Nous continuons notre travail au long cours sur la simplification des normes, lancé sur l'initiative de M. Pointereau sous la précédente mandature, et qui a contribué à des évolutions puisque le Gouvernement en a fait une priorité et que le Sénat, qui édicte aussi des normes, a pris conscience de cette problématique.
Nous allons donc entendre Mme Emmanuelle Lointier, présidente de l'Association des ingénieurs territoriaux de France (AITF) et directrice de la mission « Aide au pilotage stratégique » au conseil départemental de la Côte-d'Or ; M. Franck Siegrist, vice-président de l'AITF en charge du comité technique national et des groupes de travail, directeur de la mission « Territoire du numérique » de la région Grand Est. Maire et président d'agglomération. Nous entendrons aussi Mme Valérie Dec, membre du Bureau national du Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales (SNDGCT) et directrice générale adjointe des services de la ville de Sceaux.
Cette audition vise à faire un état des lieux, vu par les fonctionnaires territoriaux, de l'application des circulaires « Ayrault » du 2 avril 2013 et « Valls » du 18 janvier 2016 relatives à l'interprétation facilitatrice des normes par les préfets - sujet qui nous tient à coeur, même si Alain Richard nous avait exprimé ses doutes à cet égard - ainsi que du décret du 29 décembre 2017 relatif à l'expérimentation d'un droit de dérogation reconnu au préfet, qui suscite aussi des doutes.
Le domaine d'application de ce décret est d'ailleurs restreint à trois préfets de région (Pays de la Loire, Bourgogne-Franche-Comté et Mayotte), quatre préfets de département (Lot, Bas-Rhin, Haut-Rhin et Creuse) et aux collectivités de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Ce dispositif se distingue des précédents dans la mesure où il n'aboutit pas nécessairement à une généralisation ultérieure de la mesure expérimentée.
Cette audition s'inscrit dans un cycle de trois tables rondes. Les deux suivantes seront tenues le 31 janvier, avec des représentants du ministère de l'Intérieur, et le 14 février, avec le secrétaire général du Gouvernement. L'enjeu est de mesurer l'effectivité des dispositifs de simplification et de dérogation aux normes, de comprendre quels sont les freins éventuels à leur mise en oeuvre, et d'identifier des pistes d'amélioration concrètes.
Ce sujet nous interpelle, aussi avons-nous dressé un état de lieux, sur la base d'un message personnel que j'ai envoyé à quinze présidents de régions et à vingt de nos groupes de travail thématiques, soit 300 personnes environ sur nos quelque 5 000 adhérents. J'ai aussi interrogé des élus, notamment Bruno Bethenod, qui préside l'Association des maires ruraux de Côte-d'Or.
Notre service juridique a fait des recherches. Nous n'avons trouvé trace d'aucune démarche de simplification, nulle part, sur aucune norme. Vous en êtes sans doute informés, puisque la circulaire du 9 avril 2018 prescrit aux préfets de faire remonter les expériences en ce sens qu'ils conduisent. Cela dit, nous n'avons pas pu obtenir d'informations de la préfecture - il est vrai que la Côte-d'Or a connu un changement de préfet en 2018... D'une manière générale, il serait bon de développer l'information des maires sur cette possibilité de simplification, qu'ils connaissent peu.
Certains éléments nous sont remontés. Notamment, il arrive qu'une nouvelle loi contrarie la mise en oeuvre par les collectivités territoriales des dispositions d'une loi précédente. L'association des techniciens territoriaux de France (ATTF) et l'AITF ont ainsi dénoncé un projet de loi sur la réduction des nuisances lumineuses, car il comportait des prescriptions en matière de puissance d'éclairage incompatibles avec le respect du cheminement des personnes à mobilité réduite. Dans ce cas, il serait bienvenu de prévoir des dérogations.
À l'inverse, dans le bâtiment, la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance prévoit la possibilité d'expérimenter en matière de sécurité incendie. Est-ce bien raisonnable ? Les sapeurs-pompiers sont inquiets. Mais dans la prévention des risques, il n'y a pas assez de dérogations possibles, alors que nous aurions besoin de prendre en compte le retour d'expérience de catastrophes comme celle de la tour Grenfell à Londres, notamment sur l'occupation de locaux où il y a une utilisation de flamme nue pour le chauffage ou l'eau chaude. Et il serait intéressant d'instaurer une dérogation pour les maîtres d'ouvrage sur certaines autres règles de construction.
Sur les nuisances sonores, l'avis du Conseil national du bruit est qu'il faut éviter autant que possible les dérogations, car c'est un sujet sensible et, par exemple en matière de règles de volumétrie, mieux vaut ne pas créer de précédent et s'en tenir strictement à un encadrement national.
Nous avons aussi un groupe de travail sur l'international, qui nous montre qu'il ne suffit pas de s'intéresser aux normes françaises, mais qu'il faut les comparer aux démarches étrangères. Ainsi, pour un récent marché en Afrique, partiellement financé par la France, une proposition a été refusée car elle ne respectait pas les normes prescrites par la Chine ! Cela illustre bien les difficultés de la normalisation.
Quant aux préfectures, il semble que leurs services éprouvent une réelle difficulté à envisager des dérogations.
J'ai consulté mes collègues avant de venir, et nous avons trouvé un seul cas où une collectivité territoriale a sollicité une interprétation facilitatrice ! J'ai senti une grande prudence, due à la crainte des contentieux. C'était à Saint-Nazaire, et la ville n'a pas obtenu gain de cause, elle voulait d'ailleurs plus un assouplissement qu'une dérogation.
Il s'agissait, pour un quartier en politique de la ville, de déroger aux règles des marchés publics à la suite d'un appel d'offres infructueux, et il y avait aussi une demande sur la saisie des domaines pour des montants faibles.
Je comprends : il s'agissait de questions théologiques ! Dès qu'on entend les mots « marchés publics » ou « domaines », on sait qu'on entre dans le saint des saints...
Il y a souvent des échanges directs entre maires et préfets pour revenir au bon sens et permettre la mise en oeuvre d'un projet répondant à des objectifs partagés. Les difficultés surgissent lorsqu'on entre dans le détail avec les services préfectoraux. En tous cas, mes collègues sont sceptiques sur la possibilité d'appliquer des dérogations. Souvent aussi, les normes sont trop précises. Nous préférerions qu'elles fixent un but et nous laissent le choix des outils. Pourquoi, par exemple, doit-on obligatoirement passer par un établissement public pour mener des actions de réussite éducative ? La ville pourrait le faire elle-même, et de telles contraintes n'ont pas d'utilité évidente.
Il est vrai que trop de précision rend la norme difficile à appliquer. Cet excès provient-il, selon vous, de la loi ou des textes règlementaires ? Nous sommes prompts à accuser ces derniers, mais peut-être devons-nous, après tout, balayer aussi devant notre porte...
Il me semble que ce sont surtout les décrets qui sont en cause.
Souvent, un arrêté ou un décret est plus contraignant que ce que la loi prévoit.
L'arrêté sur la pollution lumineuse se comprend, par exemple, mais il fixe un seuil maximal d'éclairage de 4 000 lumens sans prendre en compte l'environnement humain. Aussi l'ATTF a-t-elle réagi auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire pour que de tels seuils ne deviennent pas opposables par des tiers aux collectivités territoriales.
Il en va de même dans la gestion des ressources humaines : les quotas, qu'on supportait sans mal autrefois, ne sont plus adaptés à une période où la création de postes est limitée.
Merci de vos témoignages. Ma question porte sur les documents d'urbanisme. Depuis quelque temps, et notamment avec la loi NOTRe, certains consultants refusent de concourir, découragés par la complexité et effrayés par le risque de contentieux. Y a-t-il des projets de simplification en la matière ? Les préfets sont-ils mobilisés en ce sens ?
Je connais un collège privé qui a dû être fermé quelque temps pour des travaux de sécurité incendie, car on ne pouvait satisfaire pendant la durée des travaux aux obligations d'accessibilité. Chaque administration a campé sur sa position, au point qu'on a dû demander, lorsqu'on les a réunies, s'il fallait renoncer à la sécurité incendie ou à l'accessibilité !
Cela me conduit à reprendre une suggestion émise par certains collègues, dont Rémy Pointereau, lorsque nous avons travaillé sur la simplification des règles en matière d'urbanisme : les préfets devraient désigner un interlocuteur unique pour les collectivités sur l'application des normes, placé sous son autorité.
Monsieur Siegrist, vous avez évoqué le fait que le durcissement de la norme venait non pas du législateur, mais de l'écriture qui en est faite par l'administration. On l'a vu notamment pour les normes relatives à la protection sismique ; même dans les territoires où l'on n'a jamais vu une pierre bouger toute seule, les mesures de protection rendent difficiles les constructions et entraînent une surenchère.
L'administration durcit son écriture à cause du principe de précaution. Pour la rédaction des décrets, il faudrait que le personnel territorial - ingénieurs territoriaux ou directeurs - puisse se prononcer, au sein d'un comité, sur l'applicabilité de l'écriture de la norme.
L'exemple cité par Françoise Gatel me parle particulièrement ! La protection contre le risque sismique peut reposer sur le principe de précaution ; elle peut aussi être un prétexte mis en avant pour refuser un projet compliqué souhaité par l'élu local... Quand j'ai voulu transformer une ancienne fonderie en faculté, on a tout fait pour m'en empêcher. Mais j'ai tenu bon ! Il a fallu pour cela remonter toute la chaîne décisionnelle de l'État, expertises à l'appui.
Dans l'exercice de nos mandats locaux, nous avons tous été confrontés à des situations dans lesquelles on a constaté l'inadéquation entre une norme, qui a du sens et un intérêt mais qui reste théorique et uniforme, et la réalité du terrain. Nous avons de nombreux exemples, y compris parfois d'incompatibilité entre deux normes !
La possibilité d'assouplir ces normes ou de les adapter à la réalité est une bonne chose... mais on s'aperçoit que cela ne marche pas. Quels sont les freins et obstacles à éliminer pour y parvenir ? L'éclairage est un bon exemple : dans mon département, certains villages de quelques dizaines d'habitants sont très éclairés la nuit...
Les petites communes ont-elles les compétences pour solliciter ces dérogations et adaptations ?
La simplification est parfois compliquée à mettre en oeuvre ! Le problème est-il essentiellement d'ordre juridique ? Les actions en responsabilité se multiplient : nous risquons en permanence d'être mis en cause. Les autorités préfectorales ont-elles intériorisé ce risque ? Ou le problème est-il d'une autre nature ?
Comment faciliter les coopérations intercommunales et interterritoriales ? Au niveau intercommunal, on transfère souvent l'investissement, mais pas le fonctionnement. Lorsque l'on fait de la coopération entre les agglomérations, les métropoles et des collectivités périphériques, les compétences existent, mais il n'est pas possible de les mutualiser. Souhaitez-vous un développement des coopérations interterritoriales, avec les moyens existants, au lieu d'embauches qui ne sont pas toujours nécessaires ?
Notez-vous une uniformité de traitement des dossiers par les préfectures, ou l'ouverture est-elle variable en fonction des sujets traités ?
Je pense aux Directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), lesquelles me semblent complètement hermétiques à toute possibilité d'évolution en dehors de leurs vérités révélées, qu'elles sont incapables d'expliquer.
Les questions que je souhaitais poser l'ont été par mes collègues ou ont reçu une réponse dans vos propos liminaires. N'hésitez pas à nous faire parvenir ultérieurement des éléments qui vous sembleraient intéressants de porter à notre connaissance.
Vos questions font ressortir le problème de la préparation de la norme. Au sein de l'AITF, nous sommes un certain nombre à avoir participé à des travaux avec l'AFNOR. Vous avez évoqué la possibilité que des agents territoriaux puissent participer à des travaux parlementaires ou d'écriture. Notre association, composée de bénévoles, aura les plus grandes difficultés à produire un travail d'une telle ampleur sur nos propres moyens. Nous avons récemment fait une proposition d'amendement pour permettre à des agents territoriaux d'obtenir une autorisation spéciale d'absence afin de participer à des travaux parlementaires. J'espère que cette demande pourra être comprise. Sinon, nous avons une réelle difficulté à examiner l'applicabilité des textes.
Nous souhaiterions que puisse apparaître dans la préparation des textes l'ensemble des territoires rencontrés au préalable par les collaborateurs de l'État chargés de la mise en place d'un texte, afin que vous puissiez vous rendre compte de la qualité de la collaboration préalable.
Il pourrait être intéressant que le service chargé de la rédaction d'un texte soit également chargé de son évaluation, ce qui n'existe pas du tout à ce jour.
Deux objectifs sous-tendent toujours la rédaction d'un texte : celui, final, de l'intérêt général, et l'objectif personnel du rédacteur. L'un ne doit pas prendre le pas sur l'autre.
Les petites communes ne sont pas en mesure de proposer des simplifications. Nous avons eu connaissance de la volonté d'un département, le Lot, et de différents EPCI de mutualiser des agents. Cela a été refusé. Comment l'expertise portée par les agents publics, d'où qu'ils soient, ne pourrait-elle pas être mise au service des autres ? Je travaille dans un conseil départemental, et nous devons faire preuve d'une extrême prudence pour accompagner les communes et les EPCI dans la limite de ce qui est autorisé. Il s'agit non pas d'une volonté de ne pas le faire, mais de l'impossibilité de le faire, car ce n'est pas autorisé.
Sur la complexité des normes en matière d'urbanisme, l'applicabilité n'est pas examinée avant la rédaction d'un texte. Nous avons fait plusieurs propositions, mais il faudrait détricoter des textes ! C'est la préparation de la norme qui doit faire l'objet de toute notre attention.
En matière d'urbanisme, le partage des compétences est assez complexe à gérer lorsque nous menons des opérations importantes. Les principes ont été fixés par la loi NOTRe : il est difficile de définir qui est compétent pour faire quoi. Le contexte a été rendu encore plus difficile par une jurisprudence récente sur les Sociétés publiques locales (SPL) : une collectivité doit avoir l'intégralité d'une compétence pour être partie prenante au sein d'une SPL. Cette jurisprudence, qui est étonnante au regard des normes qui ont été fixées, nous prive de la possibilité de nous doter d'outils intercommunaux communs ou entre collectivités associant les communes et les EPCI afin de porter ensemble des projets structurants pour nos territoires.
Ce type de contexte rend complexe la conduite d'opérations qui permettraient de répondre aux besoins de logement et d'aménagement du territoire.
Quand une logique de direction régionale des services s'est développée, l'adaptation aux problématiques locales, de terrain, est plus complexe. Avec les préfets qui connaissent leur territoire et ont le sens de l'intérêt général dans leur département, nous parvenons à nous comprendre. Avec des directions régionales, la discussion sur l'adaptation de la norme est plus difficile.
Il pourrait être intéressant que le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) comprenne, en plus des représentants des entités produisant ou appliquant les normes, des représentants des cadres des territoires. Ces derniers ont un regard complémentaire de celui des parlementaires et élus locaux. Nous évoquerons ce point avec Alain Lambert lorsque nous l'entendrons.
Je vous remercie pour vos interventions concrètes, malgré votre souci de respecter votre obligation de réserve. Nous avons fait la part entre le prononcé et le suggéré !