Bienvenue à tous. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a l'honneur d'accueillir ce matin la promotion 2022-2023 de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie, dont les auditeurs vont présenter leurs rapports finaux. C'est la troisième fois que l'Office entend les auditeurs de l'IHEST dont le cycle d'études s'intitule, cette année, « Science, démocratie et politique face aux crises ». Quatre rapports seront présentés sur des sujets en lien avec cette thématique.
Je tiens également à vous féliciter pour le choix original du nom de votre promotion : Hedy Lamarr, actrice désignée plus belle femme du cinéma américain, à la vie agitée et romanesque, mais qui a aussi eu l'idée du système de transmission de signaux dont les téléphones portables et le GPS s'inspirent encore actuellement.
Je remercie l'OPECST de continuer à accueillir l'IHEST et je remercie également les auditrices et auditeurs de leur présence, car la clôture du cycle tombait la semaine dernière, en même temps que les 40 ans de l'Office. Le principe de la formation de l'IHEST est d'éclairer des sujets d'actualité par les sciences de façon pluridisciplinaire, que ce soit par des philosophes, des climatologues, des économistes, des physiciens, etc. Les auditeurs sont amenés à réfléchir sur des sujets sur lesquels ils ne sont pas compétents. En six mois, ils doivent s'informer, multiplier les sources et les croiser, proposer une synthèse et des préconisations. Cet exercice est pour nous l'archétype de la démarche que devrait avoir un décideur pour traiter un sujet en lien avec la société. Il est donc important de restituer à la représentation nationale ce que peuvent produire des citoyens éclairés par les sciences sur des sujets qu'ils ne maîtrisaient pas. Le but de l'IHEST est de pratiquer l'intelligence collective et le travail en co-construction, ainsi que la démarche scientifique dans la prise de décision.
On a souvent tendance à penser que « les sciences » sont les sciences dites « dures ». Les décisions doivent aussi fortement s'appuyer sur la connaissance de l'humain. Si nous avions fait attention à gérer certaines questions avec plus d'humain et moins de technologie, cela aurait parfois conduit à plus de réussites. Les personnes qui prennent des décisions dans leur carrière doivent prendre garde à ces aspects. L'analyse scientifique est intéressante, mais le ressenti des humains et de la société est essentiel.
La place du gaz dans la transition énergétique
Le premier rapport qui va nous être présenté traite de la place du gaz dans la transition énergétique.
C'est avec grand plaisir que nous allons vous présenter notre rapport sur la place du gaz dans la transition énergétique en France. Dans notre propos, le gaz est essentiellement le méthane. Le gaz en France représente 15 % de la consommation d'énergie, soit 472 TWh/an. Il est utilisé à 50 % dans le résidentiel et le tertiaire pour se chauffer, à 30 % pour des processus industriels nécessitant un fort apport énergétique et à 20 % pour produire de l'électricité.
Le gaz présente de grands avantages. Il permet d'injecter très rapidement dans le réseau d'importantes quantités d'énergie, indispensables pendant l'hiver. Il se stocke et se transporte facilement. Il a toutefois un immense inconvénient : il est à 90 % d'origine fossile. Or nous avons vingt-cinq ans en France pour atteindre la neutralité carbone et sept ans avant 2030 pour diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre.
Plusieurs moyens existent pour produire du gaz bas carbone. Les deux premiers utilisent la biomasse : la méthanisation, qui s'appuie sur des déchets humides, et la pyrogazéification, qui repose sur des déchets secs, dont le plastique. Le troisième moyen est la méthanation, réaction chimique utilisant du CO2 et de l'hydrogène afin, avec de l'énergie bas carbone, de produire du méthane. Ce procédé est aussi utilisé pour stocker de l'électricité.
Pour déterminer la place du gaz dans la transition énergétique en France, nous avons étudié plusieurs scénarios, notamment celui des électriciens, qui demande une réduction de 40 % de la consommation d'énergie d'ici à 2050, dont 150 TWh de gaz. Les gaziers préconisent de réduire la consommation en passant à 320 TWh de gaz, au lieu de 450 TWh. Nous trouvons anormal, et c'est notre première recommandation, que les deux acteurs énergétiques les plus importants de France ne se parlent pas et n'aient pas construit un scénario commun pour atteindre une cible commune. Cela permettrait d'apporter de la résilience au système énergétique national et d'interconnecter les réseaux. Ces acteurs sont néanmoins d'accord sur la nécessité de réduire la consommation et ont pour maître-mot la sobriété.
L'objectif est donc d'abaisser la consommation de 40 % d'ici à 2050. La sobriété n'est plus une option. Le rapport du GIEC définit la sobriété comme un ensemble de pratiques visant à ne pas consommer d'énergie. De son côté, le gouvernement incite à ce que le chauffage ne dépasse pas 19 degrés l'hiver et demande que la climatisation ne soit pas active à moins de 26 degrés l'été. Selon nous, il faut aller plus loin, notamment sur la partie comportementale. Il s'agit de promouvoir de nouveaux modèles de société et de représentation sociale positive, prendre conscience de nos consommations pour agir autrement, se déplacer, se loger, consommer autrement. Il faut soutenir l'engagement de l'éducation en ce sens, mais aussi sensibiliser, former, mobiliser les médias, les réseaux sociaux et faire évoluer le marketing. Il est possible d'imaginer d'aller plus loin en inscrivant le devoir de sobriété dans les textes républicains, afin que tous les acteurs, citoyens, économiques et publics soient responsables. La sobriété s'accompagne également de changements structurels importants, déjà appuyés par des financements. Il faut réfléchir aux priorités et proposer de penser d'abord à la rénovation énergétique des bâtiments afin de réduire, voire d'annuler la consommation, avant de remplacer les chaudières à gaz par des pompes à chaleur. Actuellement, 40 % des Français et 60 % des logements sociaux sont chauffés au gaz.
La sobriété représente un point important, mais il est nécessaire de développer le gaz bas carbone pour lequel des modèles économiques sont encore à construire.
Actuellement, le prix du gaz fossile est de 40 euros par MW/h ; il est de 80 euros pour la méthanisation, de 120 euros pour la pyrogazéification et de 150 euros pour la méthanisation. Un problème de soutenabilité de la production de gaz bas carbone se pose donc. Il est indispensable de réduire les coûts pour la compétitivité énergétique du système français et l'acceptabilité par les différents acteurs. Pour réduire les coûts, quatre solutions existent : investir et innover, mutualiser et massifier, s'organiser, et apprendre. La pyrogazéification et la méthanisation en sont encore à des stades préindustriels demandant de l'investissement. Les moyens de l'État pour permettre aux acteurs d'investir sur ces circuits sont donc déterminants.
La mise en place d'un système économique et réglementaire pérenne est en effet essentielle afin de permettre aux acteurs de se positionner, aux acteurs innovants de créer des entreprises et aux acteurs existants d'investir ces domaines. Dans cette optique, il est indispensable de mobiliser les territoires.
Les territoires jouent un rôle essentiel dans la transition énergétique, notamment pour la méthanisation. Grâce à leur engagement, l'objectif national de 2022 est déjà dépassé et le biogaz produit pourrait atteindre 10 % de la production d'ici à 2030. Cette dynamique doit être accompagnée et mieux structurée à l'échelon des collectivités locales. Des projets hétérogènes voient le jour depuis plusieurs années et il est nécessaire de généraliser les outils méthodologiques pour agir à partir des atouts des territoires, et former et professionnaliser les acteurs. Chaque projet doit pouvoir bénéficier des meilleures pratiques en termes de sécurité, de performance et d'implantation. Les citoyens eux aussi doivent être pleinement associés. L'implantation d'un méthaniseur peut interpeller à cause des déplacements de camions, des odeurs. Associer les citoyens et valoriser les retombées sur les territoires en termes d'emplois, de développement des infrastructures, de chauffage des bâtiments publics est un élément essentiel pour les engager pleinement dans le changement et transformer la manière de penser.
Les territoires ruraux, urbains, industriels, bénéficiant de foncier ou pouvant bénéficier d'apports en biomasse doivent être mis en synergie pour s'enrichir des bonnes pratiques et des forces de chacun. Il faut faciliter la prise de décision et l'action à l'échelle des collectivités locales. L'État doit se placer aux côtés des collectivités en termes d'aides financières, méthodologiques et d'ingénierie.
En conclusion, nous pensons que le gaz bas carbone a parfaitement sa place dans la transition énergétique. Cette énergie est produite sur notre territoire et mobilise nos acteurs économiques. Sa production et son usage passent par une nécessaire coopération entre les gaziers et les électriciens, entre les territoires avec l'appui de l'État et entre les citoyens et les acteurs économiques et publics, pour favoriser le développement de cette belle ressource qu'est le gaz bas carbone.
Nous remercions Philippe Rocher, animateur de l'atelier, directeur de la société METROL, cabinet de conseil en transition énergétique, pour ses compétences et son soutien précieux.
En tant que mathématicien, j'aime quand une démonstration repose sur des axiomes précis. Est-il bien raisonnable de tabler sur une réduction de la consommation d'énergie totale de 40 % en l'espace de deux décennies ? J'ai remis récemment à la ministre Agnès Pannier-Runacher un rapport sur la sobriété que j'ai coproduit avec Olga Givernet au nom de l'Office, dans lequel nous avons retenu le principe du « juste assez ». Plutôt que donner des normes, il est plus intéressant de vérifier les besoins réels usage par usage. Concernant la rénovation des bâtiments et le non-remplacement des chaudières en panne à l'horizon 2026, qui me semble une hérésie, nous nous trompons de sujet. Je crois, moi aussi, que le gaz peut contribuer à la transition énergétique, même si actuellement 1 à 2 % seulement du gaz injecté est d'origine renouvelable. Il ne me semble pas possible de supprimer à la fois les chaudières au fioul et les chaudières au gaz. Je vous rejoins sur la nécessité d'innover pour réduire des écarts de prix encore trop importants. Concernant les dérives de la méthanisation, il faut être attentif à la part d'intrants provenant de cultures que certains exploitants méthaniseurs ne respectent pas. La réglementation pourrait être durcie.
Petite précision sur vos propos : jusqu'à preuve du contraire, le plastique ne fait pas encore partie de la biomasse, même s'il peut en être issu.
Comment avez-vous pris en compte les concurrences sur l'utilisation du gisement national de biomasse, dont une partie seulement ira à la méthanisation ? La biomasse peut aussi servir à produire des carburants ou des biomatériaux, dont le plastique. Cette répartition est un point clé dans la démonstration de la capacité à utiliser la biomasse.
Qu'en est-il également de la notion de souveraineté énergétique ? Depuis le conflit en Ukraine, nous avons en effet constaté que le gaz était sujet à des tensions géopolitiques.
Vous venez de nous faire la démonstration, à travers cette première restitution d'atelier, de l'importance de l'IHEST, au moment où une tentative de réforme est en cours. L'IHEST permet de réfléchir sur l'interface entre science et politique, et de mobiliser des citoyens venant de tous horizons. Il ne faudrait pas perdre cet outil.
Le chiffre de 40 % de baisse de consommation énergétique est issu des travaux des énergéticiens gaziers et électriciens, en prenant en compte la contrainte de parvenir à une neutralité carbone en 2050. Toute la question est de savoir comment y parvenir.
La sobriété constitue l'un des quatre piliers de la transition énergétique. Pour parvenir à atteindre cette baisse de 40 %, il faut mobiliser la sobriété, mais aussi l'efficacité énergétique en réglant le sujet de la déperdition d'énergie. Le troisième levier réside dans l'électrification massive bas carbone, et le quatrième dans une économie circulaire bas carbone dans les secteurs difficiles à électrifier. Le « juste assez » renvoie à l'idée de la bonne volonté. Sera-t-elle suffisante et chacun sera-t-il raisonnable ?
La biomasse est une limite que nous avons identifiée. Elle est utilisée pour l'alimentation, l'énergie, la biodiversité et les matériaux. Le changement climatique a des impacts importants sur la biomasse. En termes de synergie des territoires, il nous semblait important de mettre en avant la biomasse en lien avec les biodéchets. Dans les villes et les métropoles, une forte quantité de déchets organiques pourrait permettre de favoriser l'apport en biomasse pour la méthanisation. Les effluents des stations d'épuration sont une autre source possible pour générer de la biomasse.
Le plastique n'entre effectivement pas dans la biomasse, mais il peut être utilisé dans la méthanisation et la pyrogazéification.
La meilleure énergie est celle qui n'est pas consommée. Sur le dimensionnement des pompes à chaleur, il faut regarder la diversité des situations et prendre en compte la situation particulière de la France, qui peut faire appel à l'énergie nucléaire. Il ne sert à rien d'installer des pompes à chaleur là où l'électricité serait produite à partir d'énergies fossiles.
L'architecte Salomon de Brosse du Palais Médicis, le Sénat aujourd'hui, qui s'est inspiré du Palais Pitti à Florence, connaissait sans doute bien des moyens de climatiser sans faire appel à de l'énergie. Il serait probablement nécessaire de revisiter ces sciences oubliées.
Sur la nécessité du changement, les recommandations des groupes de travail sont de bonne facture. La question est celle de leur mise en oeuvre. L'IHEST a décidé de travailler pour son prochain cycle sur la façon de rendre la responsabilité désirable, sur les plans individuel et sociétal, afin de trouver la manière de vouloir le changement et non de le subir. Après avoir travaillé quatre ans sur les transitions, l'IHEST va donc s'intéresser à leur mise en oeuvre.
Un point sur la géopolitique. L'agression russe en Ukraine est venue perturber le marché du gaz en Europe. Certains acteurs étatiques comme la Turquie se projettent comme hub de différents flux gaziers, questionnant la souveraineté énergétique européenne. Des investissements massifs dans des terminaux gaziers ne sont pas coordonnés à l'échelle européenne et sont surnuméraires, entraînant un gâchis d'argent public. Le développement du biogaz d'origine nationale ou européenne est une nécessité environnementale, mais aussi de souveraineté nationale et européenne.
La sobriété au quotidien doit devenir un réflexe et, à cet effet, il faut éduquer et former. De nouveaux récits sont à imaginer en mobilisant les philosophes, les artistes, les sciences humaines, pour faire rêver d'un monde différent. De manière plus prosaïque, des applications pourraient être développées sur les téléphones pour comptabiliser la consommation de CO2 et faire que le bilan carbone devienne central dans le quotidien des individus. Beaucoup d'imagination et de leviers à plusieurs échelles sont à mobiliser pour faire évoluer les comportements individuels.
Le métavers : enquête sur les univers virtuels en gestation
Le deuxième rapport qui va nous être présenté s'intéresse au métavers.
Merci de nous recevoir. Nous représentons un collectif de treize auditeurs de l'IHEST. Je vous demanderai de bien vouloir fermer les yeux. Bienvenue dans le métavers, à des milliers de kilomètres de Paris. Vous êtes éblouis par la lumière, vous commencez à distinguer les avatars de vos collègues. Vous êtes sur une plage entourée de chaleur et de sons de percussions. Des milliers de personnes du monde entier marchent vers le centre de l'île avec des drapeaux colorés. Vous achetez un drapeau, vous suivez la foule. Bienvenue à la première élection de la présidente de l'île virtuelle de Tuvalu dans le métavers. Vous laissez votre drapeau sur le sable et vous vous téléportez à Paris. Vous pouvez ouvrir les yeux et vous voilà à nouveau sur Terre.
Le mot « métavers » est apparu voilà trente ans dans le roman de science-fiction, Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson. Il est entré dans le langage commun voilà deux ans quand la société Facebook a décidé de se renommer Méta. Le mot est entré au Petit Robert en 2023 et se définit comme « un univers virtuel tridimensionnel persistant offrant à ses utilisateurs, représentés par des avatars, une expérience interactive et immersive ».
Chaque mois, 700 millions de personnes évoluent dans l'un des 400 univers immersifs existants. D'ici à 2026, 25 % de la population pourrait passer une heure dans le métavers selon le rapport Gartner 2022. Plusieurs acteurs internationaux dominants, tels BATX en Chine ou les GAFAM, souhaitent voir ces promesses de métavers devenir une réalité, notamment les GAFAM dont la capacité d'investissement est équivalente au troisième PIB mondial. Ce potentiel est contraint par une absence de coopération de ces grands acteurs et une inégalité de répartition des équipements et des réseaux sur la planète, notamment dans les pays du Sud.
L'usage du métavers fait déjà partie du quotidien des adolescents, avec Roblox ou World of Warcraft. Depuis peu, Séoul Metavers propose la possibilité de refaire des cartes d'identité ou documents administratifs dans le métavers. Des sociétés comme THALES ou Thomson proposent déjà des formations et des recrutements dans le métavers.
Lors de notre enquête, nous nous sommes posé beaucoup de questions, notamment sur la relation avec son ou ses avatar(s), mais aussi sur les technologies sous-jacentes au développement de ces métavers, les usages actuels ou futurs des métavers et sur notre rapport au réel. Nous nous sommes globalement posé la question de l'habitat et du rapport entre l'habitabilité et le métavers. Est-il possible d'habiter un métavers en habitant notre Terre ? Afin de répondre à ces questions, nous avons voulu vivre quelques expériences métaversiques, en visitant par exemple Notre-Dame de Paris à l'époque de sa construction ou l'univers virtuel d'un cyber-artiste.
Avec ces voyages est apparue une deuxième question en miroir : le fait d'habiter ces métavers rend-il notre planète plus ou moins habitable ? Pour répondre à ces questions, nous avons examiné quatre caractéristiques qui distinguent les métavers des autres univers virtuels. Les métavers autorisent un très grand nombre d'utilisateurs en simultané, ce qui crée des interactions très riches, comme sur Terre. Ces univers persistants et évolutifs donnent une sensation de permanence qui participe à la sensation d'habitabilité. Leur accessibilité par internet est facile, tout comme la possibilité d'avoir des échanges commerciaux. Ces métavers sont habitables sur le papier, mais technologiquement la question se pose encore.
En faisant une cartographie des briques technologiques, il apparaît que le puzzle est encore inachevé pour rendre cette expérience immersive, massive et plaisante. Des défis existent au niveau des dispositifs immersifs (casques et autres terminaux) et de la puissance de calcul. Des coups sont toutefois déjà partis. Un certain nombre de développements se feront avec ou sans le métavers. Parallèlement, il existe une volonté de trouver des financements et donc une tentation d'usage massif pour obtenir des leviers de financement.
Les impacts environnementaux de ces développements technologiques questionnent également. Actuellement 3,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du numérique. Le Shift Project prévoit un doublement d'ici à 2025. Les conséquences environnementales du métavers sont très peu étudiées. Le coût massif proviendrait du développement et du renouvellement des terminaux plus que de la transmission des réseaux. Ces éléments environnementaux sont à prendre en compte.
Des problématiques sociétales se posent également. Les technologies numériques actuelles, créées soit à titre individuel soit à titre collectif entraînent déjà des problématiques néfastes pour la société. Ces conséquences environnementales et sociétales appellent un besoin de gouvernance à plusieurs niveaux, international, national, mais aussi des communautés d'utilisateurs dans les métavers. Pour que cette gouvernance se mette en place, il faudrait idéalement susciter un effort important de coopération entre les différents acteurs, mais malheureusement les métavers sont principalement gérés par des multinationales américaines ou chinoises qui cherchent du bénéfice.
Une seconde cartographie croise les impacts sociétaux et environnementaux. Les usages de masse auraient de forts impacts et les usages de niche seraient moins impactants et pourraient même être positifs. Les bénéfices des métavers seraient différents selon leur usage, de masse ou de niche. Nous avons encore très peu d'éléments pour déterminer les marchés qui vont se développer. Le moment est opportun pour s'interroger sur la mise en place d'arbitrages pour le futur.
Nous avons formulé quatre recommandations, la première étant de créer une mission parlementaire en santé publique sur l'utilisation des technologies nouvelles immersives et addictives. Il serait intéressant de soutenir ces travaux par un observatoire sociétal qui pourrait évaluer les conséquences environnementales et sociétales du métavers. De nouveaux modèles économiques alternatifs pourraient être envisagés, prenant en compte les apports et retours sur investissement sociétaux. L'éducation, enfin, est importante, scolaire et populaire, afin que tous soient pleinement conscients de cette nouvelle vague métaversique.
Nous avons imaginé quatre scénarios et nous gageons qu'élaborer ensemble des scénarios permettrait, par leurs usages, d'émanciper les citoyens et par leurs technologies, de soutenir une innovation souveraine et raisonnée, fidèle aux valeurs de la République.
Nous remercions Etienne-Armand Amato pour son accompagnement riche et nous vous remercions pour votre écoute.
Avez-vous étudié le scénario de personnes refusant d'entrer dans le métavers ? Et inversement, comment gérer des individus qui refuseraient de vivre dans le monde réel ? La question de la régulation des métavers mondialisés se pose. Comment définir des règles communes à des espaces regroupant des individus provenant de pays différents ? Puisqu'il existe un droit de propriété dans le métavers, comment gérer la fiscalité associée à ces droits de propriété ? Personnellement, le métavers ne me fait pas rêver.
Le quatrième scénario que nous avons élaboré porte sur le refus du métavers.
Nous nous sommes également interrogés sur le danger de passer sa vie uniquement dans le métavers. Certaines personnes avec un handicap trouvent avec leur avatar des possibilités de vie qu'elles ne rencontrent pas dans la réalité. Ces exemples positifs restent de niche. Nous faisons mention dans notre rapport de l'« opium du peuple », tout comme la télévision l'a été en son temps - souvenons-nous des propos du président d'une grande chaîne sur le « temps de cerveau humain disponible ». Les réseaux numériques occupent déjà beaucoup de temps et notre peur est que les métavers, de façon décuplée, aspirent certaines personnes, d'où la demande importante d'éducation. Certains gouvernements peu démocratiques auraient probablement aimé que leurs citoyens évoluent dans le métavers et non dans la vie réelle.
Au-delà de la question de la fiscalité, nous avons étudié ce qui relève de la propriété et du droit. Il est déjà difficile d'appliquer la fiscalité de manière harmonisée entre les États dans le monde réel, il n'existe donc pas encore de recette miracle pour ce qui se passera dans le métavers. Des droits de mutation sur les biens fonciers ou les produits pourraient être mis en place.
Des juristes, principalement des geeks, se sont penchés sur la manière d'établir des règles qui pourraient être applicables dans le métavers, mais ces questions ne sont pas finalisées. Le sujet est ouvert et la fiscalité en fera partie. Des députés européens réfléchissent à faire évoluer la fiscalité pour impliquer davantage les GAFAM et les BATX, et les empêcher d'être en situation de monopole. Cette réflexion pourrait se décliner dans le métavers.
Les premières expériences de vie virtuelle ont eu lieu avec les Sims. Un cadre existait néanmoins avec un logiciel et un algorithme prédéfini. Dans le métavers, les gens sont identifiés par leurs avatars et aucune limite n'est posée. Les avatars peuvent interagir, ce qui personnalise à l'excès cette vie dans un autre univers. Il est nécessaire d'encadrer ce qui s'y passe, comme la criminalité virtuelle. Un débat a eu lieu au Sénat voilà quelques mois sur le droit applicable aux agressions sexuelles dans cet univers. La réponse la plus simple consiste à dire que la personne agressée peut se déconnecter et sortir de l'univers virtuel, mais certains transposent totalement leur vie réelle dans cet univers. Le mélange des genres est de nature à inquiéter, particulièrement le quinquagénaire que je suis.
Au Sénat, un texte vient d'être voté portant la majorité numérique à 15 ans. Les réseaux sociaux sont un véritable défouloir sur lequel une partie de la population s'autorise des actions qu'elle ne ferait pas dans la vie réelle. Avant 12 ans, la moitié des enfants a déjà un smartphone. Entre 12 et 14 ans, ils possèdent un compte sur les réseaux sociaux, ce qui est normalement interdit. Une autorisation parentale sera demandée pour s'inscrire sur les réseaux sociaux avant 15 ans. Nous avons déjà en tête des noms de parlementaires qui pourraient participer à la mission parlementaire que vous appelez de vos voeux.
Merci pour les sujets sur lesquels s'engage l'IHEST. Je fais partie des personnes qui scrutent avec attention l'évolution du numérique et son impact sur l'environnement. Pour autant, j'estime qu'il est aussi important de chiffrer ce que cela apporte et permet comme économies. Le télétravail, par exemple, a conduit à une surcharge numérique, mais aussi a réduit les déplacements. Avez-vous essayé de chiffrer, dans le cadre du métavers, les économies qui pourraient être réalisées ? Par exemple, l'armée simule des théâtres d'opérations plutôt que de les mettre en place et de devoir assumer des coûts en pollution et en moyens humains.
Nous n'avons pas chiffré les coûts et apports, mais nous avons consulté beaucoup de documentation. Le métavers est souvent confondu avec la réalité virtuelle. Ce que vous évoquez relève davantage de la réalité virtuelle. Un groupe de travail s'est lancé sur le thème de la différenciation entre le métavers et la réalité virtuelle. Pour entrer dans le métavers, il va falloir concevoir davantage de terminaux avec des casques. La fabrication des terminaux va beaucoup peser en termes d'empreinte carbone.
Je m'inquiète du nombre de sujets auxquels il faudrait sensibiliser le jeune public. La pédagogie dans ce domaine est importante. Le métavers est pour moi un prolongement des réseaux sociaux et des jeux permettant de s'immerger totalement et d'être acteur. Il existe un risque de déconnexion et d'identification à la vie dans le métavers. Le temps disponible des jeunes est de moins en moins important, car ils sont accaparés par des préoccupations numériques. À mon sens, cette sensibilisation, plus importante que celle sur l'hygiène corporelle ou le bien-être animal, doit se faire dans l'éducation morale et civique. Un vrai danger existe sur lequel nous devons sensibiliser le jeune public.
Cet aspect questionne jusqu'au sommet des institutions, notamment sur en matière d'ordre public.
La frontière entre la réalité virtuelle et le métavers me semble très difficile à cerner. Des exploitations commencent à être réalisées par des collègues climatologues qui plongent des gens dans un monde avec quatre degrés de plus. Développer cette expérience permettrait peut-être de faire naître une conscience sociale sur le réchauffement climatique. Par ailleurs, je suis étonné du nombre de sujets sur lesquels les gens de ma génération pensent qu'il est nécessaire d'alerter des jeunes qui sont déjà terrifiés face à l'avenir incertain dans lequel ils vont devoir vivre.
La question des réseaux sociaux et du métavers doit être abordée de manière pragmatique et non pas émotionnelle. Un code de la route existe pour la conduite. Ce qui manque aux domaines du numérique, ce sont des codes. C'est ce à quoi nous devons travailler.
Il existe un enjeu de mobilisation des jeunes générations. Actuellement, le métavers est tourné vers le divertissement, mais l'exemple de Séoul Metavers permet d'identifier un enjeu plus sociétal dans les bénéfices à apporter, bénéfices déjà évoqués à l'arrivée d'internet, comme l'ouverture de services en ligne la nuit. Les métavers étant en construction, nous n'avons pas pu aller au bout de cet exercice. Il existe un continuum entre la réalité virtuelle et le métavers. « Le métavers doit-il être futile ou utile ? » me semble être la question à garder en tête dans les années à venir. Des arbitrages vont devoir être faits en termes de souveraineté technologique de la France et de l'Europe. Un partenariat européen sur le métavers est proposé par la Commission européenne. Ce sujet doit être observé. Les jeunes générations iront vers ces dispositifs, promesses d'une double vie si la première n'est pas suffisamment intéressante.
Un enjeu pédagogique doit être regardé à travers ces technologies. Faire vivre à quelqu'un une expérience immersive peut être très efficace en termes de formation. Jouer un avatar féminin a été utilisé dans certaines entreprises pour faire comprendre la relation managériale entre hommes et femmes. Parler d'un sujet est toujours possible, le vivre apporte plus d'efficacité en termes de pédagogie. Il faudrait réfléchir à la façon dont le métavers peut proposer des expériences immersives qui apporteraient une dimension pédagogique que nous avons du mal à avoir dans le monde réel.
Nous avons pris note de cette question centrale émergente. La place du pouvoir des ingénieurs dans ce domaine et l'impact sur notre société devront être abordés. J'ai apprécié la mise en parallèle de l'enjeu sociétal et de l'enjeu climatique derrière l'émergence de ces nouvelles technologies. J'ai pris note que le Parlement allait devoir se saisir de ces questions pour une bonne compréhension des enjeux de ces nouveaux développements. L'Office pourra être un acteur majeur dans ce domaine. Une saisine commune du Bureau du Sénat et du Bureau de l'Assemblée nationale a été faite à l'occasion des 40 ans de l'Office sur les nouveaux développements de l'Intelligence artificielle, qui seront à mettre en regard de l'ensemble des technologies développées dans le métavers.
La justice climatique : les procès, laboratoires de la lutte contre le changement climatique
Le troisième rapport concerne à présent la justice climatique.
J'ai l'honneur de vous présenter ce travail réalisé par l'équipe autoproclamée « Ligue des justiciers de l'IHEST ». Nous allons aborder la justice climatique sous l'angle du droit, avec pour question : est-ce que la justice sous l'angle des procès peut être un outil efficace pour lutter contre le changement climatique ?
Notre rapport présente une fresque de la justice climatique, mettant en parallèle l'avancée des sciences, de la politique et du droit sur cette question. L'effet de serre évolue depuis deux cents ans et les connaissances ont progressé avec le GIEC dont les travaux font consensus dans la communauté scientifique et ont permis de documenter l'impact du changement climatique, son amplitude, ses effets à venir et les moyens de le mitiger.
La sphère politique s'est emparée du sujet avec différents congrès, notamment à Kyoto et Rio. Le point le plus marquant reste les accords de Paris en 2015 où 193 États se sont engagés collectivement à faire le nécessaire pour éviter un réchauffement de plus de 2 degrés, en visant 1,5 degré, et à prendre des engagements qui devront être traduits dans les législations nationales sur la limitation des émissions de gaz à effet de serre et le suivi de ces émissions.
La justice climatique entre ensuite en jeu avec différents procès, dont un premier en 2019, conclu par la condamnation de l'État néerlandais dans l'affaire Urgenda. De même que le changement climatique s'accélère, la justice climatique s'accélère. Plus de 2 600 procès climatiques ont eu lieu ou sont en cours dans le monde, essentiellement aux États-Unis, même si c'est plutôt en Europe que les actions aboutissent.
Les procès climatiques concernant un problème mondial, une juridiction supranationale pourrait être envisagée. Ce n'est pas le cas. La justice climatique se dit devant des tribunaux nationaux. Des cadres législatifs se sont mis en place dans un certain nombre de pays. Les requérants sont pour la plupart des associations, des ONG, des collectivités locales, des personnes physiques qui attaquent soit les États, pour ne pas avoir tenu les engagements pris dans la loi, soit les entreprises.
Une gradation existe. Les procès ne se font pas uniquement sur les engagements non tenus, mais aussi sur les trajectoires ne permettant pas de tenir les engagements, comme pour l'affaire Grande-Synthe où le juge a estimé, sur la base des trajectoires, que les engagements à l'horizon 2030 ne seraient pas tenus. Il a demandé à l'État français de faire plus pour tenir ces engagements.
La prise en charge des engagements est aussi visée dans l'affaire des « jeunes Allemands ». Le Parlement allemand avait voté une loi prévoyant de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % à l'horizon 2030. Un collectif de jeunes Allemands l'a attaquée devant la Cour fédérale, avançant que cette loi ne respectait pas la Constitution allemande qui garantit, d'une part, la protection de la nature, d'autre part le respect des générations futures. Le Tribunal constitutionnel allemand a jugé que même s'il n'est pas directement inscrit dans la Constitution, le respect de l'Accord de Paris et de l'engagement de 1,5 degré était sous-jacent et s'imposait au législateur. Il a également jugé que l'effort défini par les parlementaires, avec une première baisse de 55 % puis des baisses complémentaires, faisait peser trop de responsabilités sur les générations futures. Les efforts devant être partagés, la loi a été retoquée et le Parlement allemand a dû adopter une nouvelle loi avec des objectifs relevés à 65 %.
Pour les entreprises, l'enjeu est celui de l'acceptation des émissions produites. La plupart des procès se font contre les Carbon Majors qui vendent du gaz ou du pétrole. La question est de savoir s'il faut comptabiliser ou non les émissions dues à ces produits dans les engagements que prennent ces entreprises. Assez peu de jugements sont en faveur des requérants, hormis un contre-exemple récent aux Pays-Bas, où Royal Dutch Shell a été condamné en première instance à réduire ses émissions de 45 % à l'horizon 2030 pour l'ensemble de ses filiales dans le monde en intégrant le Scope 3. Le jugement est en appel.
C'est l'obtention de ce type d'injonction qui motive les requérants dans ces procès climatiques. C'est ce que résume l'avocate et ancienne ministre Corinne Lepage par ces propos : « Quand un État ou une entreprise vient vous dire voilà ce que je vais faire, les juges le confirment. » Le juge ne décide pas de la loi. Ce sont les experts du monde entier qui constituent des rapports collationnés par le GIEC, qui travaillent avec les politiques pour définir des objectifs mondiaux et des déclinaisons locales. Ceux-ci font, dans chaque état, l'objet de lois ou de normes, éventuellement complétées par des engagements spécifiques des entreprises.
Ces engagements sont opposables aux États et aux entreprises et deux boucles de rétroaction se mettent ainsi en place. Une troisième boucle de rétroaction concerne les juges eux-mêmes, qui s'appuient sur les données scientifiques émanant à la fois des requérants et de la défense pour créer de la jurisprudence. Une quatrième boucle de rétroaction est celle des citoyens qui donnent leur avis et influent sur les politiques, les choix de société et donc les lois. L'enjeu est que ces quatre boucles soient vertueuses et enrichissent le droit pour protéger les droits des générations futures.
Les sciences de la physique et du climat, mais aussi humaines et sociales, ont un rôle important à jouer sur chacune de ces boucles. Sur la boucle de la justice, le Forum des juges de l'Union européenne pour l'environnement constitue un exemple frappant. Ce forum produit des corpus de jurisprudence commentée à destination de l'ensemble de leurs homologues. Pour les États, un apport intéressant se trouve dans l'existence de modélisations mesurant l'impact sur l'environnement, de façon de plus en plus précise et applicable sur les territoires, permettant d'orienter les politiques publiques et l'éducation des citoyens.
Orsted est un exemple vertueux pour les entreprises. Orsted était l'équivalent de Total au Danemark et a décidé de changer son orientation pour devenir le numéro un mondial de l'éolien off-shore. Il a montré que cela était possible.
Il est aussi important que tous les citoyens soient informés pour éviter l'écoanxiété qui monte et permettre que des actions soient mises en place. L'Affaire du Siècle, après une pétition de près de 2,5 millions de signatures, a conduit à une condamnation de l'État.
Beaucoup de choses restent à faire. Des Français sont encore assez sceptiques, d'autres s'interrogent sur ce qu'il faut mettre en pratique. Mais, à la question de savoir si la justice climatique peut avoir un impact, la réponse est positive. Elle a permis de faire avancer le débat et de voir naître un début d'actions sur le réchauffement climatique. Mais les modèles restent à approfondir, les citoyens à convaincre, les entreprises à entraîner, les juges à faire grandir. Les responsables politiques doivent aider, le laboratoire n'a pas fini de sortir ses expérimentations, les sciences doivent poursuivre leur tâche et contribuer à lutter contre le réchauffement climatique.
Nous tenons à remercier Stéphanie Lacour pour son accompagnement.
Je reviens à ma première intervention sur les objectifs que nous nous fixons, à l'image des 40 % de réduction de la consommation d'énergie. Cette judiciarisation des engagements des États ne risque-t-elle pas d'être contre-productive et conduire à baisser les niveaux d'exigence pour ne pas s'exposer à des contentieux ?
Nous nous sommes posé cette question. La boucle vertueuse des citoyens est à double tranchant. Une demande réelle existe et si les États ne s'engagent à rien, la conséquence pourrait apparaitre dans les urnes. Les hommes politiques semblent vouloir suivre. Dans l'industrie, où je travaille, tous les jeunes recrutés sont très préoccupés par l'environnement. L'entreprise, qui n'est pas obligée de prendre autant d'engagements que la sphère publique, va devoir le faire au risque de ne plus pouvoir recruter.
L'étendue du champ de la responsabilité du politique, avec la judiciarisation de plus en plus importante et le pouvoir des tribunaux, est une question de fond. Les tribunaux orientent les politiques publiques et la question de l'équilibre avec le législateur et l'exécutif qui déterminent les politiques publiques est posée. Il en est de même pour la méthode de la condamnation de l'État par ces tribunaux. J'y vois une sorte d'accusation symbolique qui efface la responsabilité et je trouve plus grave encore que des tribunaux dépassent parfois le champ judiciaire, empiétant sur le champ de la décision politique. Des réflexions ont-elles été menées sur le rapport de force entre le pouvoir exécutif et l'autorité judiciaire ?
Le cas le plus intéressant sur cette question de la séparation des pouvoirs est celui des jeunes Allemands qui attaquaient une loi votée par le Parlement. Il ne me semble pas que ce cas entre dans le cadre de la République des juges. L'argumentation de la Cour fédérale s'appuie sur l'article 20 de la Constitution allemande, portant sur la responsabilité de l'État envers les générations futures. D'une certaine manière, la justice outrepasse son pouvoir en déniant le pouvoir du législateur dans sa capacité à définir les objectifs à atteindre, mais elle le fait en s'appuyant sur la Constitution.
Comment comprendre le greenwashing au travers de votre modèle explicatif ? Et quid des actions militantes parfois très violentes des ONG ?
Le greenwashing est un sujet que nous connaissons dans le secteur aéronautique. La réflexion que nous avons eue sur les objectifs est très difficile à mettre en oeuvre. Chaque entreprise a une obligation et un objectif. Dans ma société, des investigations lourdes sont menées pour ajouter du photovoltaïque sur le maximum de superficie pour réduire la consommation d'énergie actuelle. Cette transition est compliquée à mettre en oeuvre pour démontrer qu'il ne s'agit pas de communication greenwashing, mais réellement d'investissements importants pour accompagner la démarche de réduction de la consommation d'énergie et des émissions de gaz à effets de serre.
Le greenwashing existe, mais les engagements sont surveillés. Dans les entreprises, les premiers observateurs sont les salariés. Ils sont très exigeants et menacent de partir si les engagements ne sont pas tenus, ils ne se contentent pas d'effets d'annonce et demandent des comptes.
Le greenwashing est souvent associé au déclaratif. Les connaissances scientifiques actuelles permettent d'analyser en détail les émissions de gaz à effet de serre sur le territoire à l'échelle de la France et des régions. Des modélisations fines permettent de déterminer la situation en temps réel des émissions de gaz à effet de serre, pouvant contredire explicitement le déclaratif des entreprises.
Le greenwashing fait aussi l'objet de démarches en justice. En 2003, une enquête a été ouverte par le parquet de Nanterre autour de la stratégie de greenwashing de TotalÉnergies, attaquée par trois associations. Le tribunal de commerce et la loi relative au devoir des sociétés sont mobilisés. Si des stratégies de greenwashing se développent, il est raisonnable de penser qu'elles feront l'objet d'actions dans le cadre de la justice climatique.
Le greenwashing exige d'observer l'effectivité des mesures annoncées et mises en oeuvre, mais aussi la pertinence de ces mesures par rapport aux enjeux.
Course aux armements et habitabilité de la Terre
Le dernier rapport qui nous est présenté s'intitule « Course aux armements et habitabilité de la Terre ».
Nous avons étudié les liens entre le fait militaire qui englobe la guerre et les actions liées à sa préparation, et l'habitabilité qui regroupe les conditions environnementales nécessaires à la vie sur Terre. Derrière ces termes se dessinent des injonctions paradoxales. Dans un contexte de changement climatique, la dégradation environnementale porte atteinte à la vie des populations et génère des conflits dans un contexte géopolitique affaibli et avec des réserves de ressources cruciales qui s'affaiblissent. En parallèle, la course aux armements est relancée avec un budget annuel mondial évalué à plus de 2 000 milliards de dollars et des États qui investissent massivement dans de nouvelles armes. Ainsi la France a procédé récemment aux premiers essais de son planeur hypersonique.
Face à la crise climatique, les investissements nécessaires sont colossaux. Le rapport Pisani-Ferry remis récemment à la Première ministre évalue à 66 milliards d'euros le coût de la décarbonation des usages en France, soit 2 % du PIB français.
Pour sortir des paradoxes, nous proposons la mise en place d'un nouveau modèle de société fondé sur un pacte social qui oeuvrerait pour le bien-être humain et l'habitabilité.
Les différents intervenants que nous avons auditionnés pour cet atelier nous ont rappelé les urgences qui se présentent aujourd'hui. Le contexte conflictuel actuel a remis au premier plan les questions stratégiques et militaires. Les dégradations environnementales liées aux activités humaines sont déjà en partie irréversibles. La course aux armements ne remet pas en question l'équilibre lié à la dissuasion nucléaire et le fait militaire peut être vu comme un facteur de stabilité dans cette dissuasion réciproque. Cependant, quand l'habitabilité est affaiblie, cet équilibre peut être rompu. Nous avons donc étudié les liens et les enjeux croisés entre les urgences environnementales et le fait militaire. Sont-ils opposés ? Peut-on sortir de cette opposition ? Nous avons pris le parti d'une démarche optimiste pour en tirer les synergies.
M. Olivier LE PIVERT, coordinateur de l'expertise scientifique en appui aux pouvoirs publics, IFREMER
Une première carte de synthèse du GIEC présente selon un gradient de vert à rouge la vulnérabilité des États face au dérèglement climatique. Une deuxième carte, produite par un think-tank, montre la violence sociale. Ces deux cartes se superposent et montrent que la dégradation de l'environnement affecte déjà des territoires. Dans ce contexte, les États ont été conduits à mener une politique de sécurisation de leurs ressources, en termes d'eau, d'accès aux minerais, de terres arables pour l'alimentation, générant un climat de conflictualité particulier. 250 millions à 1 milliard de personnes sont potentiellement demain des réfugiés climatiques. Certains états sont menacés dans leur existence même par l'élévation du niveau de la mer.
Les synthèses scientifiques montrent que le fait militaire, dont les conflits ouverts, a un impact majeur et indéniable sur l'état de l'environnement. La puissance militaire est corrélée à la puissance énergétique des armées. Malgré les efforts du ministère des Armées, avec sa stratégie climat et biodiversité, la régulation est limitée au temps de paix et au maintien en condition opérationnelle et à l'entraînement des troupes.
Les enjeux d'investissement public dans la transition environnementale sont difficilement compatibles avec les efforts à produire pour maintenir les armées à un niveau compétitif dans la course aux armements.
Il est important de souligner, dans le contexte de guerre en Ukraine, que les politiques de sobriété sont aussi un atout stratégique dans la mesure où elles limitent les besoins de sécuriser des ressources, d'où la notion d'écologie de guerre.
Il faut souligner que les forces armées ont constitué une somme de savoirs et de pratiques intéressantes dans un contexte de transition environnementale, notamment les innovations duales dont la plus connue est le nucléaire, développé dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, la promesse du réacteur à fusion offre des débouchés significatifs pour l'énergie. De même, la planification stratégique ou des démarches prospectives peuvent assurer des stratégies de transition dans nos pays.
Dans ce contexte, l'Assemblée nationale avait initié une mission d'information sur la résilience civile de la France, avec notamment la comparaison avec les modèles scandinaves autour de la défense totale. Cette mobilisation citoyenne nous semble importante. La France, avec ses capacités militaires et sa dissuasion nucléaire, son dispositif diplomatique et son modèle d'État providence, offre des ressources pour être promoteur de compromis géopolitiques permettant de réguler ces enjeux.
Pour conclure, la Terre est un bien commun qu'il faut préserver à tout prix. Comme le rappelle la Charte mondiale de la nature, paix et environnement doivent être pensés conjointement.
Pour cela, nous proposons un nouveau modèle de société fondé sur un pacte social recentré sur le bien-être humain et l'habitabilité. Les pistes à explorer passent par la possibilité de décorréler le bien-être humain d'une société de consommation pour parvenir à plus de frugalité. Ce pacte pourrait aussi être fondé sur une diplomatie et une coopération internationale à la fois financière et dans les domaines de l'éducation et scientifique. Les initiatives citoyennes sont également à mettre au premier plan pour faire naître des valeurs communes, par exemple dans l'économie sociale et solidaire.
L'ONU semble un terrain privilégié pour mettre en place ce pacte social, avec le GIEC qui présente une gouvernance inédite alliant scientifiques et États. Créer un quatrième groupe de travail du GIEC centré sur le social semble une piste à explorer pour développer des solutions concrètes.
Ces actions ne peuvent se tenir que dans un contexte de stabilité et de paix armée avec des accords permettant d'assurer la dissuasion nucléaire associée à une course aux armements régulée. La France, grâce à sa crédibilité et son positionnement diplomatique, pourrait avoir un rôle majeur à jouer dans l'établissement de ce pacte social.
Nous remercions Laurent TESTOT pour son accompagnement.
Vous avez regardé l'habitabilité sous l'aspect du changement climatique, donc des émissions de CO2, mais avez-vous aussi intégré d'autres dimensions telles que les atteintes à la biodiversité ?
Nous prenons en compte l'habitabilité dans toutes ses dimensions environnementales.
La trajectoire de régulation de la course aux armements est-elle évoquée dans votre rapport ? Où se situe le curseur de la régulation ?
Le point d'entrée de l'atelier était de savoir si de nouveaux types d'armement challengeaient les équilibres militaires existants. À ce stade, pour les experts militaires, la dissuasion nucléaire reste le principal facteur de paix. L'aspect masse/volume n'a donc pas été pris en compte.
Les objectifs français sont en phase avec ceux de l'OTAN. La situation française dans le domaine des armées est néanmoins relativement limitée. L'effort que va consentir le législateur est de l'ordre de 413 milliards d'euros sur la nouvelle période, afin d'être au niveau de l'Allemagne. Tout le monde court après les financements et cible les instruments existants. Lors du processus de conciliation avec l'Assemblée nationale, le Sénat aurait proposé de mobiliser le Livret A pour financer une partie de l'industrialisation militaire. Or, ce livret doit d'abord financer le logement, et des sources de financement sont aussi recherchées pour d'autres priorités de politiques publiques, dont la recherche.
Pour mémoire, l'Assemblée nationale a adopté hier la loi de programmation militaire.
Il existe une contradiction fondamentale entre l'armement qui consiste à détruire des vies et l'environnement, et l'habitabilité qui consiste à les préserver. Avez-vous eu trace d'initiatives comme celle d'Henry Dunant, qui a développé la Croix Rouge ? Les gens réfléchissent-ils à l'urgence environnementale en temps de guerre, appelant une neutralité ?
Le ministère des Armées a bien un plan pour s'adapter et adapter ses activités et réduire son empreinte écologique et environnementale. Des textes internationaux encadrent strictement les dommages à l'environnement et les interdisent, y compris en temps de guerre, sauf en cas de nécessité pour sauver des vies. Le fait de guerre sur le terrain d'opérations peut donc, dans certains cas, s'affranchir des règles de protection de l'environnement. Pour autant, certains actes peuvent être qualifiés de crimes de guerre dès lors qu'ils atteignent l'environnement. Une jurisprudence pourrait émerger à la suite du conflit en Ukraine, avec les terres agricoles ravagées et la pollution engendrée par la destruction du barrage.
Une force ayant un droit d'accès pour protéger l'environnement est-elle envisagée, à l'image des camions de la Croix-Rouge ?
Je ne pense pas que ce soit le cas, même si ces préoccupations augmentent. Le gouvernement ukrainien recense chaque jour les dommages causés à son environnement naturel. Un champ de recherche est en cours de structuration dans ce domaine.
La prise de conscience relative aux conséquences environnementales d'un conflit armé passe par de l'aide internationale ou des approches internationales pour subvenir à des besoins immédiats, comme celui d'assurer des productions agricoles en Ukraine dans le cadre d'un conflit ayant généré des pollutions du sol. La conséquence environnementale survient pendant l'acte militaire, mais s'étend à plus long terme. Nous avons encore des séquelles des Première et Seconde Guerres mondiales. Une brigade qui interviendrait sur le terrain pour la protection de l'environnement, comme la Croix Rouge, n'est pas d'actualité. Lors des conflits armés, l'environnement n'est pas la priorité. Nous proposons par notre travail de repositionner ces enjeux dans ce contexte de conflit, notamment avec le GIEC.
Les budgets consacrés au fait militaire ne sont pas disponibles pour la transition énergétique et climatique. Des arbitrages se profilent à l'avenir et ces aspects devront être étudiés.
Je remercie les huit rapporteurs et l'ensemble des auditeurs présents ce matin, ainsi que le président et la directrice de l'IHEST pour ce partenariat avec l'Office. Nous serons attentifs aux évolutions de l'IHEST et ouverts à un futur partenariat. La qualité des rapports démontre s'il le fallait l'importance de poursuivre ce type d'initiative.
Au nom de l'ensemble des auditeurs de l'IHEST, nous vous remercions de cette écoute qui est primordiale. Avoir le sentiment d'être écouté sur ces enjeux, de penser que la réflexion posée peut avoir un sens est essentiel. Au-delà de l'immédiateté, nous souhaitons apporter un peu de poids dans la décision.
Ce que vous dites est dans la droite ligne de la philosophie de l'Office, qui est de réunir l'ensemble des acteurs, scientifiques, administratifs, de la société civile pour avoir une approche large et de longue haleine. L'Office a le privilège d'être l'un des seuls organismes bicaméraux et il était important pour nous d'entendre vos présentations ce matin.
La séance est levée à 11 heures 40.
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