Nous débutons notre réunion avec l'audition commune des responsables nationaux des trois aumôneries musulmanes, dont plusieurs précédentes auditions ont souligné à la fois l'importance et aussi les difficultés, notamment dans le cas des prisons. La loi du 9 décembre 1905 pose le principe d'une séparation de l'État et des cultes, et interdit aux collectivités publiques de rémunérer les ministres des cultes. Cependant, l'article 2 permet aux budgets de l'État et des collectivités locales d'assumer « les dépenses relatives à des services d'aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». Pour ce qui concerne les Armées, le statut des aumôniers militaires est fixé par voie réglementaire : il s'agit actuellement d'un arrêté du 15 juin 2012 portant organisation des aumôneries militaires. Avec la montée en puissance de l'Islam en France métropolitaine, des aumôneries militaires ont été progressivement créées conformément à la loi.
Nous recevons aujourd'hui M. Abdelkader Arbi, aumônier militaire en chef du culte musulman, M. Abelhaq Nabaoui, aumônier national des hôpitaux et M. Moulay El Hassan El Alaoui Talibi, aumônier national des prisons.
Si vous en êtes d'accord, je propose de donner la parole à chacun d'entre vous pour environ 15 minutes. Vous pourriez ainsi nous présenter l'historique de votre aumônerie, les moyens dont elle dispose pour fonctionner, les modalités de recrutement des aumôniers, ainsi que les difficultés spécifiques qu'ils rencontrent dans l'exercice de leur ministère. Il nous serait également utile que vous précisiez le statut des aumôniers, notamment si les aumôniers sont parallèlement imams.
Je vous remercie de vous être libérés afin d'enrichir nos travaux pour le rapport qui sera rendu en juin.
Je vous remercie, à mon tour, de nous entendre. L'aumônerie militaire issue d'un arrêté ministériel de 2005, soit une création un siècle après les aumôneries militaires des autres grandes confessions. Elle comprend actuellement 35 hommes et 3 femmes, soit 38 membres qui sont projetés à tour de rôle sur le territoire et sur le théâtre des opérations. Elle a pour missions de soutenir et accompagner les hommes et femmes de la défense et conseiller le commandement militaire, c'est-à-dire non seulement les officiers généraux mais aussi les chefs d'unité, tout au long de la chaîne de commandement.
La loi du 8 juillet 1880 avait institué des aumôneries militaires sans y intégrer les musulmans. Un décret du 17 mai 1940 prévoit un « service d'assistance religieuse pour les militaires musulmans », qui se résume en fait à un service funéraire. Le général Catroux, délégué général de la France Libre au Levant, signe le premier un arrêté prévoyant l'affectation, auprès de chaque quartier général de division, d'aumôniers catholique, protestant, israélite ou musulman selon les situations. La première avancée significative se fait jour avec la désignation du Cheikh Abd-el-Kader au titre d'aumônier militaire pour l'armée du Levant.
Au crépuscule des guerres de décolonisation, plusieurs demandes en faveur d'une aumônerie musulmane restent sans concrétisation, même si ces initiatives sont approuvées par la direction du personnel militaire. La question resurgit avec la professionnalisation de l'armée en 1996 car de plus en plus d'engagés se réclament du culte musulman, sans pouvoir bénéficier d'un soutien spirituel, à l'égal de leurs frères d'armes des autres cultes.
Lors de ma première visite en 2006, qui avait lieu sur le porte-avions Charles de Gaulle, j'ai rencontré à bord 200 jeunes se déclarant de confession musulmane. Une jeune, pourtant non pratiquant, a témoigné de sa satisfaction de voir enfin une aumônerie musulmane car il ressentait une frustration à l'heure où la cloche sonnait pour les offices religieux car les musulmans n'avaient pas d'imams vers lesquels se retourner.
En 2005, Michèle-Alliot Marie, ministre de la défense, décide de la création d'une aumônerie musulmane aux armées françaises, dans le droit fil de la recommandation du rapport remis en 2003, par Bernard Stasi, au président Jacques Chirac. L'arrêté du 16 mars 2005 promulgue ainsi la création de la fonction d'aumônier en chef du culte musulman au sein du ministère de la défense, placé auprès du chef d'état-major des Armées. Puis, le 20 juin 2006, je suis nommé aumônier militaire en chef du culte musulman, marquant ainsi la naissance de cette institution.
Le premier impératif de l'aumônerie militaire du culte musulman fut le recrutement des aumôniers et leur déploiement sur l'ensemble du territoire national en privilégiant en premier lieu les zones de défense ayant un besoin impérieux, à l'instar de la zone de défense Sud, jugée prioritaire.
Les conditions de recrutement ne sont pas fixées par la loi mais par voie règlementaire, comme avoir atteint la majorité, avoir un casier judiciaire vierge, avoir la nationalité française, etc. Les capacités cultuelles sont appréciées par l'aumônier en chef.
Il s'agit de faire des bons militaires et non de bons fidèles musulmans : l'aumônerie n'exerce pas de prosélytisme. Ce sont les militaires qui viennent pour trouver des réponses à leurs interrogations. La priorité reste le bon accomplissement de la mission. Dans ce cadre, les aumôniers militaires interviennent en soutien comme d'autres, tels que les médecins. Ils ont deux années de formation pour concilier leur état militaire et leurs misions.
Aujourd'hui, l'aumônerie compte 38 aumôniers d'active et 7 aumôniers de réserve avec deux missions principales : le soutien aux hommes et le conseil au commandement.
L'aumônier a pour première mission d'apporter un soutien religieux, s'inscrivant dans une démarche profondément humaniste fondée sur l'accueil, l'écoute et l'accompagnement à l'endroit des personnels militaires et civils de la défense ainsi que de leur famille : il est l'aumônier de la troupe, quelques soient les convictions religieuses de ceux qui le sollicitent. De même, le soutien cultuel : Partout, en mission et sur le territoire national, l'aumônier militaire du culte musulman accompagne, sur leur demande, les personnels militaires et civils de la défense à chaque étape et événement de leur vie.
Sa seconde mission est le conseil au commandement, conformément au statut des aumôniers militaires.
L'action de l'aumônerie présente des spécificités en matière de desserte. Une demande de lieux de recueillement et de culte, à l'égal des chapelles, est vite apparue. L'aumônerie s'est ainsi attachée, avec le concours du commandement, à répondre à cette demande, dès lors que les infrastructures le permettaient. Il existe actuellement une vingtaine de salles de prière pour pratiquer dignement ce culte. L'installation d'un lieu de culte est possible si trois conditions sont réunies : la présence d'un aumônier militaire musulman, la possibilité technique de le créer et l'absence d'autres lieux de culte à proximité. Lorsque ces trois conditions étaient présentes, le commandement a toujours répondu favorablement à la demande de création.
J'ai choisi de ne pas organiser de prière collective, même du vendredi - assimilable à la messe -, pour ne pas donner l'impression de vouloir créer une communauté musulmane au sein de l'institution : il n'existe pas de communauté musulmane dans les Armées mais une seule communauté militaire ! L'uniforme les rassemble sans esprit de communautarisation.
Les aumôniers musulmans sont par ailleurs présents au sein des hôpitaux et écoles militaires. Dans les hôpitaux militaires, ils soutiennent et accompagnent les patients pour traverser l'épreuve de la maladie, des blessures, des fragilités psychologiques, des peurs et des interrogations à un moment où le patient est en perte de repères et dépendant. Assurant réconfort, consolation et appui, l'aumônier rassure, apaise et veille au respect de la pratique et des impératifs cultuels de chacun des hospitalisés, militaire ou civil.
Intégré à l'équipe soignante, l'aumônier militaire s'assure du respect des prescriptions religieuses que le patient souhaite observer. En cas de décès, il veille au respect des rites funéraires tels que souhaités par le défunt et sa famille et soutient cette dernière à traverser ces moments difficiles. Le libre choix prime toujours.
Dans les écoles militaires - lycées militaires, grandes écoles ou écoles d'applications de la défense -, l'aumônerie militaire du culte musulman est présente en s'adressant à de jeunes adultes parfois encore au sortir de l'adolescence, en situation d'internat et de fait loin des rassurants repères familiaux qui étaient les leurs. C'est un terrain où se forgent les consciences et où l'aumônier militaire n'a vocation qu'à être un repère.
Répondre à des questionnements internes relatifs à la pratique de sa foi, ressourcer à l'aune d'enseignements spirituels, faire face à des interrogations légitimes concernant l'évolution de la scolarité, rassurer, conseiller, se faire le lien entre élèves et commandement, contribuer à l'intégration des nouveaux arrivés peu accoutumés à l'environnement militaire, désamorcer les situations délicates, partager des moments de cohésion et de convivialité : autant de missions remplies par l'aumônier au sein des écoles militaires qu'il dessert.
Sur le plan du dialogue intercultuel, les relations avec les autres cultes au sein des Armées suivent leur cours normal, au gré de l'évolution du volume des personnels de l'institution. La conférence internationale des aumôniers en chefs organisée en 2014 par la France a été l'occasion de mettre en pratique le concours des aumôneries dans un effort qui se voulait commun, l'aumônerie du culte musulman s'engageant pour l'organisation de cet évènement : prospection et réservation des hôtels, création intégrale du site internet et d'une charte graphique, etc. L'aumônerie a également participé à l'organisation de la journée culturelle du 6 février 2014 à Meaux pour la commémoration de la Grande Guerre notamment pour l'accueil de la délégation américaine.
La charte des relations entre les cultes mérite d'être actualisée, afin de l'adapter aux réalités nouvelles qui s'imposent aux différentes aumôneries. L'arrivée d'une aumônerie du culte orthodoxe pourrait en offrir l'occasion. À cet égard, l'aumônerie du culte musulman a initié la réflexion avec ses homologues.
En matière de communication, l'aumônerie s'attache à éviter les lectures biaisées ou les incompréhensions dans un contexte national et international où le culte musulman demeure mal compris et sujet à toutes les interprétations. Elle a développé plusieurs outils de communication visant à mieux se faire connaître auprès des militaires et civils de la défense pour débattre et apporter un éclairage pédagogique sur les sujets débattus au sein de la société.
Ainsi, la revue quadrimestrielle Engagement s'adresse aux militaires et civils de la défense, de confession musulmane ou non, afin de leur faire découvrir le quotidien et les missions de l'aumônerie. Conçu comme un guide pratique, la revue regroupe des sujets susceptibles de toucher le lecteur à travers des rubriques retraçant « l'actualité de l'aumônerie », « la vie de l'aumônerie », « la vie militaire », « la vie musulmane », « la vie en société » ainsi qu'un dossier central. Méditations est une chronique mensuelle et spirituelle de l'aumônerie musulmane aux Armées pour délivrer des clefs de compréhension et d'approfondissement relatifs à la foi musulmane. En cours de préparation, Filiations sera une chronique familiale et sociale de l'aumônerie militaire, selon un rythme trimestriel et disponible sur demande.
Enfin, le site internet de l'aumônerie est en cours de finalisation, pour présenter le but et les missions de l'aumônerie militaire, tout en relayant son actualité et en traitant de sujets de spiritualité et de société.
L'aumônerie musulmane a des projets, comme la préparation de l'anniversaire des dix ans de sa création, en mars 2016, avec une série d'évènements sur le territoire national, notamment un office à Verdun. Il faut rappeler l'engagement de soldats musulmans pour la défense de nos libertés dans les dernières guerres, en 1870, pendant les deux guerres mondiales puis en Algérie.
La direction de l'aumônerie sollicitera le concours du ministère de la défense pour l'appui budgétaire et logistique nécessaire à la tenue de cette célébration qui marque un tournant historique de notre République, notamment en filiation directe avec la commémoration de la grande guerre et du sang musulman versé pour la France.
La session des journées d'études 2014 a accueilli les premières journées doctrinales de l'aumônerie musulmane aux armées. La normalisation de la présence du culte musulman a constitué le premier défi de l'aumônerie musulmane. Le centre interarmées de concepts, de doctrine et d'expérimentations, (CICDE), a produit en 2013 un document conformément au plan stratégique des armées qui rappelle la place essentielle des forces morales, telles que l'aumônerie musulmane, dans la réussite de la mission des armées.
Ce document évoque les principes, l'organisation ainsi que les modalités, pour chacun des trois soutiens du « versant moral » de nos forces armées : le soutien psychologique, le soutien religieux et le soutien social. La priorité est donc, pour l'aumônerie musulmane aux armées, appartenant au soutien religieux, de combler un vide en matière doctrinale pour répondre à une nécessité et une forte attente de la chaine de commandement, administrative et opérationnelle. Devrait aboutir la rédaction d'un rapport actualisé par thématique, au regard de l'expérience du métier militaire et de la pratique du culte musulman, comportant des enseignements fondamentaux, des obligations, des principes dérogatoires, des allègements, des prises de position et des recommandations. On disposerait ainsi des clés de compréhension et des vues pertinentes sur une jurisprudence musulmane actualisée du métier militaire, avec l'articulation d'un référentiel théologique de jurisprudence (fiqh) appliqué à la condition militaire française. En 2016, un comité théologique restreint d'aumôniers militaires du culte musulman se réunira pour poursuivre les travaux initiés en 2014.
Enfin, l'aumônerie musulmane souhaite mettre l'accent sur le sacrifice des milliers de soldats musulmans morts pour la France aux côtés de leurs frères d'armes., sous forme d'une exposition-portraits des survivants et familles engagées au sein des deux conflits mondiaux et de l'édition d'un ouvrage. Cela constitue un chantier de longue haleine mais qui répond au nécessaire devoir d'histoire et de mémoire.
C'est un grand plaisir pour moi d'avoir été invité par votre mission et je vous en remercie. L'article 2 de la loi de 1905 dispose que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Je précise en tant qu'alsacien que, en terre concordataire, nous vivons bien, même si l'Islam ne fait pas partie des cultes reconnus par le régime. Lorsque j'étais président du CRCM, nous avons d'ailleurs clairement affirmé que nous ne souhaitions pas que l'Islam soit un prétexte pour remettre en cause le concordat.
Les musulmans ont souhaité mettre en place une instance qui les représente, qui a finalement émergé en 2003 avec le CFCM. C'est un devoir à la fois citoyen et religieux. Cette instance a des difficultés, mais je crois qu'il faut d'abord la consolider.
Parmi ses réalisations, il y a précisément la création des trois aumôneries nationales.
Le rôle de l'aumônerie nationale des hôpitaux est d'abord d'évaluer et de satisfaire les besoins en aumônerie hospitalière, ce qui recouvre trois points :
- recruter, former et gérer des aumôniers musulmans maîtrisant la particularité de leur rôle et adhérant aux valeurs de la République ;
- coordonner les actions des aumôniers régionaux et locaux ;
- répondre aux questions que pose l'administration.
La première chose que nous avons faite a été d'établir un état des lieux de la situation de l'aumônerie hospitalière musulmane. Nous avons en ce sens sillonné toute la France, et nous continuons de le faire. J'ai remarqué trois points.
Tout d'abord, la plupart des aumôniers étaient des imams ne maîtrisant pas la langue française et ne connaissant pas le contexte français, même si certains faisaient un bon travail. Par ailleurs, certains s'étaient autoproclamés aumôniers mais n'avaient en réalité pas les compétences nécessaires. Enfin, les aumôniers avaient un impérieux besoin de subvention pour étoffer l'organisation.
Sur la base de ces trois constats, j'ai engagé une réflexion sur une meilleure sélection des aumôniers et j'ai fait adopter une charte des aumôniers hospitaliers. Cette charte que chaque aumônier s'engage à respecter comprend quatre principaux points.
Tout d'abord, la laïcité. Il est important que les aumôniers sachent que c'est un cadre qui permet à tous de s'épanouir et de vivre ensemble, excluant tout geste ou toute parole qui pourrait être considéré comme prosélyte.
Ensuite, la prise en compte de la réalité hospitalière. L'aumônier travaille en collaboration avec le personnel médical. La démarche de l'aumônier doit être cohérente avec la démarche de soin : l'impératif de se soigner passe avant l'impératif religieux. Dans ce cadre, notre rôle est aussi de donner et d'expliquer les dérogations et l'allègement. Par exemple, le ramadan est interdit à quelqu'un qui est malade, notre rôle est de l'expliquer aux patients. Le patient pourra ainsi être en conformité aussi bien avec ses convictions religieuses qu'avec les nécessités du soin.
Troisième point : la considération des patients. L'aumônerie doit être attentive à tout ce qui peut faciliter la guérison ou soulager la souffrance. L'aumônerie offre attention, amitié et écoute aux personnes malades, mais aussi aux familles et au personnel. Elle doit jouer son rôle, sans jamais se substituer au personnel médical.
Enfin, quatrième point : le recrutement. Le recrutement s'opère sur la base de la compétence, évaluée à partir de quatre critères : une personne intègre et de bonne moralité ; une personne apte à l'écoute, à l'échange et au dialogue ; une personne fidèle à la conception de l'Islam du juste milieu, prônant un discours qui épouse le contexte français ; enfin, avoir réussi un stage de formation.
Aujourd'hui, je puis affirmer que 100 % des aumôniers que nous avons recrutés parlent français et répondent à ces critères.
La formation des cadres religieux est l'un des dossiers les plus importants pour l'organisation de l'Islam. L'aumônerie nécessite une formation théologique, mais pas seulement : c'est pourquoi les diplômes universitaires profanes, comme ceux de l'Institut catholique de Paris, sont une bonne chose pour apprendre également le contexte, en particulier la laïcité, le droit français, les valeurs de la République, le fonctionnement des autres cultes, etc. Ce type de diplôme est une bonne initiative.
Il convient de compléter ces formations par des modules parmi lesquels un module historique et éthique de chaque aumônerie, un module sociologique et un module psychologique. C'est ce que nous essayons de faire dans les régions, avec cinq à six sessions par an organisées par l'aumônerie.
Le journaliste Christian Delahaye a fait un rapport sur l'aumônerie hospitalière intitulé « La laïcité à l'hôpital », où il écrit que « l'aumônier musulman est à l'image des pompiers : un intermédiaire de choix indispensable qui permet d'apaiser les tensions s'il y en a, d'améliorer le dialogue, et favoriser la compréhension des uns et des autres dans le respect de la loi, pour créer un climat serein et apaisé à l'hôpital. Se priver de ces aumôniers, c'est aujourd'hui refuser de faire un pas vers l'harmonie sociale, c'est finalement mettre en péril la qualité des soins en France de nos jours ».
La réalité de terrain fait apparaître que la majorité des aumôniers musulmans hospitaliers sont totalement dévoués à leur mission, mais ils sont dans une situation précaire. Ils ne sont en général pas rémunérés. Nous souhaitons qu'ils bénéficient de la même reconnaissance que les aumôniers des autres cultes et j'invite les directeurs des hôpitaux, dans la mesure du possible, à les rémunérer et je vous invite, mesdames et messieurs les sénateurs, au nom du principe d'égalité, pilier de la République, à veiller à l'application de cette valeur. A l'heure actuelle, environ 50 aumôniers sont salariés à mi-temps. L'encadrement de ces aumôniers, à l'image de la tâche que je remplis, se fait également bénévolement - je ne vous dirai pas la somme que je dépense pour assumer cette responsabilité, qui me paraît très importante. La création d'un poste rémunéré de directeur des aumôniers est selon moi justifiée.
J'espère vous avoir sensibilisés sur la question de l'aumônerie musulmane hospitalière, qui est un des enjeux majeurs pour l'harmonie de demain.
Je vous remercie de votre invitation.
L'aumônerie pénitentiaire a commencé son activité avec l'arrivée des premiers migrants et des militaires qui sont venus défendre la nation à la suite des guerres mondiales puis dans les années 1950 et 1960. Elle s'est d'abord implantée au Sud et à l'Est de la France, au début sous la tutelle de l'aumônerie catholique.
Ensuite, avec l'arrivée des rapatriés dans les années 1960, il y eu besoin de davantage d'aumôniers ; des postes ont été créés, mais sur la base du bénévolat. La seule rémunération était l'indemnité de déplacement.
Troisième phase : le regroupement familial dans les années 1970.
Dans les années 1990, à la suite des différents attentats, certains imams autoproclamés ont émergé et il y a eu besoin d'aumôniers pénitentiaires pour accompagner les détenus.
Enfin, avec la création du Conseil français du culte musulman (CFCM), nous sommes entrés dans la dernière phase, qui a vu la création de l'aumônerie musulmane, le 11 septembre 2006.
Le rôle de l'aumônerie pénitentiaire est de permettre un accompagnement spirituel pour les détenus qui le réclament. L'aumônier accompagne dans un lieu dur et de souffrance : comme un oiseau libre dans une cage, le détenu se fait mal en essayant d'en sortir ou fait mal à un tiers en le piquant. L'aumônier doit accueillir les souffrances pour les soulager et, en même temps, faire passer certains messages.
D'abord, il fait passer un message d'espérance. L'aumônier joue un rôle de régulateur des comportements, en permettant au détenu de se projeter dans l'avenir avec un projet de vie - sans quoi le détenu développe un projet de mort.
Ensuite, il fait passer un message de tolérance, en rappelant l'importance du respect des règles de la vie commune.
Par ailleurs, il délivre un message de miséricorde, qui n'exclut pas la responsabilité.
Enfin, il joue un rôle de médiateur du fait religieux : l'aumônier ne détient pas la vérité absolue et doit travailler en complémentarité avec les autres acteurs.
L'aumônerie musulmane fournit ses services tout en respectant les droits des détenus. Par son activité individuelle et collective, l'aumônier apporte sa contribution au bien-être en vue d'une détention humaine et digne. Il contribue à la sécurité et à l'ordre public au sens large. Il est responsable, dans le cadre de sa fonction, de la gestion des risques. Il veille à la cohérence de la société carcérale en surveillant les phénomènes déstabilisateurs tels que le radicalisme. Il favorise la cohérence au sein de son propre groupe - les détenus musulmans - mais aussi avec les autres détenus.
L'aumônerie musulmane fait face à un problème de recrutement. Les candidatures sont présentées par l'aumônerie nationale, régionale ou locale, par le CFCM, par une association ou encore spontanément par le candidat. Elles sont déposées auprès de l'aumônier national ou régional, et c'est l'aumônier national qui prend la décision d'un point de vue religieux. D'un point de vue administratif, les candidatures sont validées par la préfecture et l'administration pénitentiaire. Mais cette procédure met souvent tellement de temps que le bénévole n'est plus disponible quand on lui donne une réponse.
Quel est notre vivier ? Soit il s'agit d'un retraité : il a du temps libre, a acquis de la sagesse et de la patience et impose le respect. Mais il est en décalage avec une population plus jeune, ancrée en France, née en France. Le discours de moralité consistant à dire « il faut être toujours bien mon fils, on n'est pas chez nous » n'est pas audible par ces populations jeunes. La petite pension des retraités ne permet pas de payer les déplacements et les livres ; s'il bénéficie d'une indemnité, il n'est plus considéré comme un retraité.
Soit il s'agit d'une personne en recherche d'emploi : il a du temps libre, mais il a peu de moyens. Or, les indemnités sont alors considérées comme des revenus, qui leur font perdre certains droits sociaux.
Soit il s'agit d'un salarié ou d'un entrepreneur : ils peuvent payer leurs frais, mais ils n'ont que peu de temps. S'ils sont imams intervenant en mosquée, ils ne peuvent pas venir le vendredi pour la prière. Les rassemblements devant se faire sous la surveillance d'un gradé, ce ne sera possible que le samedi matin. Or les aumôniers qui ne sont disponibles que le week-end ne rencontrent jamais les responsables des prisons...
Le profil recherché est la conjonction de plusieurs éléments :
- la maîtrise du français ;
- une excellente connaissance de la religion, pour pouvoir faire face à certains imams radicaux autoproclamés. Comme à l'école, si un élève est meilleur que le professeur, tout le monde l'adule ;
- enfin, sa capacité de patience.
Il y a aujourd'hui entre 196 et 200 aumôniers - certains dossiers étant en cours. Les retours des préfectures prennent parfois beaucoup de temps, ce qui est problématique pour des sites nécessitant des interventions rapides. Je rappelle que les aumôniers n'ont ni couverture sociale ni retraite, contrairement aux autres aumôneries.
Je vous remercie pour vos présentations. J'ai tout d'abord une question pour M. Arbi : l'aumônerie militaire s'occupe-t-elle également de la gendarmerie ? M. Talibi, nous nous sommes déjà rencontrés et je souhaiterais que vous nous disiez à nouveau comment faire pour former les aumôniers. Et sachez que votre proposition d'aligner le statut d'aumônier pénitentiaire sur celui des autres aumôneries musulmanes a été entendue. Nous l'avions proposé dans un autre contexte. Toutefois, cela posait des problèmes. Nous avons bien entendu noté cette problématique. Je pense que notre rapport reprendra cette proposition compte tenu de l'impérieuse nécessité d'avoir un statut pour les aumôniers pénitentiaires. Enfin, j'ai une question pour chacun d'entre vous : si vous aviez une seule recommandation à faire pour améliorer votre statut, quelle serait la plus urgente ?
Nous sommes également présents dans les unités de gendarmerie. Elles recrutent d'ailleurs directement deux aumôniers. À l'origine, l'aumônerie militaire était différenciée entre les différentes armes : terre, mer, marine et gendarmerie. Avec le passage à l'inter-armée, nous avons désormais deux aumôniers qui sont directement soutenus par la gendarmerie. En outre, d'autres aumôniers ont dans leur lettre de services, qui énumère les unités dans lesquelles ils interviennent, des brigades de gendarmerie.
J'ai appris que pour réussir un projet trois conditions sine qua non étaient nécessaires. Il faut tout d'abord que le projet et son objectif soient clairs. Ensuite, il faut une équipe avec un chef. Enfin il faut des moyens. Sans moyen, il est très difficile de mener à bien le projet, même avec toute la meilleure volonté. Aujourd'hui, je donne de mon temps gratuitement. Pour moi, cela ne représente pas une difficulté financière majeure car je travaille parallèlement en tant que cadre et ma femme travaille. Mais, il n'est pas sûr que la personne qui me remplacera soit dans la même situation financière. C'est un point à prendre en considération, si nous voulons inscrire l'aumônerie hospitalière dans le temps.
Pour moi, la priorité est de fidéliser les aumôniers existants. Cela passe par la mise en place d'une couverture sociale et la retraite. Nous avons également besoin de moyens et d'outils de travail. Je vais prendre un exemple. Il existe des livres qui sont gratuitement distribués dans les prisons par d'autres organismes, or ils ne correspondent pas à l'Islam que nous souhaitons propager à l'intérieur de la prison. Il y aussi la question de la rapidité du traitement des dossiers de désignation et d'accréditation des aumôniers. Ainsi, en région parisienne, nous avons un aumônier qui attend depuis un an le retour de l'enquête faite à son sujet.
J'ai une question pour l'aumônier des prisons. En qualité d'ancien membre de la commission d'enquête sur les réseaux djihadistes, j'avais eu l'occasion d'interroger et de recevoir les aumôniers de la maison d'arrêt de Strasbourg. J'avais notamment discuté avec l'aumônier musulman de son action et son interaction avec les autres aumôniers ainsi qu'avec les détenus. Il disait qu'il avait beaucoup de difficultés à communiquer avec certains détenus musulmans qui le considéraient - et je reprends ces mots - comme un « traître ». Il se posait ainsi des questions sur son efficacité. Je l'ai interrogé sur la possibilité de mettre en oeuvre un dialogue interreligieux avec les détenus et les autres aumôniers. Ainsi dans mon département il y a une heure d'enseignement religieux, qui devient souvent dans de nombreux établissements un enseignement du fait religieux. Il avait l'air intéressé. Ce serait ainsi l'occasion d'organiser des rencontres interreligieuses entre les détenus.
La question de la crédibilité de l'aumônier dépend de la façon dont on la présente. L'aumônier peut jouer un rôle d'expert pour la vérification des livres. Mais c'est à l'administration de dire si l'ouvrage est accepté ou non. Il ne faut pas que l'aumônier soit perçu par les détenus comme la personne les privant de lecture. L'aumônier accompagne les gens et leur apporte son soutien. Les détenus savent qu'il est là pour leur apporter quelque chose, que cela soit un soutien paternel, affectif ou spirituel. Bien évidemment, il y a toujours des cas particuliers. En ce qui concerne les relations interculturelles, nous le faisons déjà. Cela a commencé dans quelques établissements de longues peines. Le travail interreligieux est très important : des rencontres sont organisées. Par ailleurs, lorsque les détenus voient qu'il y a de bonnes relations entre les aumôniers des différentes confessions, cela favorise le vivre ensemble.
Le vivre ensemble est nécessaire sous peine de mettre en péril la société. À l'hôpital, les activités regroupant les aumôniers des différentes religions, comme la fête de la fraternité, envoient un message très fort de vivre ensemble et impactent positivement les malades.
Je souhaite interpeler l'aumônier pénitentiaire. Nous savons que la radicalisation a lieu aussi en prison. En tant que premier témoin des signes de radicalisation, et éventuellement en tant que premier acteur auprès des détenus musulmans, je voulais savoir si vous entretenez des partenariats avec l'administration pénitentiaire.
Nous sommes au Parlement et devons prendre nos responsabilités. La République a commis beaucoup d'erreurs en tardant à créer une aumônerie musulmane, considérant que c'était compliqué. Or, il est inadmissible que le fonctionnement des aumôneries hospitalières ne soit pas homogène entre les différentes religions. En effet, les aumôniers des différents cultes ont la même mission et le même travail ; ils doivent disposer des mêmes statuts et des mêmes droits. Je serai très allant pour que cela change.
Je remercie et félicite l'aumônier général des armées, car sa mission n'est pas simple. J'entends avec bonheur qu'il y a sur le porte-avions Charles de Gaulle 200 marins de confession musulmane que la communauté militaire prime sous toute autre forme de communauté.
Je tiens à m'adresser à l'aumônier général des prisons. Personne ne peut croire qu'il n'y a pas un problème difficile de radicalisation dans les prisons. Un article de presse il y a un ou deux mois mettait en cause un certain nombre d'aumôniers dans les prisons. Quelle est la capacité de l'aumônier général des prisons à contrôler réellement ses représentants et comment peut-on l'améliorer ? Je suis conscient des difficultés rencontrées car le public n'est pas le même que celui que côtoient l'aumônier des hôpitaux et des armées. L'opinion publique s'inquiètant de ce qui se passe en prison, ne faudrait-il ainsi pas renforcer l'aumônerie générale des prisons en lui donnant plus de moyens, et notamment des moyens de contrôle, afin de lui permettre de participer pleinement à la lutte contre la radicalisation ?
Je salue les trois personnalités invitées pour leurs travails et leur présentation. Je trouve qu'elles font un travail remarquable. Au cours de nos auditions, nous avons entendu à plusieurs reprises qu'il y avait un problème de reconnaissance du métier d'aumônier ou d'imam. Il nous faut également nous pencher sur la perte de droits pour les bénévoles du fait d'un défraiement des frais engendrés dans le cadre de leur mission d'aumônier.
Comme vous avez tous souligné le vivre ensemble - important dans la période actuelle -, je salue les rencontres interculturelles que vous organisez. Il faut démystifier le rapport avec la religion musulmane.
En ce qui concerne les ministres du culte musulman, on nous a dit précédemment que leur rôle consistait principalement à lire le Coran. J'aimerais que vous nous éclaircissiez sur ce point.
Je souhaite remercier les trois intervenants. Je rejoins les propos de notre collègue Roger Karoutchi. Vos missions ont des points identiques, mais vers des publics différents. Dans l'aumônerie militaire, il y a une communauté militaire d'abord et cette communauté attend des aumôniers qu'ils répondent aux interrogations des militaires selon leurs confessions. À l'hôpital, c'est une situation personnelle de souffrance, dans laquelle l'individu a besoin de la référence à la religion. Dans les prisons, on retrouvait traditionnellement la même chose : l'individu isolé a besoin d'un certain secours. En ce qui concerne les communautés protestantes ou catholiques, elles fonctionnement beaucoup avec les visiteurs de prison, qui sont des laïcs, et aident l'individu à préparer sa sortie. J'ai le sentiment que dans la communauté musulmane, vous êtes plus isolé, alors que de nombreux prisonniers ont cette confession, ou sont supposés l'avoir. D'où le problème des détenus qui n'attendent pas forcément quelque chose de l'aumônier musulman, surtout s'ils sont en voie de radicalisation. Est-ce que vous entrevoyez une possibilité d'organisation sur le modèle des aumôneries protestantes ou catholiques avec des visiteurs permettant cette aide et relation individuelles ? En même temps, nous devons faire attention et ne pas donner l'impression que la radicalisation passe par les aumôniers. C'est de la responsabilité de la République de l'organiser, comme elle le fait pour l'aumônerie militaire.
La radicalisation est un habillage religieux donné à des comportements de personnes qui ne connaissent rien à la religion. Un radical est par définition sociologique quelqu'un qui impose ses idées par la violence. On sait que le milieu carcéral est violent, ce qui pousse un grand nombre de personnes à chercher une forme de protection. Face au phénomène de la radicalisation, l'administration fait son travail. Il existe ainsi un service de renseignement pénitentiaire qui suit les choses de près, et lorsqu'un détenu fait preuve de prosélytisme, il est mis à l'isolement.
L'aumônier intervient auprès de personnes qui ont formulé une demande. Il ne peut pas aller vers les personnes qui n'ont pas exprimé le souhait de le rencontrer. Des rencontres en groupe et individuelles sont organisées par l'aumônerie musulmane.
En ce qui concerne les visiteurs, leur agrément ne dépend pas de l'aumônerie. Enfin en ce qui concerne le phénomène de radicalisation et le rôle joué par certains aumôniers, je souhaite préciser que la quasi-totalité des aumôniers font un très bon travail et sans eux, les signalements de phénomènes de radicalisation auraient été multipliés par cent. À titre personnel, j'interviens dans cinq quartiers où l'on trouve des détenus radicalisés. Je les accompagne dans une réflexion pour les en faire revenir et les aider à s'insérer correctement. Cela demande beaucoup de temps. Je n'ai pas le temps ici de détailler mon travail, mais je me tiens à votre disposition pour échanger sur ce sujet avec vous.
Il est vrai que le public n'est pas le même. Néanmoins, on peut trouver un socle commun. Nous ne devons pas travailler sur l'Islam, mais sur la société en général. Deuxièmement on dit souvent qu'il n'y a pas de clergé dans l'Islam. Or, l'armée a réussi à créer ce clergé, car il y a une double tutelle : la tutelle hiérarchique et la tutelle cultuelle, et l'aumônier militaire est soumis à ces deux tutelles. Cela permet à l'autorité cultuelle de pouvoir mettre en place une doctrine claire. En outre, le règlement s'applique également à l'aumônier. Enfin tous les aumôniers militaires sont soumis à la sanction et au blâme. Ils sont notés et lorsque leur travail ne convient pas, il est mis un terme à leur contrat. L'existence d'un contrat juridique est importante car le contrat moral entre la personne qui exerce la charge d'aumônier et « l'employeur » ne suffit pas. Nous sommes 38 aumôniers militaires musulmans à plein temps et nous couvrons le territoire national dans son ensemble, les quatre Armées dont la gendarmerie, ainsi que les théâtres d'opération extérieure, soit au total plus de 300 000 personnes. Le travail de l'aumônier militaire n'est pas le même que celui de l'aumônier hospitalier ou des prisons. Cependant, chaque aumônier militaire a une lettre de service qui détermine son périmètre d'action avec six ou sept unités. Ensuite, il organise son planning avec l'aumônier régional. Cela peut être une piste sérieuse d'organisation pour l'aumônerie des prisons.
Je vais revenir rapidement sur plusieurs points. Tout d'abord, réduire le rôle de l'aumônier militaire à la seule lecture du Coran est une bêtise. En effet, avec le Coran, comme avec les textes fondamentaux des autres religions, on peut construire ou détruire. Certes, des terroristes musulmans ont fait des dégâts énormes, mais il y a aussi beaucoup de musulmans terrifiés en France. Mon fils étudie à Bruxelles et certains de ces camarades de classe sont morts dans les attentats.
Une des conditions pour être efficace est la formation des aumôniers. Un aumônier non formé perd toute crédibilité auprès des personnes auprès desquelles il intervient. Je propose, en tant qu'aumônier national, de m'occuper de leur formation. Nous disposons à Strasbourg d'un local pour la dispenser mais il nous faut des moyens.
Faire changer les idées d'une personne radicalisée prend du temps. À la prison de Fleury-Mérogis, il y a un seul aumônier pour 800 détenus dont une large part de confession musulmane ! Lorsque j'échange avec un détenu, l'entretien dépasse une heure et demie, ce qui, rapporté sur une matinée et un après-midi, permet peu de rencontres en une seule journée.
L'aumônerie nationale est en contact permanent, comme les aumôniers régionaux, avec les aumôniers dans les prisons. Nous avons présenté une charte pour encadrer notre travail. Reste la question du temps passé et des aumôniers disponibles.
J'admire la foi de l'aumônier des prisons au regard du temps passé. Il agit sur le terrain spirituel, ce qui est délicat de faire entendre à l'administration. La voie passe sans doute par la pédagogie et le dialogue auprès du personnel pénitentiaire.
On a entendu que les personnes incarcérées ne connaissent pas la religion. Dans ce contexte, l'Islam doit-il être la seule réponse apportée, alors que la pratique musulmane, comme la pratique catholique, est plutôt en déclin dans le monde ? Ne faut-il pas avoir des laïcs, voire des athées, d'origine algérienne, marocaine, etc. qui soient en phase avec la société et qui permettent de toucher un public pénitentiaire plus large ?
Par ailleurs, rencontrez-vous des problèmes face à la population chiite en prison ?
Quand quelqu'un est en détresse, il cherche à s'accrocher à quelque chose. C'est le cas en prison, où les détenus se tournent souvent vers la spiritualité. La personne qui répond à ce besoin ne peut être que quelqu'un qui en mesure de l'accompagner d'un point de vue spirituel : je n'ai rien contre les laïcs, au contraire, mais je pense qu'ils ne répondent pas à la problématique. Quant aux origines des aumôniers, ce n'est pas une question que l'on pose aux aumôniers que l'on recrute, qui sont là pour apporter un service spirituel.
Sans vouloir venir au secours de l'aumônier pénitentiaire, je vous conseille de lire notre précédent rapport sur les filières djihadistes : la radicalisation en prison a précédé Daesh ; M. Farhad Khosrokhavar travaille sur le sujet depuis plus de dix ans. Nous avons laissé ce problème se développer comme une cocotte-minute, nous ne le découvrons pas aujourd'hui ! Je suis personnellement plutôt partisane de la thèse selon laquelle nous assistons à une islamisation de la radicalité : en prison, les critères se cumulent. Il convient de trouver une méthodologie pour l'aumônerie pénitentiaire, et à cet égard je retiens celle employée par l'aumônerie militaire. Ce format de table-ronde était très utile et je vous remercie de vos éclairages qui enrichiront notre travail.
Je voudrais simplement ajouter que l'administration doit jouer son rôle en veillant à ne pas décridibiliser l'aumônier. Par exemple, lorsque son avis est sollicité sur un livre, cet avis ne doit pas être présenté au détenu comme celui de l'aumônier mais celui de l'administration car la décision finale lui revient. Face à des détenus qui manifestent plus d'intelligence qu'on croit, l'aumônier trouve sa place pour répondre à un besoin psychologique, affectif ou spirituel.
La réunion est suspendue à 12 h 00
La Fédération française des associations islamiques d'Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA) se caractérise par les affinités géographiques, au contraire des autres courants et grandes fédérations musulmanes que nous avons reçus le 30 mars dernier. Pouvez-vous préciser plus avant les spécificités de votre fédération, ses difficultés, ses atouts ?
Nous vous prions avant tout d'excuser l'absence de notre président fondateur M. Cheikh Moussa Touré, pour raisons de santé.
Notre fédération porte l'empreinte de l'islam d'Afrique sub-saharienne. Tous les musulmans qui se reconnaissent Africains devraient se sentir concernés. Actuellement, elle regroupe uniquement des Noirs, d'Afrique, des Antilles ou de Mayotte.
La violence qui frappe aujourd'hui ne tombe pas du ciel. Elle n'a rien à voir avec l'Islam. Dans les années quatre-vingt, elle était encore inimaginable en France. Méditons cette maxime africaine : « Si vous voulez comprendre où vous allez, rappelez-vous d'où vous venez et réfléchissez sur le point où vous en êtes ». À l'époque, le voile était rarissime dans les écoles et les lycées ; et si nos propositions ne sont pas entendues, la situation empirera, selon le système dit des nénuphars, exponentiel. Comment réagira-t-on lorsque des millions de femmes seront voilées ? Il faut commencer par cette dimension des choses.
Depuis le Moyen-Âge, la France connaît l'Islam mieux que n'importe quel autre pays. La Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926. Si elle a vu le jour, ce n'est pas seulement pour rendre hommage aux musulmans morts pour la France, car le projet existait bien avant la première guerre mondiale, qui a seulement servi de catalyseur. L'islam est traversé par une fracture, nous le sommes, le CFCM l'est aussi. Le livre de Dalil Boubakeur, Non ! L'islam n'est pas une politique, paru en 2003, résume parfaitement la situation. Il existe un « Islam Islam », privé, individuel, qui prescrit au musulman d'inspirer confiance et tranquillité à son voisin ; et un Islam politique, né il y a tout au plus cent ans - car les mouvements salafistes ou les Frères musulmans sont récents. Mais ces activistes ont bénéficié des pétrodollars et du soutien sans faille de l'occident et ont ainsi pu lancer leur OPA sur l'Islam pacifique dans le monde entier. « Mieux vaut le péril vert que le péril rouge », pensait-on alors : tout est parti de là. L'occident a fermé les yeux.
Personne ne soutient Daech ni la terreur. Pourtant des jeunes de 25 ou 30 ans partent : quelles idéologies, quelles incompréhensions les poussent ? L'apprenti sorcier doit redouter l'effet boomerang. On n'a jamais connu cela, même aux pires moments de l'époque coloniale : l'Algérie, dans les années soixante, n'a pas brandi l'étendard islamiste !
Est-il raisonnable de parler d'apartheid ? Je crois que non, car l'apartheid, le vrai, a existé en Afrique, il n'a pas débouché sur un mouvement comme Daech. La pauvreté existe et a existé, ô combien, en Afrique, elle n'a pas favorisé de telles dérives. Cessons donc de tourner autour du pot. Lorsque Manuel Valls affirme que « l'idéologie activiste l'emporte », nous sommes fondés à penser qu'il a des informations précises, car il n'est pas un commentateur ni un observateur, mais un responsable politique, auquel nous disons : si vous agissez, vous pouvez compter sur nous, vous pouvez compter sur le CFCM.
Quelles sont les solutions concrètes ? Des activistes se réclament de l'islam et le dévoient - les musulmans sont leurs premières victimes. L'élite française, les politiques, les personnes publiques, alimentent cette vague. Que quelques groupes musulmans qui comprennent mal le texte coranique veuillent semer la terreur, cela est apparu dès les premières décennies de l'islam, mais n'a jamais débordé. Aujourd'hui, on entend des propos ahurissants, attribuant toute la responsabilité à la religion, au motif que les terroristes crient « Allah Akbar ». Hitler affirmait « Gott mit uns », personne n'a songé à attribuer les abominations nazies à la religion.
Les hommes politiques français parlent de l'islam en France, mais ils ne savent pas de quoi ils parlent. Nos aînés, ceux qui ont bâti la Grande Mosquée de Paris, connaissaient mieux le sujet. C'est que la France a été le plus vaste empire musulman sur terre après la Grande-Bretagne ! Mais lorsqu'un peuple méconnaît son passé et ne comprend pas son présent, il ne peut envisager l'avenir. Ce que nous demandons à l'élite française, c'est de relire son histoire, se replonger dans les documents, par exemple à la bibliothèque Sainte-Geneviève toute proche ! On trouve trace, aux Archives nationales, des débats entre intellectuels du XIXè siècle sur la place de l'islam en France. Un des premiers projets de mosquée était prévu dans le quartier Beaujon en 1842, il a été relancé avec l'ambassade du Maroc vers 1880 ; en 1846, la Société orientale proposait de construire, à Paris comme à Marseille, un cimetière, une mosquée et un collège musulmans. Et ce, avec une motivation philanthropique mais aussi politique, car la conquête et la pacification en Algérie avaient aussi une dimension religieuse. Les musulmans étaient alors considérés comme plus proches du christianisme romain que les juifs. Ce fut une réaction négative du ministre de la justice et des cultes qui enterra l'affaire pour une dizaine d'années. Plus tard, aux pires heures de l'histoire, la Grande Mosquée de Paris a été exemplaire : au moment où d'autres livraient les juifs, les musulmans les protégeaient.
Si nous vous demandons de veiller à ce que la parole publique soit un peu plus mesurée, c'est pour éviter une Saint-Barthélémy à la puissance mille. Après le massacre, les vainqueurs se sont installés et les vaincus se sont rangés. D'ici dix à vingt ans, il y aura plus de 8 millions de musulmans. Imaginez, s'ils sont tous fanatisés comme nous porte à le croire la courbe qui se dessine ! En 1982, la marche des beurs était citoyenne. Personne alors, je le répète, ne brandissait l'étendard de l'islam. Elle a été récupérée par des organisations islamiques venues de l'étranger et riches de pétrodollars. Si le Premier ministre considère que c'est une idéologie activiste, militante et politisée qui est en passe de dominer l'Islam, pourquoi ne s'engage-t-il pas à lutter contre elle ? Le CFCM est prêt à lui apporter tout son soutien.
Parmi les musulmans, 95 % se contentent de faire leurs prières sans rien connaître du sunnisme ni du chiisme. Ils constituent l'Islam privé et pacifique. L'amalgame est pourtant là. J'ai entendu un homme politique suggérer qu'il ne fallait pas parler arabe dans les mosquées. C'est une aberration. Il existe des chrétiens arabophones. Aux Batignolles, dans une église protestante, l'homélie est prononcée en éwé une fois par mois : c'est la messe éwéophone. Mieux vaut un arabophone qui prie pour la France qu'un francophone qui la maudit.
Le projet de la Grande Mosquée de Paris n'était pas seulement religieux ; il y avait aussi l'Institut, dépositaire du savoir. La France a perdu de vue la dimension intellectuelle de l'islam. Auparavant, il existait une encyclopédie de l'islam. Votre pays connaît mieux que quiconque la part intellectuelle de notre culture. Je vous invite à organiser des séminaires sur le sujet.
Le CFCM est dévoyé par hold-up. En 2000-2001, on parlait à Bruxelles de construire l'Europe confessionnelle. J'ai soutenu l'idée auprès de tous les présidents. Lors d'une rencontre place Beauvau, on a proposé l'appellation de « Conseil européen du culte musulman » puis celle de « Conseil mondial du culte musulman ». L'organisation devait siéger à Dakar pour que la communauté noire soit représentée. Cheikh Moussa Touré était pressenti comme secrétaire de l'organisation. Le but était de construire l'islam de l'ijtihâd (de la réflexion), pas celui du djihad.
En France, beaucoup d'intellectuels musulmans ne se sentent pas concernés. D'où la volonté du président du CFCM d'élargir notre conseil. Nous souhaitons que vous, les élus, vous preniez la mesure de l'injustice faite à l'islam et que vous y mettiez fin. Aux politiques de couper l'herbe sous le pied de ceux qui dévoient l'islam grâce à l'argent du pétrole et avec la caution du monde occidental. Revenons au vrai sens de l'islam. Le Coran n'est pas seulement religieux. À l'École de médecine, à l'entrée de l'amphithéâtre Bichat, on trouve la statue de Rhazès. Pendant cinq siècles, ses oeuvres ont été le trésor de la bibliothèque de la Sorbonne. Le CFCM sera à vos côtés dès lors que vous accepterez de vous instruire sur l'islam.
Nous avons une position claire sur le voile. Si l'on nous avait écoutés, il n'y aurait pas eu de loi sur le voile. M. Sarkozy et le recteur de la Grande Mosquée étaient d'accord avec nous. Les dirigeants de l'Union des organisations de l'islam de France n'ont pas été assez prudents. Le voile est devenu un symbole pour celles qui le portent et aussi pour ceux qui le contestent. Le voile n'a pourtant rien à voir avec l'islam. Il n'a aucune dimension religieuse. C'est un choix vestimentaire personnel.
Le nouveau président du CFCM souhaite élargir le conseil à la marge de ses statuts en y invitant des femmes. Lorsque nous nous sommes réunis, il y avait dans notre assemblée trois femmes voilées et d'autres non. L'une se plaignait d'être discriminée et de ne pas pouvoir pratiquer pleinement sa religion ; l'autre disait préférer employer des femmes voilées dans son entreprise, par solidarité. À la première, nous avons répondu qu'il ne suffisait pas de porter le voile pour pratiquer l'islam et que c'était la foi qui comptait ; nous avons dit à l'autre qu'il serait plus judicieux de choisir ses employées sur leurs compétences que sur leur voile. Le voile n'est pas un fondement de l'islam. Il faut le déconnecter de l'islam.
Cette intervention était riche et détaillée. Je vous remercie de votre présence et des documents que vous nous avez fournis. Ils enrichiront nos travaux.
La réunion est close à 13 heures.