La séance est ouverte à 17 heures.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.
La mission d'information du Sénat sur les grands fonds marins a été instituée la semaine dernière. Issue d'une initiative du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), elle conduira pendant six mois un travail d'investigation sur la manière dont la France envisage sa stratégie pour les grands fonds marins. Notre pays dispose du deuxième espace maritime le plus étendu dans le monde et il est important de s'approprier l'ensemble des sujets liés à cet espace.
La mission porte sur l'exploration, la protection et l'exploitation des fonds marins. Je donne la parole au rapporteur, Teva Rohfritsch, pour qu'il vous présente le contexte dans lequel elle s'inscrit et commence à vous interroger. Par la suite, nos collègues sénateurs vous poseront d'autres questions.
Cette audition est la deuxième organisée par notre mission puisque nous avons déjà reçu la ministre de la Mer, Mme Annick Girardin.
Cette mission d'information me tient particulièrement à coeur en tant que sénateur de Polynésie française, territoire où nous réfléchissons beaucoup à la problématique des grands fonds marins. Si l'intitulé de la mission a perdu le terme « grands », nous nous intéresserons bien aux grands fonds marins. Bien entendu, nos collègues pourront vous interroger sur les fonds marins de manière plus globale.
Ces grands fonds appellent une multitude de questions et suscitent des attentes que nous avons déjà pu mesurer hier, au cours de la première audition.
Nous avons noté que le Secrétariat général de la mer (SGMer) avait animé et coordonné le travail préparatoire à l'origine de la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins qui repose sur cinq priorités et huit projets concernant sept ministères.
À la suite de la définition de cette stratégie, le SGMer a été chargé par le Premier ministre de mettre en place une mission interministérielle. Cette mission a-t-elle clos ses travaux ? Quel bilan pouvez-vous en tirer à ce stade ? Pouvez-vous nous présenter un état des lieux de l'avancement de la mise en oeuvre de la stratégie nationale pour les fonds marins ? Un bilan d'étape nous serait en effet très utile.
Le Président de la République a présenté le 12 octobre dernier le plan d'investissement France 2030, dont l'exploration de l'espace et des grands fonds marins constitue le dixième objectif. Quelles sont les complémentarités entre France 2030 et la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins ? Les temporalités de ces deux volets sont en effet assez proches.
La seconde thématique porte sur l'action de l'État pour les grands fonds marins. Le Secrétariat général de la mer est chargé d'animer et de coordonner l'action des préfets maritimes et des délégués du gouvernement dans les outre-mer. Sont-ils sensibilisés aux enjeux spécifiques des grands fonds marins ? Sont-ils concernés par la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales ? Des objectifs locaux ont-ils été définis ? Nous aurons également l'occasion d'évoquer les liens avec les exécutifs locaux dans les territoires du Pacifique.
Il est régulièrement rappelé que les fonds marins sont largement inconnus, à environ 80 %. L'une des priorités de la stratégie nationale est d'accroître nos connaissances en matière de ressources minérales et de biodiversité. Qu'en est-il des 20 % cartographiés ? Les résultats des récentes campagnes d'exploration tendent-ils à confirmer la richesse de nos fonds marins ou bien est-il possible que celle-ci soit surestimée ? Quels sont les fonds marins sous juridiction française qui ont déjà fait l'objet d'une cartographie ?
La stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales a prôné la création d'un démonstrateur destiné à tester l'impact, le cadre et la faisabilité d'une exploitation minière durable des grands fonds marins. La norme et le modèle doivent être définis. Trois hypothèses ont été identifiées pour la localisation de ce démonstrateur : la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française ; la Zone internationale ; la zone économique exclusive (ZEE) d'un pays européen, en partenariat avec celui-ci. Le lieu de l'expérience a-t-il été défini ? Si ce n'est pas le cas, quels sont les critères qui vous permettront de choisir parmi ces trois hypothèses ? Quelle est l'avancée globale du projet ? Enfin, ces hypothèses peuvent-elles se combiner ?
Selon le SGMer, le secteur de l'économie de la mer représente un chiffre d'affaires agrégé de 91 milliards d'euros et 360 000 emplois. Disposez-vous d'estimations sur le nombre d'emplois et le chiffre d'affaires que pourrait représenter l'exploitation durable des ressources minérales des fonds marins français ?
Enfin, le SGMer est l'animateur et le coordinateur de l'action répressive en mer. L'arsenal juridique pour lutter contre les atteintes à l'environnement marin et plus spécifiquement aux grands fonds marins est-il suffisant ? Malgré les difficultés techniques de tels délits, avez-vous recensé des trafics illicites de ressources issues de nos fonds marins ?
Nous sommes preneurs de votre expertise et je vous remercie d'ores et déjà pour vos réponses.
Je vous remercie de nous accueillir. Je tiens à excuser le préfet Denis Robin, retenu par une contrainte d'ordre privé et qui a tenu à ce que nous honorions votre invitation.
La France s'est dotée en 2021 d'une nouvelle stratégie nationale des grands fonds marins. Une première ébauche avait été lancée par le Comité interministériel de la mer (CIMER) en 2015 mais elle n'avait pas été concrétisée.
En 2018, sous l'impulsion du Premier ministre, le Secrétaire général de la mer a été invité à reprendre cette initiative, à comprendre les raisons de l'échec et à relancer, avec le secteur privé, une stratégie bien plus ambitieuse.
Le CIMER du 20 janvier 2021 a validé une stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins. Elle fixe 5 priorités pour les 10 prochaines années. Par rapport à la stratégie de 2015, elle comporte 4 nouvelles caractéristiques :
- La concertation a été bien plus large pour son élaboration : pendant plus d'un an, nous avons dialogué avec les industriels et avec toutes les administrations concernées, y compris la défense ;
- Elle tient compte de la dimension environnementale ;
- Elle s'attache à son acceptabilité par les populations concernées, notamment avec le retour d'expérience de la tentative de déclinaison de la stratégie de 2015 à Wallis-et-Futuna qui montre qu'il est indispensable de dialoguer avec les populations pour qu'elles y voient leur intérêt ;
- Elle met en avant huit projets bien définis.
L'intérêt pour les fonds marins a été réaffirmé par le Président de la République à travers les priorités retenues pour les financements de France 2030 avec un financement fléché pour les filières professionnelles stratégiques. L'exploration des grands fonds marins bénéficiera de financements publics complémentaires en synergie avec la stratégie minière.
Le plan d'investissement France 2030 a trois objectifs :
- Constituer des champions nationaux ;
- Développer des innovations de rupture ;
- Accroître les connaissances sur des écosystèmes largement méconnus.
Ces 3 objectifs sont des préalables nécessaires si nous voulons envisager l'exploitation des ressources des grands fonds.
En plus de la stratégie minière et de France 2030, il existe un troisième axe, développé par le ministère des armées qui finalise une stratégie complémentaire de maîtrise des fonds marins sous l'angle de la défense.
Ce sont ces trois volets qui constituent la stratégie complète française sur les fonds marins couvrant les aspects scientifiques, environnementaux, industriels et de défense.
La France fait partie du groupe très restreint des pays capables d'intervenir dans les grands fonds marins. L'objectif de cette stratégie complète est d'assurer notre maintien dans ce groupe de pays. Nous disposons pour cela de plusieurs atouts. Nous sommes la deuxième puissance océanique du monde avec des ZEE dont les typologies sont très variées. Par ailleurs, la France a investi dans des permis délivrés par l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM). Elle bénéficie de deux des trente-et-un permis délivrés : l'un porte sur la zone de Clarion-Clipperton dans le Pacifique et l'autre se situe dans l'Atlantique Nord. Nous avons également des opérateurs historiques dotés de moyens technologiques et scientifiques pour descendre dans les grands fonds, notamment l''Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer (IFREMER). Celui-ci doit veiller à entretenir ses flottes de surface et sous-marine et ses moyens d'investigation sous-marins. Enfin, notre pays dispose d'une marine océanique présente sur toutes les mers qui s'appuie sur une base industrielle et technologique de défense qui lui permet de bénéficier d'une autonomie en termes d'équipement.
Cette stratégie complète répond à quatre enjeux :
- Il s'agit d'acquérir des connaissances sur les ressources minérales, mais aussi biologiques et génétiques, importantes pour alimenter la recherche médicale ;
- Il faut apprendre à évaluer l'impact de l'intervention humaine sur les grands fonds ;
- Sur le plan technologique et industriel, l'enjeu est de constituer un écosystème d'entreprises capables de répondre aux défis de l'exploration des grands fonds et de fournir les prestations et les équipements nécessaires ;
- Enfin, la stratégie répond à un enjeu de positionnement international de la France, au sein des institutions multilatérales et et vis-à-vis d'États très entreprenants.
Sur l'avancement global de la mission interministérielle, la stratégie se déclinait en quatre priorités : acquisition de connaissances, amplification des efforts de protection, valorisation des ressources des grands fonds en lien avec le potentiel industriel français, renforcement du partenariat avec les collectivités d'outre-mer et les partenaires internationaux.
Sur la première priorité, l'objectif était de disposer de deux projets. Un programme de recherche sur les grands fonds marins a été confié à l'IFREMER. Ce PEPR (programmes et équipements prioritaires de recherche exploratoires) a été réorienté après l'annonce du plan France 2030 pour trouver la meilleure articulation entre les différentes actions. Le deuxième projet consistait à utiliser et à renouveler les permis accordés par l'AIFM.
Sur la deuxième priorité, l'objectif était de réaliser une cartographie des espaces à protéger et des espaces éventuellement ouverts à une exploitation durable. Le travail amorcé par le ministère de la transition écologique se poursuit.
La troisième priorité consistait à créer un pilote pour tester l'impact et la faisabilité d'une exploitation minérale et donc de connaître les interactions avec le milieu, avec un dispositif de go/no go, chaque étape étant assortie d'un verrou permettant d'arrêter l'expérimentation en cas de dommages. Dans le cadre du PIA4, il s'agira pour les industriels de constituer un consortium pour bâtir un projet.
Enfin, la quatrième priorité vise à associer au mieux les populations et les collectivités. Le ministère de la mer a caractérisé un cahier des charges. Il en est de même pour la stratégie internationale multi-partenaires (projet n°6). Quant au projet n° 7 de cette priorité - réalisation d'une veille sur l'évolution des besoins et des ressources et capitalisation des informations sur les grands fonds marins - il est piloté par la DGALN (direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature).
Je vous fournirai un document récapitulant cet état d'avancement.
Un an s'est écoulé depuis la définition de la stratégie nationale et il est encore trop tôt pour la faire évoluer.
La stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins et France 2030 partagent un objectif d'acquisition de connaissances dans le domaine minier, étendu, dans France 2030, aux ressources biologiques à la fois sur les fonds, la colonne d'eau et sous les fonds.
France 2030 dispose d'un axe de soutien à l'émergence de champions industriels capables de fournir des équipements ou des prestations pour agir sur les fonds marins, dont ne dispose pas la stratégie minière ; inversement, France 2030 n'a pas d'objectif d'exploitation minière. Les ressources biologiques sont extrêmement intéressantes et riches.
Vous avez rappelé que le SGMer était chargé d'animer l'action de l'État en mer. Les préfets maritimes et les délégués du gouvernement outre-mer sont associés et sont gardiens de l'usage de la colonne d'eau et de la surface de l'eau. Si l'exploitation du sol et du sous-sol est autorisée, ils devront donner leur agrément pour permettre l'utilisation de la colonne d'eau et de la surface de l'eau.
Pas une goutte d'eau salée n'échappe au regard des représentants de l'État qui suivront avec attention l'utilisation des permis de l'AIFM. Les préfets maritimes de la Manche ou de l'Atlantique s'intéressent tous les jours à l'engagement de la colonne d'eau au titre de la préservation des ressources halieutiques mais aussi au titre de l'exploitation des granulats marins ou de l'immersion de déblais de dragage issus de l'activité portuaire.
La stratégie ne définit pas d'objectifs locaux mais certaines zones semblent plus propices pour envisager une exploitation responsable avec une logique de bassin en fonction de l'activité humaine et industrielle.
Vous avez évoqué le chiffre de 20 % des océans cartographiés. Ce chiffre varie énormément en fonction de la résolution retenue. L'intégralité des océans a été cartographiée en utilisant des satellites et la gravimétrie mais avec une résolution très faible, de l'ordre du kilomètre voire de la dizaine de kilomètres de côté. Si les Alpes étaient cartographiées avec la même résolution, les vallées n'apparaîtraient pas.
Les 20 % annoncés s'inscrivent dans le cadre du projet de l'ONU Seabed 2030 visant à cartographier l'intégralité des océans d'ici 2030 avec une résolution de 100 mètres de côté jusqu'à une profondeur de 1500 mètres, de 400 mètres de côté entre 3000 et 6 000 mètres de profondeur et d'un kilomètre en-deçà. Ces résolutions restent insuffisantes pour de l'exploration fine. Les données fournies se limitent à la profondeur grâce à la bathymétrie, sans apporter d'information sur la nature du sol, la présence de poissons dans la colonne d'eau ou l'existence de végétation, comme le ferait une cartographie multi-paramètres.
Seuls 1 à 5 % des océans ont bénéficié d'une cartographie multi-paramètres et cette proportion est la même dans les zones françaises.
Quant à la zone explorée biologiquement, elle se limite à 0,0001 %, soit une part par million. Nous connaissons donc très peu les fonds marins. À chaque plongée en zone profonde, l'IFREMER remonte une centaine d'espèces biologiques inconnues.
Aucune zone n'a encore été choisie pour le démonstrateur. Avant de déterminer une zone, nous devrons l'explorer de façon détaillée pour choisir un site disposant d'un potentiel d'exploitation mais pour lequel les dégâts causés resteront faibles. Parmi les trois hypothèses envisagées, la dernière s'inscrirait dans une coopération avec un pays européen disposant de grands fonds, comme la Norvège mais l'hypothèse qui est aujourd'hui privilégiée est celle de la Zone internationale, plus précisément la dorsale médio-atlantique. Elle cumule à la fois l'intérêt des industriels et l'absence d'essais à ce jour. Il reste toutefois un certain nombre d'explorations détaillées à conduire avant de savoir si ce prototype d'exploitation est envisageable.
Qui conduit ces opérations de cartographie des espaces marins ? L'ONU a-t-elle lancé des appels d'offres ?
Dans le cadre de Seabed 2030, chaque pays peut conduire des explorations dans ses espaces et dans la ZEE d'autres pays, sous réserve de les en informer. Dans les eaux internationales, il existe des missions d'exploration ponctuelles, toutes les données étant mises en commun.
Pour la France, cette mission est-elle systématiquement confiée à l'IFREMER ?
Elle est confiée à l'IFREMER et au SHOM.
Il est très difficile de répondre à votre question sur le nombre d'emplois et le chiffre d'affaires que pourrait représenter l'exploitation durable des ressources minérales des fonds marins français. Cependant, l'industrie s'est emparée de ce sujet depuis le CIMER de janvier 2021 qui a envoyé des signaux positifs.
Le comité stratégique de filière des industries de la mer qui regroupe EVOLEN, le GICAN, la fédération des industries nautiques et le syndicat des énergies renouvelables, a inscrit dans sa feuille de route technologique l'exploration des grands fonds : caractérisation de la biodiversité et monitoring, engins d'intervention sous-marine, méthode systématique de détection de sites d'amas sulfurés inactifs.
Nous disposons également du rapport de M. Varin, vice-président du Conseil national de l'industrie, dans lequel il décrit les besoins industriels en matière de ressources minérales et l'extrême dépendance de la France vis-à-vis de ces ressources. Pour une voiture électrique, il faut six fois plus de matière critique que pour une voiture thermique et une éolienne comprend une demi-tonne d'aimants. Le marché du cuivre devrait doubler, celui du nickel tripler et celui du lithium quadrupler. L'Europe est très dépendante de pays tels que la Chine. Les ressources minérales terrestres et marines ont donc une grande importance dans la transition éco-énergétique.
Vous nous avez interrogés sur l'arsenal juridique dont dispose la France pour lutter contre les atteintes aux grands fonds marins.
Dans les eaux de souveraineté, cet arsenal juridique est suffisant et adapté aux menaces d'aujourd'hui. Les atteintes à l'environnement liées aux immersions ou à la pollution de la colonne d'eau sont réprimées par des juridictions spécialisées. Cela n'exclut pas un besoin d'évolution en fonction des menaces.
À ce jour, le seul trafic illicite, c'est la pêche INN (illégale, non déclarée et non réglementée). L'exploitation des ressources minérales est encore trop complexe pour faire l'objet de trafics illicites. La rentabilité de cette exploitation n'a pas encore été démontrée mais nous suivrons l'évolution des menaces pour nous adapter. Dans le cadre de l'objectif n°10 de France 2030, une action est prévue pour la surveillance des zones protégées, incluant la capacité d'aller surveiller le fond de la mer.
Nous menons des actions sur l'exploration, sur la protection et sur l'exploitation. Dans ses objectifs, le CIMER du 21 janvier 2021 a abordé la question du partenariat et de l'association des acteurs locaux. Comment les décideurs des territoires ultramarins sont-ils associés à la délivrance des autorisations d'exploration ou d'exploitation ?
Tout dépend des territoires. En Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, les ressources des fonds marins sont de la compétence des gouvernements locaux. C'est à eux que reviendra la responsabilité de donner ou non l'autorisation d'exploration ou d'exploitation.
Pour les autres territoires ultramarins, les élus seront-ils consultés ?
Nous n'avons pas d'exemple car aucun processus d'autorisation n'a été lancé. Cependant, nous retenons de l'expérience de Wallis-et-Futuna que l'adhésion locale est une étape indispensable.
Il me semble préférable de définir a priori le processus formel de décision.
Vous avez indiqué que les fonds marins faisaient partie du dixième objectif de France 2030. Certains observateurs disent que cet objectif est le « pâté de l'alouette et du boeuf », avec le boeuf spatial et l'alouette maritime ! Quel est votre avis sur cette analyse ?
Vous nous avez dit que l'objectif était de créer des champions français de l'exploration maritime et de mettre en oeuvre des innovations de rupture. Quelles seraient ces innovations de rupture ?
Enfin, quelle serait la bonne répartition des crédits et des moyens entre l'hexagone et les outre-mer ? Vous avez dit que l'IFREMER représentait un atout important. Or, si 97,5 % de notre ZEE relèvent des outre-mer, plus de 95 % des effectifs de l'IFREMER sont dans l'hexagone. Y a-t-il, avec France 2030, des opportunités de développement pour les économies ultramarines ?
Le Président de la République a choisi de faire figurer dans le même objectif de la stratégie France 2030 le spatial et les fonds marins. Il existe des ressemblances, même si les investissements à réaliser ne sont pas du même ordre. Nous connaissons moins bien les fonds marins que la surface de Mars. Les missions d'exploration spatiales et sous-marines présentent des ressemblances et des différences. Elles sont très robotisées, très autonomes mais si nous pouvons facilement communiquer avec une sonde spatiale, il est très difficile de communiquer avec une sonde sous l'eau.
Les principales innovations de rupture envisagées concernent la robotisation et l'autonomisation. Nous n'avons exploré qu'une très faible surface des grands fonds marins et pour progresser, nous devons démultiplier les capacités d'exploration. Pour ce faire, nous ne pouvons pas multiplier les expéditions humaines : il nous faut utiliser des drones et des robots. Le degré d'autonomisation peut varier, avec des drones accompagnant un navire ou des drones complètement autonomes transmettant leurs observations par satellite.
Par ailleurs, cette autonomisation est obligatoire pour obtenir une cartographie détaillée qui nécessite des engins descendant à 6 000 mètres de profondeur. En effet, il est très compliqué et très coûteux d'envoyer des humains à cette profondeur.
Sur la répartition des moyens entre l'hexagone et les outre-mer, le rattachement des personnels de l'IFREMER n'est pas significatif, seule compte la zone sur laquelle le bateau opère.
Enfin, il est essentiel que les territoires ultramarins bénéficient de retombées économiques liées à l'exploration et à l'exploitation de leurs fonds marins. Avoir une base locale simplifie la maintenance des matériels. Les territoires d'outre-mer bénéficieront donc de retombées que nous ne pouvons pas encore chiffrer.
Je vous remercie de vous livrer à cet exercice qui nous apporte des éclairages importants et démontre l'atout de disposer de services de l'État qui se préoccupent de ces questions.
En vous écoutant attentivement, j'ai beaucoup pensé à Paul Valéry et à son regard sur le monde. Il écrivait que « le temps du monde fini commence » et que l'avenir serait « cognitif ». Il pointait la question des fonds marins comme une grande inconnue qui méritait que nous nous y attardions. C'est ce que nous faisons aujourd'hui avec notre mission d'information.
Je m'interroge sur l'objectivation des connaissances. Quand on cherche, on ne trouve pas toujours et on ne trouve pas toujours ce qu'on cherche mais on trouve parfois autre chose. Nous ne savons donc pas ce que nous allons trouver et peut-être trouverons-nous des ressources répondant à des besoins des sociétés d'aujourd'hui et de demain.
Il ne faudrait pas que l'ambition d'exploiter nous fasse aller trop vite en perdant de vue toutes les implications et en nous jetant à corps perdu dans des démarches utilitaristes. J'identifie beaucoup de bonnes intentions mais aussi des risques.
Je viens de Bretagne où nous n'avons pas beaucoup de grands fonds marins mais nous avons l'IFREMER et le SHOM. Ce sont deux structures d'excellence qui ont néanmoins besoin de prospective et peut-être d'une redéfinition de leurs missions.
Tout éclairage sur la manière de s'assurer de l'exhaustivité de la connaissance m'apparaît comme stratégique.
Je vous rejoins : si nous cherchons nous allons trouver, mais certainement pas ce que nous étions venu chercher. C'est le propre de la recherche et nous avons beaucoup d'explorations à mener. Nous avons déjà quelques idées qui seront ou non confirmées.
Souvent, la cartographie détaillée d'une zone ne correspond pas à la cartographie à faible résolution et les différences sont parfois extrêmement importantes. C'est l'intérêt de la démarche incrémentale suivie par la France.
Certains États s'inscrivent dans la même démarche. D'autres, comme Nauru, ont déclenché la procédure dite des deux ans à l'AIFM. Nauru est un État acculé économiquement qui prendra moins de précautions que nous. Deux ans, c'est très court dans ce type d'institution internationale. Si l'AIFM n'a pas défini de règles d'ici deux ans, Nauru pourra explorer et exploiter ses fonds marins comme souhaité. La course internationale est donc lancée.
Je vous remercie pour le temps que vous nous consacrez.
En quoi consistent les permis déjà octroyés à la France par l'AIFM ? Vous nous avez dit que la stratégie de la France était de constituer des champions industriels. Quelles sont les contreparties économiques dont bénéficieront ces champions qui auront investi dans l'exploration ? Quels retours attendons-nous de cette phase d'exploration : quels sont les métaux identifiés et leur quantité prévisible ? Y a-t-il une zone dans laquelle des métaux ont déjà été identifiés ?
Il existe des pollutions diffuses et insidieuses des océans, notamment la pollution par le plastique. Je pense à une photo montrant un sac plastique dans la fosse des Mariannes. La stratégie d'exploration prévoit-elle des prélèvements pour mesurer les micropolluants qui ont un impact significatif sur la biodiversité ?
Nous ne savons pas exactement quels matériaux nous allons trouver au fond des océans mais des nodules ont déjà été ramassés dans la zone de Clarion-Clipperton ou encore des encroûtements cobaltifères sur la dorsale médio-Atlantique. Nous devrions trouver des terres rares comme le cuivre, le cobalt, le manganèse et des matériaux plus rares dont nous avons besoin en électronique. Ces matériaux sont assez peu présents dans la croûte terrestre et peuvent être plus concentrés dans des zones d'épanchement du magma. Quelques prélèvements ont été réalisés mais nous ne savons ni dans quelle mesure la concentration des métaux varie ni si leur exploitation est rentable.
Une expédition allemande a relevé des nodules dans le Pacifique mais il est trop tôt pour en tirer des conclusions sur la rentabilité d'une exploitation. Cette expédition a également mesuré l'impact de cette activité.
Vous avez raison, ce n'est pas parce que nous n'allons pas dans les grands fonds que nous ne les polluons pas. Il y a en effet de la pollution diffuse, notamment par les microplastiques. Le programme scientifique des explorations n'est pas encore finalisé mais je ne doute pas que la communauté scientifique prévoira des capteurs ou des prélèvements d'échantillons pour mesurer ce type de paramètre.
Pour l'AIFM, le terme de « contrat » est plus approprié que celui de « permis » car les engagements sont réciproques. L'AIFM a délivré 31 contrats d'exploration, dont deux à la France. Ces contrats engagent les titulaires à réaliser des explorations et à en transmettre les résultats. À ce jour, aucune exploitation n'a été autorisée.
Les industriels sont aujourd'hui assez réticents à consentir des investissements. Non seulement ils ne savent pas quelle sera la rentabilité des sommes investies mais une interdiction d'exploitation peut leur être notifiée sans préavis. Il revient à l'État de se substituer au secteur privé et de porter une partie du risque. Les industriels augmenteront leurs investissements avec la diminution du risque. Il y a d'autant moins d'engagement, concernant l'exploitation, que c'est l'État qui paie l'exploration.
Je tiens à souligner que l'AIFM est une structure originale, créée dans l'après-guerre et qui a imaginé des dispositifs de régulation avant même que nous ne disposions des capacités techniques pour aller au fond des océans. Elle s'inscrit dans un cadre multilatéral visant à organiser l'exploration des grands fonds de façon concertée. La prochaine étape sera de mettre en place un règlement d'exploitation. Si la France veut peser dans ces négociations, elle doit absolument acquérir des connaissances
Je vous remercie pour toutes les informations que vous nous avez communiquées.
Je pense que nous devons être très prudents dans les explorations. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver. Je pense par exemple à ce volcan sous-marin au large de Mayotte. S'il y a, par la suite, une exploitation des fonds marins, il s'agira d'éviter la destruction des écosystèmes et de préserver un capital pour les générations futures.
Allez-vous suivre la mission de Jean-Louis Etienne et de son Polar Pod dans l'Antarctique ?
Pour vous rassurer, les missions d'exploration sont menées avec des robots qui tiendraient sur la table centrale de cette salle. Nous ne risquons donc pas de réveiller un volcan.
Il faut cependant en effet être extrêmement prudent pour ne pas perturber les écosystèmes, notamment les écosystèmes uniques. Peut-être peut-on faire preuve de plus de souplesse pour les écosystèmes existant à plusieurs endroits. Pour le savoir, nous devons améliorer notre connaissance des fonds marins.
Outre la négociation du règlement d'exploitation de l'AIFM, la négociation de la conférence intergouvernementale sur la biodiversité marine des zones de relevant pas de la juridiction nationale (BBNJ) est en cours sous l'égide de l'ONU. Il s'agit de l'instrument international qui permettra de définir les mécanismes de gouvernance pour créer et gérer des aires marines protégées et qui imposera des études d'impact à toute activité. Ces deux outils internationaux entrent en résonance.
Nous avons à plusieurs reprises évoqué un parallèle entre les fonds marins et l'espace. Quelles sont les raisons expliquant l'absence de robots sous-marins pilotables à distance alors que nous pilotons facilement des satellites depuis la terre ? Les industriels ont-ils commencé à travailler sur ce sujet ? Il y a cinquante ans, ouvrir un télescope dans l'espace ou déplacer un satellite risquant d'être atteint par une météorite devait sembler extrêmement compliqué. Quelles sont les raisons de ce retard technologique ?
Des plongées profondes ont eu lieu il y a cinquante ans. En revanche, nous ne savons pas les réaliser à des coûts raisonnables. L'objectif est de rendre cette exploration plus abordable.
L'exploration des fonds marins est compliquée en raison de la très forte pression. À 6 000 mètres de profondeur, la pression est équivalente à 600 fois la pression atmosphérique. Il est donc compliqué de disposer de matériel capable de fonctionner dans ces conditions. Ce matériel existe mais il est très coûteux puisqu'il faut le renforcer par exemple avec du titane.
Par ailleurs, il est difficile de communiquer à travers l'eau. Soit le robot est relié au bateau par un fil de 6 kilomètres, ce qui est complexe en raison des courants sous-marins, soit il est autonome. Pour une sonde spatiale, les informations sont transmises en quelques minutes. Sous l'eau, nous ne savons pas comment faire et nous avons peu de pistes pour communiquer avec des débits importants avec une sonde au fond de l'océan.
Les évolutions portent sur des robots plus intelligents dotés de capacités de décision pour explorer les différentes zones en fonction de leurs observations.
La stratégie France 2030 et la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins sont chacune dotées de 300 millions d'euros. Ces enveloppes s'additionnent-elles ? Pouvez-vous préciser l'effort public d'investissement consenti jusqu'en 2030 ?
L'État a obtenu des permis d'exploration dans la Zone internationale et peut mandater un opérateur industriel pour la réaliser. Quelle sera la marge de manoeuvre de l'État vis-à-vis de cet opérateur en cas de découverte intéressante ?
Enfin, le rapport de M. Levet évoque des zones prioritaires d'exploration. Quelles sont-elles ? Pourquoi la France privilégie-t-elle la Zone internationale et non ses propres zones ?
La France a lancé il y a 20 ans le programme EXTRAPLAC pour revendiquer des extensions légitimes du plateau continental en application du droit international. Certaines de ces revendications sont toujours en cours d'instruction mais une bonne partie de ses extensions nous a déjà été accordée. Il n'y a pas d'urgence à travailler sur ces zones sur lesquelles nous disposons d'une souveraineté absolue.
Nous nous sommes attachés à des zones pour lesquelles nous avions des retours encourageants sur la constitution des sols et des sous-sols et auxquelles d'autres États s'intéressaient. C'est donc aussi par précaution que nous avons négocié des contrats sur des fonds particuliers. Nous avons renouvelé le permis d'exploration Clarion-Clipperton fin 2021 pour continuer à occuper le terrain pendant les cinq prochaines années.
Les contrats AIFM créent une obligation d'exploration. C'est aussi pourquoi, dans un contexte de ressources limitées, nous avons priorisé ces zones. L'objectif est bien d'explorer à terme l'ensemble des zones françaises et donc les zones ultramarines, sous réserve de l'accord des gouvernements locaux.
Les deux stratégies sont effectivement chacune évaluées à 300 millions d'euros mais la somme des deux ne fait pas 600 millions, peut-être 500 millions, même s'il est un peu tôt pour se prononcer.
N'oubliez pas qu'une troisième stratégie, dans le domaine de la défense, mobilise également des financements non comptabilisés ici. Ces trois stratégies déployées en parallèle créeront des synergies.
310 millions d'euros sont alloués aux grands fonds marins dans le cadre de France 2030 et autant pour le PIA ?
Le PIA comprend une part d'investissements privés mais l'ordre de grandeur que vous avez évoqué est le bon.
Wallis-et-Futuna avait été identifié comme une zone d'intérêt majeur pour l'exploration des fonds marins avec un objectif ultérieur d'exploitation. Les explorations ont été menées sans grande concertation avec les instances locales de gouvernement. Celles-ci et la population ont craint des atteintes à l'environnement et à leur cadre de vie et ont décrété un moratoire sur l'exploration et l'exploitation des fonds marins.
Il est donc indispensable d'associer au plus près l'ensemble des forces vives des territoires ultramarins concernés par l'exploration, la protection ou l'exploitation des fonds marins.
En Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, les mouvements politiques se positionnent sur l'exploration et l'exploitation des fonds marins. L'exploration nécessite des moyens financiers et techniques dépassant les capacités d'une collectivité territoriale mais l'exploitation offre des perspectives de retombées économiques locales. Les autorités locales ont besoin de clarifications sur le risque de captation des richesses par les industriels qui ont financé l'exploration. Une partie de la réponse est sans doute que l'État est à l'origine de ces financements mais le schéma juridique reste méconnu et nourrit des craintes.
Nous avons conscience qu'un engagement contractuel devra être construit avec les industriels pour que les retombées soient partagées et pour éviter toute captation mais nous ne sommes pas encore parvenus à ce stade.
Confirmez-vous que les retombées dans les outre-mer font partie des axes fixés par la stratégie nationale ?
Le titulaire des permis français délivrés par l'AIFM est l'IFREMER et non un industriel. Par ailleurs, l'exploration et l'exploitation ne seront peut-être pas menées par la même entité.
Il est néanmoins possible que de grands industriels internationaux, issus du monde pétrolier, se positionnent sur ce créneau et cherchent à convaincre les autorités en charge de la délivrance des autorisations d'exploitation moyennant des redevances et des retombées locales.
J'ajoute cependant que nous serions heureux si au moins un industriel se positionnait sur ce créneau.
Vous avez dit qu'un cadre devait être défini pour les permis AIFM. Pouvez-vous préciser votre propos ?
Il existe un cadre réglementaire pour l'exploration et c'est le cadre de l'exploitation qui reste à écrire.
Je ne pense pas. La France fait en sorte que tout se passe bien. Elle a désigné comme ambassadeur à Kingston un ancien sous-directeur du droit de la mer expert du sujet.
Je vous remercie d'avoir participé à cette audition. Le Sénat est attaché à la bonne coordination de l'action de l'État et nous constatons avec satisfaction que vous appréhendez bien l'ensemble des dimensions liées aux fonds marins.
La séance est close à 18 heures 25.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.