Audition de Mme Élise Van Beneden, avocate, secrétaire générale adjointe d'ANTICOR
La réunion est ouverte à 15 h 35.
Nous vous recevons aujourd'hui, Mme Van Beneden, en votre qualité de secrétaire générale adjointe d'Anticor, pour vous entendre sur les moyens de poursuivre l'immixtion des intérêts privés et publics et plus généralement le mélange des genres entre public et privé.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Van Beneden prête serment.
Anticor est une association loi 1901 dont l'objet est de lutter contre toutes les formes de malversations et de manquements, notamment les conflits d'intérêts, les abus de biens sociaux, les trafics d'influence, les détournements de fonds publics, la prise illégale d'intérêts et plus généralement toute atteinte à la probité publique. Elle possède un agrément du Garde des Sceaux, au titre de l'article 2-23 du code de procédure pénale, pour agir en justice concernant les infractions de concussion, de corruption, de prise illégale d'intérêts, de trafic d'influence, d'entrave, de recel ou de blanchiment liés à ces infractions, et enfin la corruption électorale. Elle a également reçu un agrément de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour la saisir de situations de conflit d'intérêts, de non-respect des règles de déclaration ou de pantouflage.
Le conflit d'intérêts liés au départ du public vers le privé - ce que l'on appelle le pantouflage, qui est l'objet de cette audition - a atteint un niveau critique au cours de ces trente dernières années, ce qui s'est traduit par une influence croissante des entreprises sur la prise de décision politique, grâce à un lobbying peu encadré et à des moyens d'expertise presque illimités. À cela s'ajoute la confusion entre élites administratives et économiques qui engendre des conflits d'intérêts. Or le conflit d'intérêts peut déboucher sur la qualification pénale de prise illégale d'intérêt et aggrave la crise de confiance qui caractérise les relations entre les citoyens et les décideurs.
On voit ainsi des entreprises chercher à recruter des hauts fonctionnaires susceptibles de mettre leurs connaissances, mais aussi leur carnet d'adresses et leur expérience des stratégies publiques au service de leur département des relations institutionnelles. Il faut éviter que le passage dans la haute fonction publique ne devienne un tremplin pour une carrière dans le privé.
Certes, on peut comprendre l'attrait que peut exercer le privé sur les hauts fonctionnaires, au point de vue financier comme dans une perspective de diversification de carrière. En revanche, l'attrait du public sur le privé nous gêne : nous y voyons une volonté d'influencer les décideurs chargés de la régulation des marchés et la commande publique.
Nous saluons cependant les avancées qu'ont été la création de la Commission de déontologie de la fonction publique et de la HATVP.
Anticor se contente-t-elle de signaler les anomalies ou les pratiques illégales, ou avez-vous des propositions de renforcement de la réglementation ?
Anticor fait aussi du plaidoyer, et je suis prête à vous transmettre nos propositions.
La proposition de loi de M. Requier visant à renforcer la prévention des conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires comporte des mesures avec lesquelles nous sommes en accord, d'autres sur lesquelles nous sommes plus réservés.
L'évolution la plus problématique est, à notre sens, le fait que la Commission de déontologie ait récemment rendu des avis qui s'apparente à des décisions. Cela revient à faire juger l'administration par l'administration ; et surtout, on peut se demander si ces décisions auront un impact sur la qualification d'une éventuelle infraction pénale, en particulier dans le cas de l'affaire Kohler.
Dans cette affaire, la Commission de déontologie, sollicitée une première fois en 2014, avait rendu un avis d'incompatibilité ; mais deux ans plus tard, à nouveau interrogée par M. Kohler, elle rend un avis inverse, sans que celui-ci ait changé de fonctions entretemps. Le seul élément nouveau entre ces deux avis a été l'attestation d'un ministre d'après laquelle M. Kohler n'était pas en situation de conflit d'intérêts. Si la justice se saisit du dossier, l'avis rendu par la Commission de déontologie vaudra-t-il décharge de responsabilité pour M. Koher ? Dans ce cas, un tel avis apparaîtrait comme une sorte de pré-décision judiciaire, ce qui est problématique. Ne faudrait-il pas préciser le caractère consultatif des avis de la commission, afin d'éviter une déresponsabilisation des fonctionnaires qui rejoignent le privé ?
Avec les réserves déjà exprimées sur le rôle de la Commission de déontologie, il me semble étrange que celle-ci n'ait pas la possibilité de suivre la carrière d'un fonctionnaire pour lequel elle a émis un avis de compatibilité avec réserve. Il est également anormal que ses avis ne soient pas rendus publics, d'autant qu'elle manque de moyens humains et financiers. Une surveillance généralisée de la carrière des fonctionnaires lui faciliterait la tâche. Enfin, il est regrettable qu'elle n'ait pas à connaître des cas de revolving doors, c'est-à-dire de retours vers le public après un passage par le privé.
Enfin, il est important que ses décisions soient traçables, et que l'archivage des comptes rendus de réunions soit sécurisé. Anticor avait porté plainte pour prise illégale d'intérêts contre M. Perol ; mais toutes les archives de M. Guéant, secrétaire général de l'Élysée à l'époque des faits, ont été perdues... M. Perol a été relaxé.
Pour permettre le contrôle, la traçabilité - qui a participé aux réunions, qui a pris les décisions - est indispensable. La justice doit y avoir accès si nécessaire.
L'archivage est une obligation inscrite dans le code du patrimoine. Il est normal que ce type de décisions soit accessible à tous les citoyens.
Il y a une confusion fréquente entre le conflit d'intérêts et la prise illégale d'intérêts ; or le premier n'est pas un délit.
En effet, le conflit d'intérêts n'est pas une infraction pénale, mais nous considérons qu'il doit être évité. C'est justement le rôle de la Commission de déontologie et de la HATVP.
L'absence de prévention d'un conflit d'intérêts doit-elle devenir un délit ? C'est une notion très floue. Même l'article 432-13 du code pénal, que l'on présente souvent comme celui qui sanctionne le conflit d'intérêts, n'est pas très contraignant. Avez-vous des propositions de reformulation ?
Certains hauts fonctionnaires sont amenés à intervenir sur la régulation de secteurs d'activité dans leur ensemble - le marché bancaire par exemple. Or le délit dit de « pantouflage » est retenu uniquement pour la surveillance ou le contrôle d'entreprises identifiées. Il serait donc souhaitable d'en élargir la définition.
Il est interdit aux fonctionnaires ayant eu un lien avec une entreprise dans le cadre de leurs fonctions d'aller travailler pour elle dans les trois années qui suivent leur départ ; en revanche, rien n'est prévu pour les mouvements du privé vers la fonction publique.
Une mesure sur le « rétro-pantouflage » avait été introduite dans la loi pour la confiance dans la vie politique, mais elle n'a pas été adoptée. Une interdiction pure et simple ne serait sans doute ni possible ni souhaitable.
Chez plusieurs de nos voisins, la mise en disponibilité, pour un fonctionnaire, n'existe pas, alors qu'en France, le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, en cours d'examen, comporte une disposition conservant le bénéfice de l'ancienneté au fonctionnaire pour la durée de sa mise en disponibilité. Cela ne va pas dans le bon sens.
Une interdiction d'exercer une activité de lobbyiste pour un haut fonctionnaire rejoignant le secteur privé, comme cela est prévu au Royaume-Uni, ne serait pas difficile à mettre en oeuvre en France puisque la HATVP établit désormais des listes de représentants d'intérêts.
La fusion de la Commission de déontologie et de la HATVP serait-elle, à votre avis, une bonne chose ? Le délai de dix ans au-delà duquel un fonctionnaire parti dans le privé ne peut plus revenir dans la fonction publique est-il excessif ? La Commission de déontologie n'est pas amenée à s'exprimer sur les retours de fonctionnaires dans l'administration ; mais d'après la Cour des comptes, ils doivent remplir une déclaration d'intérêts et font l'objet d'un entretien pour évaluer le risque de conflit d'intérêts dans le cadre de leur nouveau poste. Néanmoins ces mesures sont au bon vouloir des administrations concernées ; elles seraient peut-être à formaliser et à généraliser.
La numérisation des archives pourrait être une solution aux problèmes de conservation, que l'on rencontre aussi dans les collectivités.
Nous estimons en effet que le délai de dix ans pour le droit au retour dans la fonction publique est trop long ; il faudrait revenir à cinq ans.
Nous sommes aussi favorables à l'élargissement de la notion de pantouflage à la supervision de secteurs économiques comme la santé, l'énergie, l'agroalimentaire ou la banque. Si un fonctionnaire a exercé des fonctions de régulation dans ces secteurs, il ne doit pas être autorisé à aller y travailler ensuite. Ce n'est pas choquant : c'est un dispositif similaire aux clauses de non-concurrence dans le privé.
Nous souhaitons que la Commission de déontologie soit systématiquement destinataire des déclarations d'intérêts, et que des sanctions soient prévues si les renseignements fournis sont inexacts.
Si elles sont similaires aux déclarations d'intérêts des parlementaires, je suppose qu'elles sont assez complètes.
Il conviendrait qu'elles portent également mention des secteurs dans lesquels le fonctionnaire est intervenu.
Il est pertinent que la Commission de déontologie ait également à connaître des retours vers le secteur public. Elle ne rend que 1 ou 2 % d'avis d'incompatibilité ; il conviendrait qu'elle soit plus sévère et statue en toute indépendance, pour éviter des situations comme l'affaire Kohler.
On peut imaginer une fusion avec la HATVP, dont les missions sont proches. La Commission est principalement composée de membres des grands corps d'État ; or l'Histoire montre que l'on n'est pas forcément le mieux placé pour juger ses pairs. C'est pourquoi Anticor propose d'y faire entrer des juges du siège, voire des membres de l'Agence française anticorruption (AFA).
Il faudrait surtout des personnalités qui connaissent bien l'entreprise, et spécialisées dans la lutte contre ce type de dérives.
Combien de personnes travaillent au sein d'Anticor ? Recevez-vous des aides ?
L'association compte un salarié et plus de 70 bénévoles, répartis sur des antennes départementales. Le conseil d'administration comprend 21 administrateurs, le bureau 7 personnes. Nous ne recevons pas de subventions publiques, mais bénéficions d'aides indirectes via le dispositif du service civique.
Êtes-vous favorable à un plafonnement de la rémunération des fonctionnaires en disponibilité dans le secteur privé ?
L'attrait de ce type de mouvements en serait diminué, car le fait de multiplier son salaire par cinq n'est pas sans incidence sur la décision ! Mais je n'ai pas de position arrêtée. Nous n'avons pas travaillé sur le sujet au sein d'Anticor et ce serait, aussi, intervenir dans les lois du marché.
Anticor existe depuis plusieurs années déjà. Diriez-vous que la situation se dégrade, ou pas ?
Certes, les affaires sorties récemment ont engendré une prise de conscience dans l'opinion publique. Mais pour le sujet qui vous intéresse, les conflits d'intérêt, nous craignons une aggravation de la situation. Vous avez évoqué une perte de l'esprit de service de l'État. Le système macronien a quelque chose de nouveau : à la tête de l'État, se trouve un énarque ayant fait un aller-retour entre Bercy et la banque Rothschild. Nos concitoyens finissent par penser que c'est la carrière des personnes ou l'intérêt des entreprises que l'on défend, et plus l'intérêt général.
Le Gouvernement vient de retirer la régulation de l'édition à la ministre de la culture. Il a fallu un an pour que l'on s'aperçoive qu'il fallait le faire ! Votre association est-elle à l'origine de cette affaire ?
Nous sommes intervenus dans l'affaire Schiappa, mais pas dans celle-ci. Nous traitons actuellement 64 dossiers.
Ces 64 dossiers reflètent-ils l'aggravation que vous indiquez craindre ?
Oui, la progression est sensible, mais peut-être sommes-nous aussi plus réactifs et plus connus aujourd'hui.
Le nom de votre association porte le terme « corruption ». Celle-ci a-t-elle reculé dans notre pays ? Les conflits d'intérêt pourraient-ils favoriser des pratiques de corruption ? Comment la France se situe-t-elle à cet égard ? Avez-vous des moyens d'investigation suffisants ? La presse d'investigation est-elle suffisamment dotée pour garantir la transparence ?
S'agissant de la comparaison avec les systèmes étrangers, le phénomène n'est pas très répandu aux États-Unis. L'Angleterre, quant à elle, a pris le problème à bras le corps, de manière assez autoritaire.
Anticor ne mène pas de travail d'investigation. Nous avons la responsabilité du déclenchement de l'action pénale, mais nous nous appuyons, soit sur le travail des lanceurs d'alertes, soit sur les révélations des journaux - et pas uniquement de Mediapart !
Nous avons commencé à agir en justice en 2008, en nous fondant sur la jurisprudence des biens mal acquis, qui permettait à une association de se porter partie civile pour tous les domaines prévus dans son objet social. Nous avons ensuite obtenu un agrément de la garde des sceaux, avec une limitation, par le biais de l'article 2-23 du code de procédure pénale, des types d'infractions pour lesquelles nous avons le droit d'intervenir.
Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 16 h 05.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président, puis de M. Pierre Cuypers, vice-président -