Commission des affaires européennes

Réunion du 1er décembre 2016 à 13h30

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La réunion

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La réunion est ouverte à 13 h 30.

La commission entend, lors d'une audition conjointe avec la commission des finances, Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Merci, madame la commissaire, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous connaissons vos contraintes d'agenda. Aussi, j'irai tout de suite à l'essentiel en vous posant trois questions pour introduire notre échange.

Quelle contribution la politique de concurrence peut-elle apporter pour une Europe plus compétitive, qui sache faire émerger de grands acteurs économiques dans un monde globalisé ?

La notion de marché pertinent ne doit-elle pas, dans cette perspective, être aménagée pour prendre davantage en compte les réalités économiques qui doivent souvent être appréhendées à l'échelle européenne, voire au-delà ? La commission des affaires européennes du Sénat a produit plusieurs rapports allant dans ce sens.

Enfin, la mise en oeuvre de la politique de concurrence est très largement décentralisée au niveau des autorités nationales. Quelle appréciation portez-vous sur le travail de ces autorités nationales ? Ne vont-elles pas, dans certains cas, au-delà de ce qu'exigent les règles européennes ? Cela, avec le principe de précaution, crée selon moi un climat qui n'est pas celui d'une Europe puissance.

Debut de section - PermalienPhoto de Michèle André

Madame la commissaire, nous sommes ravis de vous accueillir au Sénat, vous qui avez été désignée Danoise de l'année par un grand quotidien de votre pays. En tant que femme élue, ayant lutté pour l'égalité entre femmes et hommes, je vous assure que vous incarnez réellement cette égalité en Europe.

À la commission des finances, nous sommes particulièrement intéressés par l'action que vous menez contre l'évasion fiscale, notamment à travers le lancement d'une série d'enquêtes sur les pratiques des États membres en matière de rulings fiscaux en faveur de grandes entreprises multinationales, parmi lesquelles Apple en Irlande.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Morin-Desailly

Madame la commissaire, je tiens avant tout à vous exprimer toute mon admiration pour le courage avec lequel vous vous êtes emparée de la question des abus de position dominante, notamment par le contentieux engagé vis-à-vis de Google. La commission des affaires européennes du Sénat a beaucoup travaillé sur la structuration de l'écosystème numérique et sur la juste répartition de la valeur ajoutée.

Ma question s'inscrit dans ce thème. Elle porte sur les mesures provisoires, auxquelles correspondent, en France, les mesures conservatoires. Je rappelle que l'article 8 du règlement du Conseil relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que la Commission européenne peut prononcer des mesures provisoires tendant à interrompre une pratique constitutive d'un abus de position dominante si un préjudice grave et irréparable risque d'être causé à la concurrence. Une telle exigence rend selon nous trop élevés les standards de mise en oeuvre des mesures provisoires, de telle sorte que cette procédure, pourtant nécessaire, est inapplicable. De fait, depuis 2003, elle n'a jamais été appliquée.

Nous ne pouvons selon moi laisser les entreprises européennes, dans ce monde très rapide du numérique, subir des pratiques d'éviction du marché. Le marché cesserait alors d'être loyal, et les victimes de ces pratiques n'auraient d'autre choix que d'attendre, des années, que les procédures contentieuses arrivent à leur terme.

Comment, selon vous, peut-on procéder au plus vite à une réforme des critères de mise en oeuvre de ces mesures, afin de les rendre applicables par la Commission européenne ?

Debut de section - Permalien
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

J'espère que la mise en oeuvre des règles de la concurrence pourra faire l'objet d'un consensus. Les défis auxquels l'Europe doit faire face sont de telle ampleur que tous les instruments nécessaires doivent pouvoir être utilisés. Notre motivation première est aussi la plus simple : il s'agit de répondre à tous les citoyens européens qui veulent avoir un emploi, afin de subvenir à leurs besoins et de fonder une famille en sachant que leurs enfants aussi pourront s'en sortir. Notre société est en danger si les citoyens perdent cette confiance fondamentale et ne croient plus qu'ils ont une chance véritablement équitable de réussir.

C'est pourquoi la mise en oeuvre des règles de la concurrence, si elle est faite de la bonne manière, garantit la solidité du tissu social. Tout citoyen, dans ce cas, peut constater que chacun a une chance et que personne n'est au-dessus de la loi. Nous appliquons les règles de manière identique à toutes les entreprises, quels que soient leur drapeau, leur propriétaire et leur taille ; l'état de droit sur lequel se fonde l'Union européenne l'impose.

Il est bien sûr important de s'assurer que nous le faisons d'une manière qui soutienne la croissance et la création d'emplois. Le fonctionnement correct et équitable de la concurrence soutient l'innovation et permet le développement de produits nouveaux de qualité à des prix abordables. Cela est particulièrement important pour les ménages aux revenus les plus bas : une baisse des prix pour la nourriture, le transport, les médicaments, bref toutes les dépenses quotidiennes, représente déjà pour eux une amélioration substantielle.

Aucun acteur économique ne devrait pouvoir bénéficier d'un avantage qui lui serait réservé. C'est pourquoi les politiques fiscales qui offrent des avantages sélectifs à des entreprises spécifiques font l'objet, en priorité, de notre attention : je peux citer en exemple l'affaire Starbucks aux Pays-Bas, l'affaire Fiat au Luxembourg, le régime fiscal belge dit des « profits excédentaires », ainsi que l'affaire Apple en Irlande. Les aspects techniques de ces affaires sont différents, mais le fond est le même : certaines entreprises ont bénéficié d'avantages qui ne sont pas proposés à tous.

Vous savez mieux que moi que l'épine dorsale des économies européennes, ce sont les petites et moyennes entreprises. Elles payent leurs impôts, créent des emplois et accueillent des apprentis ; or elles sont en concurrence avec des entreprises qui se sont vu octroyer des traitements spéciaux. C'est pourquoi il est extrêmement important à nos yeux d'exiger le remboursement de ces aides d'État illicites : c'est la seule façon de compenser le préjudice causé dans le passé et de restaurer une concurrence équitable. Pour l'avenir, il appartient aux législateurs nationaux de changer les législations fiscales en cause.

Vous m'avez demandé comment les entreprises européennes peuvent se développer sur le marché mondial. Nous disposons déjà d'un grand marché unique de 500 millions de clients, qui permet aux entreprises de se développer suffisamment pour être compétitives à l'échelle mondiale. Ce marché ne peut néanmoins fonctionner sans être encadré par des règles communes. Les pères fondateurs de l'Europe avaient perçu, dès les années cinquante, que la mise en oeuvre des règles de concurrence doit être commune, faute de quoi les entreprises des États membres les plus pauvres, les plus petits, ou les moins disposés à aider leurs entreprises n'auraient aucune chance. Ce cadre commun rend les entreprises européennes beaucoup plus compétitives. Il nous permet également de les protéger quand elles font face à une concurrence déloyale depuis l'extérieur. En effet, si ces règles représentent parfois un défi pour les entreprises européennes, elles s'appliquent également aux entreprises étrangères.

C'est pourquoi nous avons engagé trois procédures contre Google. Nous analysons si cette entreprise s'est à tel point développée qu'elle peut se permettre ce qui est impossible pour d'autres entreprises, si elle abuse de sa position dominante en matière de recherche sur internet et dans des marchés connexes à l'Union européenne, en fournissant à la fois de la publicité connectée aux résultats de recherche et des systèmes d'exploitation de téléphones mobiles. La nature mondiale de ces affaires est illustrée par le fait que bien des plaignants sont des entreprises américaines.

L'affaire Amazon est, elle aussi, très prioritaire à nos yeux. Nous analysons les contrats que cette entreprise conclut avec les éditeurs pour déterminer si elle les empêche d'aider d'autres acteurs à s'implanter sur le marché des livres électroniques, marché très important pour l'avenir.

Ces deux affaires doivent être menées à terme au plus vite. En effet, tant qu'elles durent, certaines de nos entreprises sont en souffrance ; cela est très douloureux pour nous. Par conséquent, nous faisons tout ce qui est possible pour rendre la procédure plus rapide. Nous ne faisons en revanche aucun compromis sur la qualité du traitement de l'affaire ni sur les droits de la défense. Nous n'avons en effet aucune légitimité en dehors de l'état de droit. Il nous faut donc préserver cet équilibre.

Cela dit, une fois que nous soulevons le voile des techniques développées par les juristes et les économistes, nous constatons que les motivations des acteurs sont vieilles comme le monde : c'est avant tout l'avidité et la peur, celle d'être exclu du marché. Oui, nous devons aiguiser nos outils et en développer de nouveaux, mais nous devons également rester proches de ces éléments fondamentaux, quel que soit le domaine de nos enquêtes.

Il nous faut également pouvoir prendre des décisions de manière indépendante. Cela s'impose aussi aux autorités nationales de la concurrence. J'apprécie travailler avec elles. Leur travail est très difficile. Elles disent parfois des choses que les gens ne veulent pas entendre, elles essuient des revers, mais elles mènent aussi de bonnes actions. Certaines ne sont pas suffisamment indépendantes mais la plupart le sont. Elles assurent 80 % de l'application de notre législation commune sur la concurrence. En effet, elles connaissent bien leurs marchés nationaux, qu'il s'agisse de l'alimentation ou des matériaux de construction ; c'est pourquoi nous restons toujours en lien étroit avec elles.

En revanche, lorsqu'il s'agit d'affaires transfrontalières, nous sommes là pour prendre le relais et nous assurer que les entreprises reçoivent toutes le même traitement, où qu'elles se trouvent en Europe. Pour renforcer les pouvoirs nationaux, nous devons offrir aux citoyens les mêmes protections par rapport aux abus de position dominante et aux cartels, partout en Europe.

Là est le fondement de notre travail. Nous sommes tous d'accord sur un point : un marché équitable mène à une société équitable. Or c'est cela dont nous avons vraiment besoin.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Raison

Ma question concerne le transport ferroviaire. La réforme ferroviaire de 2014 a inquiété la Commission et, notamment, vos services de la direction générale de la concurrence, qui ont réclamé des clarifications quant à la structure intégrée du groupe ferroviaire et rappelé la nécessité d'une stricte séparation comptable entre le gestionnaire d'infrastructures et l'opérateur. Des risques de subventions croisées persistent, en particulier par le financement de l'activité concurrentielle des autocars par l'entreprise publique ferroviaire ; cela pose des questions aux autorités régionales. L'État français, en lien avec la SNCF, transfère aujourd'hui la gestion de certaines lignes de trains d'équilibre du territoire au profit des régions. Celles-ci, afin de diminuer les frais de fonctionnement de ces lignes, réfléchissent à la mise en concurrence des opérateurs ; cela s'avère néanmoins compliqué sans séparation véritable entre la gestion de l'infrastructure et celle des trains. Êtes-vous favorable, madame la commissaire, à une séparation plus stricte, afin que le système garantisse un accès équitable aux opérateurs ?

Debut de section - PermalienPhoto de Richard Yung

Je voudrais tout d'abord vous interroger sur le crédit d'impôt recherche et les patent boxes. La France a été mise sur le devant de la scène pour son système de défense de ses droits de propriété industrielle. L'affaire est certes moins engagée que ce que l'on a pu croire ; la Commission semble se montrer plus ouverte que prévu. J'aimerais néanmoins connaître votre sentiment sur ce sujet : notre effort de recherche en dépend largement.

Par ailleurs, quelles seront à vos yeux les conséquences du « Brexit » en matière de concurrence, tant durant la période de transition qu'après la sortie effective du Royaume-Uni de l'UE ? Ce pays pourra-t-il se livrer à des pratiques remettant en cause la concurrence au sein de l'Union ?

Ma dernière question porte sur les concessions hydroélectriques, qui doivent bientôt être renouvelées. Le Gouvernement français vous a remis des propositions sur ce point. Nous aimerions connaître votre opinion là-dessus. Quelle part doit être donnée aux appels d'offres, quelle part au renouvellement direct ? Quel serait le calendrier en la matière ?

Debut de section - PermalienPhoto de Daniel Raoul

Je souhaite moi aussi connaître votre position sur le renouvellement des concessions hydroélectriques en France.

Debut de section - Permalien
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

L'un des rayons de lumière dans cette année très sombre a été la conclusion de l'accord de Paris sur le climat. Il importe désormais de l'appliquer, ce qui mènera à une période de transition pour l'économie européenne. Notre système de fourniture d'énergie se fondera davantage sur les énergies renouvelables ; la technologie hydroélectrique, quoiqu'ancienne, est donc pleine de promesses, non seulement pour la production d'électricité, mais aussi pour le stockage de l'électricité produite par les technologies solaires et éoliennes.

Néanmoins, le développement de l'hydroélectricité nécessite des investissements. Or la concurrence, on le sait par expérience, stimule l'investissement. Il ne s'agit pas de remettre en cause l'organisation actuelle de la propriété de ces ressources, mais d'ouvrir ce secteur à plus de concurrence ; tel est l'objet de nos discussions avec le Gouvernement français.

La législation adoptée par la France en 2008 prévoit que ces concessions doivent faire l'objet d'appels d'offres. Tel n'a pourtant pas été le cas. Par conséquent, Électricité de France (EDF) détient une très large majorité de ces concessions, dont certaines courent pour de nombreuses années. Nous sommes en concertation très étroite avec le Gouvernement français pour avancer sur ce sujet, mais je ne peux pas vous donner aujourd'hui une idée du calendrier.

Notre objectif est évidemment l'organisation d'appels d'offres ouverts, afin que les investisseurs potentiels aient des garanties suffisamment certaines pour pouvoir décider de s'engager dans le développement de l'énergie hydroélectrique. J'ai tenu des réunions avec les opérateurs actuels mais aussi avec les syndicats. Je comprends très bien leurs préoccupations, qui dépassent la question de la concurrence et touchent à l'environnement social et à l'emploi. Ces questions doivent être toutes réglées en même temps par les autorités responsables. D'après mon expérience, le Gouvernement français est très concerné par cet aspect du problème, alors que nous ne préoccupons que de la question de la concurrence.

J'en viens aux patent boxes et aux crédits d'impôt pour la recherche. Pour simplifier les choses, on peut répartir ces dispositifs en deux catégories.

D'une part, nous avons les patent boxes liées aux brevets : un État organise un système d'imposition réduite pour les brevets enregistrés sur son territoire. Les brevets peuvent, de fait, avoir été développés n'importe où ; dès lors qu'ils sont enregistrés dans cet État, l'entreprise peut faire bénéficier tous les bénéfices dérivés de l'exploitation de ces brevets d'un abattement fiscal majeur.

D'autre part, nous avons les dispositifs fiscaux en faveur des activités de recherche et développement physiquement menées dans le pays en question. C'est bien ce type de patent box qui est recommandé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le G20 et nous-mêmes, afin de promouvoir la recherche et le développement. Nous aimerions que les brevets soient rémunérés là où la recherche a vraiment eu lieu, et non là où le taux d'imposition est le plus bas.

Le projet de directive récemment présenté par mon collègue commissaire aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière, Pierre Moscovici, sur la taxation des entreprises porte une attention particulière aux investissements dans la recherche et le développement, et prévoit une super déduction d'impôt pour ces activités. Il est en effet très important pour l'Europe de promouvoir ces activités, afin de rester au sommet de l'échelle de la valeur ajoutée. De tels dispositifs fiscaux peuvent donc être, non seulement défendables, mais souhaitables.

Pour ce qui est du transport ferroviaire, la législation adoptée il y a longtemps déjà prévoit de séparer en différentes entreprises la gestion des rails et celle des trains, de manière à permettre la concurrence entre opérateurs ferroviaires sur les mêmes infrastructures. Cette réforme se met en place très lentement, mais nous commençons à en voir les résultats. Dans un pays, les opérateurs en place craignent tellement la concurrence qu'ils ont appliqué des prix « prédateurs », si bas que les nouveaux concurrents ont été exclus du marché, après quoi des tarifs plus élevés ont été remis en place. C'est évidemment une situation très regrettable, mais elle atteste de la force de la concurrence, qui encourage les opérateurs en place à fournir de meilleurs services et offre, en fin de compte, plus de choix aux usagers. Ma collègue commissaire aux transports, Violeta Bulc, a négocié avec les ministres des transports des États membres le quatrième « paquet ferroviaire », dont le but est de soutenir le développement du transport ferroviaire en Europe.

Quant au Brexit et à ses conséquences pour la concurrence, je ferai remarquer que le Royaume-Uni est doté d'un système de régulation de la concurrence très développé, qui sera en mesure de poursuivre ses activités. Si jamais le Royaume-Uni devient un pays tiers, nous coopérerons très étroitement avec ces autorités, comme avec celles d'autres pays tiers.

Selon moi, comme les entreprises et le commerce sont mondialisés, il faudrait un système mondial de mise en oeuvre des règles de concurrence. Néanmoins, une telle autorité n'existe pas ; nous avons simplement un réseau de coopération étroite entre les différentes autorités. L'été dernier, une fusion d'entreprises a dû être notifiée dans vingt-huit juridictions différentes. Dès lors, il est de l'intérêt des entreprises que ces autorités collaborent afin de réduire la bureaucratie et les délais. En conséquence, quel que soit le statut du Royaume-Uni, nous ferons de notre mieux pour les aider à prévenir les comportements anticoncurrentiels et à faire prévaloir une logique commerciale, par exemple dans le cas de fusions.

Debut de section - PermalienPhoto de Michèle André

S'agissant des 13 milliards d'euros que la Commission européenne a demandé à Apple de rembourser à l'Irlande au titre des « aides d'État » illégales, pourriez-vous nous préciser sur quels fondements juridiques les différents États membres pourraient demander à récupérer une partie de cette somme au titre des bénéfices transférés ? Le Gouvernement français a fait savoir qu'il n'en avait pas l'intention. Quelle est, à votre connaissance, la position des autres États membres ? Pouvez-vous nous expliquer la nature du différend juridique avec le Trésor américain sur ce sujet ? Enfin, à quelle date la Cour de justice de l'Union européenne pourrait-elle se prononcer sur la procédure d'appel engagée par l'Irlande le 9 novembre dernier ?

Ma seconde question porte sur l'évolution du règlement général d'exemptions par catégories (RGEC) du 17 juin 2014, qui fixe le régime des aides à finalité régionale servant à compenser les surcoûts auxquels font face les territoires d'outre-mer. La Commission européenne a apporté divers assouplissements, matérialisés par des « lettres de confort », qui ont notamment permis un relèvement de la limite du montant annuel des aides de 15 % à 30 % de la valeur ajoutée brute créée chaque année par le bénéficiaire dans chaque région ultrapériphérique. Des doutes subsistent quant à la valeur juridique de ces lettres. Une modification du règlement afin d'inclure ces évolutions est-elle prévue ? Si oui, quand ? De manière plus générale, des évolutions du RGEC visant à faire en sorte de mieux prendre en compte l'intégralité des surcoûts auxquels sont exposés les territoires ultramarins sont-elles envisagées ?

Debut de section - PermalienPhoto de Fabienne Keller

Je voudrais avant tout saluer votre engagement courageux au service de votre mission, qui fait de vous un contre-pouvoir face aux très grandes entreprises mondialisées. Comment, selon vous, peut-on aller encore plus loin dans le domaine du numérique, de manière à y permettre l'émergence d'acteurs européens ?

Pour en revenir au Brexit, quel est le risque de subir un réel dumping fiscal de la part d'un pays, certes devenu tiers, mais qui connaît parfaitement les rouages de l'Union européenne ?

Enfin, l'image de la politique de la concurrence n'est pas bonne en France. Beaucoup de Français en ont peur. Votre combat fait déjà beaucoup pour améliorer cette image, mais comment peut-on aller plus loin ?

Debut de section - PermalienPhoto de Pascale Gruny

Les ententes entre entreprises européennes sont interdites. Néanmoins, face à la concurrence de certaines entreprises extra-européennes, notamment américaines, nos entreprises se sont parfois entendues sur certains marchés. En ont résulté contrôles et amendes considérables, qui les mettent parfois en péril et pénalisent plus largement l'économie européenne. Peut-on avancer sur cette question ?

Par ailleurs, que pensez-vous de l'expérimentation, menée en France à partie du 1er janvier prochain, de l'étiquetage de l'origine des viandes et du lait dans les plats cuisinés ? Quel impact cela peut-il avoir sur nos voisins européens ? Une harmonisation européenne de cet étiquetage peut-elle être envisagée ?

Debut de section - Permalien
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

Concernant l'étiquetage de l'origine des aliments, il faut garder un équilibre. Certes, il est tout à fait compréhensible de vouloir connaître la provenance de ses aliments ; c'est donc un étiquetage qualitatif, qui promeut le choix du consommateur entre des goûts et des méthodes de production différents. Mais il en irait autrement s'il s'agissait de dissuader le consommateur d'acheter des produits d'autres pays : cela relèverait de pratiques anticoncurrentielles. La France s'apprête à expérimenter cet étiquetage. On verra ce qu'il adviendra. En tout cas, promouvoir la liberté de choix du consommateur est une bonne idée.

Concernant les entreprises américaines, je compte parmi les expériences positives que j'ai eues à mon poste la coopération très étroite menée avec les autorités américaines, notamment la Commission fédérale du commerce et le ministère de la justice. Les marchés sont différents, les procédures suivies aussi, mais cela n'empêche pas de travailler de concert. Les autorités américaines, tout comme nous, sont fières de l'État de droit auquel elles participent. Nous appliquons les réglementations européennes, quel que soit le drapeau de l'entreprise concernée ; je ne doute pas qu'ils en fassent de même.

Quant à l'image de la politique de la concurrence, il faut se souvenir que les bénéfices de cette politique profitent un peu à beaucoup de monde, tandis que les coûts en sont supportés très lourdement par peu d'acteurs. Par exemple, si une entreprise perd du terrain car d'autres sont plus performantes, alors, évidemment, c'est très compliqué pour les salariés et les actionnaires de cette entreprise. C'est pourquoi il importe de défendre les bénéfices de la concurrence au quotidien, et non pas seulement lors des moments les plus compliqués.

Nous exerçons ainsi un contrôle sur les fusions d'entreprises. Nous ne nous intéressons pas à la logique interne de ces fusions, notre seul intérêt est le maintien des avantages dont le consommateur bénéficiait. Par exemple, dans le pharmaceutique, on observe parfois une fusion entre deux entreprises produisant chacune un médicament différent pour une même maladie. Il existe alors un risque que l'un des médicaments soit retiré du marché. Cela peut conduire à une augmentation du prix du seul médicament restant ; par ailleurs, certains patients peuvent ne tolérer que celui qui a été retiré. Dès lors, nous intervenons pour demander à l'une des entreprises de céder l'un de ces deux produits afin de garantir sa production et sa disponibilité.

Il importe aussi de montrer que nous ne craignons pas d'appliquer les règles aux grandes entreprises si elles ne jouent pas le jeu. Les affaires Google et Amazon montrent ainsi l'importance de la concurrence dans le domaine numérique.

Un autre exemple concerne la mise en place de l'accord de Paris sur le climat. Nous souhaitons le développement des biocarburants, mais pas à n'importe quel prix. Nous menons actuellement une enquête sur trois producteurs de bioéthanol dont nous pensons qu'ils se sont mis d'accord pour renchérir les prix. Si de tels comportements persistent et que les gens doivent payer toujours plus, personne ne voudra plus de la transition vers les énergies renouvelables !

J'en viens au Brexit. Le Royaume-Uni, avant même le référendum, avait donné un signal fort, à la suite d'une enquête sur Google, en faveur d'une taxation réelle sur les bénéfices. Il soutient également notre démarche en faveur de la taxation des profits là où ils sont générés. Nous sommes en train de mettre en place une « communauté fiscale globale », afin de cibler les domaines dans lesquels l'imposition est, non pas simplement basse, mais inexistante ; le Royaume-Uni y jouera un rôle. Dès lors, un éventuel dumping fiscal britannique n'est pas ma préoccupation principale ; cela leur causerait trop de problèmes. En revanche, on assiste à une compétition globale quant au taux d'imposition des sociétés. Il serait bon, dans ce domaine, de parvenir à nous débarrasser des paradis fiscaux qui continuent d'exister dans le monde.

Quant à l'affaire Apple, nous ne mettons pas en cause le système fiscal irlandais ni l'organisation fiscale de cette entreprise. En revanche, deux rulings fiscaux irlandais ont permis à Apple de localiser une énorme majorité de ses bénéfices dans une société « boîte aux lettres ». Toutes les ventes en Europe, au Moyen-Orient, ainsi que dans certaines parties de l'Afrique et de l'Inde sont concernées, soit un volume considérable au total. Lorsque nous achetons un iPhone, le contrat situe la transaction à Cork, en Irlande, où les bénéfices devraient être localisés. Quand une grande majorité des bénéfices sont localisés dans un bureau sans employé, ni présence physique réelle, presque sans activité réelle et avec un statut fiscal avantageux, alors le montant des impôts acquittés devient très très faible. Nous affirmons dans la décision irlandaise que la situation présentée ne correspond pas à la situation réelle : on ne peut pas faire autant de bénéfices dans un lieu sans employé ni activité réelle.

Dès lors, puisqu'il s'agit d'une très grande entreprise et que ce mécanisme a été mis en oeuvre pendant de nombreuses années, le montant des taxes à récupérer est énorme. Nous travaillons à l'heure actuelle avec le Gouvernement irlandais pour l'aider à calculer précisément le montant des sommes devant être récupéré. Selon nos règles, la décision prend effet au jour où elle est prise, ce qui signifie que les sommes dues seront récupérées, qu'il y ait appel ou non. Dans les affaires Starbucks et Fiat, les impôts non payés ont été récupérés. Nous travaillons également avec les autorités fiscales irlandaises pour finaliser la version publique de la décision qui les concerne ; j'espère que cela interviendra rapidement, car notre point de vue est attendu par l'opinion publique. L'organisation fiscale d'Apple, mise en place il y a de nombreuses années, suscite également beaucoup d'intérêt de la part des autorités fiscales nationales des pays où les produits Apple sont, de fait, vendus. L'activité d'Apple dans ces États pourrait conduire les autorités concernées à procéder à un nouvel examen pour évaluer s'il existe des activités générant des profits sur leur territoire. Notre décision et les informations qu'elle contient seront peut-être utiles aux autorités nationales pour, le cas échéant, revoir leur position. Elles pourront se fonder sur notre décision définitive pour engager leurs propres procédures.

En ce qui concerne les territoires d'outre-mer, nous changeons les réglementations du bloc général, ce qui donne aux États membres le pouvoir de prendre des décisions eux-mêmes sans devoir en référer à la Commission à aucun moment. Nous en sommes maintenant au deuxième tour de la consultation publique. J'espère que nous pourrons finaliser ce nouveau système simplifié d'ici au mois de mars prochain. Nous entendons bien inclure tous les secteurs. Il importe seulement de s'assurer qu'aucune des entreprises recevant de l'aide n'atteigne le plafond fixé. Cela donnera à ces entreprises la visibilité nécessaire. Nous voulons à la fois reconnaître le caractère européen de ces territoires et permettre une compensation forte et réelle au titre de leur éloignement.

Debut de section - PermalienPhoto de André Gattolin

Nous connaissons, madame la commissaire, votre détermination dans le bras de fer que vous avez engagé avec certaines entreprises ; je tiens à vous en féliciter. En tant que fédéraliste européen, je suis néanmoins troublé par les scandales qui entourent cette Commission, ainsi que la précédente. Ne seriez-vous pas l'alibi d'une Commission qui manque de fermeté ? Le Gouvernement luxembourgeois, longtemps dirigé par Jean-Claude Juncker, n'a pas toujours été d'une grande clarté en matière de rescrits fiscaux et de patent boxes.

Concernant l'affaire Apple, je me demande si, dans une certaine mesure, on ne pensait pas que le Gouvernement irlandais ferait appel et que tout se finirait en négociations à long terme. Vous avez récemment rencontré le président-directeur général de Google : on a parlé de négociations. Les amendes importantes que vous avez infligées seront-elles vraiment suivies d'effet ?

Par ailleurs, j'ai quelques doutes quant aux préceptes et aux fondements de la politique de concurrence de l'Union européenne. Il est naïf de construire un marché unique dans une Union qui s'interdit les aides publiques et proscrit donc, généralement, les crédits d'impôt sectoriels. Or il nous faut rattraper notre retard dans certains domaines stratégiques où les États-Unis, le Canada ou des pays d'Asie investissent d'importants fonds publics.

Debut de section - PermalienPhoto de François Marc

Je salue moi aussi la détermination de la commissaire dans un champ d'action extrêmement important. Au sujet des aides publiques, la Cour des comptes européenne a constaté, dans un récent rapport, que les règles relatives aux aides d'État n'étaient souvent pas respectées dans le domaine de la politique de cohésion. Quelle suite entendez-vous donner à ce rapport et à ses recommandations, s'agissant, en particulier, de l'éventuelle suspension des paiements aux États membres concernés par ces insuffisances ?

Debut de section - Permalien
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence

Je ne dispose pas aujourd'hui d'informations suffisantes pour répondre en détail à la dernière question. Nous avons beaucoup de règles, qui diffèrent souvent. Il me semble que nous n'avons refusé qu'une fois un investissement au titre des fonds structurels et de cohésion pour infraction à la réglementation sur les aides d'État. Ces fonds servent souvent à financer des infrastructures essentielles dans des lieux où ne se pose pas de problème de concurrence transfrontalière. Les domaines concernés - tourisme ou environnement, par exemple - ne relèvent pas des aides d'État prohibées. Il s'agit de construire des infrastructures uniques qui représentent un progrès pour les citoyens.

Nous analyserons donc évidemment cette question. Il est en effet très important que les fonds structurels et de cohésion soient employés d'une manière efficace et qui offre le meilleur retour sur investissement. Ils proviennent en effet de la solidarité de tous les États membres et visent à créer des emplois et à assurer le rattrapage économique de certains territoires.

Est-il naïf d'avoir un marché unique dans une économie mondiale ? Pour ma part, l'équilibre important est le suivant. Prenons l'exemple de l'acier. Voici vingt ans, le Conseil de l'Union européenne a interdit les aides dans ce secteur où la concurrence faisait rage. Aujourd'hui, dix-sept États membres produisent toujours de l'acier, et des règles très strictes existent pour assurer une concurrence équitable en ce domaine. Il est néanmoins possible d'encourager la recherche et le développement, ou de protéger l'environnement, afin que l'acier produit en Europe soit de la meilleure qualité possible. Dès lors, il importe de protéger les producteurs d'acier européens contre leurs concurrents d'autres pays où les règles sont beaucoup moins strictes. C'est pourquoi nous avons mis en place des systèmes de défense contre le dumping - 37 actions ont été engagées.

On discute beaucoup du concept d'économie de marché et de la liste des pays qui auraient une telle économie. Pour notre part, nous avons proposé d'abandonner ce concept, car nous jugeons qu'il est devenu totalement artificiel. On ne peut mettre une étiquette sur un pays et en faire une économie de marché : par exemple, la Chine n'en est pas une. Dans le même temps, nous voulons moderniser nos systèmes de défense contre le dumping international pour le rendre plus rapide et pratique. La Commission doit être en mesure de mesurer l'impact de ces pratiques et de préparer rapidement des mesures défensives. La concurrence doit être équitable entre entreprises européennes, mais nous les protégerons contre le dumping provenant du marché mondial.

J'ai bien rencontré le PDG de Google. Pour autant, nous ne négocions pas avec eux. Nous analysons les réponses qu'ils ont fournies aux objections que nous leur avons envoyées. Nous avons reçu il y a deux semaines leur dernière réponse. Nous effectuons cette analyse dans un esprit très ouvert. Google a, bien entendu, le droit de se défendre. Nous étudions aussi les points sur lesquels nous pouvons renforcer notre position et fournir des arguments supplémentaires. Lorsque nous en aurons terminé avec cette analyse, qui s'avère très ardue au vu des données en cause, nous serons bien plus proches d'une résolution de cette affaire très importante.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Nous attendons avec beaucoup d'impatience la mise en place d'un Buy European Act, en réponse au Buy American Act. L'Europe doit se défendre face à l'extraterritorialité des lois américaines. Je ne saurais trop vous féliciter, madame la commissaire, car je sens bien que, à la suite des travaux de la task force agroalimentaire, sous l'autorité de M. Phil Hogan, l'esprit du traité de Rome est revenu : on accorde beaucoup plus d'attention aux producteurs qu'aux consommateurs, afin de rééquilibrer les rapports de force. La France y est extrêmement sensible parce qu'il en va de l'avenir de la Politique agricole commune.

Debut de section - PermalienPhoto de Michèle André

Merci encore, madame la commissaire, pour votre présence parmi nous. Vous avez su montrer qu'on peut dire des choses essentielles en peu de temps. Je suis aussi fière de vous en tant que femme !

La réunion est close à 14 h 30.