Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel

Réunion du 1er juillet 2014 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

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  • client
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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

Je vous souhaite la bienvenue, madame la ministre ; nous avons entendu Mme Marisol Touraine et nous entendrons demain Mme Christiane Taubira. Le rapport de Mme Michelle Meunier sera présenté à la commission le mardi 8 juillet et les amendements au texte peuvent être déposés jusqu'au lundi 7 juillet à 11 h 30.

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, de la ville, de la jeunesse et des sports

ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports. - Voilà deux ans que je rappelle les origines du projet abolitionniste, ce combat républicain contre l'exploitation des femmes, auquel avaient participé Victor Schoelcher et Victor Hugo. Vos collègues députés ont confirmé la position abolitionniste à l'unanimité en 2011. C'est dans cette lignée que s'inscrira, je l'espère, votre Haute assemblée. Celle-ci a enrichi notre connaissance et notre réflexion, tant avec la mission d'information que vous aviez menée avec Chantal Jouanno, monsieur le Président, qu'avec le travail de votre délégation aux droits des femmes.

La proposition de loi adoptée par les députés offre des réponses concrètes, ambitieuses et pragmatiques dans lesquelles le gouvernement se retrouve : il s'agit de fermer les portes d'entrée dans la prostitution et d'en ouvrir les portes de sortie, afin d'aider les victimes à écrire une nouvelle page de leur vie.

Il n'y a pire danger pour les personnes prostituées que nos divisions partisanes, parce que les polémiques vaines les enferment dans le silence. Sachons éviter les postures moralisantes qui ne donneraient pas assez de réponses concrètes. La prostitution n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était dans les années 1970 ; si elle a reculé pour une part - de moins en moins de Françaises se prostituent -, elle a changé de visage. J'apprécie le titre du rapport de votre délégation aux droits des femmes : il s'agit en effet de la plus vieille violence faite aux femmes - elle n'est pas pour autant immuable, mais évolue en fonction des situations d'extrême pauvreté entraînées par les mouvements géopolitiques. La législation n'est pas sans effet sur ce phénomène : la France a dix à vingt fois moins de prostituées que l'Allemagne, qui en compte 400 000.

La force de cette proposition de loi tient à ce qu'elle répond à la diversité des situations, la prostitution de rue étant malgré tout issue à 90 % de réseaux ayant leurs bases en dehors de nos frontières, pratiquant la traite d'êtres humains, avec des structures parfois légères et exploitant la détresse financière de femmes originaires en général d'Europe de l'Est ou d'Afrique.

Le renforcement des moyens d'enquête est une priorité ; l'article premier consacre la responsabilité des éditeurs qui ne s'organiseraient pas pour repérer une utilisation de leurs sites à des fins de proxénétisme. Une politique abolitionniste doit reposer, comme cette proposition de loi, sur deux piliers indissociables : la fermeté pénale pour les responsables et l'insertion sociale des victimes.

En 2003, la création du délit de racolage passif a provoqué des réalités aberrantes : on ne règle rien en mettant les menottes aux victimes. Selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), les violences ont redoublé quand les personnes ont disparu dans des zones reculées. Des associations de terrain se demandent si la condamnation du client par cette proposition de loi n'aurait pas le même effet. Cette inquiétude ne tient pas. Au contraire, écarter d'elles la menace d'une arrestation facilitera leur accès aux structures qui leur viennent en aide. L'abolition du délit de racolage passif satisfait également à la directive 2011-36 qui interdit la poursuite des victimes.

Il n'en faut pas moins des outils pour lutter contre le proxénétisme - et je souhaite aller plus loin sur ce point. Les municipalités doivent aussi être dotées d'outils de gestion de l'ordre public. La proposition de loi crée une contravention de recours à la prostitution, accompagnée d'un stage de sensibilisation, qui me semble une solution équilibrée et plus efficace que tout ce qui a été fait jusqu'à présent. Ceux qui ont recours à la prostitution ne sauraient ignorer qu'ils font le jeu des réseaux criminels. Les jeunes doivent connaître les limites de leur liberté sexuelle : l'interdit a une valeur pédagogique. Vous discuterez de l'échelle des peines, notamment sur le recours à des prostitués mineurs ou vulnérables. J'espère néanmoins que vous comprendrez la nécessité de maintenir le principe.

Le Gouvernement s'est résolument engagé dans le combat contre la traite des êtres humains. En août 2013, Christiane Taubira et moi-même avons fait adopter une redéfinition de cette infraction. Nous avons intensifié notre lutte contre les réseaux, dont 52, d'ailleurs tous diversifiés, ont été démantelés en 2012, contre 45 en 2011. Nous travaillons également à renforcer la coopération européenne, notamment avec mon homologue belge Joëlle Milquet, lorsque nous avons rassemblé en septembre dernier les représentants des dix-huit États signataires du protocole de Palerme afin d'en réaffirmer l'actualité. J'ai affirmé aux membres d'Interpol la mobilisation de notre pays sur ce sujet. Le 14 mai dernier, j'ai présenté au conseil des ministres le premier plan d'action national de lutte contre la traite des êtres humains, notamment pour faciliter l'identification des victimes et leur accès au droit, et prévoir d'étendre aux autres victimes de traite que la prostitution (travail, mendicité ou délinquance forcés) des dispositifs prévus dans cette proposition de loi ; le Gouvernement vous proposera des amendements en ce sens.

Il faut libérer les victimes des contraintes qui pèsent sur elles : peur, chantage contre les familles restées au pays. Elles doivent donc accéder à un titre de séjour provisoire, ce que prévoit la proposition de loi. L'accompagnement social est indispensable à une véritable politique abolitionniste : il est nécessaire d'offrir aux personnes prostituées la possibilité de se réinsérer professionnellement et socialement en leur donnant accès aux services de santé, au logement, à la formation professionnelle. Je me suis employée à renforcer les moyens d'accompagnement ; c'est une priorité en ces temps de budgets contraints. Un fonds sera créé grâce à la proposition de loi. Le Gouvernement est prêt à consentir des redéploiements budgétaires pour l'abonder.

Notre objectif est l'abolition : que toutes les personnes prostituées qui le souhaitent aient accès à un parcours de sortie. Parvenus à ce tournant historique, nous devons adopter enfin une politique cohérente en ce sens. Il y a beaucoup de débats ; quand vous en êtes fatigués, écoutez la voix des personnes concernées : même si certaines s'expriment contre la proposition de loi, celles qui ont eu la chance de s'en sortir en tirent un nouvel argument pour dire que la prostitution n'est pas une vie. Cela ne peut jamais être un projet de vie. Espérons pour ces personnes un avenir meilleur.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

Rassurez-vous ; au bout de deux ans, je ne suis pas lassé de ces débats.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Meunier

Je vous remercie de vos encouragements. Nous avons beaucoup écouté, bien mesuré la complexité des sujets à traiter. L'Assemblée nationale ayant supprimé le blocage administratif des sites, pourriez-vous nous indiquer où en est votre réflexion sur les nouvelles formes de prostitution sur internet ? De nouveaux sites apparaissent, tels que « Sugardaddy ». Avez-vous des éléments complémentaires sur le fonds prévu à l'article 4 ? Quelle est l'aide financière prévue pour l'accompagnement sanitaire et social ? Nous avons parfois des doutes sur le montant...

Debut de section - PermalienPhoto de Muguette Dini

Un commissaire de police suédois nous a expliqué comment il traquait les clients : c'était simple et efficace, mais difficilement transposable en France. Comment comptez-vous faire ? Comment prouverez-vous qu'il y a eu une relation tarifée ?

Debut de section - PermalienPhoto de Esther Benbassa

Pouvez-vous nous donner le montant des fonds ? J'ai retenu qu'aux 2,4 millions d'euros du budget de l'Etat, s'ajouterait le reversement des saisies de douane et les amendes prélevées sur les clients. Celles-ci n'arriveront pas immédiatement : il faudra que la police mette en oeuvre la nouvelle législation et que le client soit défini : est-ce celui qui reçoit une call-girl dans une chambre de palace ou celui qui rôde au bois de Vincennes ? Cela mériterait qu'on s'y attarde, même si je suis contre la pénalisation des clients. Les prostituées que nous avons vues, Muguette Dini et moi-même, lors de notre maraude au bois de Boulogne, n'étaient pas convaincues par cette disposition.

Vous donnez quelques mois de répit aux étrangères. Et ensuite ? Rentreront-elles chez elles pour se faire tuer par leurs proxénètes ? Soyez plus claire sur cette question. Lors de notre visite au centre de réinsertion de Stockholm - qui n'y ressemblait pas beaucoup, avec son étrange fauteuil de gynécologue -, notre interlocuteur nous a dit que lorsqu'il avait affaire à une étrangère, il appelait la police pour qu'elle rentre chez elle.

Il faudrait aussi dépasser les fantasmes et les projections sur le nombre de prostituées, qui ne seraient que de pauvres petites jeunes filles amenées en France de force. La question est beaucoup plus complexe : j'ai rencontré à plusieurs reprises des prostituées étrangères qui n'étaient pas dans ce cas. Nous n'en avons pas vu beaucoup qui s'en étaient sorties : le Nid nous en a envoyé deux qui faisaient plutôt de la propagande...

Que ferez-vous pour renforcer les moyens des forces de police afin de réprimer les proxénètes ? Nous y sommes tous opposés ici, comme à la traite des êtres humains ; mais ce n'est pas avec cinquante policiers que nous y arriverons. Professeure à l'université depuis quarante ans, je n'ai jamais vu autant de jeunes femmes ou de jeunes gens qui se prostituent : que ferez-vous pour eux ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Printz

Le Gouvernement envisagerait d'intégrer le produit de la prostitution dans le PIB pour atteindre le fameux objectif de 3 %. Est-ce vrai ?

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

Les éditeurs de sites seront soumis à trois nouvelles obligations en matière de lutte contre la traite et le proxénétisme : élaborer un dispositif aisément accessible pour que les usagers puissent porter à leur connaissance des éléments relatifs à ces infractions ; en informer très vite les autorités ; rendre public les moyens qu'ils y consacrent.

Nous pouvons aller plus loin. Le blocage a été abandonné par l'Assemblée nationale pour une raison simple : il était déjà prévu dans la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure de 2011 dans le cadre de la lutte contre la pédopornographie, mais les décrets d'application n'ont pas été pris. L'Assemblée a préféré attendre le rapport du groupe de travail sur la cybercriminalité présidé par le procureur général Marc Robert : il a été remis hier. Nous en tirerons sans doute parti pour amender le texte. Le site « Sugardaddy » joue sur l'ambiguïté ; nous attendons que la plainte déposée par l'association Équipes d'action contre le proxénétisme (EACP) conduise la justice à qualifier les faits.

Comment traquer les clients ? Les policiers le disent : à l'occasion du démantèlement d'un réseau, ils peuvent les repérer, en flagrant délit ou même a posteriori, à travers les contacts référencés. Notre objectif n'est pas de faire du chiffre, mais d'édicter une règle qui dissuade. Certaines personnes prostituées se sont plaintes dans la presse qu'elles avaient moins de clients depuis le vote de l'Assemblée nationale : tel est précisément notre but.

Les 2,4 millions d'euros dont vous parlez sont les crédits que mon ministère a rétablis, alors qu'ils avaient été divisés par trois au cours des cinq années précédentes ; l'objectif est que le fonds soit structurellement compris entre dix et vingt millions d'euros, provenant des fonds de l'agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, et des amendes. Des arbitrages budgétaires pourraient faire contribuer davantage d'autres ministères ; mais c'est la lutte contre la traite et la pénalisation du client qui doit l'abonder en premier lieu. Votre constat sur la prostitution des étudiants devrait vous porter à soutenir cette proposition de loi...

Debut de section - PermalienPhoto de Esther Benbassa

Cela n'a rien à voir ! Pénaliser leurs clients ne réglera rien, si vous ne donnez pas plus d'argent aux étudiants.

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

Cela prouve la banalisation de la prostitution : il faut agir et offrir un autre avenir aux jeunes tout en fixant des repères.

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

Je préfère dans ce cas l'augmentation des bourses. Ce travail parlementaire a été mûrement réfléchi, pour traiter toutes les situations, affirmer le principe selon lequel acheter un corps n'est pas tolérable et proposer un parcours de sortie, ce qui est inédit. Les étrangères seraient en insécurité juridique ? Réfléchissez : les prostituées étrangères le seraient moins aujourd'hui ? Peut-être pour ceux qui ferment les yeux afin de conserver leur conscience intacte. Jusqu'à présent, rien n'incite les personnes prostituées à dénoncer ou à sortir de leur calvaire ; demain, elles auront plus de chance d'en sortir qu'aujourd'hui.

L'inclusion dans le PIB reflète une curieuse conception, que nous avons refusée, mais qui doit nous alerter sur la banalisation d'activités comme la prostitution ou le trafic de stupéfiants ; les messages que nous envoyons ainsi ou par la législation sont importants pour définir le modèle de société que nous voulons. Joëlle Milquet et moi-même nous en sommes émues auprès de la Commission européenne.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

Vous parlez du repérage des clients lors des démantèlements : cela signifie-t-il que la police sera amenée à convoquer des personnes dont les coordonnées sont référencées, qu'il y aura une présomption de contravention ?

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

La police le fait déjà. La différence est que le client sera condamné par la loi.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Bécot

Cette proposition de loi vient d'une idée généreuse. Mais après avoir beaucoup écouté, durant de multiples auditions, je n'ai toujours pas de certitude. Des policiers nous demandent de ne pas abolir le délit de racolage passif, grâce auquel ils peuvent cibler les réseaux. S'attaquer au client : très bien, mais lequel ? Le pauvre diable que l'amende mettra dans une situation impossible ou le client des palaces qui ne sera jamais inquiété parce que, la police nous le confirme, elle devra prendre les clients sur le fait ? Cela accentuera encore plus les difficultés de ceux qui ont peu de moyens en comparaison avec ceux qui en ont beaucoup.

Vous nous dites que les filles auront droit à des papiers : je me bats pour une petite Congolaise qui n'a pas de parents, qui s'est mariée avec quelqu'un qui n'a pas de papiers, pour qui nous essayons d'en obtenir. Ceux qui se prostituent en auront et pas les personnes qui travaillent ? C'est tout cela qui me gêne. Vous savez bien qui se fera prendre...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

La police de Stockholm nous a indiqué qu'en Suède, la contravention, fixée à 250 euros, pouvait être augmentée en fonction du revenu. Cela me semble difficile en France, mais c'est intéressant.

Debut de section - PermalienPhoto de Cécile Cukierman

Mon groupe, comme les autres, est partagé sur la pénalisation du client. Si nous approuvons, bien sûr, la volonté de combattre les réseaux et la prostitution des mineurs, reste la question de la prostitution dite volontaire - il est difficile de ne pas tomber dans la loi moralisatrice et d'apporter des réponses qui ne soient pas trop hâtives. Je m'interroge sur la portée législative finale et sur la capacité que nous avons à pénaliser le client sans interdire l'acte. Des personnes prostituées se sont présentées à nous comme travaillant pour elles-mêmes, déclarant leurs gains sous le statut de travailleur indépendant, de manière déguisée ou non. L'inclusion dans le PIB peut choquer.

La question cruciale est celle-ci : dans notre société de marché, peut-on pénaliser l'acheteur et non le vendeur ? Nous aiderons un certain nombre de personnes, de femmes qui souhaitent s'en sortir, grâce au parcours de sortie. Mais cela ne va pas jusqu'au bout : dans le monde que nous voulons, vendre son corps n'est pas autorisé. Nous avons été interpelés par des personnes prostituées qui nous demandent de respecter un choix personnel. Certains veulent travailler jusqu'à 80 ans, d'autres travailler le dimanche, cela ne peut pas constituer pour nous un modèle pour la société. La prostitution trouve sa source dans les conditions sociales et économiques : l'interdire ne résoudra pas la question du niveau de vie des étudiants. Il manque un point final à ce texte.

Debut de section - PermalienPhoto de Maryvonne Blondin

Quels que soient les doutes qui parcourent notre commission spéciale, le principe de base doit être que le corps n'est ni à vendre, ni à acheter. Les clients sont responsables de ce qu'ils font. Ils ne peuvent rester impunis alors qu'on met les menottes aux victimes. Il faut ancrer cela dans l'éducation de nos jeunes, le mettre sur la place publique et non plus le cacher. La violence faite aux femmes est si ancienne, tellement ancrée dans les esprits que le changement est difficile.

Vous évoquez de nouveaux types de prostitution. Internet offre de nouvelles formes à un vieux système, rendant plus difficile sa répression. Dans ma ville, en six mois ont été découverts deux logements loués par des propriétaires privés à des prostituées - roumaines dans un cas, nigérianes dans l'autre. L'une d'entre elles ayant été frappée, elle a porté plainte au commissariat, ce qui a permis de démanteler le réseau. L'un des deux immeubles appartient à un officier de marine. Les voisins n'ont rien vu, rien dit : comment est-ce possible ? Comment lutter contre ces propriétaires ?

Vous parliez de coopération européenne : où en est la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains d'Eric Panloup ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Il est normal que nous nous interrogions lors des auditions. Cette proposition de loi, telle que votée à l'Assemblée nationale et que nous la voterons, je l'espère, ne résoudra pas tout : elle sera un nouveau pas dans l'engagement abolitionniste de la France. La prostitution, comme les autres trafics, est une source d'argent facile pour les réseaux, avec des milliards d'euros brassés ; elle repose sur la misère, la marchandisation des corps. Au risque de faire preuve d'un peu d'ironie, je me réjouis que certains nous rejoignent dans la révolte contre les injustices de classe : cela signifie que nous pouvons nous rassembler, quelles que soient nos tendances politiques. Des problèmes comme les difficultés financières des étudiants ne seront pas résolus par cette loi et il faudra agir sur ce terrain.

Le policier suédois nous a parlé de la possibilité de retrouver les réseaux, mais aussi les clients. Cette loi ne criminalise pas ; elle responsabilise, dit ce qui n'est pas permis, pose des limites. Les Suédois surveillent par internet et écoutent des communications téléphoniques de clients avec les réseaux, pour les arrêter. Il était intéressant de savoir qu'il ne sera pas nécessaire de défoncer la porte pour les surprendre.

L'argent saisi favorisera la réinsertion et abondera les moyens de la police, comme cela se fait pour la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT). Sans tout régler, ce texte constitue un premier pas pour protéger les femmes victimes de réseaux. Nous avons été plusieurs à être choqués d'apprendre que les revenus de personnes soumises au proxénétisme pourraient être imposés : l'État se fait ainsi complice de ces trafics. Comment peut-il être à la fois abolitionniste et percevoir des impôts sur ces revenus ?

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

Non, le texte n'a pas vocation à tout régler du jour au lendemain, aucune loi n'a d'ailleurs cette prétention. Il s'agit avant tout d'une rupture. Notre regard doit changer : les personnes prostituées sont enfermées dans la misère, elles ont souvent été obligées de se prostituer alors qu'elles étaient encore mineures et qu'elles avaient été victimes de violences sexuelles de la part de leur entourage familial. À 90 %, elles dépendent de réseaux de traite. Et ce sont ces femmes à la vie inimaginable, que l'on poursuit ? Pourquoi ne pas s'interroger sur la responsabilité des clients ? Ils ne peuvent prétendre ignorer ce qui se passe.

Le rapport de l'Igas de décembre 2012 rappelle que l'espérance de vie des personnes prostituées est 40 % inférieure à celle de la moyenne de la population française, identique à celle des sans domicile fixe (SDF). N'est-il pas temps de proposer à ces personnes un parcours de sortie de la prostitution ? Pour cela, affirmons que cette activité n'est pas normale.

Notre pays affirme depuis longtemps une position humaniste : avec cette proposition de loi, nous avons l'occasion de faire un nouveau pas en avant en précisant les responsabilités des clients et en définissant quelles sont les personnes à protéger. Parfois, celles-ci estiment que leur choix a été fait à défaut de mieux. Mettons-nous à leur place : si jamais je me retrouvais seule avec mes enfants, sans aucun revenu, j'aimerais qu'une loi empêche les hommes de recourir à mes services tarifés et me propose une autre issue. Lorsque nous aurons gravé dans le marbre de la loi ce qui n'est pas acceptable, notre culture évoluera et l'acte sexuel tarifé ne sera plus banalisé, surtout chez les jeunes.

Les clients pauvres ne risquent-ils pas d'être plus sanctionnés que les autres, avez-vous demandé ? Dans la lutte contre les trafics de drogue, les petits dealers risquent plus de se faire arrêter que les gros trafiquants, mais faut-il pour autant ne pas sanctionner ? Certes, des clients passeront au travers des mailles du filet, mais ce qui importe, c'est d'énoncer un principe clair et compréhensible pour tous afin, entre autres, de mener des campagnes grand public.

Actuellement, la loi punit le client ayant recours à une personne prostituée mineure ou vulnérable. Cette proposition de loi étend ce dispositif à toutes les femmes, car la prostitution ne peut pas être un projet de vie.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Meunier

Quelles associations aidant les personnes à quitter la prostitution allez-vous agréer ?

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

Certaines associations non abolitionnistes craignent de ne pas obtenir cet agrément et des députés s'en sont fait l'écho. L'agrément visera les modalités du parcours de sortie. Nous ne serons pas dogmatiques. Ce n'est pas parce que nous ne partageons pas les mêmes idées que nous refuserons l'agrément à une association. Nous reconnaissons le travail accompli.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

Le texte prévoit que des associations d'utilité publique puissent se porter partie civile sans l'accord de la personne concernée. Dans ce cas, comment protéger celles qui veulent sortir de la prostitution ? Nous ne sommes pas persuadés du bien-fondé de cette disposition.

Debut de section - PermalienPhoto de Esther Benbassa

Pour justifier cette loi, vous invoquez des raisons morales, mais pourquoi ces personnes se prostituent-elles ? Pour des raisons économiques : pour arrondir leurs fins de mois.

Vous voulez moraliser la société sans vous interroger sur les causes des symptômes. Les personnes qui se prostituent sont souvent issues de milieux défavorisés ou, parfois, des classes moyennes, quand les parents ne peuvent plus payer les études de leurs enfants. Vous n'endiguerez pas la prostitution en ne prenant en compte que l'aspect moral : il faut changer la société et mettre fin au chômage de masse.

Enfin, il ne revient pas à l'État de gérer nos corps : ils nous appartiennent et en faire ce que bon nous semble fait partie des droits élémentaires. Depuis longtemps, les socialistes veulent moraliser la société, mais sans argent, sans travail, rien ne sera possible. Ce n'est pas en pénalisant les clients que le phénomène cessera. Attaquez-vous aux causes !

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Gonthier-Maurin

Je remercie M. Godefroy de m'avoir invitée à participer aux travaux de cette commission spéciale dont les débats sont légitimement passionnés.

Dans sa majorité, la délégation a estimé que cette proposition de loi marquait une évolution majeure en ce qu'elle posait le principe de l'interdiction de l'achat d'actes sexuels. Est-il possible qu'une partie de la société achète ou loue l'autre partie ? Ce texte fait le lien avec le continuum des violences faites aux femmes. Très souvent, il s'agit de femmes étrangères qui espèrent un emploi et qui se retrouvent chez nous dépouillées de leurs papiers, en quasi-esclavage. Cette notion a fait l'objet de longs débats au sein de notre délégation. Que penser ainsi de la Jonquera qui est presque une institution familiale ?

Pour la première fois, un texte répond de façon globale à la prostitution, y compris en abordant le parcours de sortie car, pour se détacher de la prostitution, une femme doit réaliser tout un travail sur elle-même avant d'envisager une formation professionnelle. Voilà une opportunité formidable de concrétiser la posture abolitionniste de la France. Engageons le débat, avançons : je souhaite une inscription très rapide à l'ordre du jour.

Je ne suis pas choquée par la suppression du délit de racolage passif, car les personnes qui se prostituent auront ainsi des rapports plus confiants avec la police. Nous souhaitons une véritable étude sur la prostitution sur internet et sur celle des étudiants. Sans doute faudrait-il prévoir une allocation jeunesse, afin que les étudiants puissent suivre des études sans avoir besoin de travailler ou de se prostituer.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

La Jonquera pose la question de l'extraterritorialité de la mesure : poursuivra-t-on les clients qui se rendent en Belgique, en Italie, en Espagne ou en Allemagne ?

Debut de section - Permalien
Najat Vallaud-Belkacem, ministre

J'espère que le Sénat enrichira le texte, en particulier sur la question de l'extraterritorialité, qui a été posée à l'Assemblée nationale. La qualification retenue n'autorisera pas à poursuivre les clients qui se rendraient à l'étranger : il ne s'agit que d'une contravention et non d'un délit.

Lors de l'examen de la loi relative au harcèlement sexuel, des sénateurs ont proposé que la vulnérabilité économique de la victime devienne une circonstance aggravante. En matière de prostitution, il en va de même : le client ne peut raisonnablement penser que la personne qui se prostitue le fait par choix éclairé. Il est par conséquent normal de mettre en cause sa responsabilité.

L'Assemblée nationale a adopté un amendement permettant aux associations de se porter partie civile sans l'agrément des personnes concernées : je comprends votre argumentation, monsieur le Président.

En février, le Parlement européen a adopté par 343 voix contre 139 une résolution appelant à sanctionner les clients. Les États qui ont rouvert les maisons closes se rendent compte, pour reprendre les termes du maire d'Amsterdam, que ce choix constitue « une tragédie nationale », car les réseaux s'implantent davantage dans ces pays. Le sens de l'histoire est d'avancer vers la responsabilisation des clients.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Godefroy

Merci pour cette audition, madame la Ministre.

La réunion est levée à 18 heures.