La délégation auditionne tout d'abord Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, créatrice du Prix Artémisia de la bande dessinée, accompagnée de Mme Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée.
Dans le cadre de nos travaux sur « la place des femmes dans le secteur de la culture », nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, qui est à l'origine du Prix Artémisia, prix de la bande dessinée féminine. Elle est accompagnée de Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée.
Le secteur de la bande dessinée est l'un des segments les plus dynamiques de l'édition. Muriel Beyer, vous vous en souvenez mes chers collègues, nous l'avait confirmé. C'est une forme d'expression extrêmement populaire. Elle rencontre un public varié, qui ne se limite pas aux jeunes lecteurs, même s'il rencontre auprès de ceux-ci un grand succès.
Or, et c'est un paradoxe, les femmes y sont extrêmement peu présentes, ou à tout le moins peu visibles. On peut s'en étonner car les filles sont, par ailleurs, majoritaires parmi les étudiants des écoles des Beaux-Arts. Mais il semble qu'elles s'orientent plus naturellement vers d'autres formes d'expression (par exemple l'illustration de livres pour enfants) que vers la bande dessinée proprement dite.
Je souhaiterais que vous puissiez nous exposer, à partir de votre expérience, les obstacles concrets que rencontrent les femmes pour s'imposer au sein de cet univers très masculin, dans le recrutement comme dans les valeurs et les représentations qu'il diffuse. Ces obstacles tiennent-ils au milieu professionnel stricto sensu, aux éditeurs ou aux réseaux de diffusion ?
Comment peut-on tenter de contrecarrer cette tendance ? Quelles pistes nous proposez-vous à la lumière de l'expérience que vous avez lancée en créant le Prix Artémisia ?
Élargissant notre sujet, peut-être pourrez-vous aussi évoquer le genre voisin du dessin de presse et de la caricature politique qui semble lui aussi très masculin, la trajectoire d'une Claire Bretecher paraissant, à tous points de vue, atypique ?
Merci de cette invitation qui va nous permettre d'aborder la question de la bande dessinée féminine, dont on a peu l'occasion de parler dans les institutions politiques, ni même dans les médias dominants...
Mon parcours a débuté dans les années 1960, quand j'étudiais à l'école des Beaux-Arts de Saint-Etienne, qui était à l'époque la première école des Beaux-Arts de France. J'ai effectué le parcours habituel de six ans ; j'en suis sortie avec le diplôme national des Beaux-Arts qui m'a permis de devenir professeur d'arts plastiques pendant plusieurs années.
Il y avait déjà à cette époque une majorité de jeunes femmes à l'école des Beaux-Arts de Saint-Étienne, mais très peu avaient l'intention d'en faire leur profession. C'était un recrutement « bourgeois » et ces jeunes femmes considéraient leurs études artistiques plutôt comme un « supplément de culture » que comme une voie d'accès à un métier. Pourtant, ce cursus était sélectif : sur 300 postulants au concours, 30 étaient reçus et cinq ou six seulement sortaient de l'école avec leur diplôme de fin d'études.
Pendant ces années, la bande dessinée était - elle le reste encore un peu aujourd'hui - considérée comme une « sous-culture » pour « sous-lecteurs », et était entièrement destinée aux enfants, ceux des classes populaires en particulier. Elle était perçue comme un abaissement du niveau culturel à tous égards.
J'ai été élevée par une grand-mère un peu laxiste qui m'offrait des bandes dessinées et j'ai appris à dessiner grâce à ces revues. Après les Beaux-Arts, j'ai été amenée à tourner le dos à la bande dessinée, jusqu'à ce que 1968 bouscule cette hiérarchie de représentation des valeurs, ce qui m'a permis de retourner vers la bande dessinée, alors en effervescence : les revues indépendantes, la contre-culture venant des États-Unis ou d'ailleurs, m'ont permis une reprise de contact avec ces médias.
J'ai enseigné en tout sept ans, dont quatre dans des lycées et collèges. Au cours de ces années, sauf des dernières que j'ai passées à enseigner à l'Université Paris VIII au sein d'un atelier pratique intitulé « L'illustration comme art », j'ai constaté que les élèves, quelle que soit leur classe, ne comprenaient pas à quoi servait le dessin ! Il m'arrivait de leur répondre que le dessin apprenait à savoir lire et comprendre une image, à décrypter les messages diffusés par les films ou la publicité : lire une image pour en être moins victime, avoir une attitude moins passive, contrôler davantage les messages envoyés par l'image. Mon discours avait du mal à passer, d'autant plus de mal que le système scolaire ne favorise absolument pas ce type d'apprentissage.
Puis j'ai quitté l'enseignement au profit du dessin de presse politique, pour illustrer une revue syndicale issue du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol, qui existe toujours, « Combat syndicaliste ». J'ai donc commencé à dessiner sur l'actualité politique espagnole, à titre gratuit évidemment, par exemple sur la fin du franquisme. J'y ai pris beaucoup plus de plaisir que lorsque j'enseignais l'art plastique à des élèves que ça n'intéressait pas ! J'ai commencé à envisager d'en faire mon métier. En 1973-1974, j'ai commencé le dessin de presse politique, sans me rendre compte que je brisais un tabou, puisqu'on n'avait jamais vu une femme faire des dessins de presse politique, ni en France ni à l'étranger. En plus, pour ne rien arranger, je travaillais pour une presse dont les orientations étaient marquées. J'ai commencé en collaborant à « L'Humanité-Dimanche », où j'ai été bien accueillie, sans aucune démonstration de machisme ni de sexisme de la part de mon rédacteur en chef. J'étais pionnière. J'ai eu rapidement des demandes pour d'autres journaux, y compris des journaux moins connotés politiquement comme « L'Unité », au moment du programme commun de la Gauche. Nicole Chaillot, qui le dirigeait, m'a soutenue en dépit des difficultés qu'elle rencontrait pour imposer ma signature. Son recueil de dessins de presse « Sous pression » s'en fait l'écho.
J'ai pu faire des bandes dessinées sur l'actualité politique qu'on ne voyait nulle part ailleurs, par exemple sur la non application de la loi Weil sur l'avortement, du fait du refus, par certains médecins, de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse (IVG) au nom de la clause de conscience. Cela montre l'intérêt d'avoir un regard de femme sur l'actualité dans ces médias qui sont encore très masculins... Puis les choses ont commencé à se dégrader quand j'ai occupé trop de place, et j'ai commencé à prendre quelques coups...
Au début des années 1970, j'ai eu ma première exposition, et la seule, dans le cadre de la Jeune Peinture, regroupant beaucoup de plasticiens et des peintres, dont plusieurs connus comme Ernest Pignon-Ernest, au Grand Palais. La centaine d'exposants ne comptait que deux femmes : Claire Bonnafé et moi... et Claire Bonnafé est devenue romancière par la suite !
J'ai poursuivi le dessin politique avec des difficultés croissantes, et en ayant de moins en moins de place, jusque dans les années 1990, pour plusieurs raisons. Une certaine régression générale s'est fait jour, les femmes ont reperdu le terrain qu'elles avaient conquis dans ce domaine. Et, par ailleurs, la presse pour laquelle j'ai travaillé a pris elle-même beaucoup de coups. De nombreux journaux ont disparu, alors que j'avais le choix des armes quand j'ai démarré ce métier. Je n'avais plus aucun support quand j'ai arrêté. Les journaux utilisaient toujours les mêmes dessinateurs alors que les dessinateurs engagés comme moi, disparaissaient.
La bande dessinée est alors venue me chercher. J'en avais fait, mais sans grande passion ; j'avais publié une bande mensuelle dans Charlie Hebdo, un journal exclusivement masculin qui m'a immédiatement proposé de poser pour la rubrique « le strip-tease des copines » ! J'ai expliqué que j'étais dessinatrice, pas strip-teaseuse... et je suis partie.
Puis j'ai travaillé pour le magazine « Ah ! Nana », le seul journal de bande dessinée féminine, créé au début des années 1970, publiant essentiellement des dessinatrices femmes. C'était un journal international, avec des dessinatrices anglo-saxonnes, américaines, australiennes, allemandes..., qui marchait assez bien. Mais les commandes étaient tenues par des hommes. Les rédactrices qui le souhaitaient pouvaient assister aux réunions de rédaction, mais jamais les dessinatrices : « dessine et tais-toi »... Puis le journal a été censuré pour pornographie au neuvième numéro, alors qu'il n'a jamais eu aucun contenu pornographique, contrairement à des titres masculins comme « L'Écho des Savanes » ; mais c'est « Ah ! Nana » qui a été frappé, et a donc cessé d'exister. La douzaine de femmes qui y travaillaient ont perdu à la fois une source de revenus et un espace de liberté, ce qui est à mon avis très regrettable. L'imaginaire féminin sous cette forme est très important.
J'ai alors été sollicitée par « Métal Hurlant », qui relève d'un tout autre imaginaire ! J'y étais la seule femme dessinatrice. Je travaillais également pour « À Suivre », un magazine mensuel de bande dessinée publié par les éditions Casterman, où des signatures féminines apparaissaient de temps-en-temps, brièvement. Elles étaient rares. Le rédacteur en chef de la revue « À Suivre », Jean-Paul Mougin, avait de gros moyens ; c'était un journal important, présent sur tout le territoire. Mais Jean-Paul Mougin considérait que la bande dessinée féminine ne se vendait pas ; c'était son argument pour en publier le moins possible.
À cette époque, les femmes étaient autorisées à faire un ou deux albums, mais rarement plus : elles disparaissaient ensuite assez vite. Je me suis battue pour mon premier album dans lequel je voulais mettre en scène ces questions liant les femmes, l'art et la société. J'ai ainsi créé un album sur Camille Claudel, qui s'est très bien vendu. Les dix mille premiers tirages sont partis très rapidement. J'ai même reçu les compliments du petit-neveu de Camille Claudel, au cours d'une exposition à la librairie-galerie « Des Femmes », à Paris. En tant qu'expression populaire et contre-culture, la bande dessinée n'est pas alignée sur des images officielles ; elle s'est maintenue jusqu'au milieu des années 1980, puis a été frappée par un recadrage quasi militaire. De nombreux journaux ont cessé d'exister ou ont été vendus à de grands groupes comme Hachette ou Lagardère, perdant originalité et liberté. La bande dessinée et même le dessin de presse politique ont subi cette restructuration.
J'ai donc perdu, petit-à-petit, beaucoup de supports et de moyens, dans l'indifférence générale. J'ai alors gagné ma vie comme écrivain dans des ateliers d'écriture grâce à des contrats que me fournissait la Maison des Écrivains. Début 2000, je suis revenue à la bande dessinée grâce aux éditions Denoël et à Jean-Luc Fromental, un survivant de l'équipe « Les Humanoïdes Associés » et de « Métal Hurlant ». J'ai continué à faire de la bande dessinée engagée, un peu politique et sociale, mais en ayant perdu ma liberté. Ce sont les éditeurs qui proposent les sujets. J'ai eu malgré tout la chance d'avoir des commandes sur des personnages forts, comme Marie Curie ; le dernier album, « L'Insoumise », a porté sur Christine Brisset qui a reconstruit des quartiers entiers d'Angers sans se soucier de la législation ; j'ai aussi réussi à faire un album plus personnel, « Inscriptions », publié par Actes Sud. En dehors d'Actes Sud, je n'ai aucun éditeur.
Pour répondre à la question : comment devient-on journaliste ? Je suis historienne ; j'ai travaillé sur le label Vogue, un grand label des « Trente Glorieuses », qui m'a amenée à aborder la dématérialisation numérique dans la musique. La culture, c'est aussi une économie, des liens sociaux : c'est le sujet de ma thèse. Je suis d'abord journaliste culturelle et suis devenue journaliste de la bande dessinée. J'écris aussi des papiers sur d'autres formes de culture comme la musique. Aujourd'hui, la bande dessinée est un secteur florissant de l'édition. Elle compte 4 500 vraies nouveautés par an, dont 60 % de « mangas » et « comics », le reste étant la production franco-belge, qui fait aujourd'hui la grande richesse de la bande dessinée en Europe jusqu'à inspirer les États-Unis ; la bande dessinée indépendante américaine se réclame beaucoup de la bande dessinée franco-belge. Depuis les années 1990, et la reprise du marché de l'édition dans les années 2000, la bande dessinée offre une extraordinaire variété.
La place de la femme dans la bande dessinée profite de cette explosion, mais à proportion, elle reste inchangée. On compte moins de 10 % de femmes dans la bande dessinée. Les femmes sont en général des coloristes chargées de gérer le patrimoine des grands dessinateurs, même si les choses évoluent à la marge. Il demeure que deux dessinatrices seulement ont obtenu le grand prix du Festival d'Angoulême, Bretecher en 1983 et Florence Cestac en 2000. Cela signifie que depuis 2000 l'explosion éditoriale de la bande dessinée ne s'est pas traduite par une reconnaissance plus grande laissée aux femmes.
C'est une réalité. Je suis une pionnière de la bande dessinée pour adultes et du dessin de presse politique. Je produis depuis 1974. Je n'ai jamais eu ni prix, ni exposition pendant le Festival d'Angoulême. Les politiques peuvent-ils agir pour remédier à cette situation ?
Le grand prix du Festival d'Angoulême est coopté : ce sont les grands prix des années précédentes qui composent le jury - très masculin - qui élit chaque année un artiste. On a tenté, cette année, de réformer ce système, mais sans succès. Il y a eu une abstention record. Il y a aussi les sélections du Festival d'Angoulême...
sur 51 auteurs sélectionnés, correspondant à trente albums, 48 sont des hommes et 3 sont des femmes, dont une dessinatrice ! Cette situation rend indispensable notre association Artémisia. Cette année, nous avons réussi à extraire une quinzaine de titres créés par des femmes, qui n'avaient pas moins de qualités que leurs homologues masculins !
Et pourtant, on nous dit : « C'est bien simple, il n'y a pas de femmes ».
Le marché de la bande dessinée est florissant, mais quatre gros éditeurs se partagent 90 % du marché. Ce dernier est encore plus concentré depuis le rachat de Flammarion par Gallimard. Les 10 % restant sont des passionnés qui résistent tant bien que mal sans parfois atteindre la rentabilité. Cette concentration a des répercussions sur les moyens et sur la presse : la presse va mal. Dans les années 1990, c'est l'album qui est devenu le support de la bande dessinée : c'est le corollaire d'une certaine crise de la presse. On voit aussi arriver sur le marché des titres de journaux racoleurs, comme « Bisou », qui reflètent ce qu'est devenue la bande dessinée féminine d'un point de vue éditorial, politique et commercial ! Castermann voulait créer « Fluide Point G », qui a été repris par Delcourt et est devenu « Bisou ». Ce phénomène éditorial est le fruit du succès de certaines dessinatrices qui jouent sur la « bd girly », c'est-à-dire la bande dessinée de femmes pour les femmes. La « bd girly » s'inspire de la presse féminine, de « Elle » à « Gala », dans ce qu'elle a de plus avilissant, en resserrant sa cible sur les adolescentes et les femmes trentenaires « mal dans leur peau ». Elle ne propose que des sujets réservés aux femmes : la mode, le sexe... En réponse à la parution de « Bisou », Delcourt a sorti un magazine exclusivement centré sur la « bd girly ».
Bien au contraire, Artémisia veut défendre une mixité. Organiser un prix féminin de la bande dessinée n'est pas, dans notre démarche, discriminatoire, puisque notre objectif est que les femmes puissent s'exprimer sur tous les sujets. Ce regard mixte passe par la valorisation de cette production : faire entendre la femme dans ce qu'elle a de plus universel. Mais la force de frappe des « bd girly » est très importante : 100 000 exemplaires en kiosque, c'est énorme ! Pour cette raison, il est absolument nécessaire d'avoir des associations de bénévoles comme Artémisia qui puissent faire entendre une voix indépendante qui valorise la femme non pas dans ce qu'elle a de plus sectaire, mais au contraire dans ce qu'elle a de plus universel. Le discours universel est mixte ! Notre regard est mixte. Notre vocation est de devenir un observatoire de la bande dessinée féminine. Mais nous n'avons pas de moyens...
La liste des titres comme « Causette » est signifiante... surtout si on les rapproche d'une chaîne pour les femmes qui vient d'être créée et qui s'appelle « Chérie » !
Vous avez dit « dessine et tais-toi ». J'ai envie d'ajouter « Dessine si tu peux et tais-toi ! ». On perçoit des champs d'émancipation forts que l'on perd et qui ne sont pas explorés, à cause de la réduction à la portion congrue de la place des femmes à tous les échelons... Vous avez un projet dans le numérique. Le numérique va-t-il changer quelque chose ?
La bande dessinée numérique est très dynamique. Il existe 5 000 blogs de bandes dessinées. Internet a permis à de nombreux auteurs de s'exprimer et d'être repris par des éditeurs. Le blog est un terreau de la création de la bande dessinée et représente la bande dessinée dans toute sa variété.
« Lire une image » est un enjeu d'émancipation ; l'Éducation nationale a un rôle à jouer. L'enjeu de la formation des enseignants est considérable ! Nous allons bientôt commencer l'examen du projet de loi présenté par le ministre de l'Éducation nationale, M. Vincent Peillon. Il faudrait l'interroger pour savoir s'il est attentif à la formation artistique dans les écoles. Il faut déconstruire les stéréotypes.
Absolument. L'enjeu est énorme. A leur sortie du lycée, les jeunes sont livrés à l'idéologie dominante de l'image. On le voit avec « Bisou ».
Mme Chantal Jouanno nous a présenté un rapport sur l'hypersexualisation des petites filles, qui traite du même sujet. Un système effroyable se met en place... Vous nous donnez des arguments !
C'est « prostitutionnel » : neuf fois sur dix, l'image fait le tapin ! Certaines « Unes » sont scandaleuses. Et ce sont ceux qui partagent le même regard que nous qui sont censurés.
Le poids des images est une clef très importante. Les discours diffusés par ces images sont très insidieux. Dans la « Une » de « Bisou », certaines jeunes filles peuvent ne percevoir que le côté « cool » et non le côté « pute » qu'il recouvre. C'est plus dangereux qu'un discours explicite et argumenté.
Merci de cet apport réel qui viendra nourrir notre réflexion et les recommandations que nous avions déjà identifiées dans d'autres arts, comme le cinéma et la musique.
La délégation auditionne ensuite Mme Giovanna Zapperi, professeur d'histoire et de théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges, chercheur associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
La délégation va maintenant entendre Giovanna Zapperi, à qui je souhaite la bienvenue.
Vous êtes professeur d'histoire et de théorie de l'art et nous souhaitons donc approfondir avec vous l'accès des femmes aux professions artistiques et à celles qui ont, d'une façon générale, trait aux Beaux-Arts.
Il semble en effet, qu'en ce domaine, nous retombions sur un paradoxe que nous avons déjà rencontré ailleurs : alors que les jeunes filles sont majoritaires parmi les étudiantes en histoire de l'art, elles n'accèdent pas, semble-t-il, dans les mêmes proportions, aux fonctions de conservateurs ou aux fonctions de direction des établissements d'enseignement ou des établissements muséaux.
Et l'on peut se demander si la prépondérance masculine dans les postes où se forme le goût et s'écrit l'histoire de l'art ne contribue pas, à son tour, à rendre moins visibles les créatrices féminines et à priver de modèles les jeunes femmes qui seraient tentées de se lancer, aujourd'hui, dans des carrières artistiques.
Je vous remercie de la contribution que vous pourrez apporter à notre information et à notre réflexion sur ce sujet, et nous serons très attentifs aux suggestions que vous pourrez nous proposer pour faire évoluer les choses et qui permettront à la délégation de formuler des recommandations dans son prochain rapport annuel qui portera sur la situation des femmes dans le milieu de la Culture.
Les auditions que nous avions menées dans le cadre de notre précédent rapport sur « les femmes et le travail », nous avaient déjà montré que le secteur de la Culture, que l'on aurait pu croire préservé, n'était pas exempt de fortes inégalités et de stéréotypes sexistes.
Je suis professeur en histoire et en théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges (ENSAB) et également chercheure associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où j'ai conduit pendant 6 ans un séminaire de recherche, à l'attention de jeunes doctorantes chercheures, sur les questions portant sur le genre, la femme artiste, la différence des sexes dans le domaine de l'histoire de l'art.
J'examinerai la situation des femmes dans les arts plastiques en France en examinant deux questions connexes : celle de l'histoire de l'art et de l'enseignement artistique.
En effet, la situation des femmes dans les écoles d'art, qu'elles soient enseignantes ou étudiantes, demeure particulièrement alarmante tant sur le plan de la sous-représentation des femmes dans le corps enseignant que sur celui de la banalisation de comportements sexistes auxquels sont soumises les étudiantes.
L'éventail des comportements sexistes est large, allant de l'insulte sexiste ou homophobe jusqu'au harcèlement sexuel, véritable fléau qui sévit dans l'enseignement artistique.
J'aborderai ces questions par le prisme de mon expérience en tant que chercheuse féministe et enseignante en école d'art car, à ma connaissance, elles n'ont pas fait l'objet d'études quantitatives.
Seule la remise en cause d'un certain nombre d'idées reçues sur les arts plastiques, en les examinant à l'aune des interactions entre l'enseignement et l'histoire de l'art, permettrait de changer la situation alarmante existant à tous les niveaux des institutions artistiques.
Le domaine de l'histoire de l'art ne se limite pas à une simple discipline enseignée dans les universités mais s'étend aussi aux institutions artistiques, musées et centres d'art, ainsi qu'aux savoirs et pratiques des artistes, des critiques d'art, des commissaires d'exposition et des historiens.
Le récit de l'histoire de l'art se lit au masculin faisant la part belle à une succession de « grands maîtres », ne laissant aux femmes que la portion congrue, quand il ne les exclut pas purement et simplement.
Enseigner l'histoire de l'art selon une vision féministe passe tant par l'affirmation de la présence féminine dans l'art - quoiqu'elle ait pu être marginale à certaines époques - que par l'interrogation sur les rapports existant entre l'histoire de l'art et les structures du pouvoir masculin.
L'invisibilité de la production artistique féminine passée et présente conforte l'impression que peu d'artistes femmes existent.
Le canon qui structure l'histoire de l'art doit être révisé comme le précise une grande historienne de l'art, Griselda Pollock, qui préconise de « différencier le canon » en examinant comment la création artistique, ses mythes, ses imaginaires et les rapports de force qui la sous-tendent s'inscrivent dans une approche sexuée.
Poser de simples questions : « l'art n'a-t-il rien à voir avec le genre ? », « Qui fait l'art, qui le reçoit et qui en fait l'histoire ? », « Quelle place y occupent les femmes ? » permet de s'interroger sur le caractère implicitement universel et neutre de l'art mais aussi les pans exclus de l'histoire de l'art.
Dans un essai paru en 1971, l'historienne de l'art américaine Linda Nochlin demandait, non sans provocation, pourquoi l'histoire n'a pas retenu les noms de grandes artistes femmes.
Si cette question apparaît désormais datée dans d'autres pays, elle provoque encore des émois en France où la réflexion féministe appliquée à l'art demeure marginale.
Elle y montrait notamment comment les institutions de l'art entre le XVIIème et le XIXème siècle empêchaient l'accès des femmes à un statut d'artiste à égalité avec les hommes, l'artiste se définissant historiquement par son appartenance au genre masculin.
Ensuite d'autres chercheures ont pointé l'asymétrie structurelle entre les sexes dans le domaine de la création artistique, révélée de manière paradigmatique par les expressions de « vieux maître » ou « maître ancien » qui, une fois déclinés au féminin, se muent en une caricature misogyne ; ainsi, une femme artiste ne serait donc qu'une « vieille maîtresse ».
Ce jeu de mot révèle la manière selon laquelle l'autorité masculine s'oppose à un féminin sexualisé relégué au rôle d'objet érotique.
Les artistes femmes y sont confrontées inévitablement, notamment en France où le sexisme imprègne les institutions artistiques, et ce même dans le domaine de la création contemporaine où, pourtant, la présence des femmes n'est plus marginale.
L'affirmation selon laquelle l'art serait un domaine neutre et universel est battue en brèche si on analyse la structure de l'histoire de l'art à l'aune de la différence des sexes.
Cette apparente neutralité cache en réalité un sexisme manifeste qui considère que les femmes ne sont pas dignes de la position d'artiste, laquelle s'inscrit dans un schéma masculin à orientation hétérosexuelle.
Examiner quelques manifestations d'importance ayant eu lieu récemment en France suffit pour se rendre compte de la prégnance de ces idées dans le monde de l'art.
Ainsi, la manifestation biennale dénommée « Monumenta », organisée par le ministère de la Culture, propose chaque année à un artiste contemporain de renom de créer une oeuvre spécialement conçue pour l'espace monumental de la Nef du Grand-Palais. Un défi relevé par Anselm Kiefer en 2007, Richard Serra en 2008, Christian Boltanski en 2010 et Daniel Buren en 2012.
Par cette sélection d'artistes hommes, le ministère de la Culture confirme donc qu'un artiste contemporain de renom capable de créer une oeuvre monumentale financée par l'état français est forcément un homme.
Autre exemple, en 2009, « La Force de l'art », triennale d'art contemporain organisée par le ministère de la Culture, qui devait dresser un panorama exhaustif de la création contemporaine en France ne comptait que 7 femmes parmi les 42 artistes sélectionnées.
Ainsi que le mettait en évidence une lettre ouverte publiée dans le journal « Le Monde », cette situation consternante ne résultait pas seulement d'instances de décision composées exclusivement d'hommes mais renvoyait à l'existence d'un problème plus général au niveau national.
En effet, si l'on considère la proportion dans les collections publiques des oeuvres produites par les femmes (environ 15 %), l'édition 2009 de « La Force de l'Art » ne doit pas nous surprendre et ne reflète pas un sexisme ponctuel.
En revanche, l'édition de 2012 de la Triennale, dirigée par un commissaire américain entouré d'une équipe majoritairement féminine, faisait une part plus belle aux femmes. Ne s'agit-il que d'un hasard ?
Le 8 mars 2013, la section française de l'Association internationale des critiques d'Art a organisé, en collaboration avec le Palais de Tokyo, une compétition réservée à une dizaine d'artistes féminines dont les travaux devaient être présentés par autant de critiques d'art femmes devant un jury international, chacune disposant seulement de 6 minutes 40 secondes.
La lauréate de la compétition y gagnait le droit d'exposer dans un musée français et faisait l'objet d'un article présentant ses travaux dans un magazine d'art contemporain.
Cette initiative a soulevé un tollé d'indignation qui s'est cristallisé dans une pétition signée par des centaines de critique d'art et d'artistes. Elle illustre de manière assez caractéristique cette manière insultante de promouvoir les femmes tant artistes que critiques dans le monde de l'art en France, à la façon d'un « concours de beauté ».
Les comportements sexistes sont tolérés, voire banalisés, dans les établissements d'enseignement artistiques français où règne une situation alarmante.
Les enseignantes, soumises à une entreprise de délégitimation systématique de la part des collègues masculins et du personnel technique, en souffrent. Mais les étudiantes sont encore plus exposées aux effets dévastateurs de la banalisation de comportements sexistes.
Les étudiants inscrits dans les écoles d'art sont majoritairement des jeunes femmes. Elles sont confrontées à un corps enseignant majoritairement masculin, surtout en haut de la hiérarchie, et à un enseignement faisant fi des femmes et de toute question liée au genre et à la sexualité.
Aussi, le désir d'une jeune femme de devenir artiste se trouve-t-il d'emblée délégitimé par l'omniprésence des modèles masculins.
Si on y ajoute le peu, voire l'absence, de réflexion sur la pédagogie, cela concourt à altérer une relation entre l'enseignant et l'étudiant(e) qui peut confiner au non-droit dans les cas les plus graves.
On peut certes arguer qu'un certain flou est propice à la liberté dont se nourrit la créativité et qu'une école d'art a vocation à encourager l'expression de soi et des autres. Néanmoins, cette absence de réflexion finit par déboucher sur de véritables formes d'arbitraire.
Selon une conception communément acceptée, l'enseignement artistique reflète l'autoritarisme qui caractérise les institutions françaises et se nourrit de stéréotypes sexistes sur l'art exaltant la figure du créateur masculin hétérosexuel.
Aussi, les étudiantes sont-elles invitées à rechercher une légitimation auprès des enseignants hommes et hétérosexuels qui incarnent au mieux l'autorité masculine.
La proximité entre l'enseignant et l'étudiant peut déboucher sur une relation asymétrique dans laquelle l'étudiant est confronté à l'arbitraire de la part de l'enseignant.
En témoignent les fréquents récits d'étudiantes devant constamment se battre contre des propos déplacés, des sous-entendus sexuels ou des comportements ambigus : une étudiante m'a rapporté qu'au cours d'un entretien l'un de ses enseignants avait fermé la porte à clef.
Quant aux relations sexuelles entre professeurs et étudiantes, elles sont banalisées et tolérées par l'institution quelle que soit la nature de cette relation : recours au sexe comme monnaie d'échange, relation occasionnelle consentante ou relations d'ordre sentimental, celles-ci existant aussi...
Cependant, dans tous les cas, l'omerta règne dans l'institution rendant impossible toute discussion sereine sur ces comportements. Cette situation révèle une incapacité à prendre en charge de manière responsable et ouverte les inégalités et le sexisme ordinaire au sein des écoles d'art. Elle résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : la sous-représentation des femmes dans le corps enseignant et aux postes de direction des établissements d'enseignement artistique ainsi que l'absence d'une réflexion approfondie sur la pédagogie.
Un épisode survenu l'année dernière à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges en fournit une illustration parlante. Une matinée, j'ai découvert que les couloirs étaient recouverts de confettis roses comportant des insultes à caractère sexuel. Il s'agissait, évidemment, d'une intervention artistique de la part d'étudiants, mais le ton et la violence des propos ainsi que leur caractère sexiste et homophobe étaient frappants.
Au cours de l'après-midi, l'alarme anti-incendie a retenti, obligeant l'ensemble des personnes présentes dans l'établissement à rejoindre la cour ; elles y ont alors entendu une voix ambivalente proférer, par le truchement d'un haut-parleur, les mêmes insultes que celles qui étaient inscrites sur les confettis.
Par ces actions, des étudiants, restés anonymes pour ne pas s'exposer à des sanctions, voulaient dénoncer des comportements réitérés de harcèlement sexuel au sein de l'établissement.
Par la suite, ils ont expliqué dans une lettre ouverte qu'ils voulaient réagir à une série de propos sexistes tenus par des enseignants à l'encontre de certains élèves, et rendre public un malaise jusqu'alors caché. Ils ajoutaient qu'un problème latent existe dans les écoles d'art en France : la normalisation d'attitudes, remarques et propos sexistes et homophobes de la part de personnes auxquelles leur statut d'enseignant confère le pouvoir de briser ou de promouvoir la carrière de leurs étudiants.
En « sonnant l'alarme » - la symbolique du geste était frappante -, ils entendaient provoquer un dévoilement. Celui-ci a permis un choc salutaire pour l'établissement et la prise de conscience de l'existence de ces comportements sexistes. Nous devons être reconnaissants à ces étudiantes qui ont eu le courage de dénoncer et de s'opposer à une atmosphère intolérable.
Les enseignants et la direction de l'établissement ont dû débattre de ces comportements sexistes ce qui a permis d'y faire évoluer les comportements.
La situation des femmes dans le domaine des arts plastiques en France est désastreuse et impose d'engager des actions urgentes pour transformer ces institutions.
Il est aussi urgent d'établir la parité dans le corps enseignant et lors de la nomination des directeurs d'établissements d'enseignement artistiques.
Une réflexion approfondie sur la situation des femmes dans ces milieux doit aussi être menée en impliquant l'ensemble des acteurs et des institutions artistiques : écoles d'art, musées.
Nous vous remercions de vos propos très construits qui recoupent des préoccupations que nous avions déjà mises à jour lors de précédentes auditions.
L'absence d'alternative au modèle masculin hétérosexuel proposé aux jeunes filles pose effectivement problème ainsi que l'incapacité institutionnelle de prendre en charge des comportements inacceptables.
L'instauration de la parité au sein de ces établissements d'enseignement artistiques rejoint des préoccupations de la délégation. Quant aux comportements que vous nous avez rapportés, il me semble que ceux-ci pourraient tout à fait tomber sous le coup d'une incrimination pour harcèlement sexuel.
Vous avez évoqué l'existence du sexisme au sein des établissements artistiques français, le fait que le corps de leurs enseignants est majoritairement masculin et les stéréotypes sexistes qui prévalent en art.
Je suis surpris que de telles pratiques aient encore cours dans la France du XXIème siècle et pensais que le milieu culturel était particulièrement avancé sur ces questions de genre et d'égalité entre les hommes et les femmes.
D'autres pays européens sont-ils confrontés aux mêmes problèmes ?
Des dispositifs de prévention existent dans les pays anglo-saxons et en Allemagne. Dans ce pays, il y a toujours, au sein des commissions chargées du recrutement, un membre délégué par un organisme chargé de la parité qui assiste aux débats comme observateur et rend son rapport.
En France, une telle pratique délégitimerait l'établissement qui y procéderait.
En Allemagne, il existe une disposition qui précise que lorsque deux candidatures sont de même valeur au regard de leurs curriculum vitae respectifs, c'est la candidature du sexe sous-représenté qui doit l'emporter.
Dans le monde anglo-saxon, ces questions sont débattues depuis les années 1970. Elles ont acquis une légitimité qui a fait évoluer les choses.
En Italie, la situation est comparable à celle de la France si ce n'est pire.
Des avancées ponctuelles ont lieu en Espagne où, pendant une dizaine d'années, le directeur d'un centre d'art contemporain au Pays Basque a veillé à ce que celui-ci respecte la parité, tant dans l'organisation de manifestations que pour le recrutement du personnel.
Nous vous remercions pour vos propos qui jettent un éclairage sur les rapports existant entre l'organisation, l'histoire et l'enseignement de l'art, d'une part, et le sexisme ordinaire, voire l'homophobie, de l'autre.
La délégation procède à la nomination de rapporteurs sur les dispositions du projet de loi n° 377 (2012-2013) relatif à l'élection des sénateurs, puis sur les dispositions du projet de loi n° 736 rectifié (XIVème législature) (procédure accélérée) portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France (sous réserve de son adoption par l'Assemblée nationale et de sa transmission au Sénat).
La délégation a désigné Mme Laurence Cohen rapporteure sur les dispositions du projet de loi n° 377 (2012-2013) relatif à l'élection des sénateurs.
Elle a ensuite désigné Mme Maryvonne Blondin rapporteure sur les dispositions du projet de loi n° 736 rectifié (XIVème législature) (procédure accélérée) portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France (sous réserve de son adoption par l'Assemblée nationale et de sa transmission au Sénat).