les pays en développement, ont mis l'accent sur la question des prix et ont essayé d'imposer des mesures de sécurité sociale ; en Europe, des pays ont également voulu s'attaquer aux problèmes de santé au travail, de temps de travail, et de protection des données.
Au regard de la diversité des interventions réalisées dans le monde, il est difficile d'envisager une homogénéité en matière de réglementation. Il faudrait instaurer un dialogue politique et une coordination à l'échelle internationale, afin de veiller à ce que les conditions de travail de ces travailleurs soient protégées. Pour cela, notre rapport établit quinze recommandations, dans le domaine du droit du travail, du droit de la concurrence, et en matière fiscale.
Madame Uma Rani, j'ai eu l'occasion de lire un résumé analytique de votre rapport, très riche, de février 2021.
Quels sont les principaux secteurs économiques concernés par l'émergence de ces plateformes de travail ? Et quel impact cette émergence a-t-elle sur les métiers et l'emploi ?
Comment pourrait-on renforcer la transparence des processus algorithmiques qui déterminent les conditions de travail de ces travailleurs ?
Vous aviez déjà effectué un énorme travail sur le même sujet en 2018, et vous venez donc de présenter ce nouveau rapport en 2021. Quelles évolutions avez-vous pu constater en trois ans ? Ce phénomène d'uberisation de l'économie produit des mouvements extrêmement rapides. Votre analyse de la séquence récente nous sera donc très utile.
Les plateformes numériques communiquent beaucoup sur le fait qu'elles créent des opportunités d'emploi et de revenus. Prenons l'exemple du secteur des taxis qui existait et continue d'exister sur le marché du travail traditionnel ; dans les pays développés, les plateformes ont offert des possibilités de revenus à un petit segment de travailleurs qui était exclu de l'offre traditionnelle des chauffeurs de taxis ; et dans les pays en développement, les chauffeurs de taxis traditionnels font déjà partie d'un marché traditionnel. Il convient donc d'être prudent sur le sujet des créations de revenus.
Dans les secteurs traditionnels, où les droits des travailleurs sont décidés par des accords collectifs, la situation a empiré avec l'arrivée des plateformes ; en s'appuyant sur la loi de l'offre et de la demande, les droits des travailleurs sont désormais revus à la baisse. Il faudrait s'assurer que les prix des taxis, fixés par les gouvernements sur la base d'un certain nombre de caractéristiques, soient bien respectés ; et c'est le même raisonnement pour beaucoup d'autres secteurs.
On observe aujourd'hui une interpénétration entre les activités. Il y a toute une série de secteurs - le traitement des données, la traduction, la transcription, la programmation d'ordinateurs - où les plateformes se sont imposées. Toutes ces activités existaient auparavant sur le marché traditionnel ; ce sont des activités souvent anciennes, dans lesquelles les prix ou les taux ont été déterminés par des accords sectoriels ou d'autres mécanismes du même genre. Les plateformes sont en train de précariser un grand nombre de ces activités ; je pense notamment au secteur de la manufacture, à celui de l'automobile. Beaucoup de tâches, dans ces secteurs, sont confiées à des sous-traitants dans des pays en développement - en Asie, en Afrique ou en Amérique latine - où elles sont réalisées par des travailleurs hautement qualifiés à des salaires très bas. Les plateformes disent qu'elles créent des emplois ; en réalité, elles précarisent ceux qui existaient déjà dans le secteur traditionnel.
Votre deuxième question portait sur le renforcement du processus algorithmique. Je pense, en effet, qu'il s'agit d'une chose importante. À l'OIT, nous travaillons en ce moment sur les secteurs des entrepôts et des hôpitaux pour comprendre dans quelle mesure les pratiques de gestion sont influencées par les algorithmes. Les pays doivent intervenir rapidement, car les algorithmes et l'intelligence artificielle ne sont pas des sujets accessibles.
Il s'agit notamment de bien comprendre le code source. L'Espagne a pris des mesures, mais elles sont insuffisantes, il faut aller plus loin. Qu'est-ce qui figure dans le code source ? Nous devons avoir plus de détails sur la manière dont tout cela est constitué.
Dans ces plateformes, de la répartition du travail au paiement, tout est automatisé. Lorsque vous effectuez un travail par exemple, un algorithme décide si votre travail est bon ou pas, si vous devez être récompensé ou non ; il n'y a aucune intervention humaine et il n'existe aucun mécanisme de recours pour les travailleurs. C'est un problème que nous devons régler, en demandant une intervention humaine plutôt que de l'intelligence artificielle.
Pour les plateformes de taxis notamment, on parle beaucoup de liberté, de souplesse, d'autonomie ; tout cela, bien sûr, n'existe pas. Souvent, les chauffeurs doivent payer des amendes liées à certains comportements ; ce genre de pratiques ne doit pas être autorisé.
En 2018, lorsque nous avons rédigé notre rapport, nous travaillions uniquement sur les entreprises de micro-travail. Nous souhaitions élargir le champ d'étude, et nous avons commencé à examiner les plateformes d'indépendants ou encore celles de programmation d'ordinateurs. Il faut trouver des solutions dans toute une série de domaines : la science informatique, la médecine et beaucoup d'autres encore.
Les entreprises de télécommunications ne comptent plus sur leurs compétences en interne et s'adressent aux plateformes de mise en relation avec des travailleurs indépendants pour réaliser le même travail à un tarif le plus bas possible.
Un changement important est intervenu entre le mois de février précédant l'apparition du covid-19 et aujourd'hui, avec une « plateformisation » croissante du travail, y compris dans des secteurs traditionnels tels les soins à domicile. La situation commence à devenir inquiétante.
Merci beaucoup pour ces propos édifiants. Vous avez dit que les femmes étaient moins bien payées que les hommes, y compris en raison de l'existence de ces plateformes. Est-ce parce qu'elles font moins d'heures et que, pour disposer d'un revenu correct, il leur faudrait travailler entre 65 et 85 heures par semaine, ce qui est souvent impossible à cause de l'inégalité dans le partage des tâches domestiques ?
Nous calculons les revenus par heure. Or en fonction du type d'activité choisie, elles se retrouvent à être moins payées que les hommes. Mais on constate aussi que, sur certaines plateformes, pour le même travail, elles font l'objet d'une discrimination non identifiée qui aboutit au même résultat : elles touchent moins que les hommes. En résumé, les inégalités sont d'ordre algorithmique, mais résultent aussi du fait que ce sont des femmes.
Je souhaite revenir sur la question que j'ai évoquée lors de mon propos liminaire. Compte tenu du caractère transnational du développement de ces pratiques « uberisées », un instrument juridique serait-il en préparation au niveau de l'OIT ?
Merci beaucoup pour votre exposé passionnant. J'aurai une seule question : dans le fonctionnement de ces plateformes, qu'est-ce qui doit, selon vous, trouver une régulation au niveau européen et qu'est-ce qui doit relever des normes étatiques ? S'agissant de la CloudFactory, tous les problèmes liés à la transparence des algorithmes doivent être réglés au niveau européen. Je pense aussi au statut des indépendants et à la possibilité d'engager un dialogue social sans que cela soit considéré comme une entente par le droit européen de la concurrence. Cependant, beaucoup de questions sociales doivent être examinées à l'échelle de chaque État.
Comme indiqué très clairement dans le rapport, il faut d'abord engager un dialogue politique international et national, ainsi qu'une bonne coordination, entre les entreprises de plateformes, les travailleurs et les autorités. Les situations sont en effet très diverses selon les endroits, avec des micro-travailleurs ou autres. Les gouvernements doivent commencer à discuter avec ces entreprises pour comprendre comment elles mettent en place leurs accords de services, si elles agissent de façon unilatérale et si les conditions de travail doivent être améliorées, et dans quelle mesure le droit national, s'il s'applique, doit être renforcé.
Les accords de services des plateformes sont déterminés de façon unilatérale par celles-ci sans aucune consultation des travailleurs. Garantir leur statut est pourtant indispensable, et cela doit passer par la définition de leurs heures de travail et l'élaboration de règles qui leur garantiront un traitement correct. Dans la mesure où certaines plateformes relèvent de plusieurs juridictions, il faut à tout le moins renforcer la réglementation nationale, européenne et internationale, pour opérer des rapprochements en vue de l'acceptation de règles de travail appropriées pour tous.
Deuxièmement, il faut veiller à ce que les travailleurs indépendants aient le droit de négocier collectivement certaines tâches qu'ils exécutent sur les plateformes.
Troisièmement, la transparence des algorithmes sous toutes les formes, qu'il s'agisse, entre autres, de la répartition et de l'évaluation des performances, est une nécessité absolue ! Le dialogue sera long, mais il est temps de l'ouvrir dès maintenant, car le travail sur plateforme concerne de plus en plus de secteurs de l'économie.
Vous avez commencé les consultations avec certaines entreprises de transport, qui devraient aboutir à de nouvelles normes d'ici à la fin de l'année. Cela constituera un excellent point de départ pour avancer en la matière. Certains pays ont déjà pris des mesures, mais notre action au niveau national doit être plus forte pour que les travailleurs soient protégés et non exploités par les plateformes.
Enfin, les instances gouvernantes de l'OIT ont approuvé au mois de mars une réunion tripartite d'experts sur les plateformes de travail numériques, qui aura lieu entre les mois de juillet et septembre 2022. Cela nous offrira la possibilité de discuter des conditions de travail des travailleurs de ces plateformes. Espérons que nous pourrons progresser en vue de la mise au point d'un instrument protecteur dans le cadre de l'adoption d'une convention à plus long terme. Mais nous pouvons d'ores et déjà nous réjouir de cette possibilité de discussion.
Vous confirmez qu'un outil serait proposé d'ici à la fin de l'année. Cela est particulièrement nécessaire concernant la transparence des algorithmes. Je souhaiterais aussi vous poser une question sur le statut des travailleurs de ces plateformes. En France, la plupart d'entre eux ont adopté le statut d'indépendant, certains étant recrutés en tant que salariés. Compte tenu du développement à venir des métiers liés aux plateformes, pensez-vous que l'adoption d'un statut intermédiaire serait plus appropriée ?
À mes yeux, il faut être très prudent dans notre progression. Le cas d'une catégorie intermédiaire a été appuyé par une décision de la Cour suprême prise juste avant notre rapport, qui prévoit des salaires minimums et des avantages concernant notamment les congés payés. C'est une excellente chose, mais cela concernera-t-il tous les travailleurs sans restriction ? Il faut commencer par voir quels sont les avantages dont les travailleurs devraient bénéficier, le point de départ étant un revenu minimum, des congés maladie, une protection sociale, une pension et un temps de travail non limité : c'est une recommandation que nous allons formuler, en les mettant dans une catégorie intermédiaire. La difficulté vient du fait qu'un travailleur, quel que soit le nom qui lui est attribué, doit obtenir tous les avantages afférents à cette catégorie, y compris le droit de négocier. Il est donc délicat de se lancer tête baissée dans le processus.
En outre, il est quelque peu délicat de vouloir examiner toute cette question à l'aune de l'autonomie et du contrôle pour savoir si un travailleur est indépendant ou non. En effet, dans toutes sortes de plateformes - et pas uniquement celles qui regroupent des chauffeurs de taxi ou des livreurs -, les travailleurs ne disposent pas nécessairement de cette autonomie. Ils reçoivent des instructions, sont suivis et surveillés, et si leur travail n'est pas effectué correctement, c'est souvent un client qui obtient ce travail. Il existe donc bien un problème dans la relation entre l'employeur et l'employé. Il est très important que les clients et les entreprises ne se déchargent pas de leur responsabilité en la transférant au travailleur. Il ne faut pas avoir peur d'une éventuelle disparition des plateformes. Les travailleurs, soumis à des conditions de travail bien pires, auraient de toute façon été employés sur le marché traditionnel du travail. Si nous partons de ces postulats, nous pourrions participer à l'amélioration des conditions de vie des travailleurs, et de la société en général.
Enfin, il faut garder à l'esprit que la plupart des plateformes n'ont pas réalisé de bénéfices et financent leurs coûts sous la forme de venture capital.
Vous avez souligné que ces nouvelles plateformes numériques de travail précarisent certains travailleurs et modifient certains métiers de différents secteurs. Avez-vous constaté que ce modèle économique et social en expansion touchait les services publics, à l'instar de la livraison de courrier, autrefois exécutée exclusivement par La Poste, et qui l'est désormais également par Stuart, une nouvelle plateforme numérique de travail ayant reçu une délégation de service public (DSP) ? Comment imaginez-vous la représentation de ces travailleurs, ainsi que les éventuelles négociations collectives et individuelles, encore inexistantes aujourd'hui ? Dernière question, je m'interroge sur le management de l'algorithme : n'avons-nous pas à définir au niveau tant national qu'international l'intermédiation numérique ? Si celle-ci est la seule à alimenter l'offre et la demande, les travailleurs ne seront plus protégés par aucune norme, à quelque niveau qu'elle se situe. J'aimerais bénéficier de votre expertise à ce sujet, dont le périmètre est extrêmement large.
Merci pour ces excellentes questions. Je commencerai par la deuxième : comment envisageons-nous la représentation, qui inclut notamment la négociation collective ? La technologie, qui entraîne l'exploitation des travailleurs peut également être utilisée de façon très efficace par les travailleurs eux-mêmes afin de lutter pour leurs droits. Ce fut le cas au Royaume-Uni où des associations de chauffeurs ont organisé des grèves sur leur site. De même, au Costa Rica, des travailleurs s'organisent sur WhatsApp pour refuser certaines commandes dans le but de modifier la façon dont le calcul des paiements est réalisé. Ces manifestations informelles se sont révélées efficaces.
Des tentatives similaires ont eu lieu un peu partout dans le monde pour améliorer les relations de travail. Il faut voir comment les syndicats traditionnels peuvent en reprendre certaines et les intégrer pour lutter en faveur des droits des travailleurs. Quel que soit le résultat escompté, l'élan est déjà donné pour que nous allions à la table des négociations. Nous avons constaté que, très souvent, les livreurs essaient de créer un espace avec d'autres travailleurs précaires pour attirer l'attention du public, faire intervenir les municipalités et avoir un échange sur l'amélioration de leurs droits. Ce sont des cas particuliers, mais ils ont montré que toute action pouvait avoir un retentissement positif. Dans les pays nordiques, la négociation collective est en train de se mettre en place, mais à une très petite échelle. Cela pourrait être un moyen pour qu'un grand nombre de ces entreprises concluent des accords sectoriels et s'assurent de la protection de leurs travailleurs. Voilà comment faire en sorte que les travailleurs soient en mesure de négocier leurs conditions de travail.
Vous avez indiqué, à juste titre, que les plateformes concernaient de plus en plus de secteurs traditionnels et les précarisaient. Il est très difficile de savoir dans quelle mesure les services publics sont visés, mais je ne serai pas surprise que cela se produise déjà dans les hôpitaux, dont certains établissements de santé privés, où des plateformes ont proposé les services d'infirmières ou de médecins très qualifiés. Pendant la pandémie de la covid, ces deux plateformes ont fort bien fonctionné pour faire face à la pandémie. Au demeurant, on ne sait pas très bien si cette pratique s'est développée en Europe ou ailleurs. Quoi qu'il en soit, la pénétration est maintenant très nette dans ce domaine.
S'agissant des algorithmes et l'intermédiation numérique, il faut effectivement parler de réglementation nationale et internationale. Une convention de l'OIT sur les agences de travail devrait s'appliquer à ces plateformes. Ce pourrait être un point de départ pour nous, mais une réglementation au niveau international est également nécessaire, car il s'agit d'un domaine virtuel, avec le risque de mouvance vers d'autres pays. Il faut se pencher très sérieusement sur ce sujet, ainsi que sur la fiscalité des entreprises. Certaines mesures ont déjà été prises lors du dernier G7, et la situation de ce type de plateformes devrait être approfondie la prochaine fois.
Peut-on dire que certaines pathologies ou affections spécifiques comme des burn-out ou du stress chronique sont directement liées au travail des plateformes ? Des modifications très importantes, notamment statutaires, ont été réalisées en Belgique après la mise en lumière d'un nombre beaucoup plus important d'accidents chez les livreurs. Quelle est votre évaluation de la situation ?
Nous avons effectivement constaté un grand nombre de risques et de mesures discriminatoires à l'encontre de ces travailleurs en raison de la nature des tâches réalisées. Dans une très large mesure, les risques sont liés à la durée des heures de travail effectuées sans repos, ils s'accroissent pour les chauffeurs de taxi et les livreurs, ainsi que pour les travailleurs de nuit travaillant sur des plateformes indépendantes et ceux qui sont soumis à des délais très contraints ou à une forte charge psychologique liée à une activité intense ou stressante. C'est un vaste domaine de préoccupation.
Vous avez évoqué précédemment la précarisation liée au transfert d'emploi. Ne pourrait-on considérer néanmoins que le développement de ces plateformes est propice à la création de nouveaux emplois, plutôt qu'à la substitution de certains d'entre eux, et à l'apparition d'une nouvelle valeur ajoutée ?
Mme Uma Rani. - Les plateformes créent 10 % à 15 % de nouveaux emplois, mais la plupart d'entre eux existent déjà dans le secteur traditionnel. Soyons précis : une partie des nouveaux emplois résulte seulement du nettoyage et du traitement des données ou de la capitalisation, je ne pense donc pas que les plateformes créent toute une série de nouveaux emplois. En réalité, si ces plateformes novatrices ont été créées, c'est parce qu'un besoin se faisait sentir pour certains types de compétences et de manières de travailler. Elles étaient au départ destinées à être des intermédiaires. Il en est de même pour les plateformes indépendantes, dont Microsoft et Amazon - la première sur le marché -, qui ont immédiatement présenté l'avantage de pouvoir réaliser le travail que d'autres entreprises ne pouvaient effectuer elles-mêmes. Et cela est possible pour n'importe quelle tâche, même traditionnelle comme la transcription, la traduction, ou encore la programmation. Autre avantage, la main d'oeuvre est bon marché. Mais cette efficacité du marché du travail risque d'entraîner une dégradation des conditions de travail pour les exécutants, voire la précarisation de leur emploi, comme cela se répand un peu partout depuis les années 1990 sur les chaînes d'approvisionnement des entreprises. De plus, des travailleurs sont mélangés aux clients, ce qui soulève d'autres difficultés. En réalité, la création d'emploi touche moins de 10 % des emplois.
Merci de cet échange très fructueux et de nous avoir permis de partager le fruit de vos observations. Espérons que la négociation collective pourra être conclusive afin que nous aboutissions à des solutions les plus équitables possible et les plus respectueuses de l'humain.
La réunion est close à 12 h 05.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.