Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Éric Leandri.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Léandri prête serment.
Monsieur Léandri, vous êtes le fondateur et l'actuel président de Qwant, entreprise à capitaux franco-allemands que vous avez créée en 2013. Son activité principale consiste à fournir un moteur de recherche qui se distingue de Google par la protection de la vie privée de ses utilisateurs. Il se rapproche sur ce segment du méta-moteur de recherche américain Duck-Duck-Go.
Votre entreprise a réalisé un chiffre d'affaires de 5 millions d'euros en 2018 et compte 160 salariés. Son activité est en croissance. En avril 2019, votre moteur de recherche aurait traité 100 millions de requêtes contre 18 millions en avril 2018. Les chiffres grimpent de mois en mois. Mais le chemin reste long comparativement à Google, par exemple, qui dispose de 95 % des parts de marché si mes informations sont bonnes.
Vous avez fait le pari ambitieux de concurrencer l'un des principaux géants du numérique américain. Cela intéresse notre commission d'enquête, car nous devons nous interroger sur les voies et moyens de faire émerger les fameux géants européens du numérique que certains attendent parfois comme une sorte de Messie.
Vous bénéficiez du soutien financier de la Caisse des dépôts, qui détient 20 % de votre capital, soit autant que le groupe allemand Axel Springer. Estimez-vous que les écosystèmes français et européen sont suffisamment favorables à l'émergence de tels champions ?
Aujourd'hui, les critiques et les amendes pleuvent sur certains géants américains du numérique en raison de leurs pratiques anticoncurrentielles. En avez-vous été victime vous-même ?
Enfin, comment appréhendez-vous la notion de souveraineté numérique, qui est au coeur de l'objet de notre commission d'enquête ? Estimez-vous que votre entreprise peut aider la France et l'Europe à conquérir cette souveraineté dans le cyberespace ?
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je souhaite vous remercier tout d'abord d'avoir créé cette commission d'enquête parlementaire sur la souveraineté numérique et de nous donner la possibilité de partager la vision de Qwant. C'est un sujet structurant pour notre pays, qui doit tous nous réunir.
Nous avons créé Qwant en 2011 et avons enregistré environ 18 milliards de requêtes l'année dernière.
C'est précisément le souci de contribuer à une certaine vision de la souveraineté numérique des Français et des Européens qui nous a poussés, il y a déjà huit ans, à créer le moteur de recherche Qwant. Je vous expliquerai, dans la suite de mon propos, pourquoi un moteur de recherche est indispensable dans une stratégie de souveraineté numérique.
Lorsque nous avons lancé Qwant, Google avait déjà plus de 95 % de parts de marché en Europe. Il générait 40 milliards de dollars de chiffre d'affaires à travers le monde, 30 % de ce chiffre d'affaires étant réalisé en Europe.
De toute évidence, il n'y avait que très peu de gens à cette époque pour croire en une alternative européenne. Tous nous disaient que la bataille était perdue d'avance, qu'il était déjà trop tard pour créer un moteur de recherche européen. Avec mes associés, nous avons pris le contre-pied et fait fi de ces réticences. Nous avons réussi à convaincre suffisamment de partenaires privés pour démarrer et accompagner notre croissance. Ils avaient compris l'importance vitale de la souveraineté numérique pour notre pays.
Après huit ans de travail acharné, j'en vois toujours ici ou là qui semblent espérer notre échec ou tentent de ralentir la construction d'une alternative durable, mais je suis fier de constater que Qwant est aujourd'hui le moteur de recherche choisi par un nombre grandissant de secteurs économiques - PME, mais aussi grandes références comme Safran, Thalès, BNP Paribas, la Caisse d'Épargne, Audiens, le Groupe Nice Matin, le Groupe France Télévisions, la SNCF Transilien, la MAIF, le CNES, le CEA et bien d'autres.
Massivement, dans les territoires, les collectivités font le choix d'une alternative souveraine et éthique. Nous avons été choisis par de grandes métropoles comme Paris, Nice, Rennes, par exemple, des villes petites et moyennes, mais aussi des départements et des régions, comme les Hauts-de-Seine, les Yvelines, l'Ille-et-Vilaine, la Bretagne ou l'Ile de France. Nombreux sont les ministères à avoir adopté Qwant, notamment l'intérieur, l'éducation nationale ou la culture, mais aussi les armées et, prochainement, toute l'administration française, sous l'impulsion du secrétaire d'État au numérique.
Tous ces choix, privés et publics, s'ajoutent aux millions d'internautes qui nous font confiance. Tous nous permettent d'accélérer notre développement, avec un effet très concret : le mois dernier, ce sont 240 millions de visites que nous avons reçues sur Qwant.
Nous avons encore beaucoup de travail à réaliser. Qwant ne serait pas là - et je ne serai pas aujourd'hui devant vous - s'il n'y avait pas eu, en France et en Europe, une véritable prise de conscience des enjeux de souveraineté numérique. Le plus grand nombre a la volonté de retrouver une certaine forme de libre choix et d'indépendance.
La souveraineté, c'est la capacité que nous avons tous, en tant qu'individus, collectivités, entreprises, à prendre librement des décisions. Qwant essaye d'apporter des réponses à deux niveaux de souveraineté numérique.
Le premier, c'est celui de la souveraineté numérique collective, au sens de la capacité de l'État et plus généralement de notre société à rester maître de ses systèmes d'information, dont dépendent des pans entiers de l'activité du pays et de nos actions à l'extérieur. Le second niveau, c'est celui de la souveraineté numérique individuelle, au sens de la capacité de chaque individu à conserver son autonomie quotidienne, sans dépendre d'outils numériques sur lesquels il n'a plus aucun contrôle.
En matière de souveraineté numérique, le rôle du moteur de recherche est fondamental pour garantir une liberté suffisante aux pouvoirs publics, à la société et à l'individu. Il est primordial de comprendre ce qu'est un moteur de recherche, et comment il fonctionne, car nous utilisons tous un moteur de recherche, tous les jours, sans forcément le savoir.
Un moteur de recherche, c'est par définition un outil qui permet de savoir où se trouve l'information recherchée. Au préalable, il faut donc qu'il connaisse le maximum d'informations pour pouvoir répondre à la question qui lui est posée. C'est le rôle de l'index. L'index, en simplifiant à l'extrême, est en quelque sorte la bibliothèque d'Alexandrie.
Pour constituer son index, Qwant envoie des logiciels appelés crawlers, ou indexeurs, qui, simulant l'activité d'un internaute lambda, se promène sur internet, regarde le contenu de la page et en note les changements. Aujourd'hui, l'index de Qwant compte 20 milliards de pages, dont 2 milliards sont visités chaque jour.
Une fois qu'on dispose de l'index, il faut pouvoir effectuer un tri à l'intérieur de cette masse d'informations, afin de faire remonter les résultats les plus pertinents. Ceux-ci viendront fournir les réponses à la question que pose l'internaute. C'est le rôle joué par les algorithmes de tri des résultats. C'est ce qu'on appelle le ranking, ou classement. Chez Qwant, nous avons mis au point nos propres algorithmes de tri. Nous sommes parmi les seuls à détenir des brevets dans ce domaine. Ils prennent en compte des dizaines et des dizaines de facteurs différents, pour déterminer quelle page afficher en premier dans nos résultats, puis en second, etc.
Avec ces deux éléments clés, l'index et les algorithmes de tri, le moteur de recherche utilisé a une influence très importante sur l'information à laquelle on peut accéder et qu'on peut partager. En fonction des contenus qu'il choisit d'indexer ou non, vous n'aurez peut-être pas accès à certaines informations ou, au contraire, verrez des contenus impossibles à trouver chez d'autres, sur lesquels cliquent la très grande majorité des utilisateurs.
Or dans le monde, il n'existe que huit vrais moteurs de recherche grand public qui disposent à la fois de leur propre index du web et de leurs propres algorithmes : Google et Bing aux États-Unis, Naver en Corée du Sud, Yandex en Russie, Baidu en Chine, Seznam en République Tchèque, Yahoo au Japon, et Qwant en France.
Tous les autres sont des méta-moteurs qui utilisent exclusivement les résultats fournis par d'autres moteurs de recherche - la plupart du temps Google ou Bing. Ce sont des interfaces de recherche. La plupart du temps, ils sont installés sur une des infrastructures d'un géant comme Amazon.
Cette différence est décisive. C'est en cela que Qwant est stratégique. Sur le plan de la souveraineté collective, c'est essentiel. Qwant est né du constat du manque total d'indépendance de l'Europe en matière d'accès à l'information à travers les moteurs de recherche. Dans 95 % des cas, quand un Français ou un Européen fait une recherche sur un sujet quelconque, c'est un moteur de recherche étranger qui lui dit où se trouve l'information la plus pertinente de son point de vue. Il est donc intéressant d'avoir un moteur européen et français.
Il s'agit d'un pouvoir d'influence énorme à l'échelle d'un continent. Cela peut avoir de nombreuses répercussions, y compris sur les élections. C'est du jamais vu ! C'est donc un risque majeur pour la souveraineté de la France et de l'Europe.
C'est évidemment la même chose sur les réseaux sociaux ou les plateformes de vidéos. Une très grande partie de notre accès à l'information et au savoir et notre capacité à partager cette information dépend aujourd'hui d'acteurs étrangers, lesquels peuvent avoir les meilleures intentions du monde, mais aussi des intérêts différents des nôtres.
Que se passera-t-il si les États-Unis, demain, décident que Google ne doit plus fournir de résultats en France, filtrent tel ou tel résultat, et coupent le service de messagerie électronique qu'utilisent des millions de Français et d'entreprises ? Cela paraît invraisemblable, mais c'est un peu ce qui s'est passé pour un géant chinois. Du jour au lendemain, les États-Unis ont demandé à Google de rompre son partenariat avec le deuxième constructeur mondial de smartphone, privant ainsi le marché de plus de 200 millions d'appareils par an.
Toutes les informations qu'ils indexent sont très utiles par ailleurs pour d'autres développements fondamentaux. Je pense en particulier à l'intelligence artificielle. On commence à la voir un peu partout. Demain, elle sera omniprésente, aussi bien chez les individus que dans les industries, les administrations, l'armée...
Si nous ne disposons pas d'une capacité à fournir notre propre intelligence artificielle alors qu'elle fait tourner une grande partie de l'économie et contribue au fonctionnement de la société, nous ne maîtriserons plus rien. C'est un risque qui me paraît tout à fait inacceptable.
Pourrons-nous toujours nous offrir le luxe de nous fâcher, même provisoirement, avec un allié avec lequel nous ne sommes pas d'accord, alors que c'est lui qui nous fournit nos moyens de communication, nos informations et notre intelligence artificielle ? Si nous devons craindre que les services numériques dont dépend toute notre économie soient coupés ou bridés, serons-nous vraiment libres de ne pas suivre ce qu'on nous demande de faire ? C'est cela, la souveraineté ! Je pourrais aussi vous parler de la santé connectée, des bases de données médicales et des objets de santé intelligents, ou encore des cryptomonnaies, qui échappent de plus en plus au contrôle régalien.
Je voudrais aussi évoquer le risque que représente un moteur de recherche qui sait ce que nous recherchons et ce que nous consultons. Cela touche la souveraineté individuelle. Ce volet rejoint les préoccupations sur la souveraineté collective.
Comme vous le savez, Qwant a séduit les internautes avec une promesse forte, qui précédait largement le Règlement général de protection des données (RGPD), celle de ne pas collecter les données personnelles des utilisateurs et de donner une vision neutre et panoramique de l'internet. Nous l'avons fait parce que nous avons la conviction que, chaque fois que nous confions nos données personnelles à quelqu'un qui peut les utiliser, nous prenons le risque de perdre un peu plus de liberté.
De même, nous sommes convaincus que notre moteur doit rester neutre et ne pas faire de discrimination selon les sites ou les contenus, ni modifier les réponses selon l'utilisateur.
Sur un moteur de recherche, chaque fois que vous dites ce que vous recherchez, vous révélez ce qui vous intéresse. Vous le dites tout au long de la journée, sur votre ordinateur, votre smartphone, ou même chez vous, le soir, si vous avez acheté une de ces nouvelles enceintes connectées. Si je me souviens de tout ce que vous demandez, au bout de quelques semaines j'ai une idée très précise de qui vous êtes - régime alimentaire, religion, sexualité, santé, opinions politiques. C'est sans fin.
Tout cela, ce sont des informations que Qwant a choisi de ne pas collecter et de ne pas revendre. Nous croyons fondamental de préserver la vie privée et la liberté de l'individu, donc sa souveraineté.
Qwant a été conçu autour du droit à la vie privée, tel qu'il est énoncé dans l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Je refuse que mon entreprise puisse exploiter des données qui lui permettraient de trier les résultats de recherche afin d'influencer et de biaiser les informations que reçoit telle ou telle catégorie de la population, ou de permettre à des annonceurs de cibler des personnes selon leur profil.
C'est ce qui s'est passé avec Cambridge Analytica, et c'est le risque que nous courons avec d'autres acteurs. En Europe, avant d'être des consommateurs, les internautes sont avant tout des citoyens. Or les citoyens ont des droits. Il n'a jamais été aussi facile de manipuler une élection en utilisant les biais psychologiques de chacun et en personnalisant l'information affichée, grâce aux données personnelles collectées. Ce n'est pas seulement l'apanage des Russes.
Si un moteur de recherche a accès aux recherches d'une administration, une PME ou une grande entreprise française, il est facile de faire de l'intelligence économique et diplomatique. Il n'y a plus qu'à personnaliser les résultats pour influencer les décisions. Ce sera encore beaucoup plus facile avec le développement des assistants personnels, avec qui on a un rapport de confiance parce qu'ils ont une voix humaine et qui nous parlent comme si nous étions leur ami.
C'est pour cela que Qwant a construit son indépendance technologique, pour permettre à la France et à l'Europe de ne plus dépendre d'un moteur de recherche étranger, et aux individus de conserver leur libre arbitre et l'accès à une information de qualité.
La souveraineté numérique ne se décrète pas. Elle se pense, elle se travaille et se construit avec une vision de long terme. Chez Qwant, nous avons beaucoup investi et nous investissons de plus en plus dans la création de notre propre index et de nos propres algorithmes de recherche. L'objectif pour nous est de ne plus dépendre de plateformes numériques étrangères, pour construire une alternative crédible, assumer notre autonomie stratégique et notre indépendance technologique.
Il serait illusoire de prétendre créer, ex nihilo, en quelques clics et dès le premier jour, un service mondial comparable à de grandes plateformes numériques étrangères. Cela prend beaucoup de temps et d'énergie et nécessite beaucoup d'argent ! Chez Qwant, nous devons faire beaucoup avec peu, et nos utilisateurs et utilisatrices attendent que nous délivrions des résultats pertinents immédiats, des services complets et performants, et un niveau de qualité qui rivalise avec les leaders dont les services sont tout aussi gratuits que les nôtres.
Sans investir des centaines de millions d'euros, le recours partiel mais transitoire à des services fournis par des tiers est par conséquent nécessaire, du moment que cela ne remet pas en cause notre engagement fondamental à propos du respect total de la vie privée et la protection des données personnelles.
C'est ce que nous avons fait, notamment avec Bing, qui nous a permis d'avoir des résultats suffisamment pertinents dès le lancement de Qwant. Sans cela, nous n'aurions pas pu offrir dès le premier jour le niveau de service susceptible de fidéliser nos utilisateurs.
C'est aussi pour cela que nous avons signé un partenariat inédit et innovant avec Microsoft le mois dernier. Jusque-là, tout notre index et tous nos calculs - notamment pour l'intelligence artificielle - étaient réalisés exclusivement sur nos propres serveurs. Désormais, Microsoft met aussi à la disposition de Qwant les capacités additionnelles de son cloud Azure, qui nous permet de stocker beaucoup plus de données dans notre index et d'exécuter des calculs beaucoup plus rapidement, avec une puissance que nous ne pouvons pas égaler aujourd'hui.
Toutefois Microsoft n'a accès à aucune donnée personnelle de nos utilisateurs. Tout est parfaitement cloisonné et étanche. Nous avons justement travaillé avec eux pour trouver un système qui le garantit. Si vous cliquez sur une publicité ou sur un résultat de recherche, nous ne contrôlons évidemment pas ce que les annonceurs ou les éditeurs de sites internet sur lesquels vous allez font de vos données mais, quand vous revenez sur Qwant, nous ne savons pas où vous êtes allé ni ce que vous avez recherché. Pour Qwant, vous demeurez anonyme.
Avec Microsoft, un des géants du numérique, nous pouvons désormais accélérer les choses en France et partout en Europe. Ce partenariat est surtout réalisé conformément à nos exigences et à nos valeurs françaises et européennes. C'est un partenaire industriel et commercial, comme Airbus en a aux États-Unis.
Qwant reste maître de sa technologie, du développement de son algorithme, de son index, de son infrastructure, et demeure soumis au respect de la vie privée de ses utilisateurs. La souveraineté numérique peut compter sur notre appui et sur d'autres entreprises françaises et européennes, qui font de l'excellent travail, comme OVH.
Nous avons encore beaucoup de travail à réaliser. Nous avons parfois pris du retard, ce dont certains profitent d'ailleurs pour nourrir leur entreprise de déstabilisation, à grand renfort de théories du complot. Vous en avez peut-être été destinataires. J'ouvre à ce sujet une parenthèse pour vous dire que nous avons introduit plusieurs recours judiciaires en diffamation et en dénigrement. Je n'en dirai pas plus, puisque des procédures sont en cours, mais ne nous y trompons pas : l'objectif est de démolir nos travaux et notre entreprise.
Il existe un point commun entre toutes ces attaques : ceux qui les relaient refusent systématiquement de s'intéresser à notre travail. Ceci démontre que nous sommes sur la bonne voie et que nous allons y arriver !
Nous savons ce que la France nous a donné, et nous voulons le lui rendre. C'est aussi pour cela que Qwant a choisi d'établir son siège fiscal en France, de créer un moteur de recherche spécialement adapté aux enfants, Qwant Junior, utilisé par dix académies sur dix-sept, de contribuer au financement de la presse ou encore d'aider les causes sociales et environnementales en reversant une part de ses gains aux associations.
Voici notre stratégie et notre contribution concrète à la souveraineté numérique en France et en Europe. C'est dire l'importance d'un moteur de recherche européen éthique, responsable et neutre.
La souveraineté numérique, c'est au fond l'affaire de tous, et je crois que nous y prenons toute notre part. Aujourd'hui comme hier, vous êtes évidemment les bienvenus chez Qwant pour rencontrer nos équipes et voir comment tout cela fonctionne de l'intérieur.
Je me tiens à présent à votre entière disposition pour répondre à toutes vos questions.
Je connais Qwant. J'apprécie son effort pour doter l'Europe d'un moteur de recherche autonome et indépendant. J'ai presque envie de dire que le fait d'avoir des ennemis est plutôt rassurant : cela prouve que vous êtes en train de percer !
On connaît tous la capacité de Qwant à protéger la vie privée en ne conservant aucune trace de l'utilisateur. Or, on peut considérer que la réponse est, de ce fait, moins pertinente. L'argument des moteurs de recherche qui ont moins de scrupules à l'égard de la vie privée des utilisateurs est d'apporter à ceux-ci des réponses plus proches de leurs attentes. Comment faire en sorte qu'un utilisateur préoccupé par la protection de sa vie privée reçoive en même temps des réponses qui correspondent à ce qu'il souhaite ?
Nous avons fait plusieurs enquêtes avec d'autres compétiteurs du marché, comme Yandex. Les informations relatives aux utilisateurs améliorent surtout la pertinence de la publicité. Les réponses que l'on trouve sur le web concernent trois ou quatre liens mieux placés lorsqu'on connaît mieux l'utilisateur. Si celui-ci est par exemple informaticien et clique toujours sur un lien de site internet pour du code, le site en question devrait passer premier dans un moteur qui le connaît. Chez Qwant, ce site sera toujours troisième ou quatrième, bien que lorsque des milliers de gens cliquent sur le même lien pour la même requête, nous fassions remonter ce lien dans nos résultats.
Cependant, cela ne suffit pas. Les tests que nous avons réalisés prouvent qu'il faut aller plus loin. Pour cela, nous disposons de la technologie Masq, qui va être lancée ce mois-ci. Masq consiste à conserver vos recherches si vous le désirez sur votre téléphone, votre ordinateur, à l'intérieur d'un cloud qui vous appartient, là vous avez envie de les conserver, mais non chez Qwant.
Masq correspond à une partie totalement chiffrée du disque dur de votre téléphone ou de votre ordinateur qui n'est pas accessible aux autres et qui permet de savoir où vous avez cliqué les dernières fois afin de pouvoir transformer la requête pour placer en première, deuxième ou troisième position les résultats que vous préférez.
C'est en apportant à l'utilisateur la capacité de conserver ses données que nous allons régler ce problème. Nous travaillons depuis deux ans sur le chiffrement et la capacité de conserver ces informations et de les partager. C'est techniquement complexe, mais nous sommes prêts.
Nous avons également établi une cartographie pour réaliser Qwant Maps. Notre carte n'est évidemment pas destinée à savoir ce que vous avez fait hier ni où vous êtes allé. Cependant, vous aimeriez sûrement conserver des informations comme votre adresse ou celle de votre bureau plutôt que de les rentrer tous les jours. Vous pouvez le faire dans Masq et les voir s'afficher en ouvrant la carte de Qwant grâce à votre téléphone.
C'est un algorithme local, avec une intelligence artificielle locale et non globale. Cela permettra de protéger des millions de Français ou leurs enfants. Si vous allez chaque jour à l'hôpital, c'est peut-être pour y rendre visite à des personnes, y travailler, ou pour y suivre un traitement. Ce sont des informations qu'il n'est peut-être pas nécessaire de partager.
Les cartes deviennent très importantes dans notre monde. Lorsque vous montez dans une voiture de location, vous lui confiez votre répertoire. La plupart du temps, ce répertoire n'est pas effacé ! Cela ne devrait pas être possible ! C'est contre cela que nous mettons en place une technologie comme Masq.
Vous avez dit que vos algorithmes de recherche étaient brevetés. Vous acceptez donc de les voir un jour tomber dans le domaine public. Est-ce à dire que ce n'est pas là que se situe la supériorité de votre moteur de recherche ?
Par ailleurs, un certain nombre de vos données sont accueillies par le cloud Azure de Microsoft, société américaine. Quelle protection pouvez-vous assurer aux données françaises face au Cloud Act ?
Tout d'abord, nos brevets ne portent pas sur les algorithmes en eux-mêmes, mais ils donnent une idée globale de notre classement de l'internet. Ces brevets peuvent tomber un jour dans le domaine public, mais je pense qu'on les aura ouverts bien avant.
L'idée de Qwant est en effet depuis toujours de mettre un maximum d'éléments en open source. Masq est en open source, tout comme l'application Qwant pour mobiles. Tout le front de Qwant est également disponible en open source, ainsi que les indexeurs et les systèmes pour effectuer des graphes. Nous sommes aujourd'hui le moteur de recherche à avoir ouvert le plus grand nombre d'éléments.
Notre seul problème, c'est le classement, car si on choisit l'open source sans avoir parfaitement sécurisé celui-ci, on permet aux spécialistes du référencement de tricher à partir de nos résultats de recherche. C'est un problème qu'on a tous. Cela ne m'empêche pas de vous montrer comment je construis l'ensemble du système ou de vous donner la possibilité de voir nos algorithmes en open source. Cela m'empêche simplement de vous dire comment je fais mon classement et la façon dont sont affichés les résultats.
J'ai proposé de lancer un concours de SEO, ces spécialistes du référencement sur les moteurs de recherche. En octobre-novembre, durant cinq mois, les meilleurs SEO français vont pouvoir tester nos algorithmes, donner des idées et voir si nous avons fait du bon travail pour éviter les spams.
Pour cela, j'ai besoin d'achever la deuxième partie de notre infrastructure...
Quelles données pourraient être soumises au Cloud Act dans le cadre de notre accord avec Microsoft ? Il s'agit de dizaines de milliards de pages internet. Pourquoi sommes-nous sur le cloud Azure et chez Microsoft et non chez OVH ? Microsoft est le deuxième plus grand moteur de recherche de la planète. Il a réalisé son cloud pour son moteur de recherche, avec des technologies spécifiques. C'est pourquoi nous avons passé cet accord inédit, qui garantit à l'Europe un moteur de recherche souverain européen, un accord gagnant pour l'Europe, pour la France et pour Microsoft sur la partie cloud dont j'ai besoin pour indexer le web.
Il n'y a pas la moindre donnée personnelle sur les serveurs de Microsoft. Bien évidemment, ce n'est pas le cas si vous cliquez sur les publicités de Microsoft, mais cela ne dépend pas de nous. Notre accord avec Microsoft nous permet d'avoir un moteur de recherche de taille mondiale, avec nos infrastructures et un complément sur la recherche et l'indexation des pages et des images. Vous nous demandez d'être plus souverains : c'est exactement ce que nous offre cet accord.
On va donc aller au bout et même accélérer les choses afin de vous donner les meilleurs résultats disponibles aujourd'hui sur internet, avec des technologies européennes - la plupart françaises - et des partenariats technologiques comme ceux que nous avons avec l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria).
Je n'ai pas l'impression que l'Union européenne, la Banque européenne d'investissement (BEI), etc., soient très sensibles à ce produit à haute valeur ajoutée et au contact direct des citoyens qu'est Qwant. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Chacun d'entre nous a mis de l'argent dans Qwant. Les premiers investisseurs sont tous privés, et représentent plusieurs millions d'euros. Nous comptons ainsi Axel Springer, qui représente 20 %, et la Caisse des dépôts et consignations.
La BEI nous a permis de contracter un prêt remboursable en trois ans, avec des taux particulièrement intéressants. Nous ne sommes pas les seuls aujourd'hui à y avoir accès. Ce prêt a servi à de nombreuses autres entreprises européennes et leur a permis d'avancer. Ce type de prêt est fait pour aider les entreprises européennes. Voilà ce que l'Europe a fait pour Qwant.
Par ailleurs, je suis président de l'Open Internet Project. Les milliers d'entreprises qui sont derrière sont celles qui ont fait une demande auprès de la Commission européenne pour examiner l'abus de position dominante de mon concurrent principal sur la partie shopping. Mme Vestager, grâce à son action, a permis de récolter 2,4 milliards d'euros.
Nous avons continué avec Android - le litige s'est soldé par une amende de 4,2 milliards d'euros. Qwant est le seul plaignant européen à demander l'accès au téléphone. Vous me demandiez comment nous bloquer. C'est facile : jusqu'à il y a peu, un fabricant de téléphone ne pouvait installer Qwant sur ses appareils. Il fallait aller dans Google Play et demander l'accès. Aujourd'hui, au démarrage du Play Store de Google, on vous demande de choisir entre Google, Ecosia, Qwant, Bing et autres moteurs de recherche. D'autres navigateurs sont également proposés. C'est là une conséquence du travail de Margrethe Vestager.
À l'échelon européen, tout ce qui est en train de se passer entre les États-Unis et la Chine démontre que nous devons accélérer notre capacité à indexer l'ensemble de l'Europe dans le domaine des moteurs de recherche, avoir plus de puissance dans le cas d'un cloud de type OVH, et développer la 5G avec Nokia. Je rappelle que Nokia est la deuxième société la plus avancée en matière de 5G et qu'elle est européenne.
Le modèle européen me convient sur beaucoup de points, mais un seul me pose problème : il est en effet quasiment impossible de créer un produit, de le rendre rentable et d'accélérer en même temps son développement. On doit à un moment choisir entre la possibilité de disposer de davantage d'ingénieurs afin de pouvoir indexer l'Europe ou continuer à se développer en étant rentable mais à petite échelle. Il faut avoir le choix - sans opter pour autant pour un modèle comme Uber, qui passe en bourse à 84 milliards de dollars en perdant 3 milliards de dollars ou 4 milliards de dollars par trimestre ! On ne peut créer des produits porteurs sans investissement ni ingénieurs. On ne peut mettre en place un moteur de recherche européen sans des centaines de serveurs. Cela prend du temps. Il va donc falloir régler cette question de coexistence de trois besoins différents : faire un produit rentable, accélérer son développement et être en capacité d'accélérer quand il le faut.
Qwant est un moteur de recherche. Les moteurs de recherche relèvent du domaine de l'industrie, non de celui des start-up. On ne cherche pas de business model. On le connaît très bien. C'est Omid Kordestani, numéro 3 de Google, qui l'a inventé avec AdWords, grâce auquel Google touche de l'argent lorsqu'on clique sur une annonce. C'est le principe des moteurs de recherche. Il fonctionne très bien et rend un moteur de recherche rentable dès lors qu'il a suffisamment de requêtes quotidiennes.
Ne vous y trompez pas : les bascules de l'administration, des banques, des grands groupes nous amènent à devenir très rentables, et c'est certainement le bon moment pour nous attaquer. Avec les bascules que nous avons aujourd'hui, nous estimons être à 5 % ou 6 % du marché français et avoir une très forte croissance sur les autres marchés. Entre la semaine dernière et aujourd'hui, notre chiffre d'affaires a crû d'environ 19 % par jour grâce à un plus grand trafic.
La souveraineté numérique passe par des outils qui respectent les citoyens et doivent fournir des résultats de très bonne qualité.
Procédez-vous à des investissements spécifiques pays européen par pays européen pour vous développer en adaptant votre projet aux réalités nationales, ou s'agit-il d'une démarche standard ?
Tout dépend. La version Qwant junior comporte un volet que nous avons travaillé avec le ministère de l'éducation. En Allemagne, en Italie, nous formulons une demande auprès des ministères concernés pour que les résultats correspondent aux souhaits du gouvernement et surtout aux sites qui ont été référencés comme étant parfaitement adaptés à l'éducation des enfants.
Pour Qwant lui-même, nous avons aujourd'hui, grâce à l'intelligence artificielle, la capacité de travailler dans plusieurs pays et avec plusieurs langues à partir de la France. Certains pays comme la Suisse exigent la mise en place de serveurs destinés à anonymiser l'IP suisse. Celle-ci ne doit pas sortir du pays, c'est la législation. Nous nous adaptons donc en fonction des lois en vigueur.
Il faut ajouter des serveurs et de la puissance de calcul pour chaque pays où nous nous implantons, mais nous n'avons pas besoin de discuter avec chaque gouvernement.
L'effet d'entraînement est considérable : en prouvant qu'il est possible de basculer sur un moteur de recherche éthique, responsable, respectueux de l'ensemble des obligations européennes, du RGPD, de la protection de nos enfants et responsable sur le plan social et environnemental, on crée un précédent mondial et on apporte la preuve que respecter les règles, la législation, les obligations fiscales correspond à nos valeurs et à notre façon de considérer le monde.
Qu'attendez-vous des pouvoirs publics, eu égard à leur stratégie en matière de souveraineté numérique, pour faciliter et accompagner votre développement ? Repérez-vous des points faibles dans la stratégie de l'État français en la matière ?
Tout a changé ces trois ou quatre dernières années pour l'ensemble des start-up françaises et européennes. Il était auparavant très difficile de discuter avec les pouvoirs publics, les chambres de commerce, les différentes régions ou même avec les grandes entreprises. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Nous avons des passerelles, des ponts, des possibilités grâce à la French Tech, à nos ambassades, nos consulats, ou Business France, qui accomplissent un très gros travail.
Nous avons cependant un problème en matière de droit de la concurrence au niveau européen. Au niveau français, nous disposons dans notre arsenal de mesures conservatoires qui portent un arrêt à l'abus de position dominante. Mais ces mesures conservatoires ne seront jamais utilisées au niveau européen, car on doit prouver l'irréversibilité du dommage causé à l'entreprise. Or, si c'est irréversible, la société a déjà fermé le temps qu'on parvienne à le prouver. Je ne comprends pas le droit européen dans ce domaine.
Certaines règles européennes sont en outre assez étranges. Sur le plan européen, on peut détenir une position dominante « si on n'en abuse pas ». À l'échelle de l'Europe, personne n'a jamais 95 % du marché ! Que signifie ne pas abuser de sa position dominante quand on est condamné à payer des amendes de 50 millions d'euros pour non-respect du RGPD, de 2,4 milliards d'euros pour le commerce en ligne, et de 4,2 milliards d'euros pour le système d'exploitation Android ? Ne pourrait-on pas faire comme aux États-Unis où, quand on dépasse un certain niveau de parts de marché, on n'a plus le droit de faire quoi que ce soit pour se maintenir à ce niveau ?
Énormément de choses ont été faites en Europe pour aider les entreprises. Nous avons gagné le premier set, ainsi que le deuxième, en décidant de travailler tous ensemble. Ce n'est pas le moment de recommencer à perdre : il faut au contraire accélérer !
Nous pouvons installer Qwant dans toutes les administrations : faisons-le ! Vous en avez le courage, sans quoi vous n'auriez pas créé cette commission d'enquête et mis ce genre de problématique sur la table. Ce Gouvernement en a le courage. De grandes banques, de grandes entreprises, des millions d'utilisateurs le font déjà. La BEI passe à Qwant. Die Welt, l'un des plus grands journaux allemands, utilise également Qwant, tout comme le Corriere della Serra, ou la Gazzetta dello Sport en Italie. Une ville près de Milan vient également de passer à Qwant. Il va falloir aller jusqu'au bout, car nous n'aurons pas de deuxième chance. À partir de 2021-2022, il faudra tenir compte des Chinois.
Il ne faut pas opposer les Américains, les Chinois et les Européens, mais les entreprises qui choisissent de protéger la vie privée, de recourir à l'intelligence artificielle éthique, de placer l'open source au coeur de leur stratégie et les autres. C'est pour cela que j'ai décidé de travailler avec Microsoft. Certaines entreprises ont décidé de savoir tout sur tout, de bloquer la concurrence. C'est pourquoi je ne travaille pas avec elles. D'autres feront peut-être demain du dumping sur les prix. La souveraineté, notre façon de travailler et nos choix doivent être dictés par nos valeurs européennes.
Qwant fonctionne en corse, en breton, en catalan, en basque. À quand l'occitan ?
Je précise que Qwant fonctionne également en gaélique, en écossais, en irlandais. Je n'ai pas choisi que des autonomistes - même si ce n'est pas l'endroit pour ce genre de remarque ! Qwant fonctionne dans toutes ces langues pour une raison culturelle. En Corse, la plupart du temps, les gens ont Corse Matin sous le bras, rarement Le Parisien. On a donc placé Corse Matin en premier dans les réponses liées à l'actualité, mais Le Parisien est juste derrière. Personne n'est ostracisé. Ce serait avec plaisir que nous proposerions Qwant en occitan, mais il n'existe pas de nom de domaine dans cette langue. Nous avons en fait indexé tous ceux qui en possèdent. Nous sommes sur le point d'ajouter l'alsacien. Je précise cependant que nous sommes sur Occitanie Data. Dès que vous aurez un nom de domaine, nous l'indexerons sur internet avec grand plaisir.
On connaît Qwant, on sait ce que représente le défi que vous relevez, on a de la sympathie pour votre combat, et on s'intéresse à ce que vous faites par le biais des dispositions législatives et fiscales.
Je retiens votre formule à propos du courage qu'il faut avoir d'y aller. Il faut aussi défendre la souveraineté par des gestes appropriés. C'est ce que vous faites, et vous nous invitez à le faire.
Merci.
La réunion est close à 17 h 15.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.