Merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser tout complément d'information qui pourrait nous être utile, notamment sur le dernier point : que faut-il pour disposer d'une information incontestable et incontestée ?
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 5.
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Madame la Ministre, notre commission d'enquête a souhaité entendre les différents ministres concernés par la catastrophe de l'usine Lubrizol de Rouen au début de ses travaux, car leurs déclarations, ainsi que celle du Premier ministre, qui n'ont pas toujours paru très cohérentes les unes par rapport aux autres, ont quelque peu semé le trouble dans les esprits.
Le Premier ministre a estimé, je le cite, que « les odeurs étaient gênantes, mais pas nocives ». Vous-même, quelques jours plus tard, avez déclaré que vous ne saviez pas ce que donnent ces produits mélangés quand ils brûlent. Vous avez également dit que la ville était polluée, alors que la ministre de la transition écologique et solidaire expliquait qu'il n'y avait pas de polluants anormaux dans les prélèvements effectués. Bref, tout cela a suscité un certain trouble dans l'esprit de nos concitoyens.
Si nous avons souhaité vous recevoir la première, c'est parce que les inquiétudes concernent principalement l'impact sanitaire de cette catastrophe. On est ici devant un type d'accident que l'on n'avait pas encore connu en France. À la différence de la catastrophe d'AZF, il n'y a pas eu de morts, de blessés ou de destructions, mais tout le monde s'interroge sur le fait de savoir si, à moyen ou à long terme, on sera confronté à des conséquences sanitaires, et sur quelles zones. Nous aimerions donc savoir ce que l'on peut réellement en dire aujourd'hui.
Nous avons auditionné la semaine dernière Mme Thébaud-Mony, spécialiste santé et environnement, qui indiquait que, selon elle, des substances cancérigènes étaient présentes sur le site, et qu'on pouvait par là même s'attendre à un certain nombre de pathologies à terme. Que pensez-vous de ces affirmations, qui ne sont pas anodines ?
Certains articles de presse évoquent la trace de produits toxiques dans le lait maternel. Nous voudrions savoir ce qu'il en est et si des éléments n'ont pas encore été divulgués : à ce stade, il n'est pas normal que l'on ne sache pas tout. Des études de sol sont, je crois, en cours, ainsi que différents examens et analyses. Quand et comment ces questions trouveront-elles des réponses ?
La semaine dernière, nous avons également auditionné les représentants de Santé publique France, qui nous ont annoncé une enquête de santé à compter mars 2020. Pourquoi si tard ? Celle-ci sera-t-elle suffisante pour lever toutes les inquiétudes ?
En corollaire, nous aimerions savoir pourquoi l'État a, jusqu'à présent, refusé de faire appel à des experts indépendants, comme on nous l'a indiqué.
Enfin, nous nous interrogeons sur la stratégie de l'État, qui semble surtout s'efforcer de rassurer et non d'informer. Nous avons entendu ce matin Delphine Batho, qui rappelait qu'à la suite de l'accident de 2013 concernant Lubrizol, un rapport d'Inspection préconisait de cibler la communication sur le factuel et le clinique, d'informer et non de chercher à rassurer à tout prix - ce qui, paradoxalement, semble aujourd'hui augmenter l'anxiété.
Je me dois, conformément à la procédure applicable, de vous rappeler que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous demande de bien vouloir prêter serment.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.
Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, l'incendie de l'usine Lubrizol, survenu dans la nuit du jeudi 26 septembre, a suscité une profonde inquiétude dans l'ensemble de la population rouennaise et, plus largement, chez nos concitoyens concernés par les conséquences du panache de fumée. De nombreuses interrogations légitimes sur les effets sur la santé de cet accident industriel grave ont circulé.
Je souhaite vous expliquer de manière détaillée les actions qui ont été engagées par mon ministère. J'aborderai d'abord les mesures de gestion de crise dès l'origine de l'accident, la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire, le contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine et, enfin, l'impact à moyen et long terme pour les populations.
Tout d'abord, concernant les mesures de gestion de crise et la diffusion des premières recommandations sanitaires, je tiens à vous indiquer que l'ensemble de mes services, c'est-à-dire le Centre opérationnel du ministère de la santé, l'Agence régionale de santé (ARS) de Normandie, les agences sanitaires nationales - Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et Santé publique France - l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) ont été mobilisés dès la nuit de l'incendie pour appuyer les services de la préfecture de région dans la gestion de cette crise.
Les priorités ont porté sur la prise en charge d'éventuelles victimes, ainsi que sur l'évaluation des effets sanitaires immédiats du panache de fumée, compte tenu de la présence de très nombreux produits toxiques stockés en masse sur le site.
Les recherches de toxiques dans l'air, réalisées en urgence par les pompiers du SDIS 76, ont permis de rassurer les services de santé et la population concernant les risques sanitaires immédiats. En effet, la présence de substances toxiques dans le panache à des concentrations qui pourraient induire un risque sanitaire aigu majeur n'a pas été détectée.
Toutefois, pour prévenir l'impact de ces fumées pour des populations sous le panache, notamment les personnes les plus fragiles, et assurer une prise en charge adaptée, mes services ont, dès le matin du 26 septembre, recensé en Normandie et dans les régions limitrophes les capacités d'hospitalisation en réanimation en cas de détresse respiratoire. Les capacités de renforcement du SAMU de Seine-Maritime en équipe médicale et en matériel ont également été identifiées en urgence. Ces dispositions n'ont heureusement pas eu à être mises en oeuvre, car il n'y a pas eu de victimes.
Les indicateurs d'activité remontés par le SAMU et les établissements de santé du secteur, les SAU, ont également été surveillés attentivement. Ces informations ont permis de constater l'absence de cas graves en lien avec l'incendie et un recours modéré auprès des services d'urgence hospitaliers. Cinquante-et-un passages aux urgences sans critère de gravité et en lien avec cet événement ont été enregistrés le 26 septembre.
Mes services se sont, dès les premières heures, attachés à définir les recommandations sanitaires permettant de limiter l'exposition des populations aux particules émises par l'incendie, puis aux retombées. Nous avons immédiatement donné des conseils à la population pour éviter les contacts avec les suies, notamment de nettoyer son environnement à l'humide en se protégeant, éviter toute consommation d'aliments souillés, notamment ceux des potagers.
De nouvelles recommandations plus spécifiques ont été diffusées par la suite par mes services : gestion des déchets verts, conduite à tenir pour les sports en extérieur, etc.
Je suis venue à Rouen, sur le site même de Lubrizol, dès le lendemain de l'incendie, pour soutenir les secours et les professionnels de santé, mieux comprendre la situation sanitaire, dire ce que nous savions à ce moment et ce que nous ne savions pas, et m'assurer en particulier de la mesure en temps réel de l'impact sanitaire immédiat.
Concernant la surveillance et le bilan de l'impact sanitaire immédiat, afin d'assurer une surveillance de la population dans les jours qui ont suivi l'incendie, j'ai saisi Santé publique France pour obtenir en urgence une synthèse concernant l'impact sanitaire observé.
L'analyse des données de surveillance épidémiologique a montré un impact sanitaire réel, mais modéré : 259 passages aux urgences, surtout les premiers jours, deux à cinq passages par jour dans les jours qui ont suivi. Il s'agissait essentiellement de pathologies asthmatiformes, de nausées, de vomissements ou de céphalées. Dix personnes ont été hospitalisées et sont sorties après un court séjour. Comme je l'indiquais, aucun cas grave n'a été rapporté durant la phase aiguë.
Le bilan sanitaire de la phase aiguë a été confirmé depuis par l'Anses. En effet, les cas rapportés par les différents centres antipoison n'ont pas présenté de caractère clinique de gravité qui pourrait constituer la signature d'une substance provoquant des risques sanitaires élevés à court terme.
La cellule d'appui psychologique a été mise en place à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population, et assurer le soutien et l'écoute des habitants. Elle a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours.
Troisièmement, s'agissant du contrôle de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine qui est, rappelons-le, une prérogative de mes services, une surveillance renforcée a été mise en oeuvre par l'ARS de Normandie, avec la réalisation d'analyses immédiatement après l'incendie, en complément des analyses régulières habituelles.
Il convient de rappeler que le risque immédiat de contamination des eaux de consommation en Seine-Maritime était limité, l'alimentation en eau de ce territoire étant assurée par des ressources souterraines ne provenant ni de la Seine ni d'autres rivières.
La surveillance renforcée a également été mise en place par les ARS dans les régions Hauts-de-France et Grand-Est concernées par le panache. Ces analyses, largement poursuivies depuis avec la définition d'un vaste plan de surveillance des captages pour un grand nombre de substances, ont permis de confirmer l'absence de contamination des ressources en eau destinées à la consommation humaine. L'eau du robinet a donc pu continuer à être consommée sans inquiétude et mes services, en lien avec les préfectures concernées, ont communiqué en ce sens auprès des populations.
Mon ministère a suivi avec attention les résultats des analyses réalisées par les différents services de l'État pour caractériser la contamination dans les autres milieux, notamment pour plusieurs substances préoccupantes - je pense à l'amiante, aux dioxines, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques, et au plomb - pour adapter, le cas échéant, des recommandations sanitaires diffusées aux populations.
En fait, cela n'a pas été nécessaire car l'ensemble des résultats d'analyses transmis à ce jour n'a pas mis en évidence de résultats non conformes aux valeurs seuils.
J'en viens maintenant à un point crucial d'inquiétude légitime des populations touchées, l'impact à moyen et long terme pour leur santé et celle de leurs enfants. Nous ne pourrons pleinement rassurer les habitants de ces territoires que dans le cadre d'une démarche rigoureuse d'évaluation quantitative des risques sanitaires et de surveillance épidémiologique adaptée des populations.
Le 2 octobre, nous avons ainsi saisi l'Ineris et l'Anses pour procéder à l'évaluation précise des conséquences de l'incendie à moyen et long terme sur l'environnement et sur la santé. Ce travail rigoureux et complexe est fondamental. Il se structure autour de trois étapes principales.
Première étape : identifier les contaminants susceptibles de s'être formés à l'occasion de l'incendie et qui représenteraient un enjeu sanitaire. Les agences ont répondu sur ce point le 9 octobre, ce qui a permis de lever les mesures de gestion mises en place à titre préventif - je pense notamment au séquestre du lait.
Deuxième étape : mener une campagne ciblée de prélèvements, notamment dans les sols et dans les végétaux, pour rechercher des contaminants dans ces milieux. C'est ce qu'on appelle la surveillance de pollution environnementale. Celle-ci est en cours d'élaboration depuis l'arrêté préfectoral du 14 octobre dernier, et les résultats sont attendus pour le 15 janvier.
Troisième étape : réaliser, sur la base de l'ensemble des résultats disponibles, après que tous les prélèvements ont été réalisés, une étude quantitative des risques sanitaires. Il s'agit d'une analyse de l'impact sanitaire potentiel, principalement pour une exposition chronique.
Un projet d'arrêté préfectoral, prochainement soumis à validation du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), prescrit la réalisation de l'évaluation quantitative des risques sanitaires par les deux exploitants, Lubrizol et Normandie logistique. Cette évaluation quantitative des risques sanitaires, dont les résultats sont attendus au premier trimestre 2020, sera expertisée par les agences sanitaires nationales.
En complément, j'ai saisi Santé publique France, le 8 octobre, afin de disposer d'un avis sur les actions de surveillance sanitaire à mettre en oeuvre pour assurer le suivi à long terme des effets de l'incendie sur la santé des populations. La méthodologie qui a été mise en oeuvre par cette agence vous a été expliquée, je pense, la semaine dernière par le professeur Geneviève Chêne, sa nouvelle directrice générale.
Pour conclure mon propos introductif, je souhaiterais vous livrer un premier retour d'expérience, qui répond partiellement à votre question, monsieur le président.
Vous pouvez le constater, je me suis engagée dès le premier jour pour comprendre et expliquer la situation avec rigueur, et en toute transparence. Je reste engagée pour tirer toutes les leçons de cette crise. Je pense qu'il convient de souligner le caractère singulier de cet accident industriel, qui a heureusement engendré peu de blessés, mais qui a impliqué un nombre très important de personnes, à la grande différence de l'accident d'AZF.
La gestion de crise liée à ce type d'événement est de facto intersectorielle. Elle implique plusieurs ministères et plusieurs services de l'État au niveau territorial.
Malgré cette complexité, on peut observer une action coordonnée et cohérente des services de l'État pour protéger les populations. À ce titre, je souligne la qualité et la diligence des expertises mobilisées dès les premières heures, notamment pour lever les incertitudes sur les fumées, puis sur les suies.
De même, l'engagement de tous les professionnels de santé est à chaque fois à la mesure des enjeux. Je voudrais remercier encore une fois tous les professionnels de santé du territoire qui ont répondu à la population.
Je tiens également à souligner le rôle important de mes services dans cette gestion de crise. À la demande du Premier ministre, et en appui à la cellule post-accident activée à la préfecture de Seine-Maritime, la Direction générale de la Santé (DGS) a accueilli et animé dès le 1er octobre et jusqu'au 18 octobre, une cellule nationale d'appui afin d'assurer un soutien aux autorités locales et à la cellule post-accident, et de coordonner les actions interministérielles, notamment la mobilisation des expertises.
Cependant, malgré toute cette mobilisation et notre volonté de faire toute la transparence, nous n'avons pas su répondre aux inquiétudes légitimes de la population, notamment concernant les risques sanitaires et environnementaux liés à d'éventuelles contaminations. Je pense qu'il conviendra de réfléchir collectivement à de nouveaux modes d'information et à de nouveaux modes de communication auprès de la population.
Plus largement, il nous faudra mener dans les prochains mois, une réflexion sur les modes de réponse au niveau national face à ce type de crise. Je pense que les conclusions de votre commission d'enquête vont largement y contribuer.
Je suis prête à répondre plus précisément à vos questions mais, d'ores et déjà, je tenais à vous faire l'historique des actions du ministère des solidarités et de la santé.
Merci madame la ministre. Vous avez effectivement répondu partiellement à mes questions. J'espère que vous aurez l'occasion d'y revenir à travers celles qui seront posées par les rapporteurs et par les membres de la commission d'enquête.
Je pense qu'il serait intéressant, à l'issue de cette audition, que vous puissiez nous nous faire remettre un tableau exhaustif mentionnant toutes les études, prélèvements, analyses réalisées et en cours d'élaboration en précisant leurs auteurs. Cela permettra d'apporter une réponse très précise à la question essentielle que j'ai posée : que sait-on aujourd'hui ? Qu'ignore-t-on ? Quand et comment le saura-t-on ? Un tel document serait très utile.
Vous n'avez pas répondu à l'affirmation très grave de Mme Thébaud-Mony selon laquelle il existait sur le site des produits cancérigènes. Réfutez-vous cette affirmation ? La confirmez-vous ou la considérez-vous comme prématurée ?
Le site de Lubrizol lui-même comporte énormément de produits toxiques. Je n'en ai pas la liste exhaustive, mais les hydrocarbures polycycliques sont, par exemple, des produits cancérigènes et leucémogènes connus.
Je parle, là, des produits stockés. Ma préoccupation a été de savoir si, en brûlant, les produits toxiques se trouvant dans le panache, l'air, l'eau, les suies, puis dans les sols et les végétaux, exposaient la population ou si, en brûlant, ils se transformaient en atomes de carbone et de suie standard. C'est ce que mes services se sont attachés à rechercher.
La réponse est non. C'est pourquoi nous avons petit à petit levé les incertitudes concernant l'air, les suies, le lait. En réalité, en brûlant, tous les produits toxiques retrouvés dans les analyses restaient en dessous du seuil admissible environnemental. Je ne dis pas que cela n'a rien dégagé mais, dans tous les cas, cela n'a pas atteint des seuils nécessitant des mises à l'abri ou des mesures complémentaires de protection des populations.
J'ai levé les incertitudes petit à petit quant à la présence de ces produits toxiques initiaux sur le site. À ce stade, tout reste en deçà des seuils environnementaux admissibles. J'ai été très prudente. J'en viens à la question que vous m'avez posée : pourquoi ai-je cherché à rassurer ? Je n'ai pas cherché à rassurer, j'ai dit que nous recherchions tel ou tel produit dans l'environnement. Tant que je n'avais pas la certitude qu'ils ne s'y trouvaient pas, je ne pouvais pas rassurer qui que ce soit, mais une fois qu'on est sûrs qu'ils n'y sont pas, on peut en informer les populations sur des bases scientifiques. C'est à ce stade que la population n'est pas toujours convaincue. Vous pouvez reprendre tous mes propos : je n'ai jamais été rassurante outre mesure, sauf lorsque j'ai eu un résultat. J'ai été très rigoureuse.
Enfin, le tableau exhaustif est disponible jour par jour. Nous allons vous le transmettre. Il a été établi pour les services du Premier ministre.
Madame la ministre, j'ai bien compris que vous aviez cherché avant tout à lever les incertitudes, ainsi que vous venez de le dire mais, il faut selon moi disposer pour ce faire de la liste des produits brûlés et en connaître la composition. Où en est-on de la publication in extenso de la liste des produits brûlés, ce qui passe bien évidemment par la levée du secret de fabrication ? Ce secret a-t-il été levé ? Peut-on avoir cette liste, ainsi que celle des molécules qui composent ces produits - PCB, dioxines, etc. -, qui ont pu potentiellement polluer les sols, ce qui contribuera à lever les incertitudes ?
Je laisserai Élisabeth Borne vous répondre à propos des produits présents sur le site. J'ai demandé à mes services de rechercher les produits cancérigènes - hydrocarbures polycycliques, dioxine, amiante. Avant même d'en avoir la liste exhaustive, nous savons ce qui est dangereux pour la population.
Nous avons croisé une méthode de raisonnement générale avec la liste fournie par Lubrizol à Élisabeth Borne et à ses services. L'Anses, Santé publique France et l'Ineris ont estimé ce que pouvait produire leur combustion et ont décidé de compléter ou non les prélèvements initiaux. C'est la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) qui détient cette liste. L'Ineris et l'Anses en ont été destinataires pour évaluer si nous avions bien tout appréhendé ou s'il convenait de rechercher d'autres produits. Cela fera partie de leurs travaux ultérieurs.
A-t-on la liste des molécules composant ces produits liés à la levée du secret industriel ?
Je pense que c'est la Dreal qui la détient. Un produit est composé de molécules. À partir du moment où on a la liste des produits, on a la liste des molécules. Je ne vois pas comment on peut faire la différence entre les deux. La DREAL a communiqué la liste aux agences sanitaires qui, sur la base de l'ensemble des produits stockés sur l'usine, doit nous dire s'il convient de compléter la recherche d'autres toxiques sur les prélèvements initiaux.
L'inventaire des actions que vous avez menées ressemble à un inventaire à la Prévert. Cependant, des experts - dont je ne fais pas partie - disent qu'ils peinent à identifier le cocktail de substances résultant de cette combustion, et affirment que plus de 3 000 molécules chimiques ont brûlé ensemble.
Ils disent aussi qu'il n'existe aucun modèle, aucune simulation numérique décrivant un tel mélange réactionnel, et qu'on pourrait, in fine, découvrir des composés inattendus. Vous l'avez dit, vous avez recherché les toxiques en priorité, mais le cocktail dégagé reste aujourd'hui encore mystérieux. Vous avez demandé à réaliser des prélèvements d'eau, à rechercher des particules de dioxine, de goudron, d'amiante. Des lingettes provenant de 52 endroits différents ont même été analysées. C'est ce qui a permis aux experts d'écarter a priori des risques aigus pour la santé, mais où en sont les examens médicaux et les bilans de santé des populations exposées aux substances dégagées ?
Vous n'êtes pas sans savoir que de nombreuses personnes se réunissent toutes les semaines devant le palais de justice de Rouen en scandant : « Notre passé sent Lubrizol, notre avenir sent le cancer ». L'État vient d'annoncer une enquête de santé en mars 2020. Est-ce fait pour rassurer ces populations ?
Oui, il existe un effet cocktail, et c'est bien la difficulté : personne n'a établi de modélisation à ce sujet. Aujourd'hui, l'Ineris et l'Anses tentent de définir quelles molécules issues de l'effet cocktail rechercher en plus de celles que nous avons recherchées initialement.
En France, il n'existe rien d'équivalent, et je ne sais si cela a été fait ailleurs. Ce travail est en cours. Des chimistes des agences sanitaires étudient la volatilité des composés, la façon dont ils brûlent. C'est sur la base de leur analyse des produits stockés et de l'effet cocktail potentiel qu'on recherchera éventuellement d'autres substances dans les prélèvements initiaux et sur les prélèvements effectués dans le sol et sur les plantes. Aujourd'hui, je l'ai dit, on n'y retrouve pas d'hydrocarbures polycycliques, de dioxine ou d'amiante.
Vous me demandez par ailleurs pour quelles raisons il n'existe pas d'examen de santé biologique. C'est le travail que doit mener Santé publique France qui doit, sur la base de la pollution environnementale, rechercher des atteintes du foie, etc. Cependant, pour savoir ce qu'il faut rechercher sur l'être l'humain, il faut savoir quel type de pollution est présent dans l'environnement. Aujourd'hui, nous n'avons pas retrouvé de polluants au-dessus des seuils de contamination habituelle de l'environnement. Nous ne pouvons donc diligenter une enquête sur l'être humain. Nous ne pouvons faire de prise de sang pour rechercher tel ou tel toxique, puisque nous ne savons pas quel toxique peut être présent dans l'environnement. Nous attendons que nos experts travaillent sur les effets cocktails et déterminent si des prélèvements complémentaires sont nécessaires.
Une fois que l'évaluation environnementale sera achevée, Santé publique France mettra en place, si cela s'avère nécessaire, un suivi épidémiologique de la population pour connaître le nombre de cas d'atteinte hépatique ou d'insuffisances médullaires.
Non. On est sur du long terme et sur des substances qui, si elles ont un effet, ont un effet d'accumulation. Il n'existe pas de produit cancérigène qui provoque un cancer en l'espace d'une semaine. C'est l'accumulation d'un produit dans le temps qui, éventuellement, expose, au bout de plusieurs années, à un risque de cancer. Ces enquêtes épidémiologiques vont se faire sur plusieurs mois, sur la base de la pollution environnementale.
À ce jour, nous n'avons que des résultats sous les seuils environnementaux pour tous les toxiques que nous avons recherchés. Nous ne savons donc pas quoi chercher dans la population. Faute de substances précises présentes dans l'environnement, nous n'avons pas de raisons de nous pencher plus particulièrement sur le coeur, le foie ou les reins.
Santé publique France lance en mars une enquête épidémiologique qui va prendre en compte le ressenti des personnes. Nous pensons qu'il existe dans la population rouennaise une forte inquiétude. C'est donc une enquête très générale destinée à savoir comment les personnes ressentent leur vie après l'événement et s'ils ont des symptômes particuliers. Il ne s'agit pas d'une enquête liée à la recherche d'un toxique particulier, puisque nous ne savons pas s'il y en a, au-delà de ceux que nous avons d'ores et déjà recherchés.
Vous répondez donc, à la demande d'une étude épidémiologique sur le long terme, comme cela a pu être fait, notamment aux États-Unis après les événements du 11 septembre, que l'on verra en fonction des résultats de l'enquête qui sera réalisée en mars 2020 ?
Non, on va croiser une approche populationnelle très générale avec une enquête basée sur des éléments scientifiques de contamination éventuelle de la population.
Je ne peux pas vous le dire aujourd'hui. Ce sont Santé publique France et l'Anses qui doivent me dire s'il y a lieu ou non de mener une enquête épidémiologique de long terme sur la santé, ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas en faire une sur le ressenti de la population.
Ce n'est pas que je souhaite attendre, mais on applique un raisonnement par étapes pour savoir si on retrouvait des toxiques. On n'a pas retrouvé les toxiques les plus cancérigènes ni les plus fréquents qu'on s'attend à découvrir sur un site pollué de type Seveso - hydrocarbures, dioxine, etc. On cherche donc à présent des éléments rares. Je ne sais s'ils existent dans l'environnement. Les analyses des agences sont en cours. Je ne dis pas qu'il est urgent d'attendre : j'attends des analyses concrètes des agences sanitaires pour décider de ce qu'il convient de faire.
C'est ce que les Normands traduisent par « P'têt ben qu'oui, p'têt ben qu'non » !
J'entends ce que vous dites, mais je ne comprends pas, et cela m'inquiète. Je le répète, il me semble que lorsqu'on dispose de la liste des produits brûlés et de leur composition intégrale, on pourrait rechercher des combinaisons de substances dangereuses.
Vous avez dit par ailleurs que la surveillance de la population est confiée à Santé publique France, que nous avons auditionnée. Nous comprenons bien sa mission mais regrettons la faiblesse de ses moyens. Ses représentants nous l'ont d'ailleurs dit : le suivi et la surveillance de la population sont une priorité après l'incendie de Lubrizol, mais leurs moyens sont extrêmement faibles, ce qui les oblige à négliger leurs autres travaux. Allez-vous leur donner des moyens supplémentaires pour réaliser la surveillance de la population ?
Vous avez raison, il y avait un certain nombre de molécules sur le site, mais elles se sont transformées en atomes de carbone lors de l'incendie, ce qui a produit des suies. Ce n'est pas parce que certaines molécules sont stockées qu'on les retrouve à dix kilomètres à partir du moment où elles ont brûlé. La combustion a dégradé les substances. Avec la chaleur, les atomes explosent et se retrouvent isolés. Ce n'est plus une molécule chimique, mais du carbone, avec de l'oxygène, de l'hydrogène, etc. Pour l'instant, nous ne trouvons aucune des molécules initiales dans nos analyses.
Nous avons demandé aux agences de vérifier si d'autres molécules auraient pu résister à la combustion et se retrouver dans l'environnement. En fait, on ne trouve sur le sol que du carbone, comparable à la suie d'une cheminée.
Quant à la surveillance des populations, elle est très étroitement effectuée par Santé publique France. Tous les registres sont en éveil - cancers, maladies rares. Ils couvrent tout le territoire national. La surveillance de la population rouennaise sera renforcée. Les hôpitaux et les professionnels de santé vont nous faire remonter, comme on le leur demande, les maladies particulières qu'ils observeraient dans leur patientèle. La surveillance de la population est également renforcée en termes de morbidité. Il pourrait même y avoir une enquête de biosurveillance, afin de vérifier si, par rapport à un toxique donné, il faut rechercher une maladie particulière mais, pour l'instant, nous n'avons pas de piste. Il faudrait qu'on sache quels produits sont réellement dans l'environnement. Nous ne trouvons rien d'anormal et on ne sait donc quoi rechercher.
Santé publique France est évidemment accompagnée dans sa montée en charge. Les registres existent. On ne va pas en créer de nouveaux.
Santé publique France a donc selon vous les moyens de faire son travail ?
Si les représentants de Santé publique France me disent qu'ils ont un surcroît de travail et nous font remonter une note de besoin, on l'étudiera. Pour le moment, ils n'ont pas fait mention d'un besoin particulier par rapport aux registres nationaux déjà existants. Il est hors de question qu'un manque de moyens empêche la surveillance du territoire. Je reste évidemment attentive à ce que les moyens attribués à Santé publique France lui permettent de couvrir sa charge.
Madame la ministre, disposez-vous des mêmes études pour les Hauts-de-France ? Le nuage est également passé au-dessus de ce territoire qui est le mien. Nous avons subi le blocage des cultures, du lait, et cela suscite des inquiétudes. Le lait a souvent été jeté dans les sols. Que va-t-il se passer ensuite ?
La parole du Gouvernement et des experts est aujourd'hui contredite par d'autres, qui se prétendent spécialistes. Il serait bon qu'on réfléchisse à adopter une position claire. Je pense que les chaînes d'information en continu ne contribuent pas à la transparence du débat. On entend des propos contradictoires jusque dans cette enceinte, d'où les questions que vous ont adressées les rapporteurs.
Enfin, vous avez appliqué le principe de précaution, mais si l'on ne découvre rien et que l'usine n'est pas reconnue responsable, est-ce l'État qui prendra en charge les indemnités des agriculteurs - je parle ici pour ma région ?
Je ne regrette pas d'avoir appliqué le principe de précaution, même s'il a pu être mal interprété par la population.
Qui va payer pour tout cela s'il n'y a pas eu de polluants - hormis le carbone de la suie - issu de l'incendie ? Je suis ministre de la santé : je ne peux donc répondre à cette interrogation.
Quant à la parole publique, c'est un sujet qui me préoccupe depuis des années, en tant que scientifique et en tant que médecin. J'ai eu à gérer l'accident de Fukushima en tant que présidente de l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN). J'ai évoqué le risque de radioactivité sur tous les plateaux de télévision et sur toutes les stations de radio. Je sais donc bien que la parole publique est sans arrêt questionnée.
Pour autant, dire que les agences sanitaires ne sont pas des experts indépendants me trouble. Les agences sanitaires ne sont pas aux ordres. Elles sont composées d'experts, de scientifiques. Rien n'obligera jamais un scientifique à dire quelque chose qu'il ne pense pas. Je ne vois pas qui, dans ces agences, aurait envie de mentir à la population. Faut-il ne plus avoir d'agences de l'État sous prétexte qu'elles ne seraient pas indépendantes ? Faut-il que chaque citoyen effectue ses recherches pour son propre compte ?
On assiste à un glissement du discours concernant la parole politique et la parole institutionnelle. Nos institutions sont de très grande qualité. L'Anses, Santé publique France sont composées d'experts de haute valeur. Cela me choque qu'on mette leur parole en cause au motif que ce sont des agents publics. Ce sont avant tout des scientifiques et les expertises de ces agences font d'ailleurs souvent l'objet de groupes de travail de personnalités scientifiques extérieures, qui viennent apporter leur expertise pour traiter une question.
Je pense que c'est à nous tous de rétablir les choses et de dire que nos agences scientifiques et sanitaires sont indépendantes. On n'est pas dans l'URSS des années 1950. On ne leur donne pas d'ordres. On les saisit - c'est notre travail de politique -, mais la réponse est totalement indépendante.
Pour avoir été moi-même à la tête de trois agences sanitaires, l'IRSN, l'Institut du cancer (INCA) et la Haute Autorité de santé (HAS), je sais qu'aucun politique ne m'aurait fait dire ce que je ne pense pas. Il faut rétablir les institutions dans ce qu'elles ont de protecteur pour la population et ne pas laisser prospérer le doute sur le fait que nos agences, qui ne sont pas composées de politiques, pourraient émettre des avis faussés. On prend là un risque en termes d'image de ce que représente l'État pour la population. L'État, ce n'est pas qu'un Gouvernement et des politiques, l'État c'est aussi des institutions apolitiques.
Nous regrettons, tout comme vous, le discrédit qui est jeté sur la parole publique mais force est de constater que toutes ces déclarations contradictoires - je ne parle pas forcément des vôtres - ne concourent pas à la fiabilité de l'information.
Si l'on vous interroge sur le fait de savoir quelle va être la suite des événements en termes d'enquête et de suivi, c'est pour pouvoir indiquer à nos concitoyens ce qui va être fait, ce qu'ils peuvent en attendre - d'où ma demande de tableau, qui permettra de disposer d'un certain nombre d'informations dont on a besoin.
Nous partageons votre constat, mais je ne suis pas convaincu que l'on fait forcément ce qu'il faut pour éviter ce genre de situation.
Vous avez raison, monsieur le président, mais je veux faire ici l'éloge de la complexité. Cet incendie est très complexe. Dire qu'on n'a pas trouvé d'hydrocarbures à J + 1, et qu'on saura s'il y a de la dioxine à J + 8, parce que les analyses prennent 8 jours, n'est pas simple à admettre pour la population, mais la transparence et la sincérité nuisent à la simplicité. Il serait plus simple de dire que tout va bien. Ce n'est pas ce que nous avons dit. Même si cette complexité peut être anxiogène, on doit expliquer à nos concitoyens que nous ne savons pas ce que nous cherchons. Il faut l'assumer.
J'entends vos questions, mais personne dans le monde n'est capable de dire ce que donne tel ou tel produit qui brûle à telle ou telle température. Il faut établir des modélisations. Des chimistes travaillent sur cette question, et il faut dire à la population que c'est très compliqué, que nous faisons tout notre possible pour lui donner les informations en temps réel, mais qu'elles ne tombent pas toutes au même moment.
Tout ce que je peux affirmer, c'est que nous avons tout de suite évacué les risques les plus importants concernant les toxiques et les cancérogènes standards que l'on doit rechercher après un incendie de ce type.
Pour ce qui est de l'effet cocktail, personne n'est capable de le modéliser. Nos agences y travaillent, mais il n'y a pas plus d'expertise aux États-Unis ou en Allemagne qu'ici pour savoir ce que cela donne. Cela va prendre trois mois de plus, car il faut savoir quelles molécules peuvent être issues de cette combustion et ce qu'il faut rechercher dans les prélèvements. Il faut oser le dire ! Je suis prête à l'assumer devant la population. Il faut parfois disposer de plus de trois minutes chez Jean-Jacques Bourdin. La pédagogie nécessite parfois un peu plus que quelques minutes d'interview. La simplification à outrance nuit à la crédibilité. En simplifiant, on finit par être dans l'erreur. Cela interroge aussi notre capacité à gérer le temps long dans les médias.
Je tiens à dire que nous demandons systématiquement aux personnes qui critiquent ces études ce qu'elles souhaiteraient pour être réellement rassurées. En général, nous n'obtenons pas de réponses très claires.
Quant aux Hauts-de-France, ils font partie de la surveillance et de toutes les réunions. Son ARS s'est mobilisée, tout comme l'ARS de Normandie. On inclut toutes les populations qui étaient sous le panache pour la surveillance, les registres et l'information. Les choses sont traitées en bloc.
On a posé la question à Santé publique France, qui parlait essentiellement de la Normandie, mais on a veillé qu'ils n'oublient pas les Hauts-de-France.
J'apprécie le niveau d'échange qui est le nôtre ; je pense néanmoins que la représentation nationale, les ministres, le Gouvernement doivent tenir une ligne de conduite et parler de manière moins intempestive, tout en faisant confiance aux organismes sous leur tutelle.
Il est miraculeux que cet incendie ait eu aussi peu de conséquences en termes sanitaires. J'ai cependant l'impression que peu de sites Seveso ont jusqu'à présent été touchés par un tel sinistre. Même si le Président de la République estime que tout a bien fonctionné dans la chaîne de commandement des services de l'État, je pense qu'on manque de connaissances sur le type de produits qui étaient stockés à cet endroit. J'estime que des interdictions auraient dû être émises.
La chaîne des différents partenaires vous paraît-elle, à ce stade, suffisamment rigoureuse ? Je pense qu'une plus grande connaissance aurait permis une intervention plus efficace et d'avoir au moins les bons éléments en matière de communication de crise. Celle du Gouvernement a été catastrophique durant cinq jours. On met du temps à se relever de ce genre de choses !
Je ne peux me prononcer sur la nature des produits que stockait l'usine Lubrizol. Cela relève de la DREAL et non de mon champ de responsabilité. Nous avons immédiatement recherché les produits les plus dangereux qu'il faut systématiquement rechercher. Cela a été ma priorité en tant que ministre de la santé.
S'agissant de la communication, les conclusions de la mission d'information de l'Assemblée nationale et de votre commission d'enquête seront intéressantes, même pour le Gouvernement. Le problème est que chaque ministre est amené à s'exprimer sur des sujets qui ne sont pas de sa compétence. Si on amène Mme Borne à parler de la santé et qu'on me demande de me prononcer sur la Dreal, on est beaucoup moins pertinent et on risque de commettre des erreurs. La parole unique nécessite qu'on fasse converger la totalité des informations auprès d'un seul ministre, et nous sommes nombreux à gérer la crise : le ministre de l'intérieur pour l'incendie, la ministre de l'environnement pour la question du site Seveso, la ministre de la santé pour l'impact sanitaire. Très vite, les questions partent dans tous les sens et donnent lieu à une forme de cacophonie.
Là aussi, on apprend en marchant. Les gestions de crise sont souvent pensées en termes d'impact immédiat. On a tous à l'esprit une explosion comme celle d'AZF, avec des morts et des blessés. En général, les centres de gestion de crise sont attentifs à l'impact sanitaire immédiat par rapport au nombre de morts ou de blessés. Or les organisations à mettre en place ne sont pas les mêmes lorsque l'urgence porte sur une gestion de crise de moyen et long terme, comme on le vit aujourd'hui. Le ministère de l'intérieur n'est pas forcément le plus adapté pour gérer une telle situation. Il faut donc réfléchir à des organisations à géométrie variable.
J'ai eu la même expérience en tant que présidente de l'IRSN. Cet institut était très bien organisé pour gérer une fuite sur une centrale nucléaire, mais traiter un impact sanitaire majeur à long terme nécessite d'autres expertises. Il faut déterminer un chef de file en fonction de chaque cas pour gérer la situation. C'est la raison pour laquelle une cellule nationale d'appui a été mise en place au sein du ministère de la santé. On s'est en effet vite rendu compte que les questions de la population ne portaient pas sur les produits toxiques au sein du site, mais bien sur leur impact sanitaire. C'est le ministère de la santé, qui dès J + 2 ou J + 3, s'est retrouvé en première ligne, sans avoir été identifié au départ comme chef de file.
C'est sur ce plan que la mission d'information et votre commission d'enquête vont permettre aux services de l'État de s'enrichir de ce retour d'expérience collectif. J'entends évidemment les remarques qui sont faites.
Je pense avoir compris que ce sont des analyses environnementales qui vont donner lieu ou non à un suivi épidémiologique, mais ce protocole est-il le seul envisageable ? Y a-t-il des débats scientifiques sur le sujet ? On nous a expliqué qu'un suivi des populations avait été organisé après les attentats du World Trade Center. Quels sont les débats sur la manière dont on peut conduire ces protocoles ? Pourquoi la France a-t-elle fait le choix que vous venez de nous exposer ? Ne faudrait-il pas produire un état zéro de la santé de la population ? Certaines personnes peuvent être en droit de demander réparation...
Par ailleurs, vous avez évoqué les capacités des établissements hospitaliers, notamment des services de pneumologie, mais il existe sûrement toute une palette d'accidents plus ou moins graves. Pensez-vous que les services sanitaires soient calibrés pour y faire face - fourniture de masques et de protection le cas échéant, etc. ?
La surveillance épidémiologique de la population est permanente sur l'ensemble du territoire, grâce aux différents registres des maladies. Sur Rouen, l'état zéro est connu.
Des analyses ont prouvé que le lait maternel de certaines femmes contenait des hydrocarbures aromatiques polycycliques, mais on ne peut dire aujourd'hui si c'était le cas avant la catastrophe de Lubrizol ou si c'est lié. De quels outils disposons-nous pour le dire ?
Ces analyses de lait maternel ont été prescrites par des médecins traitants pour neuf femmes allaitantes. Les prélèvements ont été réalisés par le CHU de Rouen et traités par le CHU de Limoges. Ce n'était pas lié à l'événement.
Il ne faut pas mélanger une surveillance épidémiologique avec une recherche spécifique sur des toxiques particuliers, qui doit être encadrée. Je ne sais pas quoi répondre à ces femmes. Ce n'est pas ainsi qu'on fait de la recherche.
On a aujourd'hui des éléments qui recensent les toxiques présents dans le corps humain. Les registres des maladies permettent de connaître la fréquence de telle ou telle anomalie - malformations congénitales, cancers, etc. La surveillance de la population rouennaise va être renforcée. On va demander aux professionnels de santé, aux hôpitaux, aux établissements de bien faire remonter toutes les anomalies, mais il n'y aura pas de surveillance spécifique dédiée à un toxique tant que nous ne saurons pas s'il existe des toxiques particuliers dans l'environnement. Cela reprend ma réponse à Mme Bonnefoy.
Pour surveiller quelque chose, il faut savoir à quels risques les personnes sont exposées. Aujourd'hui, nous n'avons pas de risque particulier par rapport aux toxiques les plus fréquents. Tant qu'on ne sait pas s'il existe des toxiques rares, nous ne mettrons pas en place d'autre surveillance que la surveillance épidémiologique habituelle de la population.
La grande différence par rapport au World Trade Center, c'est qu'il n'y a pas eu d'incendie, mais un affaissement des tours, avec un nuage de poussière où les toxiques étaient présents. Il n'y a pas eu de combustion. L'amiante est parti partout dans Manhattan, ainsi que la dioxine, mais ce n'est pas du tout le même phénomène.
Pourquoi ne trouve-t-on rien dans le cas qui nous occupe ? Visiblement, la combustion a fait que les molécules toxiques se sont désagrégées et qu'on ne les retrouve pas, ce qui constitue la grande différence avec le World Trade Center.
On ressent aujourd'hui, au-delà des 112 communes de Seine-Maritime et des Hauts-de-France, une vraie inquiétude des populations, qui se posent de nombreuses questions. La foison d'analyses ne répond pas forcément à leur inquiétude car, comme vous l'avez dit, beaucoup de discours sont peu accessibles, même si votre parole est très pédagogique. On comprend, derrière vos propos, la portée des enjeux, mais il est clair que, pour nombre de personnes, les explications des différentes agences ou des scientifiques restent absconses. Il manque en outre une coordination entre les diverses analyses, dont on a déjà parlé.
Sur quel réseau les ARS de Normandie et des Hauts-de-France s'appuient-elles pour aller vers les populations et leur expliquer les enjeux et les risques de la question ?
Votre question me permet de revenir sur un des retours d'expérience que nous avons eu dès les premiers jours. Nous n'avons pas suffisamment été capables de communiquer des éléments utiles aux professionnels de santé. Pharmaciens, médecins, infirmières à domicile sont les premiers vers lesquels se tourne la population pour avoir des informations. Ce sont de très bons réseaux de terrain pour informer, voire rassurer, s'il y a lieu.
Nous avons immédiatement donné un certain nombre d'informations aux Unions régionales des professionnels de santé (URPS), mais peut-être pas de façon suffisamment pédagogique pour que ce soit diffusé à tous les professionnels du territoire afin qu'ils puissent l'utiliser vis-à-vis de la population.
C'est pour moi un retour d'expérience très utile. On devrait davantage animer ce réseau de soignants, en lui donnant des outils traduits dans le langage du grand public. L'ARS s'en est très rapidement rendue compte. Elle a animé des groupes de travail avec les professionnels de santé pour rédiger des documents grand public afin que l'infirmière, le pharmacien puissent éventuellement communiquer des informations plus concrètes aux soignants. Les informations qui ont été envoyées aux ordres de médecins, de pharmaciens, d'infirmiers, etc., comme aux URPS, n'ont pas été diffusées assez largement, peut-être parce que les documents tels qu'ils étaient rédigés ne leur étaient pas utiles sur le terrain.
Mon département a été concerné il y a quelques années par une affaire de dioxine qui s'est terminée par un non-lieu. Il faut faire preuve de beaucoup de prudence sur ces sujets. Le jour de l'incendie, vous avez immédiatement donné des consignes concernant les produits les plus dangereux. Avez-vous agi ainsi parce que vous ne connaissiez pas les produits ? Si vous en aviez eu connaissance, auriez-vous émis les mêmes recommandations ?
On connaissait au moins une partie des produits, notamment les hydrocarbures polycycliques, dont on était certain de la présence dans l'usine. C'est la première chose qu'on a recherchée, parce que c'est un produit très cancérogène. Je voulais être certaine que ces produits n'allaient pas se retrouver dans la nature.
On avait une idée d'un certain nombre de produits mais, même si je n'en avais eu aucune idée, j'aurais donné les mêmes consignes. On aurait cherché ces produits, qui sont les plus habituels. Les pompiers ont l'habitude : c'est ce qu'ils recherchent systématiquement lors d'un incendie.
Si vous aviez eu une connaissance exacte des matières, auriez-vous donné des instructions plus complètes ?
Non, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de plus. L'amiante était dans le toit et on le savait. On en a donc recherché.
Tant que les agences sanitaires n'auront pas rendu leur rapport sur les autres produits à chercher, je vous répondrai négativement, mais peut-être vont-elles me dire dans un mois qu'on aurait dû à l'évidence rechercher tel ou tel produit. On a listé tout ce qui est habituel, classique, toxique, dangereux pour la population. Je pense qu'on va aller après cela vers des produits très rares, si jamais il y a lieu de les rechercher.
La réglementation et des contrôles réguliers veulent qu'on limite la survenue et les conséquences des risques industriels pour les populations et pour l'environnement. Les entreprises doivent s'en prémunir en amont. Ils doivent donc modéliser tous les facteurs pour qu'on puisse régler l'aléa industriel lorsqu'il survient.
Cela signifie que l'incendie n'a pas été modélisé en amont. Lubrizol savait bien quelles substances se trouvaient stockées ou fabriquées dans l'usine. Il n'avait donc pas envisagé la possibilité de combustion de toutes ces substances entre elles ? Si cela avait été le cas, on n'aurait pas eu besoin d'attendre pour savoir quoi rechercher. C'est étonnant.
Par ailleurs, la santé des salariés de Lubrizol et des entreprises environnantes ayant été mise en danger, compte tenu de la contamination des lieux de travail, avez-vous pris des mesures particulières pour renforcer les dispositifs de suivi médical ?
Concernant la modélisation, je laisserai le ministère de la transition écologique et solidaire vous répondre. Quant à la réglementation sur les sites dangereux, je ne sais si elle fait partie de la loi ou non ni même si d'autres pays en ont une.
S'agissant des mesures spécifiques vis-à-vis des populations les plus exposées, comme celles qui ont travaillé à l'extinction de l'incendie - je pense aux pompiers et aux forces de l'ordre -, un suivi sanitaire est organisé par Santé publique France, qui propose quatre approches différentes.
Pour les salariés des entreprises et les travailleurs qui sont intervenus lors de l'incendie, un suivi spécifique sur le long terme permettra d'évaluer les conséquences de l'événement. Il sera coordonné dans le cadre du groupe d'alerte en santé-travail animé par Santé publique France et composé de membres permanents spécialistes des risques pour la santé d'origine professionnelle, de représentants de l'inspection du travail en direct et de centres de consultation locale de pathologie professionnelle.
Pour évaluer un éventuel impact spécifique sur la santé de ces travailleurs, les résultats des visites médicales et des bilans sanguins seront analysés, et le groupe d'alerte en santé-travail sera chargé d'émettre pour la suite des recommandations pour les médecins du travail. Le groupe d'alerte a commencé ses travaux.
En matière de pollution de l'air, la justice européenne considère que l'État français n'a pas agi suffisamment pour préserver la santé de ses concitoyens. Outre le risque sanitaire important, la Commission peut décider de porter l'affaire devant la Cour de justice de l'Union européenne. Les textes évaluent la sanction financière à 11 millions d'euros, avec des astreintes journalières d'au moins 240 000 euros jusqu'à ce que les normes de la qualité de l'air soit respectées.
N'est-il pas urgent d'agir au moment où nous sommes sur le point de commencer l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui comporte des baisses drastiques pour des postes déjà en souffrance ?
Vous avez raison, il est urgent d'agir et je crois pouvoir dire que mon prédécesseur, Marisol Touraine, était très mobilisée sur la pollution de l'air. Je le suis aussi. Cela relève cependant de la responsabilité du ministère de la transition écologique et solidaire.
Pour autant, le ministère de la santé est évidemment partie prenante dans le plan Priorité prévention, et surtout dans le plan Santé environnement, qui va être lancé en mars 2020. Il devrait être présenté en conseil interministériel devant le Premier ministre en février. C'est un plan très ambitieux. La pollution de l'air y sera traitée, avec des actions conjointes du ministère de la transition écologique et solidaire et du ministère de la santé.
En matière de prévention, il n'y a pas de baisse drastique des budgets, mais une augmentation dans tous ceux que je présente.
Après cette catastrophe, ne pensez-vous pas qu'il faille renforcer l'articulation des réglementations en termes de prévention des risques chimiques ou nucléaires entre le code de la santé publique, le code de l'environnement et le code du travail ? Chacun est certes dans ses compétences, mais il est nécessaire de mieux faire.
Chacun gère effectivement la crise dans son champ de compétence, ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas des plans conjoints. Le plan Santé-environnement est un plan coécrit par le ministère de la santé et le ministère de la transition écologique et solidaire, tout comme le plan Santé au travail. Il existe un grand nombre d'instances où les différents ministères doivent se coordonner.
Cependant, en termes de gestion de crise, c'est au ministère de la transition écologique de connaître les contenus des sites Seveso et non au ministère de la santé.
Madame la ministre, merci.
Je vous rappelle que nous vous avons adressé un questionnaire et que nous aimerions pouvoir avoir une réponse écrite à celui-ci.
Je formule à nouveau ma demande d'un tableau synthétique. N'hésitez pas à compléter notre information par toute communication écrite que vous jugeriez utile.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 55.