Comme vous le savez, l'accident qui s'est produit à Rouen, au sein de l'usine Lubrizol et chez Normandie Logistique, interpelle quant aux conditions de travail au sein des entreprises classées Seveso et dans celles situées à proximité, l'entreprise Normandie Logistique n'étant pas classée Seveso.
Nos premières auditions ont très vite montré qu'elles interpellent aussi quant au rôle de la sous-traitance dans ces entreprises et quant aux conséquences qui en résultent pour la sécurité des installations et pour la sécurité des personnels eux-mêmes.
Nous serions heureux d'entendre votre avis sur les évolutions de la réglementation des installations classées, puisque nous avons souvent entendu dire, depuis le début de nos travaux, que cette réglementation avait fait l'objet d'un certain nombre d'aménagements conduisant à un contrôle qui ne serait pas aussi fort qu'il l'a été ou qu'il devrait l'être. Nous aimerions également entendre votre avis sur les évolutions que vous pourriez souhaiter y apporter. Un autre aspect important a trait aux moyens dont vous disposez pour remplir vos missions, en termes d'effectifs et sur le plan technique.
Je vous rappelle que vous êtes devant une commission d'enquête et que tout propos mensonger, devant une commission d'enquête, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vais donc vous demander de prêter serment.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Patrice Liogier, Julien Jacquet-Francillon, Julien Boeldieu, Mme Valérie Labatut et M. David Romieux prêtent serment.
Notre syndicat représente 1 900 ingénieurs placés sous la gestion du ministère de l'économie et des finances. Il couvre des missions régaliennes, au sein de l'Autorité de sûreté nucléaire, au ministère de la transition écologique et solidaire, et des missions d'animation et de régulation économique au ministère de l'économie et parmi ses opérateurs. Le syndicat national des ingénieurs de l'industrie et des mines (Snim) est le principal corps d'inspection. Nous sommes près de 1 000, parmi les 1 500 inspecteurs d'installations classées, et le syndicat que je représente a obtenu 90 % des voix lors des dernières élections.
J'évoquerai ici les forces et faiblesses du dispositif actuel et essaierai, à travers ce bref propos, de répondre à vos trois questions.
Trois forces du système actuel de prévention des risques peuvent être relevées. Il s'agit d'abord de la chaîne de l'inspection des installations classées, à trois niveaux, avec un échelon territorial, un échelon régional et un échelon national, qui permettent de faire le lien entre ce qui émane des instances européennes et le terrain, au plus près de l'industrie.
Une deuxième force est la culture de l'inspection des installations classées, articulée autour des risques et de l'industrie. Il faut connaître les entreprises pour pouvoir les réglementer et les contrôler.
La troisième force réside dans le regroupement, au sein des mêmes missions, du contrôle et de la réglementation. Il faut pouvoir rédiger une réglementation qui soit ensuite « contrôlable ».
Le même service réglemente, autorise et inspecte les installations.
Il n'y a pas eu de diminution des effectifs, dans cette chaîne de l'inspection, ces dernières années. Les effectifs sont quasiment constants, voire en légère augmentation.
Quant aux faiblesses, cette culture dont dispose l'inspection des installations classées est plus ou moins dissimulée au sein des services déconcentrés de l'État, plus précisément au sein de cette direction régionale assez volumineuse que constituent les Dreal. Du coup, cette culture dont disposent les inspecteurs n'a pas été suffisamment ressentie dans le cas de Lubrizol. Peut-être aurions-nous gagné à ce que le public visualise cette compétence que détiennent les services de l'État en matière de risque industriel.
L'indépendance de la chaîne d'inspection pourrait aussi être plus marquée, afin de redonner confiance aux Français dans la prévention des risques. Il faut, pour cela, que l'inspection des installations classées soit garante d'un contrôle de qualité et d'un contrôle indépendant.
Une autre faiblesse réside dans l'articulation avec l'autorité environnementale. Ce point est apparu il y a un peu moins d'une dizaine d'années du fait de la lourdeur des procédures d'inspection et du métier de l'inspecteur ICPE. De nombreuses relations sont à gérer avec l'autorité environnementale, pour un bénéfice qui n'est peut-être pas si notable en termes d'information du public. Sans doute y a-t-il là une marge de progrès.
Par ailleurs, l'inspection des installations classées intervient sur toutes ces installations, mais ne réserve peut-être pas suffisamment de ressources aux installations qui présentent le plus d'enjeux, c'est-à-dire les installations Seveso et IED.
Enfin, ces dix dernières années, les missions de l'inspection des installations classées ont été lourdement impactées par les réformes successives de l'État, qui la mobilisent énormément et qui l'empêchent d'être autant sur le terrain qu'auparavant.
J'ajouterais que si le nombre d'inspecteurs d'installations classées n'a pas diminué, nous avons réalisé 30 % d'inspections en moins, du fait notamment de la réforme de l'État, depuis dix ans, qui fait évoluer les structures en permanence. La fusion des régions a compliqué les choses en aboutissant à la création de grands services. L'efficacité est moindre du fait de ces réorganisations. La transformation de la fonction publique fait partie de ces évolutions qui rendent les choses compliquées car il y a davantage de tâches administratives, notamment vis-à-vis de l'autorité environnementale. L'éolien, par exemple, représente une catégorie d'installations classées très chronophage en termes de contentieux.
Nous voyons que les citoyens sont assez méfiants vis-à-vis de la parole politique. Nous avons besoin de redonner confiance aux Français dans la prévention des risques technologiques. Cela pourrait passer, à nos yeux, par la création d'une structure dédiée à l'inspection ICPE, qui rendrait visible l'expertise détenue par cette inspection. Celle-ci effectuerait sa propre communication sur le risque industriel. Peut-être les citoyens pourraient-ils ainsi y être davantage sensibilisés. Nous voyons là une réponse aux faiblesses du système actuel.
Si je comprends bien, vous proposez que les inspections soient sorties des services déconcentrés de l'État pour former un corps ou une administration à part.
Ce ne serait pas forcément un corps ou une administration à part, mais elle gagnerait à être dissociée des autres politiques publiques afin de la mettre en valeur.
Nous sommes aussi très présents à l'Autorité de Sûreté Nucléaire. Nous connaissons bien ce modèle, qui assure l'indépendance et la reconnaissance technique de l'Autorité de Sûreté Nucléaire. Ce pourrait être un modèle, sans nécessairement aller aussi loin dans l'organisation.
Je représente la fédération nationale Equipement et Environnement CGT, qui est le syndicat majoritaire au sein du ministère de la transition écologique et solidaire. Je suis par ailleurs inspecteur à la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) Normandie et membre du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la Dreal Normandie.
Le nombre d'agents des installations classées est de 1 607, si mes chiffres sont exacts, ce qui inclut 300 agents présents en direction départementale de la protection des populations (DDPP), affectés à la protection et la surveillance de la santé animale. Nous avons ainsi environ 1 300 inspecteurs des installations classées, ce qui inclut les agents de support travaillant au sein des services « Risques ». Cet effectif est à peu près constant depuis quelques années. Il n'a pas diminué. Le programme budgétaire 181 dédié à la prévention des risques a tout de même connu une baisse de 50 équivalents temps plein (ETP), cette diminution ayant touché les entités chargées des risques naturels et non les inspecteurs des installations classées.
L'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) a joué un rôle majeur lors de l'accident, pour la modélisation de celui-ci. Il a perdu 70 ETP sur 500 en treize ans. En outre, on ne peut pas ne pas mentionner les 15 000 ETP supprimés ces dix dernières années au sein du ministère de la transition écologique, sans qu'il n'y ait de transfert d'effectifs vers les agents des unités départementales (UD).
Dans le même temps, le nombre de visites est passé de 30 000 en 2006 à environ 18 000 en 2018, ce qui représente une baisse de près de 40 % des visites des inspecteurs.
La France compte 1 300 établissements Seveso, dont 700 établissements « seuil haut » et 600 établissements Seveso « seuil bas », pour 25 000 établissements autorisés et 17 000 établissements enregistrés. Je n'ai mentionné ici que les ETP et non les postes vacants. Nous aimerions connaître le nombre exact de postes vacants. Il existe en tout cas, au vu de ces chiffres, un manque d'effectifs d'inspecteurs des installations classées. Le directeur général de la prévention des risques (DGPR) reconnaît lui-même, en « off », qu'il faudrait davantage d'effectifs. Nous demandons, à la CGT, un recrutement massif pour atteindre au moins le nombre de 2 000 inspecteurs des installations classées, ce qui impliquerait un recrutement de 190 à 200 agents par an au cours des quatre ans à venir. Il faut rappeler qu'en cas de défaillance, les agents effectuent des mises en demeure et assurent leur suivi, sachant qu'elles donnent rarement lieu à une sanction pénale en raison du manque d'agents. Ils répondent aussi aux nombreuses sollicitations dont peuvent être à l'origine les installations classées (cessations d'activité, notaires, etc.).
Je voudrais évoquer le système de l'enregistrement. Normandie Logistique aurait dû être enregistrée, mais ne l'était pas. C'est une des failles que vous connaissez dans ce dossier. L'enregistrement est né il y a dix ans pour pallier le manque d'inspecteurs au regard du nombre de visites à effectuer. Une entreprise enregistrée n'a pas à réaliser d'études d'impact ni d'études de dangers. Aucune enquête publique préalable à l'autorisation n'est requise. L'avis du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) n'est pas non plus requis.
Les seuils du régime d'enregistrement augmentent sans arrêt. Dans le cas de Normandie Logistique, l'entrepôt et le stockage étaient ouverts. Le seuil au-delà duquel le régime d'autorisation s'applique était fixé, en 2010, à 30 000 mètres cubes de stockage. Il a été relevé à 300 000 mètres cubes. Dix jours avant l'accident, le Premier ministre a annoncé le relèvement du seuil à 900 000 mètres cubes. La CGT demande la remise en place du système d'enregistrement et un bilan du système d'autorisation, afin de déterminer s'il était judicieux de faire passer toutes ces entreprises sous le régime d'enregistrement, ce qui signifie également une fréquence plus faible de visites.
Les entreprises qui sont simplement déclarées relèvent d'un régime d'autocontrôle, dont les suites ne sont transmises aux inspecteurs des installations classées qu'en cas de non-conformité grave des installations.
Nous souhaiterions savoir quelles suites sont données en cas de non-conformité grave. Un bilan a-t-il été tiré de ce point de vue en ce qui concerne Normandie Logistique ? Des non-conformités graves avaient-elles été relevées ? Si oui, quelles suites leur ont-elles été données ?
La sous-traitance, que vous avez évoquée, constitue en effet un problème à Normandie Logistique, sans parler des agents, qui sont moins formés et ne savent même pas toujours ce qu'est une fiche de données de sécurité (FDS) en ce qui concerne les produits chimiques. Je suppose que mes collègues y reviendront.
J'irai un peu à l'encontre de ce qu'ont dit mes collègues du Snim. Un processus de préfectoralisation est en cours dans le cadre des réformes « Cap 2022 », donnant davantage de pouvoirs au préfet de département sur les UD, en termes de notation, de nomination et de regroupements en préfecture. La fusion des UD, sous l'égide de la Dreal Normandie, s'effectue à marche forcée. Les agents de la Dreal Normandie ont été fortement touchés par l'accident et se posent tous des questions quant à leur métier et la crédibilité de leur action. Un bureau d'études constitué de psychologues du travail a été mandaté, compte tenu de l'état des agents après l'accident. Les agents ont signé une pétition contre la fusion des UD - synonyme d'une nouvelle réorganisation - qui avance à marche forcée dans la perspective du 1er janvier.
J'ai sondé les agents inspecteurs, qui plaident pour davantage d'indépendance et d'autonomie. Un procès-verbal a été délivré à Normandie Logistique le 22 octobre. Ce procès-verbal aurait dû arriver directement chez le procureur. Il a été filtré par le préfet de département, ce qui se pratique souvent. Est-il normal que les décisions d'agents assermentés passent par un filtre ? Les inspecteurs des installations classées ont besoin d'une indépendance pour ne pas toujours être soumis au « chantage à l'emploi » et à la mise en balance fréquente qui est faite entre emploi et sécurité. Leur rôle est de détecter les infractions et de les faire connaître au procureur, de façon immédiate, sans filtre.
Cette indépendance doit englober les inspecteurs du travail. Nous estimons qu'il serait très utile qu'il y ait des visites inopinées de binômes comprenant un inspecteur du travail et un inspecteur des installations classées, de manière indépendante et autonome, sans information préalable des préfets.
Je vais évoquer la gestion de crise par la Dreal Normandie, qui a été émaillée de très nombreuses défaillances et par une forte improvisation. Je ne reviendrai pas sur ces improvisations, qui ont touché par exemple les écoles et les facteurs, auxquels on a demandé de rester chez eux le matin. Les bus sont partis et ont été rappelés en milieu de journée, obligeant les salariés à rentrer à pied le soir. Vous connaissez tout cela.
La Dreal a été informée, à huit heures du matin, du fait qu'il n'y avait aucun risque toxique et que tous les salariés pouvaient aller travailler, alors que Lubrizol brûlait encore. La modélisation a pourtant montré qu'il y avait un risque létal à cent mètres de hauteur et qu'il existait un risque de conséquences irréversibles à vingt mètres de hauteur. Il semblerait que les vents aient soufflé dans le bon sens. Le facteur « chance » est entré en ligne de compte.
Dans le travail d'une Dreal, il n'y a pas de protocole. Les inspecteurs soulignent, comme les pompiers, que chaque entreprise et chaque situation d'accident est différente. Cela fait partie de leur culture d'improviser face au risque - ce qui est normal - mais un protocole minimal eut été nécessaire. Des agents sont intervenus sans équipement de protection, ou avec un équipement se limitant à des masques en papier, pour les agents de la Dreal. Ils ont gardé leur masque en papier durant quinze jours, alors qu'il était nécessairement contaminé. Des agents sont venus avec leur véhicule personnel sur site et ces véhicules n'ont jamais été décontaminés, alors que les véhicules de fonction l'ont été. Il n'y a plus de médecin de prévention au sein des Dreal. Les agents n'ont donc pas eu de suivi médical. Vous savez qu'il faut réaliser une prise de sang au bout de 21 jours pour savoir si l'on a été intoxiqué. Un médecin du service départemental d'incendie et de secours (Sdis) a établi une ordonnance au 21ème jour, ce qui a permis aux agents d'avoir cette prise de sang.
Je termine par des propositions. Il faudrait augmenter l'information du public. La population a été prévenue quelques heures après le début de l'incendie par les sirènes, en application du PPI. Elle n'a pas été informée immédiatement. Les agents demandent davantage d'exercices avec les entreprises adjacentes. Cela aurait pu éviter ce problème avec Normandie Logistique, qui aurait dû être prise en compte dans l'étude de dangers. Ils demandent aussi davantage d'exercices avec la population, laquelle doit être informée en amont. Cela aurait peut-être évité la paranoïa qui s'est manifestée lors de cet accident. Je résumerai mon propos en demandant plus de moyens, plus d'effectifs, plus d'indépendance pour les inspecteurs.
La confiance se construit bien en amont d'un éventuel accident et j'aimerais savoir si vous ne pensez pas qu'il faille renforcer le nombre d'inspecteurs des installations classées, mais peut-être surtout leur donner des moyens supplémentaires de contrôle, à travers les études de dangers, et en leur donnant un regard sur l'organisation du travail, y compris pour le recours à la sous-traitance.
J'aimerais avoir votre sentiment quant à la recrudescence importante des accidents au sein des sites Seveso, puisque leur nombre a crû de 25 % sur les sites Seveso à « seuil haut » en 2018. Des études de dangers existent et des dispositifs de prévention des risques sont mis en oeuvre. Comment peut s'expliquer, à vos yeux, cette recrudescence d'accidents ? Pensez-vous qu'il y a là une relation de cause à effet entre l'augmentation des tâches administratives que vous évoquiez et cette situation ? Dans le cas d'espèce, le préfet a autorisé une augmentation de stockage sans demander une évaluation environnementale. Ne voyez-vous pas, depuis l'assouplissement de la réglementation, accompagnée de l'autocontrôle par les industriels et le relèvement des seuils, le signe d'un affaiblissement de l'État en matière de prévention des risques ?
500 autorisations sont délivrées chaque année, ainsi que 600 enregistrements. Ce sont des instructions lourdes pour chaque agent. Il y a effectivement un manque d'effectifs. Il existe des formations spécifiques pour les sites Seveso, mais le turnover est important et certains inspecteurs d'installations classées souhaitent avoir une formation Seveso plus poussée.
Il est lié notamment aux multiples réorganisations qui ont eu lieu. Les agents essaient de rester dans la ville où ils habitent et certains inspecteurs d'installations classées ne sont pas dans le métier depuis longtemps.
Oui, mais un agent qui est en poste depuis deux ans n'aura pas le même niveau d'expertise qu'un agent qui fait ce métier depuis dix ans. Les formations Seveso pourraient être plus poussées. Il faudrait aussi que les mises en demeure soient suivies d'effet. Les agents se plaignent de ne même pas savoir si des suites sont données par les procureurs à leurs verbalisations. Il faudrait que les procureurs soient plus sensibles au risque et donnent suite aux mises en demeure. J'ai été inspecteur des installations classées. Il m'est arrivé mille fois de mettre en demeure une entreprise qui avait déjà été mise en demeure trois ou quatre fois.
Elles répondent, mais les travaux à effectuer pour remédier à la défaillance ne sont pas toujours effectués, et on ne va pas jusqu'à la sanction pénale.
Vous avez sans doute trouvé sur le site du Bureau d'Analyse des Risques et Pollutions Industriels (Barpi) la statistique que vous évoquiez concernant le nombre d'accidents. Il y a 25 % d'accidents supplémentaires. Ce constat peut être lié à différents facteurs, dont le vieillissement des installations. Mesure-t-on davantage les accidents ? Y a-t-il un léger relâchement des industriels ? Je pense qu'il est difficile de répondre à cette question.
Je représente le syndicat national CGT SNTEFP, qui syndique les agents des services déconcentrés du ministère du travail, dont les inspecteurs du travail et les contrôleurs du travail, qui ont pour mission de contrôler la réglementation sociale dans toutes les entreprises, notamment les entreprises Seveso et les ICPE.
Il convient de garder à l'esprit que nos missions de contrôle au sein des entreprises Seveso et des ICPE sont les mêmes que dans toutes les autres entreprises. Nous n'avons pas de pouvoirs spécifiques vis-à-vis de ce type d'entreprise. S'applique à elles l'ensemble du code du travail et nous conservons nos compétences généralistes et les principaux pouvoirs qui nous sont dévolus. Nous contrôlons ces entreprises avec la même approche que les entreprises de droit commun.
Les outils dont nous disposons sont plus ou moins coercitifs. Nous pouvons formuler des observations. Nous pouvons dresser un procès-verbal lorsque nous constatons des manquements - étant entendu qu'un procès-verbal ne fait pas disparaître un danger éventuel. Nous disposons d'un pouvoir de mise en demeure pour exiger l'application de certaines règles, par exemple la mise en place de dispositifs de captation ou de ventilation générale des locaux, s'agissant de l'exposition des salariés aux agents chimiques dangereux. Nous avons le pouvoir de saisir le juge des référés lorsque nous constatons un danger grave et imminent en matière de santé et de sécurité, mais cette procédure est très lourde et rarement utilisée. Nous avons également la possibilité d'arrêter certains travaux ou activités, mais là encore, s'agissant du risque chimique, la procédure est extrêmement complexe et difficile à mettre en oeuvre dans les faits.
Une des problématiques saillantes est celle de la sous-traitance. Dans les entreprises Seveso interviennent de nombreuses entreprises sous-traitantes, employant des salariés fragilisés dans l'exercice de leurs droits et particulièrement exposés aux risques professionnels. Souvent, ces salariés ne connaissent pas les sites sur lesquels ils interviennent, ce qui majore le risque d'accident de travail. En filigrane se pose la question des plans de prévention, qui constituent souvent une obligation purement formelle, lorsqu'elle est remplie. Il arrive aussi qu'ils soient inexistants. De nombreux accidents industriels survenus ces dernières années ont révélé des carences en la matière. Se pose aussi la question plus fondamentale visant à savoir s'il faut continuer d'autoriser la sous-traitance, et différents niveaux de sous-traitance, dans les entreprises où les risques sont à ce point majorés.
Je ne reviens pas sur la question de la formation des salariés des entreprises sous-traitantes. Nous savons que la sous-traitance est souvent en cause dans les accidents industriels dont nous avons eu à connaître.
Des tensions peuvent par ailleurs exister, parfois, entre les obligations issues du code de l'environnement et celles contenues dans le code du travail. Nous demandons, en tant qu'inspecteurs du travail, la protection des salariés, ce qui peut nous conduire par exemple à demander la mise en oeuvre d'une extraction d'agents chimiques dangereux, de façon à les rejeter à l'extérieur après filtration, ce qui peut venir en contradiction avec des obligations créées par le code de l'environnement, qui protège davantage les riverains, les sols, les sous-sols, les rivières, etc. Lorsque nous demandons l'application du code du travail, on nous oppose parfois le code de l'environnement.
En Seine-Maritime ont eu lieu récemment des accidents de travail graves, par exemple chez Total et Saipol. Chaque fois, les personnes décédées étaient des sous-traitants. Ce sont rarement des salariés de l'entreprise donneuse d'ordres.
Nous relevons à chaque fois des infractions telles qu'un manque de formation, un manque de connaissance des procédures et de sécurité et l'absence de vérification, par le donneur d'ordres, de la maîtrise de ces enjeux par le sous-traitant. Le même scénario s'était produit à AZF. Les arrêts de cour d'appel montrent que ces deux aspects étaient présents : le sous-traitant ne connaissant pas les règles et le donneur d'ordres ne cherchant pas à vérifier cette connaissance des règles par le sous-traitant.
Notre pratique de constats est très liée aux accidents de travail, car c'est pour ce type de situation que nous sommes appelés en priorité, même si nous avons également un rôle en matière de prévention. Contrairement à nos collègues des inspecteurs d'ICPE, la situation de nos effectifs est gravissime au sein du ministère du travail puisque la ministre a fixé à l'horizon 2020 un objectif d'un agent de contrôle - inspecteur du travail ou contrôleur du travail - pour 10 000 salariés. Nous exerçons en sections territoriales et généralistes. Nous avons chacun un secteur de contrôle dans lequel nous contrôlons toutes les entreprises, quelle que soit la branche à laquelle elles appartiennent. C'est une structuration à laquelle nous sommes très attachés car c'est aussi une condition de notre indépendante. Elle est garantie par une convention internationale. Nous ne dépendons pas du préfet. Nous pouvons ainsi établir librement nos procès-verbaux et les adresser directement au procureur de la République.
Il y a dix ans, il était prévu de recruter pour faire en sorte qu'il y ait un agent de contrôle pour 6 000 salariés. L'écart est donc considérable par rapport aux objectifs récemment annoncés. Les chiffres du ministère, l'an dernier, indiquaient qu'il y avait 2 150 agents de contrôle de l'inspection du travail sur le territoire, contre 2 250 il y a deux ans. En rythme annuel, les objectifs de suppressions de postes du ministère du travail réduiraient notre nombre à un peu plus de 2 000 agents en 2020, de façon théorique, si tous les postes sont pourvus. Les recrutements étant rares, il existe un taux de vacance considérable dans certaines régions. En Ile-de-France, où il y a de nombreux sites Seveso, le taux de vacance va de 15 % à Paris à 30 % dans le Val d'Oise. En réalité, il y aurait ainsi, d'après nos calculs - qui nous ont été confirmés par le ministère - 1 800 inspecteurs ou contrôleurs du travail en France. Nous réclamons le doublement de ce nombre, car contrôler 10 000 salariés et 1 000 entreprises, en moyenne, représente une tâche considérable. Lorsqu'on s'attaque à des entreprises de cette taille, on ne peut évidemment pas être présent tous les jours.
Nous avons des propositions à formuler car nous avons le droit d'arrêter des activités. C'est le cas par exemple en matière de prévention des chutes de hauteur ou d'équipements de travail dangereux. Ces dispositifs sont beaucoup plus efficaces que le procès-verbal, qui vient figer la situation d'infraction, sans garantie de la correction de la situation par l'entreprise. En cas de décision d'arrêt d'activité, celle-ci ne peut être remise en marche qu'une fois mise aux normes. Les employeurs agissent rapidement, dans de tels cas, et ne contestent pas la décision. Il n'en va pas de même lorsque la procédure est plutôt de nature juridique. Nous pensons que sur de nombreux points, notamment sur la sous-traitance, il serait possible de développer ces arrêts d'activité.
Le ministère a fixé un objectif d'augmentation de 50 % du nombre de contrôles sur les ICPE d'ici 2022. Comment atteindre cet objectif sans augmenter les effectifs ? Vous avez répondu à cette question. Je crois que ce n'est pas possible.
Définir un objectif en nombre de contrôles ne va-t-il pas dans le sens d'une baisse de leur qualité ? Enfin, avez-vous identifié un nombre idéal d'inspecteurs des ICPE de façon à assurer un bon niveau de contrôle ?
Comme je le disais tout à l'heure, nous demandons le recrutement de 1 000 inspecteurs des installations classées en quatre ans, ce qui voudrait dire en recruter près de 200 chaque année pendant quatre ans.
Il est difficile de dire si les effectifs sont suffisants car nous menons des inspections fréquentes, dites périodiques, et des inspections ponctuelles, dites « réactives », en cas de plainte ou d'accident. Avec l'effet Lubrizol, on peut s'attendre à ce qu'il y ait plus de plaintes et à ce que nous soyons davantage présents sur le terrain. Une chose est sûre : atteindre ce taux de 50 % se fera nécessairement au détriment de la qualité.
Un syndicat nous dit qu'il y a suffisamment d'effectifs et un autre nous dit qu'ils sont insuffisants.
Nous avons dit que les effectifs n'avaient pas augmenté et que nous avions réalisé 30 % de contrôles en moins, en raison d'un poids plus important des tâches administratives et du poids de l'autorité environnementale, qui complexifie les procédures administratives.
Je perçois néanmoins une dissonance quant à l'appréciation du besoin d'augmentation des effectifs.
C'est une question de priorité : contrôle-t-on tout ou seulement certains éléments ? En tout état de cause, nous ne sommes pas suffisamment nombreux pour effectuer le travail que nous devons faire actuellement.
Un nombre plus élevé de visites demanderait davantage d'effectifs. Il est également prévu que l'indicateur de visites approfondies disparaisse l'an prochain. Seul subsisterait l'indicateur des visites. Il me semble important de conserver l'indicateur portant sur les visites approfondies car celles-ci ne peuvent se confondre avec les visites simples.
Lorsque nous avons reçu le président de Lubrizol - Monsieur Schnur - la première question posée portait sur la sous-traitance. Il a répondu que la sous-traitance disposait d'un niveau de formation égal à celle du personnel travaillant en permanence dans les sites Seveso. Vous indiquez que les problèmes sont souvent liés au manque de formation de la sous-traitance, avec des problèmes graves pour les sous-traitants eux-mêmes. Ce sont des propos tout à fait contradictoires, ce qui m'interpelle. Il nous est proposé d'interdire totalement ou partiellement la sous-traitance. Ce sont des propositions qui nous ont été faites et j'aimerais entendre votre analyse à ce propos.
Je complète cette question par un aspect complémentaire. En régie, les salariés sont présents à l'année et participent - en principe - aux formations. Y a-t-il une différence entre ces deux catégories de personnel du point de vue de la formation ?
Il existe l'obligation de définition d'un plan de prévention, mais il s'agit souvent d'une coquille vide. Cette obligation est remplie de manière formelle et l'enjeu consiste à déterminer si ce plan est bien appliqué. Il existe aussi le phénomène de sous-traitance en cascade, dans le cadre de laquelle un sous-traitant doit former le sous-traitant auquel il fait appel. Il en résulte une grande déperdition concernant les procédés de fabrication, les mesures de sécurité et la formation du personnel.
Nous nous appuyons sur une enquête réalisée par la chambre de commerce et d'industrie de Seine-Maritime en 2010. Cette enquête a été réalisée auprès de 1 400 salariés sous-traitants et 92 % d'entre eux ne savaient pas ce qu'était un document unique d'évaluation des risques. Ce sont des chiffres impressionnants. Plus de neuf salariés sur dix ne savent pas des choses élémentaires concernant leur propre sécurité.
La revendication que nous portons rejoint la problématique rencontrée sur les chantiers du bâtiment. Nous souhaitons que la sous-traitance ne puisse dépasser un certain niveau. Il peut arriver que des services après-vente de machines aient besoin d'accéder aux machines vendues. Il y a des cas dans lesquels on peut comprendre que l'entreprise donneuse d'ordres ne dispose pas des compétences en interne. Dans d'autres cas, lorsqu'il s'agit d'intervenir sur ses propres procédés de fabrication, cela ne se justifie aucunement. Je fais le parallèle avec la réglementation en matière d'amiante, où la sous-traitance n'est pas interdite, mais où la réglementation exige la stabilité de l'emploi. Le recours aux contrats à durée déterminée est interdit, de ce fait, pour les travaux de retrait d'amiante. Cette interdiction pourrait être étendue à une série d'emplois qui ne sont pas listés par le code du travail, mais qui se rapportent à l'activité de l'entreprise.
Comme vous le savez, dès qu'une entreprise extérieure intervient dans les locaux de l'entreprise dite « utilisatrice », elle doit établir un plan de prévention écrit. C'est notre clé d'entrée, car nous ne sommes pas toujours là lorsque les sous-traitants interviennent. Vous avez parfois 100 ou 150 plans de prévention et protocoles de chargement et déchargement sur ces sites. Nous ne sommes pas efficaces lorsque nous faisons du contrôle sur pièce. Nous ne sommes pas là pour contrôler des documents, mais des situations de travail. La réglementation actuelle n'est pas satisfaisante en l'espèce.
Vous semble-t-il possible que des défaillances aient eu lieu sur le site de Lubrizol Rouen en matière de protection contre l'incendie ?
Que pensez-vous du principe consistant à disposer d'un établissement public chargé de contrôler les entreprises sous-traitantes, lesquelles seraient soumises à un certain nombre d'exigences, notamment en matière de sécurité ?
Les failles qu'il y a eu chez Lubrizol ont été nombreuses. Elles ne se limitent pas à la détection incendie. Elles ont également concerné les bassins de rétention. Les sprinklers se sont mis en marche trop tôt, en conséquence de quoi il n'y avait plus assez d'eau. Je ne sais pas s'il y a eu des mises en demeure. Ces éléments auraient dû donner lieu à des mises en demeure. Je suis sûr que nos collègues l'ont fait.
J'aimerais tout de même signaler que grâce au plan de prévention des risques technologiques (PPRT), le risque a été réduit à la source en supprimant les stockages de GPL du site. La situation serait bien plus grave si nos inspecteurs effectuaient des contrôles tous les jours.
Nous ne sommes pas favorables à la création d'un établissement public selon les contours que vous évoquez. Il faut davantage d'indépendance et non de préfectoralisation de ces services. Si les restructurations n'y étaient pas constantes, la Dreal serait le bon endroit pour centraliser ces compétences. Il faudrait simplement solidifier l'organisation et non la transformer tous les jours.
Je voudrais souligner l'importance des PPRT et de la réduction des risques à la source. Ils permettent d'utiliser les meilleures technologies disponibles et de réduire les risques. Les mesures d'expropriation et d'évitement s'avèrent plus compliquées à mettre en oeuvre, car on ne trouve pas toujours le financement requis.
En ce qui concerne la sous-traitance, le risque de création d'un établissement dédié serait la déresponsabilisation des exploitants Seveso, qui doivent rester maîtres de l'intervention de personnes étrangères à l'installation au sein de celle-ci. Ce ne serait donc pas une bonne solution à nos yeux.
On se rend compte qu'il y a une difficulté d'information ou de formation des personnes intervenant en sous-traitance. Que pensez-vous de l'interdiction éventuelle de la sous-traitance dans les établissements classés Seveso « seuil haut », tout du moins pour les missions pérennes ? Je parle des tâches rendues nécessaires par le métier même de l'entreprise. Pourquoi, dès lors, sous-traiter ces activités plutôt que de les gérer en interne ? Du coup, les agents qui interviendraient dans le cadre de ces missions auraient le même degré d'information.
La question que vous posez, celle de la réinternalisation, est liée à la tendance générale consistant, depuis un certain temps, à externaliser ce qu'on estime ne pas relever du coeur de métier de l'entreprise. Cela concerne parfois le ménage ou le nettoyage - même si, dans des entreprises Seveso, on peut s'interroger sur ce qu'impliquent précisément le ménage et le nettoyage.
Il y a aussi des activités de maintenance préventive ou de maintenance corrective de premier niveau qui sont internalisées. Souvent, d'autres activités de maintenance sont externalisées. Je pense qu'une des raisons du choix de la sous-traitance est l'externalisation du risque. Quant au coût, je ne suis pas certaine qu'il soit toujours moins élevé. Je ne saurais me prononcer davantage, faute d'éléments clairs à ce sujet. Un des enjeux est en tout cas l'externalisation du risque, notamment le risque d'accident. Nous sommes favorables à l'interdiction de la sous-traitance dans les entreprises Seveso « seuil haut » pour ce que vous appelez les activités pérennes.
Nous voyons un intérêt à cette sous-traitance, y compris pour les activités pérennes. Il vaut mieux un sous-traitant très compétent pour réaliser une opération précise...
Peut-être faut-il renforcer les contrôles de la compétence des personnes intervenant ?
Lorsque nous procédons à une inspection ICPE, nous contrôlons l'intervention des sous-traitants au regard des risques. Peut-être l'intervention des sous-traitants pourrait-elle être davantage réglementée. Cette réglementation est plus forte au sein des installations nucléaires. Nous pourrions nous inspirer de cette réglementation.
Je n'ai pas compris votre réponse concernant l'externalisation du risque.
La sous-traitance fait naître un risque lié à l'interférence des activités et un risque lié à l'intervention intrinsèque de l'entreprise. Si un salarié de l'entreprise sous-traitante a un accident, soit cet accident résulte d'une interférence entre les activités, c'est-à-dire du fait même de son intervention au sein des locaux de l'entreprise utilisatrice, soit il résulte d'un manquement de son employeur vis-à-vis d'une obligation s'agissant de ses conditions d'intervention stricto sensu. Dans ce second cas, la responsabilité du donneur d'ordres n'est pas engagée.
Pensez-vous qu'il y a lieu, suite à cet accident, de modifier la réglementation Seveso en matière de prévention des risques ? Faut-il faire varier ces normes ?
Vous avez indiqué que dans les grandes régions nées de la recomposition des frontières administratives des territoires, vous aviez de grands services. Ne vaut-il pas mieux disposer d'inspecteurs locaux qui connaissent le tissu local et savent en quelles entreprises ils peuvent avoir confiance afin de focaliser leurs contrôles sur des entreprises pour lesquelles ils ont davantage de doutes ?
Nous défendons le principe d'une chaîne de l'inspection. Un concours de circonstances s'est produit à Rouen. Il se trouve que tous les inspecteurs étaient là. Le service Risques se trouve à Rouen alors qu'il aurait pu se trouver à Caen. La chaîne de l'inspection a été appuyée par le niveau régional, puis par la DGPR au niveau national. Des collègues d'Ile-de-France sont venus en renfort. La particularité locale doit être prise en compte, mais appuyée par une chaîne de l'inspection qui aurait davantage d'indépendance. Cela nous semble primordial.
La réglementation Seveso est une réglementation européenne. Il existe beaucoup d'outils dans la réglementation. Il faut se poser des questions, en revanche, quant à la communication en temps de crise et à l'information du public notamment. Les sirènes ont sonné longtemps après. C'est un vrai débat.
La proximité est en effet importante. C'est la raison pour laquelle la fusion des UD ne va pas dans le bon sens à nos yeux. La moitié du service Risques se trouve à Caen, l'autre moitié à Rouen. Effectivement, un concours de circonstances s'est produit car une seule personne est d'astreinte pour la grande région Normandie. Elle aurait pu se trouver à Caen. Cette personne a une fonction d'aiguillage. Nous avons eu de la chance que les agents se soient réveillés à 3 heures du matin. Sans doute dorment-ils avec leur téléphone. Rien ne les obligeait à intervenir, car ils n'étaient pas d'astreinte. On peut se demander ce qui se serait produit s'ils ne s'étaient pas réveillés.
Je crois également qu'il y a beaucoup de choses dans la réglementation Seveso. J'ai indiqué ce qui pouvait être amélioré. Il faut notamment qu'il y ait plus d'exercices avec les entreprises et avec les populations. Il serait bien aussi qu'aient lieu des réunions annuelles publiques où serait fait un bilan de toutes les mises en demeure. Cela éviterait de passer outre certaines défaillances graves en matière de sécurité.
Madame, messieurs, je vous remercie.
Je vous demande de bien vouloir nous adresser par écrit les réponses au questionnaire que nous vous avons fait parvenir. Ces questions ne sont pas exhaustives et nous vous invitons à nous communiquer toutes informations complémentaires que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance, en particulier des propositions éventuelles.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mes chers collègues, nous terminons notre programme d'auditions de la journée en accueillant les représentants des syndicats de salariés de l'industrie chimique. Les salariés sont évidemment en toute première ligne quand se produit un accident comme celui de l'usine Lubrizol de Rouen, le 26 septembre dernier, qui a conduit le Sénat à créer notre commission d'enquête. Nous nous sommes rendus à Rouen et nous avons été très marqués par les entretiens que nous avons pu conduire sur place. Je tiens d'ailleurs à saluer le dévouement de ceux d'entre eux qui étaient présents cette nuit-là. Nous savons tous combien ils ont fait preuve de courage pour faire en sorte que l'incendie n'entraîne pas d'effet domino, avec des conséquences plus dramatiques.
Cet accident pose évidemment la question des conditions de travail dans les entreprises telles que Lubrizol. Nos premières auditions ont également mis en lumière le rôle de la sous-traitance et les conséquences qui en résultent pour la sécurité des installations, en raison, souvent semble-t-il, d'un manque de formation.
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Claude Garret, Gérald Le Corre, Bruno Durand, Pascal Tailleux, Francis Malandain, Emmanuel Fontaine, Mme Corinne Adam, MM. Francis Orosc, Bertrand Brulin et Xavier Boiston prêtent serment.
Je rappelle d'abord que nous avons une longue expérience des accidents industriels et surtout qu'on ne peut pas aborder la question du risque industriel sans d'abord évoquer le risque pour la santé des travailleurs de ces établissements.
Nous disposons d'un code du travail extrêmement complet sur ce point qui comporte des principes généraux de prévention visant à supprimer les risques à la source et à les évaluer mais je précise également, et cela est moins connu, que notre législation du travail prévoit toutes les règles nécessaires sur la prévention des incendies, le stockage des produits dangereux, l'organisation des secours, le risque d'explosion, le risque chimique, la solidité des bâtiments, le risque d'explosion, la sous-traitance et la formation. Il y a eu tout un débat sur le fait de savoir si Normandie Logistique aurait dû être classée ou non mais, à la limite, peu importe : à partir du moment où une entreprise a ne serait-ce qu'un seul salarié et un litre de produit chimique toutes les règles sur le stockage et l'incendie auraient dû être appliquées.
Si le code du travail était totalement appliqué, le code de l'environnement, dans ses dispositifs sur les entreprises Seveso ou classées, jouerait un rôle de « deuxième ceinture de sécurité » pour éviter la contagion des risques aux entreprises à proximité et aux riverains.
Cette remarque est importante car on constate, en Seine-Maritime, une extension de la sous-traitance sans que soient organisées des inspections préalables communes, sans disposer d'analyses de risques complètes sur les risques d'explosion. En outre, la formation des travailleurs extérieurs au site Seveso - prévue par la loi dite Bachelot - est remplacée par une simple information et la certification Mase (en référence au manuel d'amélioration sécurité des entreprises), n'est pas respectée. Je précise que tous les sous-traitants sont certifiés Mase, comme l'a indiqué le président de Lubrizol, dans une interview, mais il s'agit là d'une certification qui ne remplace en aucun cas les obligations réglementaires de formation au risque incendie, au risque d'explosion et à la connaissance des plans de prévention. On constate aussi une sous déclaration des accidents et des incidents et le non déclenchement de plans d'opération internes (POI), en particulier dans des entreprises du secteur de la pétrochimie. Surtout, les procédures de sécurité existent mais sont incompatibles avec les normes de productivité. Je confirme donc les propos de Mme Corinne Lepage : les salariés cochent les cases des documents pour attester que des vérifications de sécurités ont été faites alors qu'ils n'ont pas pu les mener à bien faute de temps.
Du côté du patronat, les constats sont édifiants : selon un article de presse, les salariés ne sont pas suffisamment formés et 88 % des donneurs d'ordres constatent que la situation est insatisfaisante.
Nous avons adressé des courriers aux diverses autorités ministérielles et administrative. Seule la Direccte nous a répondu en indiquant que notre constat pouvait être partagé mais que l'administration ne dispose pas de moyens suffisants pour multiplier les contrôles.
On a évité des catastrophes, en 2015 et 2016, et, dans certains cas il y a eu des morts : on peut démontrer qu'ils sont liés à des défauts dans les plans de prévention. Les incidents se multiplient avec deux morts en 2018 et trois en 2019 pour la seule Seine-Maritime. Le rapport de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) confirme l'augmentation de 35 % du nombre d'incidents, avec la répétition d'accidents déjà survenus au sein d'une même entreprise.
En matière de droit pénal, je ne pense pas que la bonne question soit celle de la création d'un parquet spécialisé. La bonne solution est de relever les infractions au code du travail et au code de l'environnement avant l'accident. Les amendes de quelques milliers d'euros infligées à Lubrizol ou pour un accident mortel au Groupe Bolloré ne sont pas assez dissuasives. Il faut une tolérance zéro pour la délinquance patronale, comme cela est mis en place pour les accidents de la route.
Je précise que les entreprises sous-traitantes ont tout de même intérêt à se former sans quoi la sanction est immédiate : elles ne peuvent pas signer le contrat et perdent le marché. Pour autant, la situation ne peut pas être considérée comme satisfaisante car les enquêtes nous démontrent que les salariés des entreprises sous-traitantes n'ont pas nécessairement les formations adaptées. Cela renvoie à l'application du droit en vigueur. Mon collègue de la CGT a fait référence au code du travail et je citerai pour ma part les dispositions de la loi Bachelot : l'accident d'AZF a débouché sur des prescriptions qui n'ont pas, à ce jour, toutes été respectées, comme celles qui portent sur les PPRT. Les prérogatives de l'ex-CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) avaient été également renforcées en matière de sécurité industrielle ainsi que les moyens des représentants du personnel. Aujourd'hui le passage aux comités sociaux et économiques (CSE) soulève des interrogations, car les élus ont déjà plusieurs casquettes et vont devoir, au surplus, assumer des responsabilités en matière d'hygiène, de sécurité et de conditions de travail, avec, en parallèle une diminution des moyens des syndicats.
Par ailleurs, effectivement, 39 contrôles en six ans n'ont pas permis d'éviter l'accident. Il faut donc réinterroger la logique des contrôles. Une vraie question à se poser est celle des moyens dont dispose l'État pour effectuer ces contrôles. Les moyens de l'institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) diminuent également. Je crois qu'il faut dépasser le cadre de la réglementation actuelle et de son application : pourquoi ne pas confier un rôle de conseil à ces instances ?
Nous travaillons, à la CFDT, depuis l'accident d'AZF, sur la création d'un bureau d'enquête sur les accidents à l'image des pratiques suivies dans le domaine de l'aviation civile. Il existe, aux États-Unis et en Belgique, un bureau qui se consacre au risque technologique et développe des systèmes d'alerte pour les populations environnantes.
Dix-huit ans après l'accident d'AZF, on attend toujours la fin des procédures judiciaires alors qu'aux États-Unis on dispose des conclusions de l'enquête accident dans un délai de 24 mois. Cela permet de se servir des retours d'expérience et de les partager. On voit bien aujourd'hui, la limite des contrôles qui ne permettent pas un tel partage d'expérience. Nous travaillons également avec l'institut pour une culture du risque industriel (ICSI) et je vous invite à consulter ses travaux sur les enquêtes post-accident et sur la logique de contrôle.
Nous travaillons tous sur de sites parfois classés Seveso et l'activité dans le secteur de la chimie est parfois dangereuse. Le risque zéro n'existe pas et il n'est ni réaliste, ni à l'ordre du jour, de supprimer cette activité pour éliminer le risque. Cela dit, il faut prendre plus de précautions, en particulier dans l'organisation du travail.
S'agissant de la formation, il faut distinguer, sur les sites des installations classées, deux sortes de populations de travailleurs. D'une part, les salariés « en propre » de l'entreprise disposent d'un niveau de formation somme toute convenable avec, parmi eux, des sauveteurs secouristes du travail préparés à réagir en cas de sinistre et des sapeurs-pompiers auxiliaires. D'autre part, chaque jour, des salariés relevant de la sous-traitance interviennent sur nos sites à risque, et, ici, le problème est plus complexe : ce sont, bien entendu, des professionnels mais ils ne connaissent pas l'entreprise aussi bien que les salariés qui y travaillent en permanence. Le législateur a pris en compte cette situation, en particulier à travers la certification Mase mais il reste tout de même un certain nombre de « trous dans la raquette ». Je cite, par exemple, l'implication de ces travailleurs dans le plan de prévention des risques, la problématique de la sous-traitance en cascade et surtout la pression que fait subir le donneur d'ordres au sous-traitant et qui se répercute sur ses salariés : ceux-ci auront parfois tendance à négliger les questions de sécurité pour gagner du temps et préserver le marché. La première chose à faire serait donc d'interdire la sous-traitance sur les sites dangereux. Je rappelle qu'il existait autrefois des agents de prévention - comme les élus du CHSCT - présents sur les sites et dotés de beaucoup de prérogatives et donc de multiples tâches. Ils intervenaient régulièrement, et de manière à mon sens indispensable, sur le décalage - ou la dérive - entre les prescriptions et leur mise en oeuvre. Tout cela nécessite de revendiquer des effectifs suffisants dans l'entreprise.
En matière de protection des risques je souligne l'importance capitale de l'étude de danger qu'il convient d'élaborer avec soin ; ces études ne prennent pas toujours en compte les scénarios de manière suffisamment exhaustive, comme le met en lumière l'arrêté du 8 novembre pris à l'égard de Lubrizol, qui porte précisément sur l'insuffisance des scénarios envisagés.
Inévitablement se posera la question du déménagement des industries à la campagne mais nous y sommes opposés car cela ne résoudra rien, comme en témoignent un certain nombre de cas d'accidents.
Je me limiterai au cas de Lubrizol où nous nous sommes rencontrés et je vous remercie avant tout de votre visite à Rouen qui a été très appréciée par les salariés de Lubrizol. Ceux-ci ont démontré une bonne maitrise du sinistre, ce qui souligne que leur formation a été opérationnelle.
Les sous-traitants suivent également des formations mais n'ont pas la même culture d'un site Seveso que les salariés de l'entreprise. Il vaudrait donc mieux leur inculquer la réalité de ces sites.
Les représentants du personnel sont également formés mais on ne leur explique à aucun moment ce qu'est un site Seveso et quels points de vigilance en découlent. Ces représentants ne sont en outre pas assez intégrés au plan particulier d'intervention (PPI) et à la gestion de crise; nous gérons la situation avec les moyens du bord ; par conséquent, des protocoles et des supports devraient être mis au point.
Les PPRT se limitent trop au périmètre de l'entreprise alors qu'on a bien vu la nécessité de prendre en compte le panache de fumée et l'extension de la portée du sinistre puisque l'incendie du 26 septembre a concerné des milliers de personnes.
On a également constaté des difficultés de communication à l'égard des riverains qui n'ont pas toujours eu les informations utiles en temps et en heure : on ne peut que s'améliorer sur ce plan.
Merci aux pompiers pour leur intervention et je note que la collaboration de ceux-ci avec nos salariés a été excellente : pompiers et salariés avaient l'habitude de travailler et de faire des exercices ensemble. Les uns sans les autres n'auraient pas pu être aussi efficaces et il faut systématiser ces exercices communs. En revanche, je signale que les pompiers ne sont pas nécessairement bien équipés pour intervenir sur nos sites.
Je m'associe aux interventions précédentes, en particulier à propos de la sous-traitance, qui prend énormément d'ampleur dans le secteur de la chimie. Les entreprises sous-traitantes connaissent un roulement important de leurs salariés et donc ceux-ci n'ont pas assez d'expérience du site sur lequel ils opèrent et risquent d'être pris au dépourvu en cas d'incident faute de compréhension de la logique de sécurité mise en place sur un site de l'industrie chimique.
Dans certaines entreprises la sous-traitance représente 20 % des effectifs présents sur le site. Nous avons perdu avec le CHSCT un acteur important qui avait la capacité d'arrêter un chantier. L'État ne dispose pas de moyens suffisants pour réaliser de manière satisfaisante des contrôles. Il faudrait associer les salaries et, en particulier, leurs représentants à ces contrôles administratifs.
Je partage ce qui a été dit et j'insisterai sur la question de la sous-traitance. Il faut bien comprendre que les entreprises ont un coeur de métier et il en va de même pour les sous-traitants : le problème à résoudre est celui de la frontière entre les deux. Faut-il recourir à un spécialiste pour un travail bien spécifique ou faut-il recourir aux seuls salariés de l'industriel si une tâche nécessite un certain nombre de personnes pour la mener à bien ? Je précise que chez Lubrizol les sous-traitants sont obligatoirement accompagnés par un salarié de Lubrizol et les moyens ont, cette année, été augmentés pour cet accompagnement.
S'agissant de l'intervention de l'État, le nombre de contrôles réalisés chez Lubrizol est quasiment un record en France. Je souligne que Lubrizol va au-delà des exigences légales et réglementaires ; je crois à l'amélioration constante dans ce domaine et la volonté de l'entreprise est d'amplifier cette démarche environnementale. J'ajoute que nos assureurs nous demandent de mettre en place des protections incendie supplémentaires et des millions d'euros ont été investis pour satisfaire cette exigence.
S'agissant des scenarios POI, élaborés conjointement avec la DREAL, j'observe que le nôtre était particulièrement centré sur les activités de Lubrizol. On ne comprend pas aujourd'hui pourquoi l'incendie s'est déclaré à cet endroit précis et cela conduit à élargir les scénarios en prenant en compte les activités environnantes.
Il est enfin souhaitable que les élus du personnel soient présents lorsque que la DREAL vient inspecter le site pour s'informer et pouvoir proposer des améliorations qui n'ont pas été envisagées par l'entreprise ou la DREAL ; c'est aujourd'hui le cas lors des visites de l'inspection du travail et il faut s'inspirer de cette pratique.
Nous partageons ce point de vue. Si on prend en compte la suppression des CHSCT, la réduction des moyens dévolus aux services de contrôle de l'État comme l'inspection du travail ou les DREAL et les mesures de fusion des branches qui vont entrainer la disparition de dispositions conventionnelles spécifiques à certains secteurs d'activité, alors on peut craindre une multiplication des incidents.
Le remplacement des CHSCT par les CSE, « c'est du pipeau » car les moyens vont baisser et la mise en place des CSE sera conditionnée à la signature d'un accord d'entreprise. Par conséquent, les moins enclins à respecter la règlementation ne négocieront probablement rien. Compte tenu de la position prise par les organisations d'employeurs dans le secteur de la chimie, les conventions collectives vont rester vides aux trois quarts de leur substance.
Je rappelle qu'à l'époque d'AZF j'avais été auditionné sur la question de la sous-traitance. Si l'entreprise a besoin d'effectuer une soudure par an, il est incongru de lui interdire le recours à la sous-traitance ; en revanche l'externalisation permanente, pour abaisser les coûts et dans des conditions de formation et de protection d'un niveau moindre n'est pas acceptable dans les entreprises qui peuvent générer un risque élevé.
La certification Mase n'est pas nécessairement insuffisante, mais d'une part, elle ne s'impose qu'aux entreprises classées Seveso seuil haut et, d'autre part, le contrôle est quasi inexistant. Si on ajoute à cela le phénomène de sous-traitance en cascade, on ne peut pas s'en sortir sans danger accru.
Je souligne que les entreprises qui font beaucoup de prévention ne suivent comme indicateur que les accidents du travail qui entrainent un arrêt : c'est consternant. Ce suivi s'explique par l'existence de pénalités financières et il faut donc mettre en place des sanctions dissuasives pour faire appliquer les prescriptions de la DREAL.
En dehors du cas des sous-traitants, l'information des salariés de l'entreprise sur les risques et les comportements appropriés en cas d'accident vous paraît-elle suffisante à l'heure actuelle ?
S'agissant de la sous-traitance, vous nous alertez sur le risque d'un nouveau AZF, en vous basant principalement sur les contrôles réalisés par l'inspection du travail mais les syndicats de l'inspection nous ont indiqué qu'ils n'étaient pas en mesure d'évaluer la formation des sous-traitants : que faut-il faire pour remédier à cette lacune ?
En ce qui concerne le remplacement du CHSCT, pourquoi le nouveau dispositif ne vous convient-il pas : est-ce surtout une question de moyens ?
En matière de POI, les avis ne seront rendus que par les CSE. Ce sont donc maintenant des généralistes qui vont intervenir et non plus des personnes qui avaient la « fibre » santé et sécurité. La dilution des prérogatives de ces représentants va diminuer l'efficacité de leur rôle de prévention.
S'agissant de votre question très précise sur la formation, que je distingue bien de la simple information, une seule disposition du code du travail, qui porte sur l'amiante, prévoit une vérification des connaissances. Pour le reste, les textes ne sont pas assez précis et ne définissant pas de référentiel. En cas d'accident, on démontre souvent que le salarié n'a pas suivi de formation. Les propositions du rapport sur AZF, préalable à la loi Bachelot, étaient très complètes mais elles n'ont pas été suivies d'effet.
Nous constatons une extension de la sous-traitance avec des contrats de plus en plus courts. La sous-traitance est problématique car elles risquent de perdre le marché : les salariés craignent donc d'exercer leur droit de retrait.
Je suis toujours responsable CGT du groupe AZF. L'accident d'AZF a eu lieu dans un secteur sous-traité : les salariés qui sont morts ou ont été blessés avaient été formés pour leur travail mais ils n'étaient pas formés à la chimie : ils traitaient les produits comme s'il s'agissait de gravier or la manipulation des produits chimiques est très différente. À l'époque nous avons dit ce qui n'allait pas aux parlementaires et aux membres du Gouvernement qui sont venus sur le site d'AZF mais, 18 ans plus tard, les 90 propositions de la commission d'enquête AZF n'ont pas été appliquées et on continue d'avoir des morts dans nos usines industrielles et en dehors. Pour garantir la sécurité des populations, le seul moyen est de commencer par garantir la sécurité des salariés dans les usines.
Merci pour vos contributions très complètes et vos nombreuses propositions.
Quelles missions pourraient être spécifiquement interdites à la sous-traitance ou très règlementées ?
Pouvez-vous citer des pays qui mettent en oeuvre de bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer ?
Dans le code du travail un certain nombre de postes à risque sont interdits aux contrats à durée déterminée (CDD) et aux intérimaires du donneur d'ordres mais l'interdiction ne s'applique pas aux salariés d'entreprises extérieures. Je vous invite donc à interroger le ministère du travail sur ce point et à vous rapprocher des instances de contrôle pour qu'ils témoignent de ces pratiques.
Pour des activités de nettoyage de bureau, la sous-traitance peut se justifier mais quand on sous-traite des activités au coeur de l'industrie chimique nettoyage industriel, travaux de maintenance cela entraine une perte de connaissance de l'entreprise. Les raisons du recours à la sous-traitance ne sont pas seulement financières : on externalise surtout les risques et les chiffres de la sinistralité révèlent que les morts concernent surtout les salariés des sous-traitants. Dans un tel cas, le donneur d'ordres n'échappe peut-être pas à sa responsabilité pénale mais ne subit pas de conséquences en termes de cotisations de sécurité sociale. Le pénal intervient non seulement après les accidents mortels mais encore avec un délai de 15 ou 20 ans. Votre commission pourrait interroger la Justice sur sa politique générale : celle-ci consiste à donner pour consigne au parquet de ne pas poursuivre les entreprises dès lors qu'il n'y a pas de victime identifiée. C'est le contraire en matière de délinquance routière ou les comportements fautifs sont sanctionnés même en l'absence de victimes d'accidents. On ne poursuit donc pas la délinquance en col blanc et, pourtant, pour nous, ce sont des délinquants comme les autres.
En matière de risque et de sous-traitance, il faut rappeler que tout est imbriqué : l'étude des risques, qui est largement entre les mains de l'industriel, est un préalable fondamental pour définir quelle tâche peut ou ne peut pas être confiée à la sous-traitance. Il faudrait donc mettre en place un organisme, en lien avec les salariés de l'entreprise mais indépendant de l'industriel, car celui-ci a une certaine latitude pour ne pas mettre en place des dispositifs qui coûtent cher mais dont il peut affirmer qu'ils ne protègeront que contre des risques dont la probabilité de survenance est très faible. C'est exactement ce qui s'est passé à AZF en 2001, avec un scénario qui n'avait pas été pris en compte et il se passe peut-être un peu la même chose pour l'accident de Lubrizol. Le zonage du PPRT devrait être la conséquence ultime de cette étude de danger. Ce n'est que sur la base de ces investigations qu'on pourrait distinguer les activités qui peuvent ou ne pas être confiées à la sous-traitance.
Parmi les expériences qui fonctionnent bien, je citerai celle qui a été mise en place par la Fédération internationale des dockers : quand un navire est non-conforme, une traçabilité est organisée avec des informations transmises entre les salariés de ports différents. Tout ceci amène à soulever le problème de la transparence : l'administration a aujourd'hui des réticences à transmettre aux représentants des salariés copie des courriers adressés à l'entreprise par l'inspection du travail ou les DREAL. Il faudrait aller plus loin en se demandant s'ils ne devraient pas pouvoir prendre connaissance de ces courriers, qui figureraient, par exemple, sur le site internet de la préfecture.
J'insiste sur le fait que les salariés sous-traitants sont beaucoup plus sous pression que les salariés du donneur d'ordres. Lorsqu'un sous-traitant est présent en permanence, on ne devrait pas recourir à la sous-traitance car c'est forcément pour des raisons économiques.
L'accident d'AZF comme celui de Lubrizol se sont déroulés sur des espaces de stockage et cela démontre que les contrôles de la DREAL ne doivent pas être autant centrés sur les lieux de production.
La création d'un bureau d'enquête accident permettrait des retours d'expérience rapide ; la justice identifie les coupables et fixe les indemnisations beaucoup plus tard, mais ce sont deux calendriers différents.
En Belgique, je signale que les personnes qui se trouvent à proximité d'une zone où un accident a eu lieu et qui disposent d'un téléphone portable sont averties par message, y compris les touristes ou les personnes de passage.
Cela illustre le fait que nos sirènes, qui datent des années 1930, sont totalement dépassées ; il faut utiliser les moyens technologiques modernes, ce qui amène également à réfléchir au déploiement du numérique dans notre industrie. Nous pensons que les sécurités technologiques sont indispensables mais qu'en dernier ressort, la présence humaine est la meilleure garantie.
Aux États-Unis les conclusions du Chemical Safety Board qui est l'agence fédérale indépendante américaine responsable des investigations des accidents industriels dans le secteur de la chimie, ont été rendues en 24 mois et ses recommandations appellent de façon quasi -automatique des modifications normatives.
Présidence de M. Jean-Claude TISSOT, vice-président
Merci pour vos réponses très riches.
Je voudrais approfondir la question du stockage et revenir sur les propos de Mme Corinne Lepage qui nous a indiqué que le dimensionnement du stockage est prévu dans le PPRT mais que, par la suite, des moyens d'augmenter cette capacité de stockage sont recherchés et mis en oeuvre sur le terrain. Est-ce une tendance générale ?
Nous avons également pointé un certain nombre d'insuffisances du PPRT de Lubrizol : de quels moyens disposent les organisations de salariés pour l'améliorer ?
Je suis frappée par les différences de culture du risque d'un territoire à l'autre : faites-vous le même constat et comment l'expliquer ?
Une question ponctuelle : depuis quand les organisations syndicales sont-elles implantées chez Lubrizol ?
Enfin, Mme Delphine Batho nous a indiqué que des préconisations d'un rapport d'inspection n'avaient pas été prises en compte et il en va de même pour certaines propositions formulées dans nos rapports parlementaires : quel est le poids de la puissance publique face aux grands industriels ?
S'agissant du stockage, nous avons constaté, en particulier dans la Seine-Maritime, la montée de l'utilisation du stockage « tampon », par exemple dans des wagons citernes qui restent sur les voies ferroviaires pendant deux ou trois mois. On sous-traite également le stockage à des entreprises voisines qui peuvent difficilement refuser compte tenu de la puissance économique du donneur d'ordres.
En ce qui concerne les PPRT il est inconcevable que coexistent trois PPRT à Rouen. Les cercles de danger ont été artificiellement réduits sans quoi il aurait fallu consentir d'importants travaux de confinement. Il en faudrait un seul sur l'ensemble de la zone de Rouen.
S'agissant de l'accident de Lubrizol intervenu en 2013, je note que Mme Dephine Batho en tant que ministre avait tenu un peu le même discours que le Gouvernement aujourd'hui. Ce qui était en cause en 2013, c'était une règle de base du code du travail sur la consignation électrique. On a voulu faire porter le chapeau à un salarié de Lubrizol mais c'était faux : des règles de base sont négligées dans l'industrie et on en revient donc à la question centrale qui est celle du respect du code du travail.
Je signale que des rapports d'expertise portant sur plusieurs entreprises vont être publiés et pourront contribuer au besoin d'expertise indépendante. Nous avons envoyé, le 4 octobre dernier, des courriers à six ministres et au préfet, en proposant un grand débat à Rouen avec tous les experts du Gouvernement et, face à eux, les experts de la société civile ou des syndicats pour pouvoir discuter pendant plusieurs heures des risques ainsi que des mesures à prendre pour les réduire.
Je termine sur les « effets cocktail » : on nous dit qu'il n'y en a pas mais pourtant - je résume - chacun sait que si une personne, à la fois boit de l'alcool, mange trop gras et fume, l'effet combiné de ces substances est catastrophique.
Nous remercions bien entendu les pompiers qui sont venus de toutes parts. Ce qui me parait incroyable, c'est que, dans d'autres régions de France des salariés sont obligés de se mettre en grève car on veut supprimer des pompiers dans leurs entreprises : on marche sur la tête.
Je reviens sur la question du PPRT qui est un document extrêmement technique ; les organisations syndicales y sont associées ainsi que la population environnante, c'est-à-dire les premiers concernés. Je trouve intéressant de bien examiner l'arrêté, pris par la précédente préfète, qui avait autorisé un doublement des capacités de stockage : ce texte comporte dans ses considérants l'indication que cela ne modifie en rien le PPRT. Cela me parait assez incroyable.
Les sirènes sont un peu vieillottes mais à mon sens, elles peuvent encore être utiles à condition non seulement d'informer les populations environnantes mais aussi de les former, comme par exemple au Japon où des exercices sont organisés pour faire face à un tremblement de terre. Il faut expliquer concrètement à la population ce qu'est une évacuation ou un confinement - mettre du scotch aux fenêtres, avoir un téléphone et se brancher sur la station locale de France Bleu.
En matière de stockage des produits, les industries chimiques recourent de plus en plus aux solutions extérieures qui ont été mentionnées : c'est tout simplement une logique de sous-traitance, avec des entreprises du secteur de la chimie qui n'ont plus de services logistiques internes pour assurer l'expédition des matières premières.
Dans l'industrie chimique, 4 à 6 % de la masse salariale sont consacrés à la formation et la moitié de cette somme est allouée à des stages portant sur la sécurité organique. Les sous-traitants, qui sont en concurrence pour obtenir des contrats avec le donneur d'ordres ne consacrent évidemment pas les mêmes pourcentages de masse salariale à pour apprendre aux salariés à manipuler des produits chimiques : pour un opérateur quelconque, il n'y a pas de grande différence entre un bidon d'acide et un bidon de farine, et pourtant le risque est très différent.
La problématique du stockage n'est pas suffisamment prise en compte dans les PPRT, car les zones de stockage, dans l'inconscient collectif, sont considérées comme des zones inertes.
Les salariés ont, en réalité, très peu de moyens de participer au PPRT. Or c'est au moment où ce plan fait l'objet d'une négociation entre l'État et l'industriel que les salariés peuvent apporter une véritable plus-value car ils ont une bonne connaissance du site tout en faisant partie de la communauté à protéger.
S'agissant de la disparité entre les territoires en matière de culture de risque, je me suis aperçu, en tant qu'adjoint au maire dans une commune qui se situe tout au bout du périmètre d'un PPRT, que le document d'information communal sur les risques majeurs (DICRIM), n'était pas connu par mes concitoyens et que nous ne disposions pas de plan communal de sauvegarde. J'ai donc distribué les documents utiles en les joignant au livret d'accueil offert à chaque nouvel habitant mais je doute qu'ils s'en souviennent au bout de plusieurs années si ce n'est un « post it » sur le réfrigérateur.
Les organisations syndicales sont présentes chez Lubrizol depuis décembre 2018, avec la mise en place d'un CSE.
En ce qui concerne les préconisations, j'ai observé que les pompiers en intervention disposaient d'instruments de mesure de toxicité de l'air et qu'un protocole de suivi sanitaire - avec prises de sang - avait été immédiatement mis en place. Pour la santé des salariés, dont nous avons trop peu parlé, il faudrait mettre en place des dispositifs de suivi avec la même rapidité, dès la journée de l'accident, alors que nous n'en avons bénéficié qu'avec un délai d'une semaine.
Je travaille sur le site de Lubrizol à proximité du Havre et je signale qu'à proximité, dans la commune de Gonfreville-l'Orcher les habitants ont été équipés, de manière transparente et sans frais, de boîtiers - associés à un guide de survie - qui signalent les incidents. Cela mériterait d'être généralisé.
Les stockages de déchets cachés soulèvent des difficultés mais quand on les signale, on a du mal à se faire entendre par la DREAL ou alors les mises en demeure sont insuffisamment suivies d'effet.
Les représentants des personnels ne sont pas assez entendus dans l'élaboration des PPRT ; ils ont pourtant bien des choses à dire car ce sont les premiers à souhaiter protéger leur santé et leurs remarques peuvent bien évidemment augmenter la sécurité des populations environnantes.
Je rebondis sur l'accident de Lubrizol en 2013 imputable à la consignation électrique : on a mis en cause un salarié sans remonter aux causes profondes de l'organisation du travail.
Nous préférons parler de « culture de la sécurité » plutôt que de culture du risque car le premier terme est plus parlant pour la population. Les salariés des entreprises sont les premiers exposés aux accidents et sont les premières sentinelles de l'accident.
En ce qui concerne les consignes à tenir en cas d'accident : ma fille qui poursuit ses études en internat m'a indiqué que, faute de scotch à appliquer aux fenêtres, elle n'était pas en mesure d'appliquer la prescription de confinement.
Pour avoir autrefois manipulé des appareils radio dans l'industrie aéronautique, qui créent des émissions radioactives, j'avais à ma disposition un dosimètre et on mesurait les doses auxquelles j'avais été exposé : de tels dispositif sont trop rarement mis en place et pourtant des moyens existent pour améliorer la « culture sécurité ».
J'attire votre attention sur une réforme en préparation : les dispositions du code du travail sont aujourd'hui d'ordre public mais nous sommes inquiets de réflexions tendant à inverser cette logique.
Merci à vous pour ces réponses et pour votre présence aujourd'hui. N'hésitez pas à nous communiquer tout document que vous estimeriez de nature à éclairer nos travaux.
La réunion est close à 18 h 55.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.