Cette audition ne fait pas l'objet d'un compte rendu.
Mes chers collègues, Philippe Paul, Olivier Cigolotti, Gilbert Bouchet et moi-même, ainsi que Marie-Arlette Carlotti par visioconférence, allons maintenant vous présenter le rapport consécutif à la mission que nous avons menée en Roumanie du 5 au 8 avril dernier.
Cette mission, qui ne figurait pas dans le programme de travail initial de notre commission, est née de la conjonction de deux événements : la difficulté rencontrée pour organiser la mission au Sahel que le Bureau de notre commission avait décidée et, dans le contexte de la guerre en Ukraine, la projection en Roumanie de la mission Aigle dans le cadre du dispositif « bataillon fer de lance » de l'Otan.
Nous entendions nous rendre compte à la fois de la mise en oeuvre par la France de sa participation à la réassurance du front est de l'Otan et de la manière dont la Roumanie fait face à l'afflux de réfugiés ukrainiens. Bien entendu, il s'agissait aussi d'examiner comment nous pouvions aider la Roumanie dans cette épreuve.
À la suite de l'événement majeur que constitue la guerre en Ukraine, la ministre des armées a commencé à évoquer la projection de soldats français en Roumanie dès avant le 24 février dernier. J'avais, à l'époque, souligné que le Parlement n'avait nullement été informé avant que le sujet ne soit abordé dans la presse.
L'agression de l'Ukraine par la Russie, le 24 février, a provoqué une accélération. La France avait accepté d'assumer l'alerte dans le cadre de l'Otan, c'est-à-dire d'être en état de projeter les éléments principaux d'un bataillon fer de lance. C'est dans ce cadre qu'ont été déployés nos soldats.
La mission Aigle a été déployée en Roumanie dans un délai extrêmement court : les 15 jours prévus par le contrat Otan ont été respectés, nos premiers hommes arrivant sur place le 2 mars. Il s'agit d'une prouesse, et nos alliés en ont été admiratifs.
Nous avons déployé des éléments de valeur : 526 hommes, pour l'essentiel des chasseurs alpins. Il s'agit principalement du 27e bataillon de chasseurs alpins (BCA) d'Annecy, appuyé par des éléments du 126e régiment d'infanterie de Brive, du 4e régiment de chasseurs de Gap et du 93e régiment d'artillerie de montagne de Varces.
Signalons que les chars AMX 10 RC du 4e régiment de chasseurs se situent, avec leurs canons de 105 mm, au sommet de la puissance de feu des blindés présents en Roumanie.
En complément de notre engagement, la Belgique a déployé 300 hommes, arrivés le 10 mars. Le bataillon fer de lance était donc opérationnel moins de trois semaines après l'attaque russe.
Ce bataillon s'est installé sur la base aérienne Mihail Kogalniceanu, dite MK, où sont aussi basés l'ensemble des hélicoptères américains de la zone, ainsi que des renforts d'autres alliés de l'Otan. Lorsque nous y étions, s'y trouvaient des Eurofighter Typhoons britanniques et italiens. Il faut mentionner aussi une antenne médicale fournie par les Pays-Bas.
Je retiens de notre visite sur place une impression de grand professionnalisme et de grande efficacité opérationnelle. Le commandant de la mission Aigle nous a présenté le matériel, essentiellement français, mais comprenant aussi des blindés Piranha belges sur un parking en stabilisé qui, trois semaines plus tôt, n'était encore qu'un champ.
Enfin, depuis notre visite, la France a déployé sur place un système de protection antiaérienne SAMP-T Mamba. C'est là une très bonne nouvelle pour nos forces et nos alliés, autant qu'un révélateur de la réalité et de la proximité de la menace.
Je voudrais rappeler, puisque nous parlons du très bon système SAMPT-T Mamba, que ces systèmes n'ont qu'un seul défaut : ils sont remarquablement peu nombreux dans nos forces ! Nous n'en avons, en tout et pour tout, que 8 pour toute la France ! Je crois que c'est un des points où nous devons porter notre vigilance, dans les mois qui viennent. C'est très symptomatique d'une vision des choses où la guerre serait nécessairement loin, et il nous suffisait de quelques systèmes pour protéger nos déploiements en OPEX ou des événements particuliers en métropole (G7, 14 juillet...).
Je cède maintenant la parole à Philippe Paul, pour parler de l'insertion de la mission Aigle dans la posture de réassurance du flanc est de l'OTAN, et des suites possibles.
Si le déploiement de la mission Aigle s'inscrit dans le contexte général de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, il est utile de souligner les raisons plus précises de notre projection en Roumanie.
La base MK se situe à l'est de ce pays, au bord de la mer Noire : concrètement, à quelques minutes de vol de la Moldavie et de l'Ukraine. Odessa est à la même distance de la frontière roumaine que Bucarest - environ deux heures de voiture.
Il faut bien se représenter que la désormais célèbre Île des serpents, prise par les Russes aux premiers jours de leur offensive, ne se situe qu'à 45 km des côtes roumaines. Les Ukrainiens frappent régulièrement ce point stratégique, car les Russes tentent d'y installer des systèmes antiaériens et des batteries de missiles anti-navires qui leur permettraient d'interdire l'accès des navires à Odessa. Ils entendent ainsi asphyxier l'Ukraine en l'empêchant d'exporter ses céréales comme de recevoir du matériel par bateau.
La Moldavie est dans toutes les têtes, avec sa région sécessionniste prorusse de Transnistrie. La plupart des analystes pensent que, si les Russes avaient réussi à attaquer Odessa, ils auraient pu occuper la totalité de la bande côtière ukrainienne et établir une continuité territoriale de la Russie à la Transnistrie en passant par le Donbass et le district de Kherson : on aurait sans doute assisté au dépeçage de la Moldavie ou à l'installation en Moldavie d'un gouvernement fantoche prorusse.
Ce risque, qui n'est pas écarté à moyen terme, est l'une des raisons du renforcement de la présence de l'Otan en Roumanie. Ce pays pourrait rapidement rejoindre la Pologne et les États baltes en première ligne.
Rappelons que la Transnistrie abrite déjà, en plus des milices séparatistes, des troupes régulières russes - moins de 2 000 hommes, mais l'armée moldave est elle-même très peu nombreuse.
La guerre en Ukraine porte donc en germe une possibilité d'extension à la Moldavie, ce qui doit inviter à la plus grande vigilance.
C'est aussi pourquoi le contingent de la mission Aigle est conçu comme une préfiguration d'une implantation plus durable d'un élément pérenne du dispositif de réassurance. Pour la première fois, la France sera la nation-cadre de ce déploiement.
Notons que les Belges pourraient, à terme, alterner avec des troupes néerlandaises, dans le cadre des coopérations internes au Benelux. C'est donc une nouvelle brique de défense européenne que nous voyons se dessiner dans ce contexte difficile.
Nous avons ressenti sur place la tension, parce que la menace est de chaque instant, et émotion devant les cohortes de réfugiés en provenance d'Ukraine. Gilbert Bouchet va maintenant intervenir sur ce second point.
L'attaque russe a entraîné un exode massif de réfugiés dans les pays limitrophes de l'Ukraine, à commencer par la Pologne, mais aussi dans tous les pays proches.
La Roumanie a été une destination importante, en particulier pour les réfugiés du sud de l'Ukraine. Au cours des cinq semaines écoulées entre l'attaque russe et notre mission, 600 000 réfugiés ukrainiens sont ainsi arrivés en Roumanie. Lorsque nous étions sur place, le rythme des arrivées tendait à se ralentir, en raison de la capacité de l'armée ukrainienne à stopper, voire à repousser l'avancée russe.
Nombre de ces réfugiés sont en transit : la plupart avait pour destination finale la Pologne. D'autres ont gagné les pays d'Europe occidentale, soit qu'ils y aient déjà des attaches, soit qu'ils aient accepté une proposition de relocalisation.
Le profil de ces réfugiés est très particulier : il s'agit pour l'essentiel de femmes et d'enfants. La quasi-totalité des hommes en âge de combattre sont restés en Ukraine, d'où ils ne peuvent d'ailleurs pas sortir compte tenu de la mobilisation générale. Les personnes âgées qui n'étaient pas en état de fuir sont également restées en Ukraine.
La plupart de ces réfugiés n'ont qu'une hâte : rentrer en Ukraine pour retrouver leur père, leur mari ou leur fils. Preuve de cette volonté de retour, les autorités ukrainiennes estiment que, à la faveur de l'échec de l'armée russe au nord de l'Ukraine, un million de réfugiés sont déjà retournés dans leur pays.
Pour ces différentes raisons, le nombre de réfugiés qui demeurent de façon prolongée en Roumanie est nettement inférieur à celui des entrées : au moment de notre mission, il représentait environ 80 000 personnes, dont presque une moitié de mineurs. Une très grande attention doit être portée aux mineurs isolés ; les autorités roumaines sont très vigilantes à cet égard.
Au-delà des chiffres, je veux témoigner de la forte émotion que nous avons ressentie au poste frontière d'Isaccea, où un bac permet aux Ukrainiens, plusieurs fois par jour, de franchir le Danube. Certains sont en voiture, beaucoup à pied, parfois dans le plus grand dénuement. Ces scènes ont marqué chacun d'entre nous - nous n'en avons pas dormi de la nuit.
Oui, nous revoyons le visage de la guerre aux portes de l'Union européenne.
Je ne puis qu'appuyer le témoignage de notre collègue sur l'émotion ressentie devant ces cohortes de malheureux, très dignes, portant dans des sacs en plastique toute leur vie passée, derrière lesquels on distinguait la fumée des bombardements.
Les Roumains font montre d'une efficacité et d'une humanité exceptionnelles. Les réfugiés sont orientés vers des installations sanitaires, avant d'être répartis en fonction de leur destination. Même les animaux domestiques sont accueillis, ce qui est fort touchant.
Notre collègue Marie-Arlette Carlotti ne parvenant pas à nous rejoindre par visioconférence, je vais vous donner lecture de son intervention.
Devant tant de dénuement et de malheur, on ne peut qu'être frappé par l'humanité et la bienveillance qui s'expriment dans la manière dont sont accueillies les personnes qui fuient la guerre.
Je pense, bien sûr, aux corps traditionnels de l'État : pompiers, douaniers, police. Tous oeuvrent à un accueil professionnel, ordonné et concerté avec les nombreuses ONG présentes.
Il y a d'abord les premiers gestes : de l'eau et quelques fruits offerts, puis un premier recensement des personnes débarquées du bac pour comprendre si elles ont un point de chute possible ou des attaches, en Roumanie ou ailleurs. La première préoccupation de la police est de protéger les mineurs isolés et toutes les personnes en détresse d'éventuels réseaux criminels.
Passé cette première étape administrative, les personnes accèdent à un premier espace de repos où elles peuvent se restaurer et commencer leurs démarches avec l'aide des autorités et des ONG.
La participation directe de la population est frappante. Si le flux s'était ralenti au moment de notre mission, nous avons été informés de la façon dont, au plus fort des arrivées, la population s'est portée à l'appui des services de l'État pour proposer de la nourriture, des objets de première nécessité et parfois un hébergement.
Cet élan de solidarité, nous l'avons parfois ressenti jusque chez nous, tant le drame ukrainien horrifie la conscience européenne.
J'ajoute, à titre personnel, qu'il faut saluer tous nos concitoyens qui se sont mobilisés pour accueillir des réfugiés ukrainiens dans la dignité.
Il me semble, poursuit Mme Carlotti, qu'il y a aussi dans cette solidarité extraordinaire des pays de l'est de l'Europe une dimension politique que, à l'ouest, nous avons sans doute sous-estimée : pour avoir subi, il y a peu encore, la domination russe, l'arbitraire et les violences, ces pays ont un sentiment d'épreuve partagée.
Plus généralement, nos amis de l'est de l'Europe ressentent encore plus vivement que nous qu'il s'agit d'une guerre entre deux mondes de valeur : d'un côté, un monde occidental qui, dans sa diversité et avec ses nombreuses imperfections, repose sur l'État de droit, le respect des droits fondamentaux et une forme de renonciation à la violence comme mode de règlement des conflits ; de l'autre, un monde qui rejette la démocratie, perçue comme faible par nature, et l'État de droit au profit du clientélisme et de la corruption, dans lequel l'individu ne vaut rien et peut être sacrifié sans hésitation.
Dans la solidarité et la bienveillance des voisins directs de l'Ukraine, il y a sans doute la conviction que ce pays se bat au nom de tous ceux qui, en Europe, veulent vivre libres et être maîtres de leur destin. Et aussi la conviction que, si l'Ukraine devait tomber, ils seraient les prochains sur la liste russe...
J'ajoute au propos de notre collègue que la Roumanie demande l'aide des pays européens, singulièrement de la France, pour entrer dans l'espace Schengen. Or notre pays ne se montre pas particulièrement bienveillant, alors que la Roumanie a amplement montré qu'elle est en mesure de prétendre à ce que cette demande soit instruite en accueillant 600 000 réfugiés avec rigueur et humanité. Je vous propose que notre commission appuie l'entrée de la Roumanie dans l'espace Schengen.
De même, la manière dont le ministre délégué aux affaires européennes, Clément Beaune, a répondu à la question de l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne, en évoquant un délai de 15 à 20 ans, est franchement inacceptable. Il ne s'agit pas de précipiter les échéances, simplement d'enregistrer la candidature de ce pays, dont les autorités ne demandent pas autre chose. Le langage qui a été tenu est totalement déplacé. Nous aurons à en reparler avec la nouvelle ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
C'est d'autant plus vrai que l'Ukraine a déjà beaucoup progressé dans le cadre de son accord d'association avec l'Union européenne. La manière abrupte de renvoyer la question de son adhésion à plus tard ne constitue pas un bon signal pour la Géorgie ou la Moldavie. Nous devons faire preuve d'une plus grande bienveillance.
C'est aussi un argument offert à Poutine, qui cherche à dissuader ces pays et d'autres, comme le Monténégro, de se tourner vers l'Europe.
En ce qui concerne l'attitude de la Roumanie, je ne suis pas sûr que, dans une pareille situation, la France aurait réagi avec autant de solidarité et d'efficacité...
Nous aurons l'occasion de reprendre ces débats. Quoi qu'il en soit, nous devons faire une place à ces pays, qui, par leur géographie, font partie intégrante de l'Europe.
La réunion est close à 17 h 20.