Notre commission est traditionnellement attentive aux relations franco-allemandes. Nous nous efforçons en particulier de développer une coopération privilégiée avec nos homologues du Bundesrat. Ce n'est pas toujours facile sur le plan pratique en raison des différences de composition et de fonctionnement entre le Bundesrat et le Sénat. Mais nous avons eu des rencontres fructueuses, une première à Strasbourg et à Kehl, une deuxième au Mont Saint-Michel, et nous espérons bientôt une troisième en Allemagne. Par ailleurs, durant la Convention pour l'avenir de l'Europe, nous avons coopéré étroitement avec la délégation du Bundesrat que conduisait Erwin Teufel.
Au-delà de ces relations interparlementaires, nous savons que, d'une manière générale, les relations franco-allemandes conservent, même dans l'Europe élargie, une grande importance, une grande signification pour la construction européenne. Alors, où en sont aujourd'hui les relations franco-allemandes ? La semaine dernière, nous avons reçu Jacques Delors, et il nous a dit éprouver à cet égard une certaine inquiétude, car il ne retrouvait pas, dans les relations actuelles, l'intensité qui avait pu exister dans les relations Giscard/Schmidt, Mitterrand/Kohl ou Chirac/Schröder. Et il nous a dit que, s'il était encore aux affaires, sa priorité serait qu'on se parle davantage entre Allemands et Français.
Eh bien, nous mettons en oeuvre cette priorité aujourd'hui ! Plus précisément, je souhaiterais vous interroger pour ma part sur deux sujets.
Le premier est la réforme de la gouvernance économique. Monsieur l'Ambassadeur, est-ce que vous pourriez nous expliquer quelles sont les préoccupations prioritaires de l'Allemagne dans ces négociations, ce qu'elle souhaite et ce qu'elle ne veut pas ?
Le deuxième sujet que je souhaiterais aborder est très différent : il s'agit de l'équilibre entre les institutions de l'Union. L'« accord-cadre » entre le Parlement européen et la Commission, signé le 20 octobre, avait déjà suscité une certaine émotion. Aujourd'hui, c'est le vote du budget européen qui est paralysé, et ce qui est en cause, ce n'est pas le budget lui-même, mais une revendication institutionnelle du Parlement européen, qui demande un droit de regard sur les ressources propres de l'Union, alors que ce n'est pas prévu par les traités. Quelle est la position de l'Allemagne sur ce sujet ? Car je crois me souvenir que votre Cour constitutionnelle, dans son jugement sur le traité de Lisbonne, avait exclu que les traités soient modifiés de manière subreptice.
Le moment est particulièrement bien choisi pour évoquer avec vous les relations franco-allemandes puisque ces derniers temps, elles ont fait l'objet d'un débat nourri ; je sais que ces relations sont perçues depuis toujours par les Français comme une succession de hauts et de bas et qu'elles évoluent au rythme d'une alternance de reproches et de compliments. Il y a peu, on reprochait à l'Allemagne de redresser son économie aux dépens de ses voisins en exportant massivement, en consommant peu et en pratiquant le dumping salarial, mais, depuis un récent retournement, il est de nouveau question des bienfaits du modèle allemand. En avril dernier, on entendait dire que le manque de consensus entre Allemands et Français menaçait la stabilité de l'euro et, depuis Deauville, on prétend que l'Allemagne et la France se concertent trop étroitement dans le but d'imposer leurs vues au reste de l'Europe.
Rappelons-nous d'abord que les relations franco-allemandes ont un cadre : le 12ème conseil des ministres franco-allemand a émis un signal clair en faveur de la poursuite et l'intensification de la coopération et il a adopté l'agenda franco-allemand 2020 qui comprend 80 initiatives. Je signale d'ailleurs que cet agenda met également en avant l'importance de la coopération parlementaire entre nos deux pays dans le contrôle de la subsidiarité.
Je tiens à réaffirmer ici que notre cadre de référence absolu est d'abord notre appartenance à l'Union européenne : nous essuyons depuis quelque temps le reproche infondé d'une tiédeur à l'égard de l'Union et d'un manque de solidarité européenne sous l'effet de la crise économique doublée de celle de l'euro. Or, deux termes caractérisent la politique européenne de l'Allemagne aujourd'hui : la continuité et l'adaptation aux réalités nouvelles. Faut-il rappeler encore que depuis la réunification, l'Allemagne s'est engagée en faveur de l'intégration européenne avec autant de détermination qu'auparavant ? Qu'elle a accepté d'abandonner le mark pour l'euro malgré l'opposition de son opinion publique ? Qu'elle a soutenu les élargissements successifs de l'Union malgré toutes les conséquences financières qui en découlaient pour elle ? Qu'elle a porté le projet de Constitution européenne, puis le Traité de Lisbonne ? Que la Cour de Karlsruhe, soupçonnée à tort d'être eurosceptique, n'a laissé subsister aucun doute sur la compatibilité du Traité de Lisbonne avec notre Loi fondamentale ? Que la Cour de Karlsruhe a précisé qu'elle n'exercerait son contrôle que dans le cas où Bruxelles agirait d'une manière visiblement contraire à la répartition des compétences ?
Si j'en viens maintenant aux réalités nouvelles, il faut souligner que l'Allemagne s'est agrandie, qu'elle a vu son poids démographique augmenter et que, en conséquence, elle s'est appauvrie relativement. D'énormes investissements ont été réalisés pour hisser le niveau des nouveaux Länder à hauteur de celui des anciens. Il était normal que cette situation ait des conséquences sur notre politique européenne. Les citoyens allemands qui ont consenti de grands sacrifices exigent naturellement de savoir si leurs impôts sont bien utilisés, en particulier à Bruxelles. Cela explique que le soutien à la Grèce ait été conditionné, que des leçons soient tirées de cette grave crise et que tout soit fait pour que l'euro reste une monnaie stable.
Alors peut-être pouvons-nous dire que l'Allemagne est devenue un peu plus française, puisqu'elle garde davantage à l'esprit ses propres intérêts, et que, de son côté, la France est devenue un peu plus allemande, puisqu'elle entend désormais réformer son système de retraites, assainir ses finances publiques et rapprocher son système fiscal du système allemand.
Je ne crois pas pourtant que les reproches faits à l'Allemagne puissent disparaître rapidement dans la mesure où nous allons nous jeter dans la bataille des perspectives financières, celle de la réforme de la PAC et celle de la gouvernance économique et que chacun défendra âprement ses intérêts, mais je crois que chacun saura garder son sang froid et que nous aboutirons à des compromis.
La critique de la faiblesse de la consommation intérieure allemande s'estompera puisque l'évolution de la consommation est très encourageante en Allemagne et que notre croissance promet d'être de 3,5 % en 2010, croissance qui cette année n'est pas tirée que par les exportations. Quant à nos exportations justement, elles se portent très bien, mais pourquoi oublier de dire que nos importations se portent très bien aussi (36 % du PIB contre seulement 24 % du PIB en France) ?
Pour nous, la question essentielle n'est pas de savoir si l'Allemagne devrait devenir moins compétitive afin d'exporter moins et de consommer plus mais plutôt : « l'Union européenne deviendra-t-elle suffisamment compétitive pour s'imposer sur le marché mondial ? », car la Chine n'attendra pas l'Europe et tout recul de la compétitivité allemande se soldera par un recul de l'Europe.
Par ailleurs, nous avons vu avec la crise les dangers du manque de régulation et nous nous réjouissons de travailler avec la France sur cette question au sein de l'Union, mais aussi dans le cadre du G20 et celui du G8, l'Allemagne ayant été très sensible à l'offre du Président Sarkozy d'être étroitement associée à sa présidence du G20.
Les deux dernières décennies ont prouvé l'erreur de ceux qui prétendaient que la réunification de l'Allemagne mettrait un terme au tandem franco-allemand : on voit aujourd'hui qu'il n'a rien perdu au contraire de sa solidité et que, comme toujours, la France et l'Allemagne sont ensemble pour faire avancer l'Europe, mais ayons la modestie de reconnaître qu'une bonne entente franco-allemande est une condition nécessaire mais non pas suffisante pour la progression de l'Europe ; il nous faut accepter de convaincre nos partenaires de nous suivre sur le chemin que nous traçons. Notre idée est que les propositions franco-allemandes doivent servir de base de discussion. Conservons la conscience de l'incontournable nécessité de nous concerter étroitement sur tous les thèmes de notre agenda bilatéral, comme sur ceux de l'agenda européen et mondial, pour ensuite imposer ensemble nos intérêts bien compris. C'est un processus parfois difficile, mais il est de notre intérêt commun, comme de celui de nos partenaires européens, que nos deux pays avancent toujours ensemble.
Monsieur l'Ambassadeur, j'aimerais que vous puissiez revenir sur la question de la gouvernance économique et du lissage fiscal, qui sont devenus indispensables aujourd'hui que l'euro traverse de graves turbulences. Avez-vous un calendrier pour la mise en oeuvre de cette politique qui permettrait à l'Europe d'être plus forte ?
Monsieur l'Ambassadeur, j'aimerais pour ma part que nous abordions la question de la coopération dans le domaine de la défense, car je souhaiterais mieux connaître la position de l'Allemagne sur ce point, à un moment où nous nous engageons dans un accord franco-britannique auquel vous pourriez peut-être vous rallier. Il y a naturellement le problème du budget allemand de la défense qui sera un frein, mais on peut craindre aussi que l'Allemagne ne puisse manifester un véritable enthousiasme pour un total engagement en faveur d'une défense européenne. Ne faut-il pas aussi s'attendre à ce que l'opinion publique allemande se montre un peu récalcitrante à l'idée d'une alliance avec une puissance nucléaire ? Comment pensez-vous que nous puissions progresser : par une politique des petits pas dans le domaine de l'armement et de l'industrie de défense ou par une participation dans le domaine des opérations ? Sans aller jusqu'à envisager une coopération renforcée, mot qui fait peur, ne pourrions-nous pas imaginer, à partir de ce récent accord avec l'Angleterre, que nous amorcions la construction d'un noyau de base de la défense européenne auquel se joindraient ensuite l'Italie et l'Espagne ?
Merci, Monsieur l'Ambassadeur, pour ce propos lucide et sans complaisance : c'est beaucoup plus agréable ainsi. Vous avez parlé du scepticisme allemand, mais, hélas, ce scepticisme est général au moment même où la crise que nous vivons, et le déclin de l'Europe qui ne fait que s'accentuer, devraient provoquer, au contraire, un sursaut en faveur du renforcement de la construction européenne. Il n'en est rien et la récente visite du Président chinois à Paris, puis à Lisbonne, trahissait ouvertement cette situation. Croyez bien que j'aurais préféré que cette visite ait été faite à l'Union européenne et en présence de Mme Merkel et des représentants européens.
Ma première question concerne cette formule de la Cour de Karlsruhe : so lange... aussi longtemps que l'Union ne sera pas organisée comme une fédération, chaque nation aura pour devoir de veiller à la défense des droits fondamentaux... Est-ce bien ainsi qu'il faut comprendre ?
Je m'interroge ensuite sur la question irlandaise et j'aimerais savoir si l'Allemagne jugera, comme nous, qu'il faut enfin faire comprendre à l'Irlande que son comportement, qu'il s'agisse du taux de son impôt sur les sociétés comme des aménagements qu'elle a exigés qu'on fît au traité de Lisbonne, n'est plus de saison et doit maintenant cesser ? L'Allemagne est-elle prête à continuer à aider l'Irlande sans exiger de sa part des engagements sérieux ?
Enfin, pour faire avancer l'Europe, les petits arrangements à quelques-uns - qu'on appelle aussi d'un mot plus institutionnel : les coopérations renforcées - ont quand même leur mérite et je m'interroge sur le fait que l'on dise que Mme Merkel n'y serait pas favorable et qu'elle ne voudrait pas non plus que le couple franco-allemand apparaisse trop ouvertement comme le leader européen.
Tout d'abord, à propos de l'accord-cadre que vous avez évoqué, Monsieur le Président, nous sommes face à un vrai problème institutionnel, mais cela est tout à fait naturel : après Lisbonne, nous traversons une phase transitoire d'adaptation et il ne faut pas s'en inquiéter trop ; en revanche, quand le Parlement européen essaie de s'imposer sur le budget en exigeant une augmentation excessive de 6,2 %, c'est irrecevable, mais heureusement Paris et Berlin là-dessus sont d'accord. Cela dit, il faut rester pragmatique et, au sein de cet affrontement sur les compétences, nous saurons trouver des compromis.
Quant à la gouvernance économique, l'accord de Deauville montre assez que nous savons faire des compromis : l'Allemagne a cédé sur l'automaticité des sanctions et la France a cédé sur la question de la gestion de crise après la faillite d'un État. Cependant je souhaite qu'il soit bien clair qu'après la mise au point du compromis de Deauville par l'équipe de M. Van Rompuy, nous ne pourrons pas nous dispenser de modifier légèrement le traité, sinon nous nous heurterons à la Cour de Karlsruhe. Mesurez toutefois le chemin parcouru par l'Allemagne qui, il y a un an encore, ne voulait pas entendre parler de la gouvernance économique. Toutefois il y a des limites à la gouvernance économique et il faudra savoir s'arrêter avant l'établissement d'une « Union de transferts » : aucun gouvernement allemand ne tiendrait plus de quelques semaines s'il acceptait une « Union de transferts ».
La défense européenne est prévue dans le traité et nous savons tous que c'est notre avenir et je dirai que la crise d'aujourd'hui est la mère de tout progrès en la matière ; il faut donc envisager de joindre nos forces. Certes le budget allemand de la défense est bas par rapport à celui de la France, mais c'est aussi parce que le nucléaire vous coûte cher. La question de la défense est au coeur de l'actualité allemande en ce moment puisque nous débattons sur la suppression de la conscription. L'Allemagne a une histoire. Certes, depuis 1994, la Bundeswehr a fait du chemin, mais cela ne fait que seize ans que nous avons des soldats sur un sol étranger. Nous réfléchissons et nous progressons : il existe d'ailleurs un « groupe d'impulsion » mis en place avec l'ancien ministre, M. Morin, groupe qui devrait aboutir à montrer que nous sommes prêts à aller au-delà du symbole de la brigade franco-allemande.
Sur l'interprétation de la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe, il faut simplement comprendre que le juge constitutionnel allemand veille à renforcer la démocratie et que, s'il se passe quelque chose à Bruxelles qui n'est pas prévu par les traités ni par la Constitution allemande, je veux parler d'un transfert de compétence subreptice, alors il faut empêcher ce transfert qui n'est pas démocratique puisque le parlement allemand n'a pas eu à en connaître. Nous sommes bien conscients qu'une interprétation malveillante s'est répandue tendant à laisser croire que la Cour de Karlsruhe freinait le processus d'intégration européenne, mais il n'en est rien : la Cour est dans son rôle.
Pour l'Irlande, des conditions vont lui être imposées dans un deuxième temps, une fois passée l'urgence du sauvetage. Peut-on dire cependant qu'il faut forcer les Irlandais à augmenter leur taux d'impôt sur les sociétés ? On verra ce qui sera décidé. Il faut en tout cas réformer le système bancaire irlandais. Il est toutefois impossible de comparer l'Irlande à la Grèce, car l'Irlande, elle, n'a pas triché.
Quel est le sentiment de l'opinion allemande sur le sauvetage de l'Irlande ?
Ce n'est pas du tout la même chose que pour la Grèce qui reste gravée dans les esprits comme la première grande crise depuis la réunification de l'Allemagne. Il n'y a pas de débat public aujourd'hui sur la crise irlandaise : tout le monde a compris que les banques irlandaises se sont mises elles-mêmes en difficulté. Tout le monde sait aussi que les banques allemandes sont exposées en Irlande à hauteur de 110 milliards d'euros.
J'en viens maintenant à la « coopération renforcée » pour vous confirmer que la Chancelière allemande n'est absolument pas opposée aux coopérations renforcées : c'est un procès d'intention qu'on lui fait parce que, par exemple, elle n'a pas suivi le Président Sarkozy quand celui voulait institutionnaliser le groupe des seize pays de la zone euro. La Chancelière s'y est opposée, car nous craignions d'instaurer une scission visible et palpable de l'Union et cela n'est pas notre philosophie ni notre idée de l'Europe. Mme Merkel reste ouverte sur la question de la coopération renforcée et elle s'est toujours tenue prête pour toute rencontre, même au plus haut niveau.
Cependant, entre l'institutionnalisation et l'usage plus fréquent, ne pourrions-nous pas trouver un juste milieu et ainsi, sur une question comme le brevet européen qui avance si mal, une coopération renforcée pourrait nous aider ?
Il conviendrait aussi d'avoir une coopération renforcée pour l'énergie. On voit d'ailleurs que, pour la PAC, cette forme de coopération fonctionne bien puisque l'accord franco-allemand s'avère capital dans la négociation qui commence pour réformer la PAC. J'aimerais connaître, Monsieur l'Ambassadeur, la position de l'Allemagne sur ces questions et aussi sur les perspectives financières 2014-2020 ainsi que sur la politique de cohésion territoriale désormais inscrite dans le Traité de Lisbonne.
Il n'y a aucun doute : l'énergie est bien notée sur l'agenda bilatéral 2020, même si je dois rappeler que nous devrons surmonter notre différence d'approche sur le nucléaire. Mme Merkel a déclaré récemment pour la première fois que l'énergie serait un des prochains grands chantiers de l'Union européenne.
Sur la PAC, vous avez rappelé l'accord franco-allemand qui prouve que nous sommes d'accord sur beaucoup d'aspects et sur des principes cruciaux, comme les deux piliers et le maintien des aides directes. Sur les conditions d'attribution des aides directes, nous divergeons encore un peu et enfin, sur la possibilité d'intervenir à nouveau sur les marchés, là nos points de vue s'opposent.
Que faire contre la spéculation sur les matières premières agricoles ? L'Allemagne est-elle favorable à un fonds de régulation ?
Selon nous, au niveau national, tout peut être réglé par les paiements directs et les deux piliers ; nous n'envisageons pas un fonds de régulation, mais peut-être un filet de sécurité en cas de crise grave ; tout de même, nous soutenons la démarche de la France de discuter la volatilité des prix dans le cadre du G20 parce qu'il s'agit d'un problème mondial ; je pense que le G20 va servir de cadre à ce débat.
Monsieur l'Ambassadeur, nous vous remercions pour cet échange clair et direct sur les positions européennes de l'Allemagne.