La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de François-Noël Buffet

Nous souhaitons la bienvenue à Mme Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité. La particularité de cette audition dans le cadre du projet de loi confortant le respect des principes de la République, est qu'elle est commune à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, ainsi qu'à la commission des lois du Sénat. La commission des lois a délégué les articles correspondant à l'éducation à la commission compétente du Sénat.

Après votre propos liminaire, nos rapporteurs, Stéphane Piednoir, Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien, vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Nous sommes effectivement très heureux, madame, de vous accueillir dans le cadre de ces travaux préparatoires à l'examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République que nous aurons à examiner en séance dans quelques semaines. Je profite de cette occasion pour remercier le président Buffet et la commission des lois d'avoir accepté de nous déléguer sur le fond l'examen des dispositions de ce texte consacrées, notamment, à l'éducation. C'est d'ailleurs de cela dont nous allons parler dans quelques instants.

En janvier 2018, le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a souhaité installer ce Conseil des sages à ses côtés, composé d'une quinzaine d'experts d'horizons différents et chargé de préciser la position de l'institution scolaire en matière de laïcité et de fait religieux. Depuis lors, ce comité ne se contente pas de réfléchir aux rapports parfois difficiles qu'entretiennent le religieux et le politique au sein de la communauté éducative, il veille aussi à éclairer de manière pragmatique les acteurs de l'éducation nationale en matière de laïcité. Vous avez ainsi créé, en collaboration avec les services de l'éducation nationale, un vade-mecum destiné à apporter des réponses concrètes aux personnels éducatifs directement confrontés au fait religieux dans l'exercice de leurs fonctions.

Vous vous rendez aussi sur le terrain pour former, études de cas à l'appui, les personnels de l'éducation nationale aux questions de la laïcité. Au regard de la diversité de ces actions et de votre connaissance de ce qui se passe sur le terrain, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous dresser un rapide bilan de l'activité de ce Conseil au cours des trois années écoulées. Nous souhaiterions également que vous nous précisiez le regard que vous portez sur l'évolution du nombre et la nature des atteintes au principe de laïcité constatées dans les établissements scolaires au cours de la même période.

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

En tant que sociologue, je ne pense pas que ce projet de loi marque une évolution de la conception française de la laïcité, tout comme je ne pense pas qu'il risque de porter atteinte à la liberté du culte.

La loi de 1905 a été conçue pour une Église catholique ayant le statut de puissance politique, l'Église unique organisant majoritairement la vie collective en France. C'est bien contre ce pouvoir politique - bien que certains aient été contre l'Église elle-même - que la loi a été votée et a reçu l'appui des religions minoritaires de l'époque qu'étaient le protestantisme et le judaïsme. Le grand rabbin vous a d'ailleurs expliqué toute l'adhésion passionnée des juifs aux règles de la laïcité. Une passion que les protestants ont partagée à l'époque, mais qui, maintenant, s'est transformée en critique.

La société est, aujourd'hui, bien plus diverse par le degré de pratique et par un éclatement des croyances et des organisations religieuses. Elle est, en somme, moins religieuse dans l'ensemble, même si elle comprend des mouvements de retour, éventuellement extrémistes. Enfin, il faut prendre en compte cette nouvelle donnée qu'est la présence d'une forte proportion de la population musulmane, de l'ordre de 10 %.

Le problème est l'islam politique plutôt que l'islam lui-même, encore que certains islamologues soient plus nuancés en matière de rapport entre islam et islamisme. Je pense qu'un islam de type religieux impose à la loi de 1905 des adaptations s'agissant des lieux de culte, des fêtes et du régime alimentaire. Je suis convaincue que ces problèmes peuvent être réglés par une adaptation de la loi de 1905. Le cas des usines Renault est souvent pris en exemple pour son importation de populations musulmanes et son adaptation à des demandes purement religieuses comme l'ouverture de salles de prière. La République a, d'ailleurs, toujours mis en place cette adaptation aux conditions des gens, comme elle s'est adaptée à la Moselle ou à l'Alsace, et comme elle s'est adaptée dans les années trente rue des Rosiers, à Paris, où le jour de repos était non pas le jeudi, mais le samedi, pour tenir compte du shabbat.

Le problème est qu'il y a, désormais, derrière ces revendications au nom d'une religion, un véritable projet politique contestataire des valeurs démocratiques. L'an 2000 a constitué un moment charnière dans cette évolution. A paru, en 2002, le livre Les territoires perdus de la République, tandis qu'en 2004, Jean-Pierre Obin découvrait le départ des enfants juifs de certains établissements scolaires qui ne pouvaient plus assurer leur sécurité. Son rapport a été très soigneusement mis de côté et la publication par vingt intellectuels, l'année suivante, d'un commentaire du rapport Obin n'a eu aucun écho. Il y avait donc, déjà, un changement de ce qui se présentait comme des revendications religieuses et qui étaient des revendications politiques, marquées par de l'antisémitisme. Aujourd'hui, nous connaissons bien le phénomène grâce aux travaux des spécialistes de la question, depuis Gilles Kepel jusqu'à Hugo Micheron et Bernard Rougier.

Les différentes dispositions de ce projet de loi me paraissent répondre à un problème politique, et je me suis réjouie du fait que le Président de la République n'ait pas remis en question la loi de 1905, car il ne s'agit effectivement pas d'un problème religieux. J'ai apprécié le nouveau titre positif du projet de loi, qui rappelle que la laïcité est un régime de liberté. Par ailleurs, faire passer les associations de loi 1901 sur le régime de la loi de 1905 me semble naturel. Il est normal, non seulement de subordonner les subventions publiques aux associations à la signature d'une charte de la laïcité, mais, en outre, même sans subvention, de leur demander de respecter les lois communes. À ce titre, vous aurez remarqué que les trois associations musulmanes ayant refusé de signer la charte sont turques, ce qui me conforte dans l'opinion que le problème est bien politique et non religieux. Enfin, que ces associations rendent des comptes sur leur financement étranger ne me paraît, ainsi, nullement scandaleux.

Le problème de l'enseignement familial a été largement débattu et, à titre personnel, je regrette le passage du contrôle a posteriori à l'autorisation préalable. Celle-ci constitue, néanmoins, une adaptation à une situation objective, notamment illustrée par les remontées du terrain. On observe, désormais, des pères qui, amenant leurs petites filles de 3 ans à l'école, donnent comme conditions qu'elles ne soient pas assises à côté d'un petit garçon. On m'a également cité le cas d'un père restant derrière la grille pour vérifier que, pendant la récréation, sa fille ne joue pas avec des petits garçons. L'islamisme extrémiste remet donc en question nos valeurs collectives - la démocratie, l'égalité hommes-femmes - ainsi que la primauté de la loi républicaine sur la loi religieuse.

Vous me demandez de décrire nos activités. Je rappelle que le Conseil des sages de la laïcité dépend du ministère de l'éducation nationale. C'est d'ailleurs le ministre qui en a choisi les membres. Notre rôle devient tellement large que nous devons recruter. Nous n'avons pas essayé de faire un nouveau texte sur la laïcité, thème d'ores et déjà largement étudié, mais de produire un document susceptible d'apporter un certain nombre de solutions. Nous sommes donc très soucieux d'être en liaison avec les services du ministère ainsi qu'avec les référents laïcité nommés dans chaque académie. Nous sommes très souvent saisis et recevons de nombreux témoignages d'enseignants, même si nous n'avons eu connaissance du cas de Samuel Paty que dans la presse. À cet égard, il est frappant de constater que le problème se déplace vers l'école primaire, alors que le collège était jusqu'alors au coeur de la contestation. Il y a désormais une poussée organisée, notamment avec des avocats qui cherchent à entrer dans les établissements. Cela commence très tôt, dès la maternelle.

Nous avons activement participé à la rédaction des textes par lesquels nous essayons de préciser la définition intellectuelle de la laïcité ainsi que les conséquences pratiques de ses principes dans la gestion des établissements. Au ministère, un vade-mecum de la laïcité a recueilli un ensemble de textes et d'études de cas. Nous y avons beaucoup travaillé. Il se nourrit d'ailleurs régulièrement des remontées du terrain et des critiques, car de nouveaux problèmes apparaissent - je pense notamment à la présence d'avocats auprès des parents d'élèves. Nous avons également aidé à la rédaction d'un vade-mecum pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme.

Vous m'avez posé la question du sport qui, effectivement, fait désormais partie du périmètre de M. Blanquer. Nous sommes donc en train de rédiger un nouveau vade-mecum pour le monde sportif qui, pour le dire en termes modérés, ne sait pas très bien ce qu'est la laïcité. Par ailleurs, nous avons fait quelques conférences de formation pour le service civique. Enfin, le ministre nous a demandé un certain nombre de notes, par exemple sur l'enseignement laïque des faits religieux. Nous avons également pour objectif de participer à la formation des enseignants, tant dans le recrutement que durant la formation continue. J'ai été extrêmement frappée, en allant parler à Poitiers devant les enseignants, les chefs d'établissement et les inspecteurs, que mes propos, tout compte fait assez plats, aient été écoutés avec beaucoup d'intérêt, mais avec grand étonnement. Les trentenaires d'aujourd'hui semblent découvrir ce qui allait de soi pour la génération de mes enfants en matière de laïcité. Les études de cas semblent donc être très appréciées.

Enfin, nous tentons de soutenir, à notre mesure, tous ceux qui nous transmettent des témoignages ou nous demandent des conseils, ainsi que ceux qui essayent de comprendre et de résister. Un de nos membres fait d'ailleurs partie de la mission pour l'ensemble de la fonction publique qu'a organisée la ministre de la fonction publique pour la question de la laïcité. Vous m'avez interrogée sur ce point, notre lien est institutionnel. Nous avons jugé utile, au terme de trois années de travail, de faire profiter l'ensemble de la fonction publique de l'expérience que nous avions accumulée, d'autant que certains ministères, comme celui de la santé, rencontrent d'importants problèmes.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Comme vous l'avez rappelé, ce texte ne modifie pas la laïcité, même si celle-ci a évolué dans la société française. Innée pour une génération d'enseignants, elle l'est beaucoup moins aujourd'hui. L'islam a parfois laissé place à un islamisme rampant qui nous inquiète, notamment via des demandes de plus en plus exubérantes, qu'il s'agisse d'alimentation ou de dispenses de pratiques sportives, notamment pour la piscine.

La nécessité de ce vade-mecum s'est imposée, mais est-ce suffisant ? Doit-on faire une loi à partir de certains exemples constatés ? Avons-nous d'autres moyens qu'un texte sur l'instruction en famille pour sanctionner ces comportements ? Un enseignant sur deux reconnaît s'être autocensuré : cela en dit long sur la peur qui a gagné le corps professoral et sur la liberté pédagogique largement entamée. Le vade-mecum répond-il à ces dérives ? Cette loi en préparation permettra-t-elle d'entraver ces dérives ? Je vous souhaite également bon courage pour votre travail sur le sport, car il s'agit d'un chantier extrêmement vaste et complexe.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacqueline Eustache-Brinio

La laïcité est, pour moi, émancipatrice et protectrice. Or ce projet de loi ne parle pas de laïcité, ce qui me paraît regrettable. D'ailleurs, dans l'article instaurant un « contrat d'engagement républicain » aux associations recevant des subventions, il n'est pas fait non plus mention de la laïcité. Je le redis, celle-ci est pourtant indispensable à l'école.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique Vérien

Nous avons eu un retour d'associations et d'enseignants nous disant que leur formation en matière de laïcité est indigente, les grands principes étant récités de manière candide sans que les problèmes techniques et pratiques soient réellement soulevés.

Je m'adresse ensuite à la sociologue que vous êtes. Vous avez parlé, dans un entretien, de l'affaiblissement de la dimension civique, ainsi que de la dissolution du sentiment national et patriotique qui laisse place aux identifications particulières, notamment religieuses, régionales ou ethniques. À cet égard, comment pourrait-on faire de nouveau Nation ?

Enfin, l'inégalité hommes-femmes n'est pas seulement portée par l'islam politique, mais aussi, largement, par l'islam religieux. Comment lutter contre cette conception qui vient perturber nos relations sociales en dehors même de tout lieu de culte ?

Debut de section - PermalienPhoto de Max Brisson

En ce qui concerne la suppression de l'enseignement à domicile prévue par l'article 21 de ce projet de loi, vous la regrettez tout en la trouvant justifiée au vu de la situation actuelle. Vous avez cité l'exemple d'une cour d'école. Pouvez-vous quantifier ce phénomène, ce que le Gouvernement n'a pas pu faire jusqu'à présent ? Pouvez-vous nous dire en quoi la suppression de l'enseignement à domicile est une nécessité pour lutter contre l'islamisme ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Ma question est quelque peu technique. S'il faut clarifier la question de la laïcité à l'école et dans le milieu du sport, il existe des vade-mecum publiés par l'Observatoire de la laïcité. Comment s'articuleront vos travaux ? N'y a-t-il pas un risque de multiplication des publications officielles sur le sujet ?

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

Une loi pourra-t-elle suffire ? Par définition, une loi est toujours limitée, elle ne résoudra pas tous les problèmes liés aux atteintes à la laïcité, c'est-à-dire à la contestation des principes démocratiques. Mais la loi donne des instruments juridiques à ceux qui veulent lutter. Il ne faut pas négliger la force du droit ; d'ailleurs, ceux qui mettent en cause la laïcité entendent s'appuyer sur des arguments juridiques.

Nous travaillons avec l'Ordre des médecins et le ministère de l'éducation nationale pour trouver les moyens de contrôler les certificats médicaux de complaisance pour la piscine, qui pourraient être contrôlés par le médecin scolaire, tout en respectant le secret médical.

Vous avez raison, la laïcité a évolué avec la société, même si ses principes n'ont pas changé. J'ai découvert le monde sportif. Merci pour vos encouragements sur le sujet ! Il faut clarifier les choses pour parvenir à penser juste et aider ainsi ceux qui résistent. Il est important que les enseignants se sentent soutenus pas leur hiérarchie. Beaucoup se sentent isolés. Il faut leur donner les outils intellectuels et faciliter les travaux collectifs.

Oui, la laïcité est protectrice et émancipatrice, même si le mot ne figure pas dans la loi de 1905. Elle est la forme française, héritée de l'histoire, de la séparation du politique et du religieux, qui est constitutive de la démocratie et la distingue des autres régimes.

Je crains que la formation à la laïcité ne tourne au prêchi-prêcha. Nous préconisons plutôt de travailler sur des cas précis. À Poitiers, où nous intervenons régulièrement, on observe ainsi que les ateliers consacrés à des cas concrets ont beaucoup plus de succès que la conférence inaugurale.

L'inégalité entre les hommes et les femmes est un problème central. Toutes les religions ont été fondées sur ce que l'on appelle, par politesse, la « complémentarité » entre les sexes : en fait, l'inégalité de statut entre les hommes et les femmes. Si la population musulmane tend à se rapprocher de la population française dans ses goûts et pratiques avec le temps, cette question reste un noyau dur. Les autres religions ne sont pas à l'abri. Dans le judaïsme, il a fallu l'action des mouvements libéraux pour que les femmes ne soient plus obligées dans les synagogues d'assister aux cérémonies à l'étage, au-dessus des hommes. Encore faut-il toutefois que la constitution des mouvements libéraux soit possible... Le Coran a été rédigé à une époque donnée. Il faut que les musulmans acceptent de travailler sur sa réinterprétation. C'est la perspective proposée par Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'Islam de France, qui explique que le voile n'a rien d'islamique et qui prône une réinterprétation du Coran à des fins spirituelles.

Républicaine et libérale, je pense qu'il est préférable de laisser la liberté aux parents de préférer l'instruction à domicile, dès lors qu'ils acceptent les contrôles de l'éducation nationale. Le problème est qu'une partie des filles ne sont plus instruites du tout, au nom de la liberté de l'enseignement en famille. C'est pourquoi je pense qu'il est justifié que ce régime fasse l'objet d'une demande afin que l'enseignement en famille ne soit pas simplement un moyen de faire échapper les filles au programme et aux valeurs de l'enseignement public. Mais je regrette effectivement que l'on soit dans cette situation.

M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité, fait en effet partie du Conseil des sages. Nous travaillons ensemble sans aucun problème, même si nous n'avons pas tout à fait les mêmes conceptions. Il ne m'est arrivé qu'à une seule reprise de devoir transmettre un texte au Gouvernement en indiquant son désaccord.

Debut de section - PermalienPhoto de Muriel Jourda

Votre réponse m'inquiète. Il se peut que cohabitent deux types de vade-mecum, qui seraient tous subventionnés par le ministère. Comment fera-t-on pour savoir celui qui devra être appliqué, alors que de nombreux guides existent déjà ? J'ai le sentiment que vous n'avez pas la même position...

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

En effet, l'Observatoire de la laïcité sera remis en question à partir du 1er avril. Nous verrons ce qui se passe à ce moment-là. Il est clair que la position de l'Observatoire et celle du ministère de l'éducation nationale ne sont pas identiques. Il appartiendra au Président de la République de trancher.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Ouzoulias

Que pensez-vous, en tant que sociologue, de la remise en question de la dimension humaniste, universelle de la laïcité héritée de la philosophie des Lumières et de la Révolution française ? On considère souvent que cette révision nous vient des États-Unis, mais ne pensez-vous pas que l'on en trouve les prémices dans la sociologie française de la fin des années soixante-dix, notamment dans la pensée de Michel Foucault, où l'on sent déjà une remise en question du caractère universel de la citoyenneté ?

Vous avez fourni une admirable définition de la laïcité, dans votre article La République face au communautarisme, paru en 2004, où vous écrivez que « le rôle premier de l'État reste d'organiser l'unité de l'espace politique commun, qui permet d'intégrer par l'abstraction et l'égalité formelle de la citoyenneté tous les individus, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, régionales ou nationales ». Je n'ai rien à ajouter !

À la fin de l'article, vous écrivez : « Une société démocratique implique que, par-delà ses fidélités particulières légitimes, chacun puisse aussi rencontrer et reconnaître l'Autre, au nom des valeurs universelles de la citoyenneté. Le communautarisme devrait rester laissé à la liberté et à l'initiative des individus, encouragé par une application souple de la citoyenneté républicaine. Cela est conforme à la fois à la tradition de l'intégration française et à la légitimité des sociétés modernes, qui reposent sur l'universalité des droits du citoyen et de la protection de l'État-providence. » Qu'entendez-vous par l'expression « une application souple de la citoyenneté » ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Harribey

Selon vous, le texte ne met pas en cause notre conception de la laïcité et ne porte pas atteinte à la liberté du culte. Si le texte est muet sur la laïcité, plusieurs dispositions sont problématiques quant à la liberté de culte. Ainsi, l'article 26 prévoit-il la consultation systématique d'un organe délibérant, sauf pour le recrutement des ministres du culte quand ils ne dépendent pas de l'association. N'est-ce pas mettre le doigt dans l'engrenage qui consiste à définir dans la loi l'exercice du culte ? Cet article peut, en outre, être facilement contourné par le recours à des intervenants occasionnels ou l'absence de nomination de ministre du culte. Si l'on combine l'article 6 et l'article 33 sur le régime des subventions, comment peut-on vraiment différencier ce qui relève de l'associatif de ce qui relève du cultuel ? Ne fallait-il pas mieux distinguer un régime relevant de la loi de 1905 et un régime relevant de la loi de 1901 pour ce qui concerne la pratique associative ouverte sur la société ? Dans de nombreuses associations, la frontière entre l'associatif et le cultuel est très ténue et les associations devront tenir une double comptabilité, avoir recours à des rescrits, etc.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Grosperrin

La laïcité s'est imposée comme une démarche de liberté. Certains ont parlé pendant longtemps de laïcité ouverte ou fermée, conservatrice ou progressiste, il n'y a en réalité qu'une laïcité, qui est acceptée ou qui n'est pas acceptée. Elle contribue à faire partager les valeurs de la République dans les établissements scolaires. Il est important de laisser la liberté aux familles de recourir, ou non, à l'instruction en famille.

Le « séparatisme » n'est pas un gros mot. Ferdinand Buisson l'a utilisé pour exprimer le religieux. L'originalité de l'école publique, c'est qu'elle n'appartient à personne, mais à tous. Il expliquait qu'il recherchait la fraternité nationale et, dans son article sur la foi laïque, il voulait lutter non contre la foi, mais contre la haine. On en revient au temps du rapport Obin de 2002, comme vous l'avez dit tout à l'heure, car on n'ose pas parler du séparatisme islamique. Si on n'est pas capable de nommer les problèmes, on court le risque d'amalgames, car le problème n'est pas celui de la religion à l'école.

Debut de section - PermalienPhoto de Thomas Dossus

Ce texte est large et remet en cause certains équilibres, comme celui sur l'instruction en famille. Vous avez dit que beaucoup de filles n'étaient plus instruites, mais sans fournir de chiffres ; il est dès lors compliqué de toucher aussi fortement aux équilibres existants, sans données objectives. Produisez-vous des données chiffrées permettant d'apprécier si ce texte apporte une réponse proportionnée à des problèmes, ou s'il est trop large ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Cette audition nous permet de parler du fond, la laïcité, et non simplement du texte. Je goûte peu les législations d'émotion, dont fait partie ce texte. En matière de laïcité, je ne peux que recommander le Dictionnaire amoureux de la laïcité, d'Henri Peña-Ruiz, philosophe qui, étrangement, ne fait pas partie de ce Conseil des sages de la laïcité, dont on aimerait savoir comment les membres ont été désignés. Il dit que les religions ne sont pas dangereuses si elles n'engagent que les croyants. Elles le deviennent si elles prétendent dicter la loi commune. Ne pensez-vous pas que ce texte n'est pas justement un retournement de tout cela ?

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Belrhiti

Vous avez mis l'accent sur la formation des enseignants. Mais les directions des établissements sont-elles aussi formées ? Les enseignants se plaignent de ne pas être soutenus.

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

Monsieur Ouzoulias, en vous écoutant, je me suis rendu compte que j'avais mal employé le terme « communautarisme » dans la seconde citation et qu'il aurait mieux valu employer le mot « communautaire ».

La laïcité est un héritage des Lumières et était portée, traditionnellement, par la gauche républicaine. Aujourd'hui, celle-ci se divise entre ceux qui prolongent cette tradition et ceux qui préfèrent l'identitarisme. C'est une des expressions de la crise de la pensée de gauche. La théorie de la déconstruction nous revient des États-Unis, alors qu'ils l'ont empruntée à la France. Cette théorie remet en question l'héritage des Lumières. Mais, fondamentalement, je crois que, d'un point de vue politique, c'est ce dernier qui est à la fois juste et utile. Tout est affaire de construction sociale, l'essentiel est que celle-ci soit convenable !

Par application souple, j'entendais la possibilité pragmatique de glisser le jour de repos du jeudi au samedi, si la grande majorité des enfants est de confession juive. De même, la République a une liste de fêtes susceptibles d'être accordées, pourvu que le service ne soit pas remis en question. Nos fêtes sont héritées globalement de la tradition chrétienne. Il ne faut pas craindre une remise en question de la laïcité si on célèbre des fêtes d'autres religions ou si on fête le Nouvel An chinois, tant que le principe fondamental de la séparation entre le politique et le religieux est maintenu. On sait qu'il existe une collaboration entre l'État et les Eglises. Il faut en tenir compte tant que les principes communs ne sont pas remis en cause. Ce n'est pas parce que la Moselle et l'Alsace ont un régime spécifique en raison de l'histoire que la laïcité est menacée en France !

Je n'ai pas de réponse sur le problème de l'article 26, ni sur les questions relatives aux articles 6 et 33. Je n'ai pas examiné le texte d'assez près. En tous cas, comme à vous, l'idée que la laïcité puisse être soit ouverte, soit fermée, soit généreuse, soit raide, me paraît absurde : introduire un adjectif me semble contraire à ce qu'est la laïcité en elle-même ! Sur l'enseignement en famille, beaucoup dépendra des modalités d'application du dispositif proposé : l'autorisation préalable et les contrôles doivent être mis en oeuvre de façon intelligente.

Le mot « séparatisme », dans le titre, ne me pose problème que parce qu'il sonne négatif : à la lutte contre le séparatisme, je préférerais un texte pour la liberté ou pour le renforcement des principes républicains. Je n'ai pas de réticence à l'égard du terme lui-même, mais d'un intitulé défini négativement. Le séparatisme, c'est le moment où la loi particulière déclare primer sur la loi commune. C'est en somme le communautarisme : quand la loi de la communauté - parfaitement légitime en elle-même - prime sur la loi républicaine. Je n'aurais donc pas dû utiliser le terme de communautarisme dans la citation que vous avez rappelée. Les liens communautaires rapprochent ceux qui partagent une même origine historique, les mêmes convictions politiques, les mêmes croyances religieuses. C'est naturel, évident et souhaitable dès lors que ces liens s'inscrivent à l'intérieur de la loi commune.

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

Non, à condition de préciser qu'il ne concerne qu'une partie de l'islam, qui déclare que la loi religieuse est supérieure à la loi de la République. Évidemment, parler de séparatistes musulmans est un peu embarrassant...

Vous avez évoqué les données quantitatives. Nous savons qu'il y a des dérives. Comme sociologue, j'ai à la fois beaucoup de respect pour les chiffres et beaucoup de réticences à leur égard. L'évaluation du nombre d'atteintes à la laïcité suppose que le professeur accepte de les signaler, que le chef d'établissement accepte de les transmettre à l'inspecteur qui, ensuite, accepte de les signaler au rectorat qui, lui, les transmettra au ministère de l'éducation nationale... Bref, on ne sait pas au juste ce que mesurent ces chiffres. Quand les professeurs sont découragés, ils ne signalent plus : ils considèrent que cela ne sert à rien, et que cela les expose à des ennuis. Les chiffres sur les atteintes à la laïcité sont donc à prendre avec énormément de précautions.

L'Observatoire de la laïcité dit régulièrement que le nombre d'atteintes est faible et plafonne à 800 ou 900. En fait, on ne sait pas si le phénomène est marginal ou assez répandu pour justifier les interventions. Certes, il est sûrement minoritaire par rapport à la population concernée. Mais on sait depuis longtemps que les minorités actives ont parfois un pouvoir politique qui n'est pas proportionnel à leur répartition statistique : Hitler n'a jamais eu une majorité dans une élection. En tous cas, le quantitatif n'a que peu de sens. Certains épisodes, dans certains quartiers, peuvent avoir un sens politique qui dépasse de beaucoup leur représentation. Certes, la population musulmane, en majorité, accepte les lois républicaines. Cela n'enlève rien au problème politique que pose une minorité soutenue par l'extérieur. Nous devons donc prendre des décisions sans être tout à fait sûrs de la manière dont il faut les prendre.

Je ne sais pas pourquoi M. Henri Peña-Ruiz ne siège pas au Conseil. M. Blanquer l'a constitué sans me demander mon avis. Il est vrai que j'ai formulé quelques suggestions, qu'il a trouvées excellentes, mais dont il n'a pas tenu compte. Mme Catherine Kintzler y siège, qui est très proche de M. Henri Peña-Ruiz.

Debut de section - Permalien
Dominique Schnapper, sociologue, présidente du Conseil des sages de la laïcité

La laïcité, c'est comme le reste : il y a toutes les familles ! Celle de M. Henri Peña-Ruiz est représentée par Mme Catherine Kintzler. Comme il fallait nourrir le Conseil, les quatre personnes que j'ai proposées au ministre ont finalement été acceptées. Mais je n'ai pas eu mon mot à dire sur la composition d'origine.

À Poitiers, nous faisons beaucoup d'enseignement pour les chefs d'établissement et les inspecteurs. Le rôle des premiers est primordial. Ils ont besoin à la fois d'outils intellectuels pour comprendre le problème et de se sentir soutenus dans leurs décisions. Ce sont eux que nous visons en particulier.