Nous auditionnons M. Marc Roche, journaliste au Monde et auteur de La Banque - comment Goldman Sachs dirige le monde. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc Roche prête serment.
Merci d'être là. J'ai proposé à notre commission d'enquête de vous recevoir car vous avez développé une grande expertise des questions financières, et parce que j'ai plaisir à lire les articles que vous publiez.
Vous voudrez bien nous présenter la City, que d'aucuns qualifient de grande lessiveuse de l'argent sale du monde, et nous donner votre sentiment sur son fonctionnement, que les scandales de la Barclays ou du Libor ont entaché récemment.
David Cameron a récemment demandé à certaines dépendances de la Couronne britannique comme Jersey, où Yvon Collin et moi-même nous étions rendus l'an passé, de se mettre en règle. Compte tenu de la concurrence effrénée qu'entretiennent nos amis britanniques dans le secteur financier, cette démarche est-elle sincère ?
Vous avez publié un ouvrage sur la banque d'affaire Goldman Sachs, que vous qualifiez de pieuvre. Quel est son rôle et quels sont ses pouvoirs ?
Enfin, qu'est-il advenu des auditions de Starbucks, Google et Amazon conduites avec pugnacité par Margaret Hodge au sein du Parlement britannique en novembre dernier ?
Merci de m'avoir invité. Je voudrais faire une remarque préliminaire. Concentrer sur les banques les questions que l'on se pose sur le monde financier est une erreur, car les banques ne sont qu'un petit élément d'un réseau de complicités plus vaste dans lequel on trouve des bureaux d'avocats, des cabinets comptables, des conseillers financiers, qui eux ne font l'objet d'aucune attention, ni d'aucune réglementation. Or les schémas d'optimisation fiscale font appel à leurs diverses compétences.
Ils sont en effet complices : vous ne pouvez monter un trust sans un avocat, un comptable, un banquier et un paradis fiscal. Or législateurs et régulateurs ne s'intéressent qu'aux banquiers, et ne savent que faire des oligopoles des cabinets juridiques - ils ne sont pas plus de six ou sept dans le monde - et des cabinets d'audits - guère plus de trois ou quatre.
Il faut aussi, et c'est plus difficile, s'intéresser aux produits financiers. La complexité des special purpose vehicle (SPV) utilisés pour les opérations légales mais immorales d'optimisation fiscale les soustrait à la surveillance des régulateurs. La Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd) accepte par exemple, lorsqu'elle signe un contrat de développement avec un partenaire russe, d'installer à sa demande la compagnie idoine dans un paradis fiscal plutôt qu'à Londres où son siège se trouve. C'est inacceptable.
Le phénomène des revolving doors est une autre faiblesse du système de régulation, qui voit des politiciens, des directeurs de cabinets, d'anciens commissaires européens ou d'anciens gouverneurs de banques centrales passer dans le secteur privé. Tony Blair travaille désormais pour JP Morgan, Peter Mandelson pour Lazard, Jean-Luc Dehaene, ancien premier ministre belge pour la banque Dexia, tandis que Romano Prodi et Mario Monti ont travaillé chez Goldman Sachs.
En effet. Il faut aussi se demander pourquoi chaque pays protège ses propres paradis fiscaux. Si le Delaware a échappé à toute régulation et si personne ne s'y intéresse...
C'est parce que Joe Biden, actuel vice-président des États-Unis, empêche toute réglementation dans l'Etat dont il a été sénateur depuis si longtemps.
Enfin, il faut s'intéresser de près au shadow banking, où les banques et leurs complices ont tendance à placer tout ce qui doit échapper à la régulation : hors-bilan, paradis fiscaux, hedge funds, capital-investissement, chambres de compensation, négoce et spéculation sur les matières premières... bref tout ce que j'appelle la banque de l'ombre.
Si le capitalisme n'est pas régulé, il connaîtra à nouveau de fortes turbulences, et ce sont encore les peuples qui paieront.
Le Royaume-Uni pratique un double langage : officiellement, David Cameron enjoint les paradis fiscaux à l'échange automatique de données fiscales. Mais simultanément, ceux-ci rabattent des fonds sur la City. Soyez certains que les conservateurs et les travaillistes s'accordent sur la nécessité de défendre les intérêts de la City, dont le poids est majeur dans l'économie du pays.
Je me suis rendu récemment à Jersey : l'île n'est pas troublée outre mesure par les propos de M. Cameron, qui sait que les trusts continueront à générer des recettes pour les cabinets fiscaux. Le Premier ministre britannique est donc à la fois sincère et hypocrite : il a fait de la lutte contre l'évasion fiscale une priorité du G8, et cherche véritablement de nouvelles recettes fiscales, mais il ne peut priver la City des revenus que lui procurent la moitié des paradis fiscaux du globe. Il touche au gras sans attaquer le muscle !
Traduit dans une dizaine de langues, mon livre sur Goldman Sachs ne défend aucune thèse conspirationniste. C'est malheureusement ainsi qu'il a été reçu dans de nombreux pays. En Grèce, il a alimenté les théories du complot juif, allemand, américain ou turc. Or les banques de cette nature n'ont pas la volonté de dominer le monde, mais de faire le maximum de profits. Les réseaux d'influence politique qu'elles entretiennent ne servent à rien d'autre. Prenons donc garde à ne pas alimenter le populisme.
La leçon principale des auditions menées par Margaret Hodge est la suivante : l'optimisation fiscale est devenue inacceptable dans l'opinion publique, en particulier lorsqu'elle est le fait de groupes produisant des biens de grande consommation susceptibles d'être boycottés. Voyez le cas de Starbucks. En revanche, l'optimisation fiscale pratiquée par les grandes sociétés dont l'activité est moins visible échappe à l'opprobre public.
Quel est l'état d'esprit de la population britannique ? Ces comportements de boycott sont-ils répandus, ou sont-ils le fait de la partie la plus consciente de la population ? Celle-ci est-elle plutôt indignée, ou résignée ?
Le cas de Starbucks montre que l'absence de contribution fiscale des grandes sociétés peut susciter une mobilisation générale. Cela étant, le réflexe est surtout de protéger la City pour son rôle dans l'économie et les velléités de protestation sont étouffées dans l'oeuf. Peu de gens font le lien entre les politiques d'austérité qu'ils subissent le manque de recettes fiscales liées à l'optimisation.
La City est dirigée par la City of London corporation, dont les membres sont pour la plupart issus du secteur bancaire. Le Premier ministre vient chaque année à Guildhall chercher de l'argent. Quelles sont véritablement les relations entre le pouvoir financier et le pouvoir politique ?
Un seul non-parlementaire assiste, assis derrière le speaker, à toutes les séances de la Chambre des communes : le représentant de la City. Cela symbolise la proximité entre le pouvoir politique et le pouvoir financier. La City of London corporation est un Etat dans l'Etat et un lobby très efficace. Cette institution ne travaille pas même avec ses homologues européens, elle a son propre bureau à Bruxelles, ainsi qu'à Pékin et à Shanghai. Elle a un patrimoine immobilier et financier colossal, qui sert à défendre les intérêts de la City. Ses membres se cooptent, ils sont tous blancs et mâles, et pour tout dire peu représentatifs de la société britannique. Pour se rendre dans la City, la reine doit demander l'autorisation du Lord Mayor, lui-même coopté et non élu. A côté du Parlement, le vrai pouvoir se trouve à la City.
Merci d'être venu. Et bravo pour votre ouvrage sur Goldman Sachs, encore meilleur qu'un roman policier.
Le pantouflage est un problème central. Lorsque l'on travaille dans l'administration ou le monde politique, on connaît parfaitement tous les mécanismes, toutes les normes que l'on a créés. On peut d'autant mieux s'en jouer une fois passé du côté de ceux qui doivent les respecter. Comment cela est-il perçu dans l'opinion publique britannique ? Des solutions sont-elles envisagées ?
Votre ouvrage met l'accent sur l'appétence de Goldman Sachs et d'autres entreprises pour les oeuvres d'art. Pouvez-vous revenir sur la proximité qui existe entre le monde financier et le marché de l'art, source formidable de spéculation ?
Le pantouflage est l'un des plus grands problèmes auxquels sont confrontés les systèmes démocratiques. Il fausse complètement les règles du jeu. Tony Blair conseille JP Morgan car il connaît les coulisses de l'administration, les chefs d'entreprises, les procédures de signature de contrats, il a des amis à Bruxelles.... Cet entrisme lui rapporte deux millions de livres par an. Cette pratique de la revolving door est courante aux États-Unis et se généralise en Europe. En France, elle est absente chez les hommes politiques, mais courante dans la haute administration.
Les banquiers sont en effet de grands collectionneurs d'art. Plus largement, ce sont de grands philanthropes. Cela leur donne bonne conscience. Je passe mon temps à les mettre devant leurs contradictions : ils aident les enfants victimes du sida en Afrique et, simultanément, provoquent les dérèglements des marchés de matières premières en spéculant. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils ne font pas le lien entre les deux ! Ils ont créé un système d'aide au développement parallèle à celui des Etats - occasion de bien comprendre le fonctionnement des pays cibles. Je leur conseille de payer plutôt des impôts ! Les banques sont aussi des agences de renseignement. Le phénomène de revolving doors tire son importance de la capacité des personnes bien informées à aider la conclusion de contrats.
Nous avons tous nos marottes. La mienne, ce sont les conflits d'intérêts. Dominique Strauss-Kahn, que j'ai interrogé hier, y voit un des problèmes principaux auxquels nous sommes confrontés.
Nous venons d'adopter un texte sur la séparation des activités bancaires. En introduisant dedans, après les obligations faites aux banques, des obligations faites aux grandes entreprises, l'Assemblée nationale l'a vidé de sa substance. Dans les semaines prochaines, le texte sur l'évasion fiscale nous offre une session de rattrapage. Nous souhaitons notamment y introduire l'obligation pour les entreprises et les banques de produire les schémas d'optimisation fiscale, nouvel outil offert à l'administration fiscale. La distinction entre la fraude et l'optimisation fiscale est toutefois incertaine, et les conditions de publicité de ces schémas ne sont pas arrêtées. Que pensez-vous de cette mesure, et dans quelles conditions faudra-t-il une publication de ces schémas ? En outre, quelles préconisations feriez-vous pour compléter le dispositif ?
L'argument principal des entreprises est de dire que les montages sont légaux, qu'elles paient l'impôt que les pouvoirs publics ont décidé, que la balle est dans le camp du fisc : à lui de donner un tour de vis s'il souhaite lutter contre l'optimisation fiscale. Argument imparable ! Le seul à opposer est que certains comportements, pour être légaux, n'en sont pas moins immoraux. Les opinions publiques sont sensibles à ce sujet depuis qu'il a fallu payer pour sauver les banques. Le sentiment d'impunité - aucun banquier n'a été condamné - a même conduit la commission parlementaire britannique à préconiser la création d'une infraction pénale d'incompétence. Mettre en exergue la dimension morale en s'appuyant sur l'opinion publique me semble le seul moyen de limiter l'optimisation fiscale. Sinon, les entreprises se défendent facilement en invoquant la volonté de leurs actionnaires, comme on l'a vu avec Starbucks.
Les banques sont trop puissantes, il faudrait revenir à une sorte de Glass Steagall Act séparant banque de détail et banque d'investissement. Mais il serait difficile de déterminer de nos jours ce qu'il faut mettre dans l'une ou dans l'autre. Il faut donc travailler encore pour élaborer un nouveau type de séparation : c'est un chantier essentiel. Bien sûr, les banquiers s'y opposent en disant que la banque de détail finance la banque d'investissement... Les lobbies bancaires sont trop puissants et les contrepoids, ONG, journalistes, analystes financiers, désarmés face à leur pouvoir.
Merci pour votre présentation. Nous avons auditionné M. Strauss-Kahn hier, qui nous a dit que ce n'était pas le système qui posait problème, mais l'usage qui en est fait. Qu'en pensez-vous ? Quelle est votre analyse des révélations baptisées offshore leaks ?
Je ne suis pas d'accord avec M. Strauss-Kahn. La crise de 2008 a bien montré que ce n'est pas l'utilisation du système, mais bien le système lui-même, qui est en cause : faiblesse du régulateur, cupidité des opérateurs démultipliée par des bonus pousse-au-crime, banques devenues des casinos et faisant leurs profits sur les activités spéculatives opaques, rôle négligeable des responsables du risque... Souvenez-vous de l'ancien patron mégalomane de la Royal Bank of Scotland, que personne n'osait provoquer ou contester ! C'est bien du système qu'il s'agit. Les cabinets d'avocats, les banques, les conseillers financiers sont à la recherche, bien légitime, de profits. Si nous ne changeons pas le système de contrôle et d'organisation des acteurs, tous continueront comme auparavant.
A ce jour, aucune des personnes mentionnées dans les offshore leaks n'a été poursuivie. La presse financière anglo-saxonne (Wall Street Journal, Financial Times...) ne leur a pas fait écho. Leur publication a été le fait de journaux de gauche, tels le Gardian ou, en France, Le Monde, dont le lectorat est hostile aux pratiques mises en cause. Les journaux conservateurs britanniques, comme le Daily Telegraph ou le Times, n'en ont pas pipé mot.
Quel rôle joue le marché de l'art dans les pratiques dont nous parlons ? Il n'échappe pas, que je sache, à la législation obligeant à régler par chèque au-delà d'une certaine somme...
Les plus belles collections d'art privé sont celles des propriétaires de hedge funds, qui les gardent secrètes. Ils ne disent rien non plus de leur motivation : investissement, vrai plaisir de collectionneur ? Quoi qu'il en soit ces opérations sont secondaires par rapport au problème de l'éthique dans les banques, où des masses énormes d'argent sont affectées à la spéculation sur les matières premières ou les taux d'intérêt. Je critique souvent les banquiers mais pas sur leur goût pour l'art...
Le football est un sport populaire outre-Manche. Les clubs y attirent les convoitises de milliardaires de tous les pays, qui sont sans doute mus par l'amour du ballon rond, mais aussi peut-être par un intérêt plus direct, qui serait de recycler des sommes acquises de manière plus ou moins légale... Qu'en pensez-vous ?
C'est une excellente question, qui n'a jamais été posée par la presse anglo-saxonne. Quand Roman Abramovitch a racheté Chelsea en 2003, personne n'a demandé d'où venait l'argent, alors même que des procédures contre le blanchiment étaient en vigueur depuis deux ans déjà, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. De nombreux oligarques ont racheté des clubs de football. Manifestement, c'est un moyen de blanchir de l'argent, mais cela n'émeut pas les autorités : aucun propriétaire de club de football n'a fait l'objet d'une vérification de l'origine des fonds avec lesquels il avait fait son acquisition, alors qu'au-dessus de 10 000 livres, la déclaration de l'origine des fonds est obligatoire.
Le Qatar est très investi, dans tous les sens du terme, au Royaume-Uni. Lui pose-t-on des questions sur l'origine de ses fonds ?
Encore moins ! Les fonds souverains sont de gros investisseurs. Le Qatar, comme le Koweit ou d'autres pays du Golfe, a un fonds souverain, qui n'a pas à justifier l'origine de ses capitaux. Les monarchies pétrolières du Golfe jouissent de surcroît d'une sorte d'immunité diplomatique auprès de la Couronne britannique, justement parce que ce sont des royautés.
Le Qatar a fait de la France un paradis fiscal : la convention fiscale bilatérale qui nous lie est totalement exorbitante du droit commun, à tel point que les Émirats arabes unis et le Koweit en ont pris ombrage. Quelles dispositions fiscales régissent les investissements du Qatar au Royaume-Uni ?
On ne pose pas de question : le Qatar achète ce qu'il veut, sans être interrogé sur l'origine des fonds.
Les capitaux du Golfe sont accueillis à bras ouverts, sans aucune transparence fiscale.
Quelles sont les dispositions fiscales pour les plus-values ou bénéfices réalisés sur le territoire britannique ? Le Qatar crée-t-il des sociétés de droit britannique, ou de droit mixte ? En France il crée des sociétés de droit français qui sont exonérées d'impôts.
Je ne connais pas les détails, mais je suppose que des avocats, des comptables ou des conseillers financiers de la City peuvent créer un special purpose vehicle (SPV) dans un paradis fiscal, généralement aux îles Caïmans, pour échapper à l'impôt britannique. A mon avis, ils utilisent plutôt ce procédé.
La Banque d'Angleterre est-elle physiquement localisée au coeur de la City ?
Quel est son rôle ? Quels sont ses liens avec la City ? Les propos ambivalents de M. Cameron que vous avez évoqués ne sont-ils pas l'illustration du fait que l'optimisation fiscale peut être encouragée par les États eux-mêmes ? Au nom de l'attractivité des territoires, on crée des niches fiscales, comme le crédit d'impôt recherche en France, qui nous coûtera cher... En ces temps difficiles, chaque pays cherche à être concurrentiel. Les déclarations finales du G8, pleines de bonnes intentions, sont loin de la réalité. N'y a-t-il pas là une sorte de schizophrénie ?
La Banque d'Angleterre fixe les taux d'intérêt : un comité composé de directeurs de la banque et de personnalités extérieures se réunit à cet effet une fois par mois. La Financial Service Authority ayant été démantelée, elle est aussi responsable, depuis janvier, de la régulation bancaire et de la protection du consommateur. Elle vit en symbiose avec la City. Le nouveau gouverneur, M. Mark Carney, prend ses fonctions ce vendredi. Canadien, il est le premier étranger à la tête de cette institution. Il sera intéressant de voir ce qu'il fait. Ah ! J'oubliais : il est un ancien banquier de Goldman Sachs ! Il y aura donc un ancien banquier de Goldman Sachs, Mario Draghi, à la tête de la BCE, un autre à la tête de la Banque d'Angleterre... Situation remarquable.
Il ne manque plus que d'en avoir un à la tête de la Fed... Pour les Britanniques, l'attractivité de la City compte plus que l'éthique. Le Chancelier de l'Échiquier a réduit de 50 % à 45 % l'impôt sur les gros revenus. Le régime de résident non domicilié, qui n'impose que les sommes rapatriées au Royaume-Uni, remporte toujours le même succès. Et le parti travailliste de MM. Blair et Brown protège aussi la City qui, à mesure de la désindustrialisation du pays, est devenue plus essentielle que jamais à l'économie.
(mardi 2 juillet 2013)
François Pillet, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les différentes auditions prévues dans le cadre de notre commission d'enquête. Nous allons entendre cette après-midi Monsieur Antoine Peillon, journaliste à La Croix. La commission d'enquête avait déjà entendu Monsieur Antoine Peillon l'année dernière.
Antoine Peillon, vous connaissez l'usage, prêtez-vous serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites « Je le jure ».
Je vous remercie. Je vous propose dix ou quinze minutes pour parler librement du sujet qui nous intéresse. Après quoi, notre rapporteur Eric Bocquet vous posera différentes questions afin d'élargir le débat, ainsi que le feront ensuite les membres de la commission ici présents.
Je suis journaliste grand reporter au quotidien La Croix et j'ai publié fin mars 2012 un ouvrage intitulé « Ces 600 milliards qui manquent à la France : enquête au coeur de l'évasion fiscale ». A cette occasion, je me suis intéressé en profondeur à l'organisation de la fraude fiscale par la banque suisse UBS sur le territoire français, du début des années 2000 jusqu'à l'année 2011, et particulièrement de l'année 2004 à l'année 2007. J'ai enquêté à partir de l'été 2011 et pendant un peu plus de six mois de façon très intensive. J'ai eu accès à de nombreuses sources, notamment des policiers, des magistrats et des sources internes à la banque UBS à Paris ou en Suisse. La somme de documents internes qui m'ont été communiqués m'a permis de retracer les modalités de cette fraude fiscale et les personnes concernées, clientes comme actrices. Je me suis attachée à dresser un paysage plus large du phénomène global de l'évasion fiscale. J'ai ensuite évalué la somme des avoirs des personnes physiques comme morales françaises présentes dans les paradis fiscaux à environ 600 milliards d'euros. J'estime la fuite annuelle de sommes non déclarées au fisc français à 30 milliards d'euros. Ces nombres ont été très largement validés par de nombreuses sources financières.
Plusieurs enquêtes judiciaires ont suivi la publication de mon livre. Un travail politique a par ailleurs permis d'obtenir des informations très importantes. L'opinion publique comme de nombreux journalistes se sont intéressés au sujet. Un de mes confrères de Mediapart a poursuivi une enquête sur la banque UBS. Pour ma part, j'ai continué à fréquenter mes sources, qui se sont d'ailleurs multipliées, de nouvelles personnes s'étant signalées. Ainsi, ma perception du phénomène s'est élargie. J'ai pu mesurer progressivement que ce que je croyais déjà considérable était en fait un phénomène quasi systématique et très généralisé dans le milieu bancaire.
Malgré les enquêtes, le travail gouvernemental - certes timide - et des parlementaires, la pratique de l'évasion fiscale ne faiblit pas. Le système bancaire est le coeur d'un système plus large autour duquel sont articulés des cabinets d'avocats, des notaires, des conseillers financiers. Tous concourent à faire en sorte qu'une véritable industrie de l'évasion fiscale existe au service à la fois des entreprises et des personnalités physiques.
Le 29 mai, je me suis entretenu, en compagnie de deux de mes confrères de Mediapart, avec Pierre Condamin-Gerbier. Il nous a montré comment, au milieu des années 90, des groupes commerciaux et industriels ont créé leur propre banque dans des paradis fiscaux, notamment anglo-saxons, de façon à gérer leurs propres affaires à l'abri du fisc des pays dans lesquels ils réalisaient leur chiffre d'affaires. Le rendement économique était tellement extraordinaire qu'ils se sont spécialisés dans ces banques liées à d'autres opérateurs, financiers le plus souvent.
Il n'existe pas de rupture entre l'économie dite réelle et l'activité financière. Le lien est historique et organisationnel. Désormais, les banques ne sont plus qu'un instrument parmi d'autres dans la palette des fraudeurs.
Je remercie Monsieur Peillon d'avoir accepté notre invitation. La réflexion menée cette année se situe dans la droite ligne des travaux de la commission d'enquête précédente. Nous nous intéressons d'avantage à la machinerie incluant bien sûr les banques mais aussi les opérateurs financiers que vous avez cités.
Beaucoup d'événements sont intervenus ces derniers temps, ce qui a contribué à changer le regard de l'opinion sur le sujet de l'évasion fiscale. Ce thème est aujourd'hui plus sensible et est devenu incontournable sur le plan politique.
Votre ouvrage a fait date sur ce sujet et a apporté beaucoup d'informations extrêmement utiles. Pourriez-vous revenir sur les difficultés que vous avez pu constater dans les procédures de contrôle ? Quel est votre regard sur les « grippages » qui interviennent dans le cours des procédures judiciaires ?
Le contrôle prudentiel, institutionnalisé sous autorité de la Banque de France à travers l'autorité de contrôle prudentiel - elle-même chargée de vérifier la conformité des procédures bancaires et des assurances à la loi française - n'a pas fonctionné dans le cas d'UBS. Toutes mes sources ont affirmé notamment avoir tenté d'alerter l'autorité de contrôle prudentiel très tôt après la constatation des délits. En 2008, le directeur de l'établissement d'UBS Strasbourg avait souhaité faire part de pratiques illégales à l'autorité. Il n'a jamais eu accès à cette autorité de contrôle.
Un groupement de cadres supérieurs avec à sa tête Nicolas Forrisier, responsable de l'audit interne à ce moment-là, a également plusieurs fois alerté cette autorité. Trois courriers et des fuites dans la presse ont été nécessaires pour que l'autorité de contrôle prudentiel déclenche sa propre enquête et transmette au procureur de Paris les éléments qui lui avaient été livrés. Deux ans ont été perdus par cette autorité de contrôle prudentiel dans l'enquête, la vérification et éventuellement la sanction des malversations opérées au sein d'UBS. Cette inaction a eu deux conséquences extrêmement dommageables. Tout d'abord, la direction de la banque a pu disposer de temps lui permettant de se livrer à la destruction de preuves. UBS a même demandé à sa directrice des relations publiques, Stéphanie Gibeault, qui d'ailleurs protestait contre l'évasion fiscale, de faire elle-même le nettoyage de ses fichiers. Ensuite, les témoins potentiels ont tous été licenciés. Ces premiers éléments permettent de s'interroger sur l'efficacité réelle de cette autorité de contrôle prudentiel.
Un événement très récent m'a par ailleurs interpellé. L'autorité de contrôle prudentiel a sanctionné la banque UBS à hauteur de 10 millions d'euros. Cette somme peut paraître considérable mais elle est en fait ridicule par rapport au chiffrage minimum de ce qu'a représenté l'évasion fiscale de 2000 à 2011, c'est-à-dire 850 millions d'euros. Une source suisse estime ce chiffre à plus d'un milliard d'euros. Le rapport de dix millions d'euros d'amende comparé à un milliard d'euros de chiffre d'affaires n'est pas très impressionnant. La direction d'UBS évoque des négligences dans la vigilance, qui auraient été faites à l'insu de son plein gré. Ceci n'est pas du tout crédible. L'organisation de l'évasion fiscale est industrielle, systématique et parfaitement contrôlée.
J'estime que l'autorité de contrôle prudentiel est très timide au regard de la gravité du phénomène. Cette autorité a pourtant le pouvoir de retirer la licence d'une banque ou de décupler la sanction pécuniaire dont je parlais. Le président actuel d'UBS France, Monsieur de Leusse, a pour sa part démissionné très récemment du Conseil d'Etat où il avait eu des fonctions très importantes. Il a néanmoins eu comme réflexe immédiat de faire appel de la décision de l'autorité de contrôle prudentiel auprès du Conseil d'Etat, où il a encore d'excellentes relations. Ainsi, les autorités de contrôle prudentiel de notre pays emploient de nombreuses personnes issues des banques et qui y travaillent parfois encore, y compris à UBS France. Il existe dès lors une porosité très étrange, au regard de la séparation des pouvoirs, entre le secteur financier et le secteur du contrôle public du secteur financier.
J'aimerais maintenant aborder le problème judiciaire. J'ai dénoncé le fait qu'y compris au niveau du parquet, les éléments transmis par l'autorité de contrôle prudentiel n'ont rencontré que de l'indifférence et de la nonchalance. Il a fallu attendre l'alternance politique et la parution du livre d'un journaliste pour que soit ouverte une véritable information judiciaire confiée au magistrat Guillaume Daïeff, rapidement accompagné par le juge d'instruction Serge Tournaire étant donné l'ampleur de la tâche.
Quelles sont les conséquences de cette lenteur ? La récolte des preuves devient presque impossible. Des fichiers ont été effacés. Une perquisition spécifique à motif informatique conduite par le juge Daïeff a été nécessaire pour constater que des instruments informatiques avaient été manipulés dans l'objectif d'effacer des preuves. Nous constatons ainsi une véritable entrave à la justice. Je considère qu'il existe des motifs à ces lenteurs. Certaines personnalités politiques entretiennent des relations coupables avec certains grands fraudeurs, et sont alors réticents à entraver l'action de ces derniers, leurs relations d'amitié ou de support risquant d'être détériorées. Un camp politique et une personnalité politique éminente, Nicolas Sarkozy, étaient particulièrement concernés. Ces pratiques ne représentent pas la vie politique française mais sont suffisamment lourdes pour avoir des conséquences judiciaires.
Enfin, la Cour des Comptes vient d'achever un rapport sur ce qui a pu représenter, dans l'administration française, des entraves à la connaissance du phénomène. Je connais bien les deux rapporteurs.
La publication est prévue à la rentrée prochaine. Cependant, il semble qu'il soit d'ores et déjà terminé. Je regrette qu'une commission comme la vôtre n'y ait pas eu un accès immédiat.
Notre commission sera encore saisie à la rentrée. Nous pourrons donc y avoir accès à ce moment-là.
Tous ces grippages montrent que même quand la justice agit, elle est en retard de plusieurs années par rapport au fait même des fraudes. Cela laisse tout loisir aux fraudeurs de rendre les fraudes invisibles.
J'ai eu la chance d'avoir été invité par le juge Charles Prats à une session de formation de l'Ecole Nationale de la Magistrature. Une quarantaine de personnes mêlant procureurs, juges d'instruction et policiers de haut niveau, ont tous expliqué n'avoir jamais réussi à obtenir des résultats sur le front de la fraude fiscale. J'ai déjà mentionné les lenteurs de l'appareil de contrôle mais de plus, notre loi n'est pas adaptée à la répression de la fraude fiscale. Ces personnes ne peuvent notamment s'attaquer qu'au blanchiment d'argent issu de la fraude fiscale, ce qui rend la procédure beaucoup plus complexe. Enfin, les peines sont tellement minimes quand il y a condamnation que même des fraudeurs pris en flagrant délit peuvent se permettre une arrogance qui fait injure à la démocratie et à la République.
Pourriez-vous nous détailler l'organisation financière des entreprises dites non financières ?
M. Antoine Peillon. - Les éléments dont je dispose sont issus du récit de Pierre Condamin-Gerbier sur le début de sa carrière. Au début des années 90, il est au service de grandes familles commerciales, qui lui demandent rapidement de participer au montage de structures financières et bancaires dans les paradis fiscaux dépendant de la couronne britannique. Elles ont les moyens, du fait des chiffres d'affaires formidables qu'elles font dans le commerce, de mobiliser très rapidement des cabinets d'experts et des avocats qui les conseillent dans la création de sociétés bancaires. Il est en effet très facile de monter une banque en Suisse, avec tous les avantages que cela comporte. Les résultats permettent de mobiliser des expertises très étoffées. Un avocat très proche d'un assez ancien ministre fait ainsi partie de ce monde des avocats spécialisés dans les montages offshore non déclarés.
Les moyens de la fraude ne sont pas toujours très complexes. En 2005, la gestion des avoirs non déclarés par la banque UBS se faisait au moyen de boîtes en bois et de fiches cartonnées. Dans une première boîte se trouvaient les noms réels des clients et leurs pseudonymes. Dans une deuxième boîte se trouvaient les pseudonymes et les numéros de compte correspondants. Chaque chargé d'affaire gérait environ 300 ou 400 gros clients. Il disposait d'abord du pseudonyme, se rapportait ensuite au numéro de compte qui lui permettait de rentrer dans le système informatique qui n'était composé que de numéros. Le fonctionnement était très artisanal. Les éléments étaient très matérialisés et donc très destructibles. Les pare-feu sont en effet souvent extrêmement rudimentaires.
Je vous remercie Monsieur Peillon. Nous avons été très intéressés par l'audition de M. Pierre Condamin-Gerbier. Vous a-t-il donné des précisions sur des techniques ou sur les noms des personnes concernées ?
La rencontre du 29 mai dernier à Genève avait pour motif de le protéger. Il nous a donc transmis le maximum d'éléments possible. Il nous a notamment donné une quinzaine de noms de personnalités politiques dont il affirmait avoir été le témoin direct de leur évasion fiscale.
Il disposait d'informations très précises concernant les chiffres et les motivations des différentes personnalités. Je lui ai conseillé de réserver ces informations au juge d'instruction. Je ne crois pas en effet avoir la capacité en tant que journaliste de les vérifier. Ces éléments sont tellement sensibles que seul un juge d'instruction a les moyens d'avoir des certitudes en la matière.
Cette procédure judiciaire a été mise en oeuvre aujourd'hui même. Cette source est donc dans une démarche très sérieuse.
Ceci est très intéressant. Des noms d'anciens ministres ou de ministres actuels sont-ils évoqués ?
Un texte sur la transparence de la vie publique sera étudié la semaine prochaine, suivi d'un texte sur l'évasion fiscale. J'aimerais tout d'abord savoir si vous avez quelques préconisations claires sur lesquelles nous pourrions déposer des amendements dès la semaine prochaine.
Par ailleurs, j'ai le sentiment que les activités de TRACFIN, de l'autorité de contrôle prudentiel et de la commission d'infraction fiscale à Bercy sont très mal coordonnées, mais que cela ne gêne aucune de ces organisations. Certains d'entre nous ont une opinion plutôt défavorable concernant l'existence de la commission d'infraction fiscale. Le tri qui s'y fait est opéré en dehors du droit commun. Qu'en pensez-vous ? Comment coordonner le système existant ?
J'aimerais également mentionner la protection des donneurs d'alerte, prévue par le texte sur la transparence. C'est une bonne idée qu'il faut à mon sens équilibrer pour ne pas laisser le champ ouvert à la délation.
J'ai eu la chance de pouvoir participer à l'élaboration de ce qui était d'abord une proposition de loi. Le député Yann Galut m'avait demandé de l'aider à trouver des experts de l'évasion fiscale.
Le verrou de Bercy choque profondément tous les experts avec lesquels je suis en relation, et avant tout les magistrats. Ils ne comprennent pas qu'il soit interdit d'enquêter, y compris lorsqu'il s'agit de flagrant délit de fraude fiscale. Ils doivent attendre que la commission des infractions fiscales donne son feu vert et soit proactive sur le sujet, à discrétion de la très haute administration et du gouvernement. De l'avis unanime des policiers de police judiciaire et des magistrats, ceci est une aberration.
Un compromis avait notamment été construit entre le ministère de la Justice et Bercy. Des nuances importantes distinguaient le ministre de l'Economie et des Finances et le ministre du Budget. Monsieur Moscovici avait ainsi accepté un système permettant à la Commission des infractions fiscales de continuer d'exister et à la Justice d'enquêter normalement. Ce compromis a été défait au plus haut niveau trois semaines avant que le projet de loi ne soit présenté devant l'Assemblée Nationale. Cela a été un véritable choc pour la magistrature, ainsi que pour vos consoeurs et confrères de l'Assemblée nationale. Cette destruction a en effet des conséquences négativement fantastiques. Si la justice ne peut pas agir, la fraude fiscale ne sera pas réprimée. Le fraudeur ne craint pas la rectification fiscale, qui est négociée à très bas taux et qui n'attire aucun opprobre. La condamnation au tribunal et le regard des autres citoyens sont bien plus redoutés. Le fait que la justice n'ait aucun mot à dire sur la fraude fiscale en tant que délit est totalement aberrant.
Il existe un deuxième verrou qui concerne la police judiciaire. Comment se fait-il que le renseignement, qui sait tout très en amont, ne se soumette jamais à l'article 40 du code de procédure pénale ? Il ne signale jamais au procureur des faits délictueux qui n'ont pourtant rien à voir avec ce qui est couvert par le secret-défense. Les Renseignement dénoncent eux-mêmes cette réalité. Des officiers du renseignement intérieur me l'ont ainsi affirmé. Un document écrit sur ce sujet avait d'ailleurs été transmis à l'Assemblée Nationale. D'autres experts du métier partagent le même point de vue. Il n'y a en effet aucune justification pour placer sous le sceau du secret-défense des informations qu'ils récoltent sur des fraudes dont ils sont les premiers avertis et qui nécessiteraient un travail judiciaire.
Sur la question des amendements, une revendication portée par les douaniers et les policiers me semble intéressante. Ils aimeraient pouvoir demander la provenance d'une somme en liquide à partir du moment où celle-ci dépasse les 10 000 euros. Certaines personnes y ont vu une atteinte potentielle à la liberté de faire circuler la caisse d'un commerce. Je prends pour ma part très au sérieux l'expérience de douaniers parfaitement républicains et respectueux des libertés publiques qui assurent que cet outil serait très avantageux dans la lutte contre la fraude fiscale. La circulation de l'or est de fait totalement soustraite à des interrogations judiciaires. Cette question mérite une certaine attention de la part des parlementaires.
Le dispositif proposé sur les lanceurs d'alerte est satisfaisant. Il faut bien entendu un équilibre empêchant des dénonciations gratuites. Toutefois, quand des lanceurs d'alerte agissent de manière tout à fait gratuite et morale, il serait bon de prévoir une reconnaissance de la République. Ils prennent en effet des risques considérables. J'ai été très impressionné par la conscience civique de ces personnes.
J'aimerais finir sur la question des repentis. Quid de celui ou celle qui a fauté pour différentes raisons ? L'époque a changé. L'enjeu de la fraude fiscale pour la société a changé. Certains banquiers sont déterminés à dire la vérité. Vous en avez auditionné un, dont je ne sais pas à quel degré il a participé au système. Catherine Dubouloz a publié dans le journal Le Temps les confessions d'un banquier suisse qui raconte dans le détail comment il opérait sur le territoire français la récolte de l'évasion fiscale. Un certain nombre de gens ayant exécuté des ordres pourraient apporter beaucoup à la justice s'ils étaient admis aux conditions d'un dispositif pour les repentis.
J'ai une question extrêmement terre-à-terre à vous poser. Ce qui était il y a vingt ans un usage allant de pair avec une certaine réussite est devenu aujourd'hui un problème majeur. Ne pensez-vous pas que les personnes concernées devraient reconnaître leur faute et prendre la parole publiquement ?
Je me sens proche moralement de votre position. Les personnes concernées sont dans une gestion rationnelle de leurs intérêts. Aujourd'hui avouer une fraude fiscale n'est pas du tout profitable. Même quand on fait ses aveux bien orchestrés médiatiquement, on ne paye rien. Le seul motif qui poussera les fraudeurs à avouer serait la possibilité de payer moins dans le cas où ils auraient avoué. L'Etat doit être fort. Je rêve qu'un jour l'éducation soit suffisante pour que l'on puisse se passer d'un système répressif, mais nous avons pour l'instant besoin d'un système judiciaire fort. Il est en effet aujourd'hui tellement faible que les fraudeurs règnent en maître. Je suis informé quasiment quotidiennement de ce qui se passe dans la banque UBS France, au plus haut niveau. La direction se moque du monde. Ses déclarations récentes sont des pieds-de-nez à la justice et à l'information. UBS paye des fortunes à des cabinets d'avocats et des cabinets d'enquête privés, assurée que rien ne lui résistera. C'est la mentalité des fraudeurs et de ceux qui les servent.
Nous avions évoqué la possibilité de faire de la communication auprès de l'opinion publique. Cette dernière ne peut comprendre pourquoi elle est imposée normalement quand certains viennent se réfugier fiscalement sur son territoire et sont imposés anormalement. En Suisse, certains cantons refusent ce type de situation. Je salue votre rôle en tant que journaliste.
Le découplage entre le lieu réel de l'économie et les lieux juridiques n'est donc pas acceptable. Les États vont-ils s'en rendre compte ? Cela pourrait permettre de régler la fraude de certains grands groupes.
Je vous remercie de vos propos sur le rôle de ceux qui ont comme métier de faire connaître au public la réalité du fonctionnement de la société. Il me semble que les Suisses sont majoritairement défavorables à la levée du secret bancaire. En France, l'information, y compris quand elle est complexe, est bien comprise du public.
Je me suis intéressé récemment à la question des entreprises. La pratique systématique est de créer des sociétés offshore, notamment à Luxembourg, de sorte à récolter des royalties sans avoir à déclarer quoi que ce soit au fisc de son pays. Les Etats et les élus locaux ont quelques réticences à contraindre certains grands groupes à payer l'impôt à cause du chantage à l'emploi. Dans un reportage sur France 2 était notamment présenté un grand groupe de distribution de produits culturels implanté en Bourgogne, bénéficiant de subventions et ne payant qu'un impôt accessoire. Force est de constater le rapport défavorable de la puissance publique vis-à-vis de la puissance privée. La normalité économique est d'avoir des structures offshore non déclarées.
Je voudrais revenir sur l'enquête Offshore Leaks publiée au mois d'avril. Elle représentait, de mon point de vue, un travail de qualité incluant des dizaines de journalistes et comprenant des noms précis. L'organe de presse français s'est désolidarisé de la publication des fichiers. Je suis interpellé par le silence qui règne aujourd'hui sur cette question.
J'ai eu connaissance de cette enquête avant sa publication. J'ai été informé des données précises recueillies, notamment concernant Singapour. J'ai pu constater la qualité de ces informations, leur défaut étant qu'elles ne comportaient que des noms de sociétés écrans. Il n'y avait en effet aucune donnée précise concernant les comptes bancaires et les ayants droit. L'évaluation de l'aspect illégal ou non de ces structures juridiques n'a pas non plus été effectuée. Le nom de Monsieur Augier a par exemple été cité sans que le journal ait la moindre capacité de nous éclairer sur la légalité de ses sociétés.
Je n'aurais pas personnellement publié cette enquête en l'état. Je n'en ai d'ailleurs pas compris la finalité ; la preuve en est qu'elle n'a eu aucune suite.
Le renseignement s'interroge par ailleurs beaucoup sur une manipulation de l'opinion publique, notamment européenne, pour des motifs psychosociaux faisant partie de la guerre économique en cours entre le monde anglo-saxon et le vieux monde européen. Certaines personnes du renseignement européen décryptent les choses ainsi.
La DCRI a remis un document à nos collègues députés, faisant état de la difficulté à exercer leur mission. Qu'est-il advenu de cette démarche ?
J'ai publié dans La Croix un article sur ce sujet. La note était double. La première partie analysait le manque d'articulation et de moyens de tous les services de police oeuvrant dans la répression de la fraude fiscale. La seconde portait sur le défaut d'action judiciaire concernant la question d'UBS alors que des officiers avaient eu connaissance très tôt des délits. Ils ont été empêchés de transmettre ces informations au judiciaire sous des prétextes de secret-défense mais selon eux, davantage pour des motifs de protection de certains clans politiques.
Cela a fait scandale à l'Assemblée Nationale. La note a été perçue par certains comme fantaisiste.
Ces officiers ont décidé de transmettre cette note au juge d'instruction. Deux juges se sont saisis de la question. Les sources policières ont été reçues au moins deux fois.
J'ai déposé un amendement pour que la Haute Autorité de Transparence puisse avoir des liens institutionnels avec TRACFIN. Pensez-vous que cela soit une bonne idée ?
Je ne pense pas avoir la capacité de vous répondre. Cependant, l'organisation TRACFIN dispose d'une grande quantité de données. La problématique du passage au judiciaire se pose encore une fois. Il existe des pratiques très discrétionnaires. Je sais que certaines informations de grande qualité ont été conservées par la direction de TRACFIN et qu'elles n'ont pas été exploitées judiciairement. Cet outil est très efficace mais sous-exploité.
Je vous remercie beaucoup. Vous avez apporté de riches informations.
Il est beaucoup fait mention de la Suisse, du Luxembourg, de Londres, du Delaware. L'évasion fiscale est-elle vraiment une invention occidentale ? La Russie, la Chine et les Etats du Moyen-Orient sont-ils coopératifs ?
Nous avons l'assurance qu'ils ne le sont pas. Hongkong s'est transformée en une place particulièrement opaque et résistante à toute enquête judiciaire. L'évasion fiscale est devenue un outil normal de notre système économique. Les pays que vous citez sont particulièrement concernés par l'articulation terrible qui existe entre le crime organisé et la fraude fiscale. Toutefois, l'outil suisse reste central. J'ai ainsi constaté le besoin des grands de ce monde d'évoluer dans des environnements luxueux. La dimension mondaine est un motif sociologique fort.