Nous recevons ce matin M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, dans ses fonctions de président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP).
Le Haut Conseil a en effet rendu, le 31 mai dernier, son avis relatif au premier projet de loi de finances rectificative pour 2021, sur lequel nous avons auditionné hier après-midi MM. Bruno Le Maire et Olivier Dussopt.
Je rappelle que le projet de loi que nous a transmis le Gouvernement repose sur une prévision de croissance en volume de 5 % et évalue le déficit public à 9,4 % du PIB en 2021, soit environ 226 milliards d'euros. Le solde structurel s'établirait, quant à lui, à 6,3 % du PIB potentiel prévu pour 2021 en loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022. L'endettement public, enfin, atteindrait 117,2 % du PIB, soit un peu moins de 2 710 milliards d'euros.
Aux termes des dispositions de l'article 15 de la loi organique du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques, le Haut Conseil a un mandat précisément défini : il est saisi par le Gouvernement de l'article liminaire des projets de loi de finances rectificative. Il lui appartient d'apprécier la cohérence du projet de loi de finances rectificative au regard des orientations pluriannuelles de solde structurel définies dans la loi de programmation des finances publiques et des prévisions macroéconomiques retenues pour l'élaboration de ce projet de loi.
Vous nous indiquerez donc quelles sont vos appréciations sur ces sujets et peut-être, en réponse aux questions, sur d'autres aspects de la trajectoire de nos finances publiques.
Merci de m'inviter à nouveau devant votre commission pour vous présenter les principales conclusions de notre avis relatif au premier projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2021.
Voilà un an jour pour jour que j'occupe les fonctions de Premier président de la Cour des comptes ; en juin dernier, je renouais ainsi avec une institution, le Haut Conseil des finances publiques, que j'avais portée sur les fonts baptismaux en 2012, lorsque j'étais ministre des finances, à un moment où la révision de la gouvernance économique était devenue nécessaire dans le sillage de la crise économique de 2008 et de celle des dettes publiques souveraines de 2010-2011.
La crise économique et sanitaire que nous traversons depuis plus d'un an est de nature différente ; elle appelle un nouvel ajustement de notre cadre des finances publiques.
Au cours de l'année dernière, le Haut Conseil a rendu sept avis, cette activité inhabituellement soutenue reflétant le caractère inédit de la crise et donc des réponses apportées. Deux principaux constats découlent de ces avis : l'obsolescence de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 adoptée en janvier 2018 et le caractère absolument fondamental de la soutenabilité de notre endettement public. Après le bond de près de 20 points de PIB que nous connaîtrons entre l'avant et l'après-crise, il conviendra de maîtriser le niveau de notre dette publique afin de le faire refluer à moyen terme.
L'avis du Haut Conseil sur le premier PLFR pour 2021 renforce la portée de ces deux constats, lesquels, d'ailleurs, se font écho, appelant à la définition d'une nouvelle stratégie d'action qui prendra la forme, le moment venu, d'une nouvelle loi de programmation des finances publiques, à l'aube d'un nouveau quinquennat.
J'aurai d'ailleurs le plaisir de revenir prochainement devant vous en tant que Premier président de la Cour des comptes pour vous exposer un ensemble de recommandations que la Cour formule afin de guider l'élaboration de cette stratégie. Dans cette perspective, nous remettrons au Premier ministre, dans les semaines qui viennent, un audit extrêmement large qu'il nous a commandé.
J'en viens au présent avis.
Je vous indiquerai tout d'abord quelle est l'analyse du Haut Conseil sur les prévisions économiques du Gouvernement, puis formulerai plusieurs observations sur la trajectoire des finances publiques.
Le scénario macroéconomique présenté par le Gouvernement dans ce collectif budgétaire confirme le rebond de l'activité économique : après un recul de 7,9 % en 2020, le Gouvernement prévoit en effet une croissance de 5 % du PIB pour 2021, prévision inchangée par rapport à celle présentée en avril 2021. Il y a deux mois, le Haut Conseil avait qualifié ce scénario macroéconomique de « cohérent » vu le scénario sanitaire retenu d'une levée progressive à partir de mai 2021 des restrictions de déplacement et d'activité. Ce scénario s'est globalement réalisé et nous maintenons aujourd'hui cette appréciation en tenant compte des informations conjoncturelles publiées depuis avril.
Après une légère contraction du PIB, disons une « stabilité baissière », au premier semestre 2021, la poursuite de la levée des restrictions devrait permettre un rebond très net de l'activité. Les enquêtes de conjoncture publiées par l'Insee laissent même présager une résorption un peu plus rapide que prévue des pertes d'activité. Le Haut Conseil a décidé d'accorder le qualificatif de « réaliste » à la prévision du Gouvernement ; mais la prudence doit rester l'orientation dominante compte tenu du caractère un peu décevant des données du premier trimestre et des aléas qui continuent d'entourer la situation économique - évolution de la situation sanitaire, comportement de consommation des ménages, solvabilité des entreprises.
Au total - c'est l'essentiel -, nous considérons que la prévision de croissance du Gouvernement, 5 %, est réaliste pour 2021. Nous estimons par ailleurs que les prévisions d'emploi et de masse salariale sont plutôt prudentes. Quant à l'inflation, elle pourrait se révéler un peu supérieure à la prévision du PLFR, ce qui pourrait soutenir les regains de recettes publiques.
J'en viens aux prévisions de recettes et de dépenses du Gouvernement.
Depuis le programme de stabilité (PSTAB), le scénario de finances publiques a été révisé pour prendre notamment en compte le prolongement de certains dispositifs de soutien. Le niveau des dépenses publiques est ainsi revu en très forte hausse par rapport à la loi de finances initiale, pour s'établir à 60,6 points de PIB en 2021. Par rapport à 2020, les dépenses croissent de 66 milliards d'euros, soit une augmentation de 3,6 %, portées avant tout par les dépenses « ordinaires », qui ne comprennent pas les mesures de soutien et de relance - ces dépenses ont augmenté de 41 milliards d'euros cette année. Les dépenses de soutien et de relance sont également en hausse, de 25 milliards d'euros par rapport à 2020 ; les crédits ouverts sur la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire » sont en particulier en très forte hausse : ils passent de 6 milliards d'euros en loi de finances initiale à 44,7 milliards d'euros dans ce PLFR. Il faut souligner néanmoins que la majeure partie de ces crédits ont été ouverts avant ce collectif budgétaire par la voie réglementaire du report de crédits.
En dépit d'un environnement macroéconomique meilleur qu'en 2020, le déficit public se dégraderait donc en 2021, sous l'effet notamment de ces mesures supplémentaires, pour s'établir à 9,4 points de PIB, en hausse de 0,2 point de PIB par rapport à 2020. Cette prévision est entourée de deux types d'aléas qui jouent en sens inverse : dans un sens, le déficit pourrait être amoindri par un rebond économique plus vigoureux ou par une moindre montée en charge du plan de relance ; dans l'autre, le déficit pourrait être creusé par une nouvelle dégradation de la situation sanitaire ou par l'adoption de mesures additionnelles de soutien - ainsi de la réforme de la dépense fiscale applicable au gazole non routier annoncée par le Gouvernement.
Par ailleurs, le scénario de finances publiques prévoit une dégradation du solde structurel de 5 points entre 2020 et 2021 ; ce solde s'établirait à -6,3 points de PIB en 2021, mouvement très spectaculaire. Il convient toutefois de ne pas accorder trop de crédit à ces chiffres : d'abord parce qu'ils sont calculés sur le fondement de l'hypothèse de croissance potentielle de la loi de programmation des finances publiques de janvier 2018, qui constitue une référence très clairement dépassée, ensuite parce que la méthode de comptabilisation des mesures de soutien a évolué entre 2020 et 2021. Ainsi, l'année dernière, elles étaient considérées comme temporaires, « one-off », tandis qu'elles apparaissent désormais dans le solde structurel, ce qui est assez logique - un one-off, par définition, n'arrive qu'une fois.
En tout état de cause, l'ampleur du déficit structurel témoigne de la situation très dégradée des finances publiques de la France en 2021. Ce n'est pas faire preuve de catastrophisme que de le dire ni porter un jugement - cela, le Haut Conseil ne le fait pas, et la Cour des comptes s'exprimera plus en détail sur le fond. C'est simplement constater que la crise sanitaire a entraîné des mesures qui, pour nécessaires et légitimes qu'elles fussent - le fameux « quoi qu'il en coûte » -, ont aggravé une situation des finances publiques qui était déjà moins favorable que celle de nos partenaires avant 2019, même si la France était sortie de la procédure de déficit excessif.
Avec un déficit public plus creusé en 2021 qu'en 2020, en dépit du rebond de l'activité économique, le ratio de dette publique augmenterait de 20 points de PIB entre 2019 et 2021 pour atteindre plus de 117 points de PIB. Cette évolution appelle la plus grande vigilance sur le chemin de résorption du déficit public et sur la soutenabilité de la trajectoire de finances publiques, dans un contexte où l'inflation, assez présente outre-Atlantique, semble menacer en Europe et où le niveau des taux d'intérêt, sans être préoccupant, reste extrêmement bas - mais nous sommes sortis du territoire négatif.
Avant de répondre à vos questions, je souhaiterais conclure en disant quelques mots d'un sujet qui me tient à coeur, celui de la gouvernance des finances publiques. Vous êtes en discussion avec vos homologues de l'Assemblée nationale sur une proposition de loi organique relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, qui prévoit notamment d'adapter le mandat du Haut Conseil. En la matière, je souscris aux modifications qui sont portées par les auteurs de cette proposition de loi organique. Le Haut Conseil est au service du débat démocratique, donc au service du Parlement. Or il arrive souvent que nous ne puissions répondre aux questions que vous lui posez, parce qu'elles sont hors de son mandat.
Quand je compare avec la quasi-totalité des pays européens, je constate que le mandat du HCFP est significativement plus étroit que celui des autres institutions budgétaires indépendantes, au détriment du débat public et de l'information du Parlement, et donc du poids de celui-ci dans les débats.
L'élargissement de la compétence du Haut Conseil à l'appréciation du réalisme des prévisions de recettes et de dépenses, mais aussi à l'examen de la soutenabilité de la dette publique, me semble absolument nécessaire à la rénovation de notre cadre de gouvernance des finances publiques.
J'ajouterai trois ajustements complémentaires.
Le premier concerne l'appréciation de la trajectoire de finances publiques : pour que le HCFP puisse apprécier le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses, il devrait pouvoir examiner les mesures nouvelles les plus significatives portées par les textes financiers. Par exemple, on pourrait envisager un seuil financier fixé par la loi organique pour que cette contre-expertise soit réservée aux seules mesures ayant une forte incidence sur ladite trajectoire.
Le deuxième ajustement a trait au suivi en continu de l'exécution de la trajectoire de finances publiques. Ce suivi pourrait être rendu plus opérationnel via une procédure d'identification des risques d'écart : le Haut Conseil pourrait suivre au cours de l'année la réalisation de la trajectoire, et formuler un avis en cas de risque d'écart. Il s'agirait d'un mécanisme de préalerte, complémentaire du mécanisme actuel de correction, lequel n'a pas pleinement fait la preuve de son efficacité.
Le troisième est relatif à la simplification et à la clarification du mandat du Haut Conseil. Quelques dispositions pourraient faire ponctuellement l'objet d'ajustements, notamment celles relatives au délai de saisine, qui ne sont pas tout à fait satisfaisantes. Le présent avis l'illustre à nouveau : le HCFP n'a disposé pour examiner le PLFR que de cinq jours, réduits à moins de trois à l'issue de la saisine rectificative effectuée par le Gouvernement. Cette situation n'est pas conforme à ce que devrait être le fonctionnement d'une institution budgétaire indépendante. Chacun en est conscient, y compris au ministère des finances, et il est temps d'y remédier. Je suis, quant à moi, très attaché à la modernisation du cadre de gouvernance organique des finances publiques et à un travail harmonieux avec le Parlement, notamment avec votre commission. Ces réformes y contribueront.
Merci pour votre présentation. La commission des finances du Sénat souhaite également disposer des délais nécessaires pour travailler les textes, qu'il s'agisse du PLFR ou de la proposition de loi organique (PPLO), dont nous ne savons pas encore quand elle sera examinée par l'Assemblée nationale.
Je souscris au mot près aux propos de Claude Raynal.
Tandis que le pays est encore tourneboulé par la « valse des milliards » et les conséquences de la crise sanitaire, je ne suis pas certain que ce soit le bon moment pour mener une réforme de la gouvernance des finances publiques et être en mesure de prendre le recul nécessaire pour cela. Je nous invite plutôt à prendre le temps de la réflexion et à ne pas agir dans la précipitation.
Pour en revenir au projet de loi de finances rectificative, vous avez qualifié la prévision de croissance retenue par le Gouvernement de réaliste et de prudente ; elle est en effet crédible. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) retient, quant à elle, une prévision de 5,8 %. Quels éléments justifient cet écart significatif, qui représente en valeur absolue près de 20 % ?
Nous assistons depuis janvier 2021 à une remontée progressive du taux des obligations françaises à dix ans. Quelles conséquences en tirez-vous sur notre endettement à moyen terme ?
Enfin, vous appelez à la grande vigilance sur le chemin de la résorption du déficit public et sur la soutenabilité de la trajectoire de finances publiques. Cela suppose d'anticiper sur la méthode et la stratégie de cette maîtrise de la dépense publique, une fois le pire de la crise derrière nous. Or, jusqu'à présent, le Gouvernement est resté muet sur ce point, quand des ministres ne manquent pas d'annoncer de nouvelles mesures pérennes en dépenses. Ne craignez-vous pas qu'il soit de plus en plus difficile de retrouver le niveau de déficit d'avant-crise ?
Quels sont les facteurs qui expliquent la remontée de l'inflation ? Celle-ci présente-t-elle un caractère durable ? Quels peuvent en être les effets sur les taux d'intérêt et la charge de la dette ? Les informations à cet égard sont en effet très disparates, s'agissant notamment de l'impact de la politique américaine.
Le HCFP estime que la prévision de croissance de 5 % présentée par le Gouvernement pour 2021 est réaliste. Elle est certes plus basse que celle de l'OCDE, mais le contexte d'incertitude qui s'est installé depuis le début de la pandémie invite à prendre du recul par rapport aux chiffres macroéconomiques.
La prévision gouvernementale tient compte de la révision à la baisse de la croissance du PIB pour le premier trimestre, de + 0,4 à - 0,1 point. L'acquis de croissance pour 2021 diminue à l'issue du premier trimestre de 0,6 point, et passe de 4,1 à 3,5. Cet effet explique en partie l'écart entre la prévision du Gouvernement et celle des autres institutions, qui ne l'intègrent pas encore. Du fait de la volatilité, de l'élasticité et de la réactivité de l'économie, on peut cependant attendre de bonnes surprises. Aussi le chiffre de 5 % est-il certes réaliste, mais aussi quelque peu prudent.
Les taux d'intérêt auxquels la France emprunte ont augmenté en 2021, c'est un fait. Les taux des obligations françaises à dix ans se situent désormais à + 0,17 %, alors qu'ils étaient à - 0,38 % en décembre 2020. Cette hausse n'est pas propre à la France mais commune aux États européens et aux États-Unis. La hausse des taux est le reflet d'anticipations positives dans le cadre du redémarrage, encore progressif, des économies : les investisseurs anticipent, à la fois, un peu plus de croissance et un peu plus d'inflation, du fait de la levée des restrictions d'activités et de déplacements liée à la montée en puissance des campagnes de vaccination et aux plans de relance américain et européen.
Parmi les causes possibles de l'inflation figurent les tensions et perturbations affectant les prix de l'énergie et des matières premières, la réouverture des services et des commerces ainsi que des goulets d'étranglement temporaires dans les chaînes de production. Une inflation persistante pourrait être favorable au solde, en jouant sur les recettes, mais aussi avoir un effet négatif sur les taux d'intérêt qu'elle pousserait à la hausse. C'est donc à surveiller de très près.
Je lis les écrits économiques sur l'inflation, par exemple ceux de Raymond Barre, qui fut considéré comme le meilleur économiste de France. Au final, je constate que l'on ne sait pas grand-chose sur le sujet. Les banques centrales sont confrontées à une grande question : l'inflation semble de retour aux États-Unis, pour des raisons différentes de celles que nous connaissons. Les plans de relance affichent dans ce pays une tout autre dimension que chez nous, ce dont certains se félicitent, quand d'autres estiment qu'ils risquent d'entraîner un risque de surchauffe ; c'est notamment le point de vue de l'économiste et Secrétaire du Trésor Janet Yellen, qui craint une réaction de la Réserve fédérale (FED) et une hausse des taux d'intérêt. En Europe, on observe non pas de contagion mécanique, mais une reprise extrêmement limitée de l'inflation, qui ne semble pas de nature à changer à ce stade la guidance de la politique monétaire. Je ne m'engagerai pas davantage sur ce terrain, car la prudence est de rigueur.
Les taux d'intérêt demeurent donc bas et leur augmentation est très limitée. Néanmoins, cet enjeu est crucial pour la soutenabilité de nos finances publiques. Cette remontée des taux, extrêmement légère et indolore, doit servir de piqûre de rappel. Il est imprudent de penser que l'on peut faire n'importe quoi en matière de finances publiques parce que les taux d'intérêt seraient éternellement bas.
Si la remontée des taux observée au cours des dernières semaines devait se poursuivre ou s'accélérer, elle pourrait avoir des conséquences notables sur la prévision d'évolution de la charge d'intérêt. Voilà pourquoi le Haut Conseil appelle à la plus grande vigilance sur la soutenabilité de la trajectoire de finances publiques à moyen terme.
Comme vous l'avez noté, la charge de la dette s'est réduite avec la baisse des taux, mais la forte croissance de la dette publique la rend plus sensible à une hausse des taux d'intérêt. C'est incontestablement un point de vulnérabilité. L'Agence France Trésor estime qu'une hausse d'un point du taux d'intérêt renchérirait la charge d'intérêt de la dette de 2,5 milliards d'euros la première année, et de 28,9 milliards d'euros à l'horizon de dix ans, une estimation plus forte que celle réalisée avant la crise sanitaire.
Je ne m'engagerai pas trop à ce stade sur la question du déficit public. J'y reviendrai dans le cadre du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques et dans le cadre de l'audit demandé par le Premier ministre. Pour répondre au rapporteur général, si l'on veut revenir au déficit d'avant-crise - je rappelle qu'à l'époque, la France était certes sortie de la procédure de déficit excessif, mais le taux était encore autour de 3 % -, il faudra, en toute hypothèse, du temps, et même pas mal de temps ! La question est : combien de temps ? Quels seront les choix faits pour infléchir la courbe de la dette et celle des déficits ? J'aurai l'occasion de vous présenter des scénarios plus élaborés, mais ce n'est pas le rôle du Haut Conseil des finances publiques. Monsieur le rapporteur général, vous avez raison : nous ne sommes pas prêts de revenir au niveau d'avant la crise avant plusieurs années. C'est une question de choix et de débat public et politique.
Ma question sera simple : quelle est votre position ou votre analyse concernant le lien entre l'État et les collectivités territoriales ? L'État reste le premier partenaire financier des collectivités territoriales, qui sont des acteurs importants de la relance, notamment pour soutenir le secteur du bâtiment et des travaux publics. En termes de finances publiques, quel est l'impact, direct ou indirect, sur les collectivités territoriales ?
Je ferai d'abord une observation qui témoignera de mon optimisme légendaire... Au printemps dernier, j'avais fait remarquer à Bruno Le Maire que ses prévisions étaient sympathiques, mais que nous n'étions pas sortis de la crise sanitaire. Il m'avait répondu qu'une deuxième vague n'était pas certaine... Le rapporteur de la mission commune d'information pour l'évaluation des effets des mesures de confinement que je suis pour le Sénat est d'autant plus inquiet que les dernières auditions ne sont pas très rassurantes : certes, nous vaccinons, mais on constate que l'Australie reconfine, que l'Amérique latine et l'Asie du Sud-Est ne sont pas un détail, et que l'épidémie repart dans le sud-ouest de la France. Le choix du Gouvernement de faire comme si la crise sanitaire était derrière nous pour nous inciter à nous remettre au travail n'est-il pas désespérément optimiste au point de n'être pas réaliste ?
Ma question est liée à cette observation. Ces dernières années, surtout ces derniers dix-huit mois, le « quoi qu'il en coûte » est devenu la réponse d'un gouvernement qui souhaite rassurer sa population et veut le calme social, mais qui nous met en réalité dans des situations épouvantables !
Autant la prise en charge des besoins sociaux est une nécessité absolue, autant le fait de dire publiquement que l'on dépensera « quoi qu'il en coûte » est financièrement une folie. Les États voisins ne l'ont pas fait, et ils n'ont pas eu plus de morts ou de patients hospitalisés que nous. Monsieur le Premier président, vous dites qu'il faudra plusieurs années pour réduire le déficit. Comment nos concitoyens vont-ils réagir quand, après avoir eu tous les droits, toutes les possibilités, l'argent facile et distribué, on leur dira qu'il faut réduire les déficits et faire des efforts ? Est-ce compréhensible pour l'opinion publique alors que l'on a instillé l'idée que, quoi qu'il en coûte, l'État est là ?
M. Dussopt était venu nous dire que nous allions mettre fin au « quoi qu'il en coûte »...
Il s'est fait taper sur les doigts ! Résultat des courses, on est revenu en arrière. Le ministre du budget était bien conscient il y a quelques mois que cette voie était impossible à tenir.
Je partage totalement les inquiétudes de Roger Karoutchi. Quelles seront les réactions de la population et des corps intermédiaires après avoir obtenu des réponses fortes à des demandes légitimes, quand il faudra instaurer la rigueur ? Monsieur le Premier président, le Haut Conseil a-t-il pu évaluer l'impact sur la croissance future des politiques qui sont mises en oeuvre ?
En tant que législateurs, on peut s'interroger sur la réalité des données qui nous sont communiquées. Lors de la discussion du PLFR 4 il n'y a pas si longtemps, on nous annonçait un déficit du budget de l'État de 222,9 milliards d'euros ; le projet de loi de règlement prévoit un déficit de 178,1 milliards d'euros, soit un écart très significatif qui nous conduit à nous poser la question de la sincérité des propositions formulées dans les projets budgétaires. Qu'en pense le Haut Conseil des finances publiques ?
Dernière question, on parle du budget de l'État, mais une forte composante des déficits publics provient des administrations de la sécurité sociale, dont le déficit est prévu à un peu moins de 50 milliards d'euros. Avez-vous, à ce stade de l'année, des informations sur ce que pourrait être le déficit de la sécurité sociale en 2021 ?
Les questions de mes collègues portent aussi bien sur votre travail en tant que Premier président de la Cour des comptes que sur celui de président du Haut Conseil. Vous nous apporterez certainement une réponse plus complète dans quelques jours.
Je vais continuer dans le genre pessimiste... J'ai comme un sentiment d'apesanteur partagé par beaucoup de Français : la crise est là, mais au nom du « quoi qu'il en coûte », on peut répondre à toutes les demandes et attentes. Avec la campagne présidentielle qui se profile à l'automne prochain, on se demande si les futurs candidats auront le courage de dire un certain nombre de choses difficiles...
Mais l'information du jour n'est-elle pas tout simplement la tribune, dans le Financial Times, de Wolfgang Schäuble qui semble marquer, de l'autre côté du Rhin, une certaine impatience, notamment vis-à-vis de la France ? Je pense que c'est ainsi qu'il faut la lire. Je ne vois pas venir le moment où nous allons expliquer aux Français comment nous allons redresser la situation, à un rythme qui devra probablement être plus important que ce qu'on avait pu imaginer, notamment si les taux d'intérêt remontent.
Le Premier président peut-il nous donner son avis sur cette tribune ?
Je voulais poser une question sur la situation des collectivités territoriales, mais elle a déjà été formulée par Marc Laménie.
Roger Karoutchi l'a rappelé, il faut faire preuve de prudence et de modestie dans la situation actuelle. À l'automne dernier, on nous présentait diverses prévisions qui étaient basées sur une disparition de la pandémie. On sait ce qu'il est advenu... Il ne faut pas considérer que la pandémie est derrière nous et que nous allons retrouver une situation sanitaire normale : c'est envisageable, mais ce n'est pas certain.
Il faudra payer le « quoi qu'il en coûte », avoir le courage de le dire à nos concitoyens. Il fallait prendre des mesures d'urgence et de soutien, mais après le traitement il convient de passer à la convalescence et à la rééducation. Dans cette situation difficile sur le plan des équilibres financiers, il va falloir faire des choix. Quelles seront, selon vous, les actions prioritaires sur le plan budgétaire dans les prochaines lois de finances ?
Les questions s'adressent plutôt au Premier président... Monsieur le président du Haut Conseil, pouvez-vous nous apporter quelques éléments d'appréciation ?
Le président de la commission des finances est un sage qui voit bien les problèmes... Je me permets de redire qu'il est nécessaire d'élargir le mandat du Haut Conseil des finances publiques. Les questions que vous posez ne relèvent pas toutes du mandat du Haut Conseil et pourtant, théoriquement, dans un univers bien conçu, une institution budgétaire indépendante devrait pouvoir vous délivrer des avis économiques plus éclairés. Je vais donc jongler avec mes deux casquettes, mais, très honnêtement, vos interventions plaident en faveur d'un élargissement raisonnable du mandat du HCFP pour que nous puissions avoir un débat plus éclairé, que nous devrons diriger ensuite vers celui auquel nous avons les uns et les autres, en tant que représentants d'institutions, à rendre des comptes : le citoyen.
Les questions relatives aux collectivités territoriales et à la dette sociale s'adressent plutôt à la Cour des comptes ; j'aurai donc l'occasion d'y revenir, comme Premier président de cette institution, lorsque nous publierons le rapport sur La Situation et les perspectives des finances publiques, le rapport d'audit au Premier ministre, le rapport sur les finances publiques locales et celui sur la loi de financement de la sécurité sociale.
Dans le contexte de crise, le législateur a mis en oeuvre, au travers des lois de finances rectificatives du printemps et de l'été 2020, des mesures de soutien aux collectivités territoriales, afin de lisser l'impact de la crise sur leurs recettes. Le plan de relance n'apporte pas de modification substantielle à ces mesures, mais il y a une territorialisation du plan de relance.
J'ai apprécié l'optimisme de certains sénateurs, qui relève en réalité de la prudence. Le HCFP souligne dans son avis, monsieur Karoutchi, que « le déficit pourrait être creusé par une éventuelle dégradation de la situation sanitaire ». On ne peut pas faire comme si la pandémie était derrière nous ; ce n'est pas le cas. Pour autant, il relève de la responsabilité de l'exécutif de prendre les mesures sanitaires nécessaires et de soutenir la relance de l'activité économique. Le scénario privilégié est celui d'une amélioration de la situation, même s'il faut demeurer très vigilant sur l'évolution de la situation sanitaire. Depuis un an et demi, la situation sanitaire, la situation économique et celle des finances publiques sont étroitement corrélées, le déterminant de base étant la situation sanitaire.
Sur le « quoi qu'il en coûte », le jugement à porter est nuancé. Chacun peut constater le rôle de l'État pour stabiliser la situation macroéconomique et préserver la croissance ; personne ne dira, je pense, qu'il ne fallait pas prendre les mesures importantes pour soutenir ceux qui ont été privés d'activité et les entreprises et préserver la cohésion sociale. Les différents pays européens ont fait à peu près la même chose ; il s'est agi d'un mouvement coordonné à l'échelon européen, avec le soutien de la Banque centrale. Cela ne signifie pas que la situation de nos finances publiques soit meilleure que celle de nos voisins, ce n'est pas le cas, mais la réponse est comparable.
Cela dit, nous avons besoin d'un débat sur la soutenabilité de la dette en sortie de crise et sur la sortie du « quoi qu'il en coûte ». Je n'interviendrai pas dans ce débat politique, mais il est fondamental que nous puissions sortir du « quoi qu'il en coûte ». Du reste, c'est ce qui est en train de se produire : les mesures d'urgence sont petit à petit débranchées, elles ne dureront pas pour l'éternité, et c'est à ce sujet que je vous rejoins, monsieur le sénateur : nous avons un besoin fondamental de pédagogie. On ne peut pas laisser croire que les mesures se prolongeront ad vitam æternam, que la dépense publique peut croître infiniment, que la dette publique n'est pas un problème, ni que les taux d'intérêt resteront éternellement bas, puisque, pendant un moment, on s'endettait, mais la charge de la dette baissait. L'importance du stock de dette est une question déterminante. C'est pourquoi le HCFP et la Cour des comptes développeront l'idée qu'il faut assurer la soutenabilité de la dette publique. Les chemins politiques pour y parvenir peuvent différer, mais il faut traiter le problème.
Il est extrêmement compliqué de classer les dépenses entre urgence et relance. Certains dispositifs se trouvent à la frontière entre le soutien et la relance - l'activité partielle, par exemple - et les mesures n'ont pas le même impact financier selon qu'on les analyse en comptabilité nationale ou en comptabilité budgétaire.
J'en reviens tout de même au message central : il faut faire de la pédagogie sur l'après-crise, sur l'état de nos finances publiques et sur la soutenabilité de la dette. C'est le rôle de la Cour des comptes ; nous l'assumerons. Les pistes sont toujours de trois natures. Il faut d'abord une action sur la croissance. Toute stratégie de finances publiques à moyen terme repose nécessairement sur une stratégie de croissance ; il faut améliorer le niveau de croissance potentielle et de croissance effective. Cela passe par des investissements, en insistant sur la qualité de la dépense publique, afin de favoriser l'investissement, par exemple en matière d'écologie ou de numérique. Néanmoins, la croissance n'y suffira pas seule, il faut le dire. Une revue des dépenses publiques sera indispensable. Enfin, il y a un débat politique sur le niveau des prélèvements obligatoires ; je ne m'y engagerai pas.
J'en viens à l'article de Wolfgang Schäuble, que je connais bien, puisqu'il a été mon homologue comme ministre des finances. Nous n'étions pas toujours de la même opinion, mais c'est un ami et j'ai de l'admiration pour lui. Il pointe avec raison, dans son papier, le risque d'une expansion budgétaire et monétaire trop mécanique. À un moment, il faudra reprendre le chemin de la responsabilité ; on a fait ce qu'il fallait pendant la crise, mais quand celle-ci sera passée, il faudra revenir à une situation normale. Par ailleurs, Wolfgang Schäuble cite Keynes un peu quand ça l'arrange, sans mentionner les excédents allemands. Or, si les déficits budgétaires et de la balance des paiements constituent des déséquilibres macroéconomiques, la situation symétrique - l'importance des excédents budgétaires et de la balance courante - représente un autre déséquilibre macroéconomique, qui engendre une surépargne. Cette tribune a un grand mérite : elle rappelle la nécessité de mûrir le débat, à l'échelon européen, sur la gouvernance économique et budgétaire.
Le HCFP n'est pas compétent pour se prononcer sur la sincérité du budget de l'État, contrairement à la Cour des comptes, laquelle a souligné l'ampleur des reports de crédits de 2020 sur 2021 - 30 milliards d'euros -, qui ne sont pas conformes au principe d'annualité budgétaire.
Voilà les réponses que je souhaitais apporter à vos questions. J'aurai l'occasion de revenir sur ces questions, d'ici quelques semaines, pour vous présenter les rapports de la Cour des comptes.
Je rappelle en conclusion un message simple : il faut regarder la situation de nos finances publiques en face. Il fallait répondre à la crise ; cela a été fait dans un cadre européen et la France a agi de manière comparable à ce qui s'est fait ailleurs, mais la situation de nos finances publiques est dégradée et la question de la soutenabilité de notre dette se pose ; il faudra donc faire des choix. Nous serons là pour alimenter ce débat à vos côtés.
Avez-vous une idée de la date de publication de ces deux rapports ? Peut-on les espérer d'ici la fin juin ?
Le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques est dû au Parlement avant fin juin ; le délai sera largement tenu. Le rapport au Premier ministre dépend non pas de nous, mais de l'agenda des autorités de l'État ; toutefois, j'ai bon espoir que cela se fera bien avant la fin juin, car il serait logique que ce rapport soit remis avant l'autre.
Je vous remercie.
La réunion est close à 12 h 05.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.