Nous allons entendre aujourd'hui la Commission nationale d'évaluation des recherches sur les déchets radioactifs.
C'est notre sixième rencontre depuis que la commission créée par la loi dite « Bataille » de 1991 a été réformée par la loi du 28 juin 2006.
Nous sommes doublement impatients de vous entendre. D'une part, quelles que soient les conclusions du débat qui s'annonce sur la transition énergétique, une gestion apaisée et sûre des déchets nucléaires déjà produits sera indispensable. D'autre part, lors de votre audition l'an dernier, vous vous êtes fait l'écho d'un certain nombre de divergences entre les opérateurs et l'Andra concernant le stockage géologique profond, dont je note, par ailleurs, qu'il paraîtrait progresser plus vite dans les pays scandinaves.
Monsieur le président, je vous remercie vivement de votre accueil. Cette année nous avons préparé un rapport synthétique, en vue de faciliter l'accès aux informations utiles au débat sur la transition énergétique. Les orientations prises à cette occasion pour les installations nucléaires existantes auront en effet un impact non seulement sur les réacteurs eux-mêmes mais aussi sur les matières fissiles et les conditions de leur stockage géologique.
Ce nouveau rapport de la CNE comporte, comme les précédents, deux axes principaux d'analyse : la séparation-transmutation et le stockage géologique profond, ainsi qu'un panorama international, enrichi par nos collègues Claes Thegerström et Frank Deconinck. Pour le préparer, la commission a procédé à seize auditions, dont deux sur le site du laboratoire de Bure et une à Mol, consacrée au projet d'ADS (accelerator-driven system ou système piloté par accélérateur) MYRRHA. Enfin, la commission s'est réunie au cours de deux séminaires, de deux jours puis d'une semaine, pour rédiger ce document.
D'ici la fin de l'année, les ministres concernés doivent recevoir, d'une part de l'Andra, le dossier qui servira de support au débat public sur le stockage géologique profond, et d'autre part du CEA, un bilan des études sur la séparation-transmutation. Au moment où nous avons rédigé ce rapport, c'est-à-dire la mi-octobre, ces éléments n'étaient pas encore disponibles.
À ce sujet, nous vous avons transmis, en septembre dernier, un avis succinct sur la gestion des matières et des déchets radioactifs dans lequel, sur la base de quinze années de recherche, nous soulignions les qualités de confinement à long terme des verres et de l'argilite du callovo-oxfordien ainsi que la stabilité géologique du site de Meuse Haute-Marne.
Récemment, notre collège Yves Bréchet, devenu depuis Haut-commissaire à l'énergie atomique, a d'ailleurs confirmé, avec d'autres membres de l'Académie des sciences experts des matériaux, indépendamment de la CNE, la solidité des résultats obtenus par le CEA dans le domaine des verres.
Nous indiquions, dans ce même avis, que si les études sur le futur centre de stockage géologique profond ne sont pas encore très avancées - nous avons d'ailleurs pris connaissance voici seulement quelques heures des premières esquisses préparées par l'Andra - elles permettent d'envisager le passage à la phase industrielle. La CNE sera conduite à émettre un avis sur ce projet lors du dépôt de la demande d'autorisation de création.
Nous estimons, par ailleurs, que le plutonium pourrait devenir une ressource énergétique, s'il est utilisé dans des réacteurs à neutrons rapides. Ceux-ci permettent de fermer le cycle nucléaire, en recyclant plutonium et uranium appauvri, tout en transmutant certains actinides mineurs.
Je laisse à présent la parole au professeur Maurice Leroy sur la question de la séparation- transmutation.
La transmutation implique la mise en oeuvre d'ADS ou de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Comme l'a indiqué le président Duplessy, nous avons fait l'état des recherches sur les ADS au SKC-CEN, en Belgique, et aussi à l'occasion d'une audition à Paris, lors de laquelle les chercheurs européens sont venus présenter les résultats de leurs travaux. Le projet MYRRHA, qui vise à mettre en place un prototype d'ADS, s'inscrit dans une politique de gestion des déchets radioactifs prévoyant, après l'étape de séparation destinée à isoler les actinides, de dédier les ADS à leur transmutation. Les actinides sont transmutés en raison de leur longue durée de vie et de leur effet thermique très important. Le CEA et le CNRS participent à ce projet qui devrait aboutir, d'ici 2040, à des résultats intéressants, notamment concernant un projet de réacteur à refroidissement au plomb-bismuth.
Pour les RNR, le projet Astrid, qui associe le CEA, EDF et AREVA, vise à développer un prototype de réacteur industriel. Ce développement fait suite aux études sur Phénix et Superphénix qui ont démontré la possibilité de transmuter les actinides et de recycler le plutonium en utilisant pour combustible de l'uranium appauvri, dont nous avons une réserve de 260 000 tonnes en France. Pour la sûreté, ce nouveau réacteur doit bien entendu pouvoir se comparer aux réacteurs à eau pressurisée de troisième génération. Sur ce plan, les innovations présentées portent sur la faible réactivité du coeur (le sodium présentant, au contraire de l'eau pressurisée, une très grande inertie), une configuration du coeur permettant de réduire les risques de fusion, la réduction des risques de feux de sodium consécutifs au contact avec l'eau et la facilitation de l'inspection en service. La mise en oeuvre d'Astrid permettrait de poursuivre l'étude de la transmutation des actinides, ainsi que les recherches sur les matériaux, mais aussi, au contraire des ADS, de produire de l'énergie.
À ce sujet, si l'annonce de la mise en service d'un RNR par la Chine apparaît prématurée - celui-ci, issu de la technologie russe, n'ayant fonctionné que durant 24 heures -, elle signale le risque d'une perte, à terme, de notre avance dans ce domaine.
Je donne maintenant la parole à notre deuxième vice-président, M. Emmanuel Ledoux, sur le stockage géologique profond.
La présentation, ce matin, des esquisses de l'ouvrage Cigéo, sur proposition du maître d'ouvrage système de l'Andra, le groupement industriel Gaiya, et la saisine par l'Andra de la Commission nationale du débat public (CNDP) en vue du débat, prévu au premier semestre 2013, sur le stockage géologique profond, constituent deux évènements marquants de l'année 2012. La CNE n'ayant pas eu communication des documents correspondants au moment de la rédaction de son rapport, nous n'en dirons pas plus à ce sujet.
L'inventaire des déchets, élaboré conjointement par les producteurs et l'Andra, conditionne la demande d'autorisation de création (DAC) du stockage qui sera déposée fin 2014. Cet inventaire prend en compte les déchets de toutes les installations industrielles et de recherche actuellement en fonctionnement, avec l'hypothèse d'une durée d'exploitation de cinquante ans et d'une poursuite du retraitement. Dans le cas où cet inventaire viendrait à être modifié, par exemple suite à une décision d'arrêt du retraitement, il serait nécessaire d'adapter certaines options de Cigéo. Ainsi, l'Andra nous a précisé que si les installations d'infrastructure, c'est-à-dire les descenderies et galeries d'accès, sont dimensionnées pour permettre le passage de colis de combustibles usés, il conviendrait par contre de repenser la conception des alvéoles de stockage et leur répartition, afin de prendre en compte la taille de ces colis et leur dégagement thermique.
Nous avons également interrogé l'Andra au sujet des déchets qu'elle envisage de stocker, à la demande des producteurs, dans la phase initiale. Si le degré de connaissance sur la plupart des colis envisagés apparaît suffisamment avancé pour l'échéance de 2025, les bitumes posent plus de difficultés, en raison des incertitudes sur leur comportement, notamment en cas d'incendie. Aussi, souhaitons-nous recevoir du CEA et de l'Andra, d'ici décembre 2014, une analyse de sûreté sur le comportement de ces déchets en situation d'incendie. Si les résultats nous apparaissaient insuffisants, nous recommanderions de poursuivre les études sur un traitement de ces bitumes permettant de les transformer en déchets ultimes plus stables.
Sur le site de Meuse Haute-Marne, l'Andra a poursuivi ses études scientifiques relatives à la caractérisation des propriétés de confinement des radio-nucléides de la ZIRA (zone d'intérêt pour une recherche approfondie, secteur de 30 m2 jugé potentiellement apte à recevoir les installations de stockage Cigéo). L'exploitation des résultats de la campagne de sismique 3D réalisée en 2009-2010 a permis d'identifier l'origine sédimentaire des hétérogénéités détectées. Forte de ces informations, la commission estime que tous les moyens possibles ont été déployés pour caractériser le milieu. De nouvelles informations ne pourront être obtenues qu'à l'occasion de la phase de creusement du stockage. Aussi l'Andra doit-elle prévoir d'accompagner la construction du stockage d'un programme scientifique destiné à l'acquisition de ces données.
Parallèlement, les expériences dans le laboratoire souterrain de Bure se poursuivent sur des questions telles que la caractérisation de l'argilite, le creusement et le comportement des alvéoles, les dégagements d'eau et de gaz, ou encore la dissipation de l'hydrogène dans la roche. D'autres expériences en vraie grandeur ne peuvent être réalisées dans le laboratoire, pour des raisons de dimension ou de durée. L'exploitation de ces observations en laboratoire repose en grande partie sur la modélisation qui permet de transposer des expérimentations réalisées sur des espaces et temps réduits.
La commission a insisté sur la nécessité d'approfondir, avant la phase de réalisation, la modélisation du comportement différé de la roche qui permet d'apprécier l'évolution, dans le temps et l'espace, des contraintes et déformations du massif rocheux, lorsqu'il est sollicité par des ouvrages tels que les galeries ou les alvéoles. Par ailleurs, l'Andra est parvenue à un niveau de maturité élevé sur la modélisation hydrogéologique des écoulements, indicatifs du chemin d'éventuels radionucléides, dans les formations aquifères situées au-dessus et au-dessous de la couche callovo-oxfordienne. La commission recommande que ce modèle soit autant que possible valorisé.
La commission recommande également d'étendre à un site environnemental témoin éloigné du stockage les activités d'analyse et de recensement des paramètres environnementaux actuellement menées dans une zone de quarante kilomètres autour du stockage par l'observatoire pérenne de l'environnement mis en place par l'Andra.
Concernant les installations de surface, faute de disposer des informations communiquées ce matin avec les options de conception de l'esquisse, la commission s'est contentée de souligner la nécessité d'une définition claire et compréhensible par le public de ces installations industrielles. Celles-ci comporteront un entreposage tampon, destiné à assurer la fluidité entre l'arrivée des déchets sur le site et leur descente au fond, avec une durée moyenne de séjour en surface estimée par l'Andra à deux ou trois semaines. Elles ont également pour vocation de permettre les procédures d'admission et de contrôle des colis, ainsi que le reconditionnement éventuel des colis défectueux. Il serait utile de s'assurer de la possibilité pour ces installations d'accueillir, le cas échéant, des colis de combustibles usés.
La CNE regrette d'autant plus de ne disposer que d'informations parcellaires sur le coût du stockage, qu'elle les a demandées à plusieurs reprises. S'il est exact que ce coût ne représente qu'un pourcentage modeste du prix de revient de l'électricité d'origine nucléaire, il n'en reste pas moins un élément d'information important pour le débat public. Nous avons donc insisté auprès de l'Andra sur la nécessité d'une information plus précise à ce sujet. Nous nous sommes également appuyés sur le rapport publié en juillet 2012 par la Commission nationale d'évaluation du financement des charges de démantèlement des installations nucléaires de base et de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs (CNEF) qui a souligné la nécessité, pour les producteurs de déchets, d'envisager une révision à la hausse de leurs provisions. L'Andra a indiqué qu'elle disposerait de ces informations d'ici fin 2013, celles-ci devant être validées par la direction de l'énergie et du climat (DGEC) avant d'être rendues publiques.
Nous avons également insisté auprès de l'Andra sur la nécessité de connaître les modalités concrètes de financement du stockage, notamment la répartition entre les producteurs de déchets. Il conviendrait aussi d'évaluer le coût d'une opération de retrait, puisque la loi prévoit la réversibilité. Enfin la commission a demandé à être informée des études d'impact micro et macro-économiques sur les infrastructures de surface nécessaires : liaisons ferroviaires et routières, lignes électriques à haute tension... L'Andra a reconnu l'importance de ce sujet et s'est engagée à rendre publiques ces informations en 2013.
Il nous apparaît véritablement indispensable que l'Andra dispose d'une vue d'ensemble du projet Cigéo et la présente au public. Le stockage doit d'abord et avant tout garantir l'absence de danger pour le public. Ensuite, la loi demande expressément que la réversibilité soit étudiée. Par ailleurs, le projet Cigéo comporte plusieurs axes. Il s'agit d'un projet industriel, mais pour le mener à bien les développements technologiques et le support scientifique doivent être poursuivis. Aussi, avons-nous demandé que l'Andra fournisse un plan opérationnel présentant une vue systémique du projet. Pour le panorama international, je laisse la parole à Claes Thegerström.
La CNE constate un grand effort de coopération internationale, notamment au niveau européen, sur le stockage géologique profond. La France est présente dans presque toutes les opérations, un peu moins dans les études portant sur les aspects sociétaux. Trois pays sont avancés dans la réalisation industrielle : la France, la Finlande et la Suède, avec un calendrier similaire, prévoyant une ouverture en 2025. D'autres pays rencontrent plus de difficultés : aux États-Unis, le programme s'est arrêté, et en Allemagne, la décision d'arrêt du nucléaire n'a pas été suivie du choix d'un site de stockage.
En début d'année, à Berlin, deux parlementaires du groupe des Grünen nous ont présenté un point de la situation dans leur pays. Elles nous ont fait part de leur avis favorable sur la solution du stockage géologique, même si le site de Goerleben n'est pas forcément le bon, et ont indiqué qu'elles recommanderaient la poursuite des recherches d'un nouveau site.
Sur la séparation-transmutation, des échos me sont parvenus sur le fait que le CEA consacrerait aux réacteurs de Génération IV, en particulier aux réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, moins de crédits que prévu. Les russes avanceraient de ce fait plus vite dans ce domaine pour lequel nous disposons d'une avance technologique. Qu'en pensez-vous ?
En matière de séparation, la France dispose incontestablement d'une avance technologique considérable. Les résultats des recherches présentés récemment à la CNE concernent l'optimisation de procédés déjà bien maîtrisés ainsi que leur mise en oeuvre industrielle. Sur la transmutation, au-delà de l'impatience compréhensible des chercheurs, nous sommes confrontés aujourd'hui à plusieurs problèmes cruciaux : d'une part, la France ne disposant plus de suffisamment de dispositifs d'irradiation, elle se trouvera contrainte de s'en remettre aux moyens techniques russes pour qualifier le coeur du réacteur d'Astrid et, d'autre part, toute pause en ce domaine conduirait à une perte d'expertise qu'il serait ensuite difficile de reconstituer.
L'an dernier, divers bruits ont circulé, notamment du côté des opérateurs, sur une remise en cause du coût du stockage géologique profond (à cet égard, il semble d'ailleurs délicat d'évaluer le coût d'un projet s'étalant sur un siècle). Il a même été question de stockage « low cost ». Qu'en pensez-vous ?
Du point de vue du principe ALARA (As Low As Reasonnably Achievable - aussi faible que raisonnablement possible) qui impose que les conséquences radiologiques d'un ouvrage de stockage soient les plus réduites possibles, compte tenu des conditions technico-économiques, nous avions indiqué que le projet de l'Andra nous apparaissait supérieur à celui présenté l'année dernière par EDF, même si ce dernier comportait des suggestions intéressantes. Sur la question du coût du stockage, évalué par l'Andra à 16 milliards d'euros en 2005, puis à 37 milliards d'euros, celui-ci est comparable, au regard du nombre de réacteurs, à celui du projet américain de Yucca Mountain, lequel s'élevait à 72 milliards de dollars.
Quelle est la différence entre les termes « tranches » et « phases » dans le projet Cigéo ?
Les notions de « tranches » et de « phases » correspondent respectivement au cadencement des travaux de génie civil, la première tranche prévue durant cinq années, et du stockage des déchets. Ce cadencement permet de prendre en compte les échéances législatives ainsi que la surveillance régulière par l'autorité de sûreté nucléaire.
La commission a-t-elle examiné les risques terroristes, illustrés par les intrusions récentes sur des sites nucléaires, durant la phase de réalisation du stockage ?
Le stockage géologique profond bénéficie d'une sûreté passive résultant de sa profondeur, même lorsqu'il est encore ouvert. De plus, le stockage ne constitue pas un objectif attractif, par rapport à d'autres installations industrielles.
Concernant les possibilités d'intrusion dans le stockage ou de récupération de la matière, je voudrais, en tant que chimiste, rappeler que pour attaquer les verres il faut utiliser de l'acide fluorhydrique, extrêmement toxique. Récupérer les déchets de haute activité présenterait donc peu d'intérêt.
Puisque l'OPECST le demande, nous examinerons cette question. Elle touche à un domaine confidentiel défense qui n'est évidemment pas abordé dans les documents publics qui nous sont habituellement communiqués.
Je veux vous féliciter pour ce rapport concis et vous demander de féliciter également votre collègue, Yves Brécher, dont la nomination au poste de Haut-commissaire prouve la qualité de la composition de la CNE. Vous avez dit qu'un certain nombre de pays sont en avance dans le domaine de la recherche sur les déchets radioactifs alors que d'autres, telle l'Allemagne, se heurtent à des difficultés. Pourriez-vous préciser l'évolution du modèle suédois ? Le débat public est-il comparable à celui prévu sur Cigéo ?
Concernant le processus du débat public, alors que celui prévu en France va se dérouler entre mars et juillet 2013 en vue du dépôt de la DAC en 2015, en Suède des consultations ont été organisées sur plusieurs années avant la présentation de la DAC, en 2011. Celle-ci sera examinée durant quatre années par les autorités de sûreté et la Cour environnementale. Dans ce processus, le projet de DAC a été envoyé à tous les citoyens qui ont d'ores et déjà posé plus de quatre cents questions.
Vous avez fait état des progrès réalisés dans la connaissance de la sûreté du confinement, compte tenu des qualités des verres et de l'argilite du callovo-oxfordien. A votre sens, l'accident de Fukushima a-t-il démontré la vulnérabilité du principe de l'entreposage des combustibles usés au pied des centrales nucléaires ?
Ce qui ressort des études de l'Andra nous conduit effectivement à considérer que le site a des qualités de confinement excellentes, l'argile se comportant comme un absorbant des radionucléides. En ce qui concerne Fukushima, il s'agit d'un entreposage en surface, et non d'un stockage. Je rappellerai que dans son premier rapport de 2006, la CNE avait jugé la solution de l'entreposage à long terme comme inadaptée, en raison de sa vulnérabilité et de l'instabilité inhérente aux sociétés humaines. La solution du stockage géologique en profondeur nous apparaît, de loin, préférable.
Avez-vous obtenu tous les renseignements nécessaires, à ce stade, de la part de l'Andra, sur l'avancement du projet Cigéo, ou estimez-vous nécessaire une audition de celle-ci et du CEA par le Parlement ?
En termes de calendrier, nous considérons qu'aucune raison ne justifie de déroger aux échéances fixées par la loi, même si nous soulignons les difficultés restant à lever, que nous continuerons à surveiller de près. Par exemple, si, en 2025, il apparaissait que le stockage des bitumes ne présente pas toutes les garanties de sûreté, nous demanderons que leur descente au fond soit différée.
Pour la transmutation, comment se comparent les solutions ADS et RNR ? Les considérez-vous comme exclusives l'une de l'autre, ou au contraire complémentaires ?
S'agissant des ADS, à ce jour, aucun n'est opérationnel industriellement et aucune transmutation d'actinide n'a été réalisée. Au contraire, en Russie, à Beloyarsk, un réacteur BN600 à neutrons rapides est exploité depuis plusieurs années et produit de l'énergie. En France, nous avons l'expérience de Superphénix qui, avant d'être arrêté, avait quasiment atteint, dans sa dernière année de fonctionnement, le maximum de sa capacité de production. Le degré de maturité de ces deux technologies n'est donc pas le même.
Je vous remercie pour ce rapport très instructif. J'ai bien noté que Phénix et Superphénix avaient été de grands succès et qu'avec les réacteurs de 4e génération tous les problèmes concernant l'utilisation du plutonium et de l'uranium appauvri seraient résolus. Dans le cas où cela ne fonctionnerait pas ou si la décision était prise d'arrêter ce développement, quels seraient les impacts sur les coûts de la filière et le stockage des déchets ? D'autre part, à quelle échéance considérez-vous qu'il conviendra de renoncer à courir derrière ce mythe ? En ce qui concerne Cigéo, quelles seraient les conséquences en termes de coût et de réversibilité, puisque celle-ci est rendue obligatoire par la loi, d'un arrêt de certaines installations avant cinquante ans ou d'un arrêt du retraitement ? Sur la question du coût du stockage, indépendamment de ces hypothèses, avez-vous une évaluation de son coût final ?
Certaines de ces questions débordent des compétences de notre commission qui s'exprime sur des recherches qui lui sont présentées dans le cadre de la loi. En particulier, pour ce qui concerne les coûts du stockage, nous demandons depuis plusieurs années une analyse approfondie que nous n'avons pas encore obtenue. De ce fait, nous ne pouvons émettre un avis à ce sujet.
J'ai indiqué précédemment que le stockage, dont le coût a été évalué à 16 puis à 37 milliards d'euros, représentait de l'ordre de 1 % du prix de revient du kWh. Néanmoins, il est important de disposer d'une estimation, dans la mesure où les producteurs doivent faire des provisions suffisantes. L'Andra nous a indiqué disposer d'estimations par postes de coûts avec une précision de 20 à 30 %, mais ne pouvoir les communiquer sans l'accord de la DGEC.
Sur les conséquences d'un arrêt du retraitement, il sera dans tous les cas nécessaire de stocker les déchets radioactifs existants, y compris 2 700 m3 de déchets haute activité à vie longue (HAVL) sous forme de verres et 41 000 m3 de déchets moyenne activité à vie longue (MAVL). Nous avons demandé à l'Andra de justifier que les installations envisagées permettent également de transporter au fond des combustibles usés en préservant la réversibilité. Cette possibilité avait été envisagée par l'Andra dès 2005.
Pourtant un stockage direct des combustibles usés ne permettrait pas de bénéficier du confinement procuré par les verres.
Même s'il est utile de vérifier la possibilité de stocker les combustibles usés, en tant que scientifiques, notre mission se place dans le cadre de la loi, qui prévoit le retraitement des déchets et un axe de recherche sur les réacteurs de 4e génération. Si la loi est modifiée, nous nous attacherons plus particulièrement à examiner cette question.
Je voudrais attirer votre attention sur le fait que nous avons accumulé une expertise sur les réacteurs à neutrons rapides. Nous nous trouvons devant la possibilité d'aller au bout d'une expérience, afin de vérifier si elle est industriellement réalisable. Il ne s'agit pas d'une chimère, puisqu'une installation fonctionne en Russie et qu'en France, au moment où Superphénix a été arrêté, je peux témoigner que ce réacteur fonctionnait. Les RNR permettraient d'utiliser une ressource dont nous disposons déjà, en économisant la mine et l'enrichissement. Ce serait donc une erreur scientifique de ne pas aller au bout de cette expérience.
Je tiens à saluer ici le dévouement des membres de la CNE et la qualité du travail qu'ils ont réalisé depuis la création de la commission qui a été une innovation de la loi de 1991. Il me semble que peu de sujets ont fait l'objet d'un suivi aussi minutieux, sur le long terme, par le Parlement, que celui permis, pour la recherche sur les déchets radioactifs, par votre audition annuelle.
Je voudrais revenir sur les différents axes de recherche prévus par la loi du 30 décembre 1991. Celui relatif au stockage souterrain concernait, essentiellement sinon exclusivement, les déchets HAVL. Je rejoins donc les préventions du président Duplessy vis-à-vis du stockage des bitumes. L'intérêt général n'étant pas forcément identique à celui des industriels, le stockage souterrain ne doit pas devenir une manière d'aubaine pour ces derniers. Une seconde voie de recherche, relative à l'entreposage en surface ou en sub-surface, serait probablement la réponse à un certain nombre de déchets à vie longue qui présentent une concentration moindre en éléments radioactifs. Le troisième axe, relatif à la séparation et à la transmutation, avait pour objet de laisser ouverte une voie de recherche fondamentale permettant d'envisager l'élimination des déchets par des moyens scientifiques, ou du moins la réduction de leur durée de vie, de leur toxicité et de leur volume.
Quant aux Américains, il convient de rappeler qu'après avoir dépensé une fortune sur le projet de Yucca Mountain, ils y ont renoncé en raison de l'opposition d'un gouverneur du Nevada devenu Speaker du Sénat, alors même qu'ils sont confrontés à un volume considérable de déchets du fait de leur décision d'arrêter le retraitement.
S'agissant d'EDF, je suis toujours un peu choqué que le projet STI puisse être comparé à celui de l'Andra, alors que seule cette dernière a pour mission de veiller au stockage des déchets. M. Henri Proglio, mal conseillé, s'est hasardé à proposer un projet moins coûteux, en mettant en cause la réversibilité. S'il ne faut, bien entendu, pas gaspiller l'argent, il convient de rappeler que la sûreté du stockage n'a pas de prix. Estimez-vous qu'EDF adhère à présent au projet de l'Andra ?
Enfin, concernant Astrid, je souhaite rappeler que ce projet ne remet pas en cause les réacteurs de générations précédentes. Il est d'ailleurs possible que d'ici une trentaine d'années des réacteurs de troisième et quatrième génération soient construits simultanément.
Je souhaite remercier M. Christian Bataille et l'Office parlementaire pour leur soutien constant à la CNE.
En ce qui concerne EDF, nous avons indiqué dans notre quatrième rapport que sa démarche était contraire à la loi. Néanmoins, nous avons reçu, de la part de l'Andra, après la première revue de projet Cigéo, communication de ce projet intitulé STI. Nous avons constaté que certains aspects présentaient un intérêt, d'autres moins, et jugé ce projet inférieur à celui de l'Andra.
Nous avons rencontré les dirigeants d'EDF qui ont conscience qu'un échec du projet de stockage constituerait aussi un grave échec pour eux. Par ailleurs, ils ont le souci de réduire les coûts. Ce qui est important, c'est que des compétences importantes existent au sein d'EDF et des autres producteurs. Dans le fonctionnement actuel de Cigéo, des relations étroites sont établies entre les producteurs et l'Andra. Ainsi, un certain nombre d'ingénieurs peuvent être détachés auprès de cette dernière. Ces accords de coopération fonctionnent. Sur ce plan, il y a un progrès certain. Nous sommes conscients du conflit sous-jacent entre le souhait d'économie d'EDF, et celui de l'Andra de réaliser un ouvrage de qualité. Une revue de projet faisant appel à de nombreux experts d'Areva, du CEA et d'EDF, sous la direction de M. Stricker, est en cours. Nous aurons communication de ses conclusions le 17 février 2013. Si certaines d'entre elles tendaient à remettre en cause des dispositions prévues par l'Andra, importantes au plan de la sûreté, nous réagirions.
En ce qui concerne Astrid, il s'agit pour nous d'un prototype scientifique innovant qui peut, s'il réussit, avoir des conséquences importantes sur le plan industriel. Aussi préconisons-nous la poursuite de ce projet.
Des chemisages ont-ils été expérimentés dans d'autres matériaux que l'acier, notamment les céramiques ? Le fluage des matériaux a-t-il fait l'objet d'une modélisation ?
Le chemisage des alvéoles de stockage de déchets haute activité est destiné à permettre la réversibilité. Vous vous interrogez à juste titre sur le choix de l'acier qui pose un problème de corrosion produisant de l'hydrogène, y compris en l'absence d'oxygène, par simple contact avec l'eau, ce qui pose des difficultés en terme de modélisation. D'ici 2075, d'autres solutions pourront probablement être trouvées, mais l'Andra doit, avant 2015, prouver que l'acier apporte une réponse adaptée.
Estimez-vous pertinent de prolonger à quatre-vingt mètres la longueur des alvéoles pour les déchets de haute activité ?
L'Andra avait initialement indiqué comme référence une longueur de quarante mètres. EDF ayant souligné qu'atteindre cent vingt ou cent trente mètres permettrait de réduire les coûts, une manière de compromis a consisté à fixer la nouvelle référence à quatre-vingt mètres. Ce nouvel objectif, s'il est louable, pose le problème du retrait des colis qui exige un parfait alignement du chemisage des alvéoles.
La forte contribution française aux projets européens dans le domaine du stockage géologique profond constitue une nouvelle preuve de l'avance de notre pays dans le domaine de l'énergie nucléaire. A contrario, vous avez évoqué la faible participation française aux projets portant sur des aspects sociétaux. Comment l'expliquez-vous ?
Je peux vous faire part de l'expérience de la CNE. Voici quelques années, le professeur d'Iribarne, à l'époque membre de la commission, a essayé, sans beaucoup de succès, d'inciter les sociologues à participer aux travaux sur le stockage des déchets. Les sociologues sont en effet divisés en diverses écoles cloisonnées, et refusent en général de se préoccuper de questions étrangères à leurs recherches. Une seule de ces écoles s'intéresse à la facilitation du dialogue. Elle est peu représentée dans notre pays. L'Andra a d'ailleurs eu quelques difficultés à recruter un sociologue de cette spécialité.
Aujourd'hui, sur un grand nombre de questions, on constate un divorce entre l'avis des experts et l'opinion publique. La difficulté à communiquer sur les questions scientifiques constitue un problème essentiel pour le débat public. Il s'agit d'un sujet de préoccupation pour les acteurs scientifiques et politiques.
M. Jean Baechler vient de publier un ouvrage intitulé «La disqualification des experts» traitant précisément de ce problème, dont il va vous dire quelques mots.
Il y a effectivement en France un problème de défiance vis-à-vis de l'expertise. Ce constat nous a conduits à créer un observatoire inter-académique de l'expertise, réunissant les Académies des sciences, de médecine, des technologies ainsi que des sciences morales et politiques. Celui-ci vise à traiter de tous les problèmes posés par l'expertise, à la fois du point de vue des experts que des non-experts.
Pouvez-vous indiquer quelle durée pourrait avoir la réversibilité ?
Sur le principe, un seuil de réversibilité de l'ordre de la centaine d'année apparaît réalisable. Au-delà, se pose la question de la résistance des matériaux. Ce problème est traité dans les analyses techniques présentées par l'Andra au ministre.
L'étude de ce sujet devra se poursuivre après l'ouverture du stockage, d'où la nécessité de préserver l'acquis du laboratoire de Bure qui gagnerait à être transformé en laboratoire européen.
Je vous remercie pour votre présentation et de la clarté de vos réponses à nos questions.