La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.
a tout d'abord remercié M. Denis Ranque pour avoir accepté l'invitation de la mission d'information, dont il a rappelé qu'elle avait été chargée par le Sénat de définir la notion de centre de décision économique et de déterminer les conditions d'attractivité de notre pays pour leur accueil et leur développement. Il a souligné l'intérêt que présentait le regard d'une société telle que Thales sur ces questions, relevant qu'elle avait fait l'objet d'annonces en 2006 et avait pu, depuis, stabiliser son actionnariat. Il a ajouté que le groupe Thales était à la fois proche de la puissance publique et immergé dans la concurrence internationale.
Puis M. Philippe Marini, président, a interrogé l'intervenant sur la pertinence du concept de nationalité d'entreprise au moment où le capital des sociétés cotées dépend de plus en plus d'actionnaires étrangers. Il a également souhaité que M. Denis Ranque précise le contenu qu'il donnait à la notion de centre de décision économique. Enfin, il a voulu savoir en quoi pourrait consister une action efficace de l'Etat afin de conserver ou d'attirer des centres de décisions économiques et, de façon générale, quels étaient les atouts et les handicaps de la France à cet égard.
En réponse, M. Denis Ranque a tout d'abord salué la pertinence de la problématique de la mission d'information, ajoutant que tous les pays dans lesquels Thales opérait, hormis peut-être le Royaume-Uni, s'intéressaient à la question de la localisation des centres de décisions économiques. Il a, en outre, indiqué que Thales y était particulièrement sensible du fait du caractère stratégique de ses activités, rappelant que la Défense représentait 50 % de son chiffre d'affaires, l'aéronautique et les satellites d'une part, les systèmes de sécurité d'autre part étant, à parts égales, à l'origine de l'autre moitié.
Il a ensuite développé son propos, observant qu'un pays comme les Etats-Unis avait adopté une vraie procédure de contrôle des investissements étrangers du point de vue de l'intérêt national, y compris dans des domaines ne relevant pas de la Défense. Il a ainsi rappelé qu'en 2006, l'Etat fédéral s'était opposé à l'acquisition de six ports américains par un groupe émirati et qu'il avait auparavant adopté ce type d'attitude dans le secteur de la sidérurgie.
Puis M. Denis Ranque a constaté que, dans des domaines comme la Défense ou l'espace, presque tous les Etats souhaitaient garder un véritable contrôle sur les activités des entreprises opératrices, surtout lorsque lesdits opérateurs étaient étrangers. Prenant l'exemple de la France, il a déclaré que l'Etat imposait des dispositifs réglementaires, applicables à toutes les entreprises, tendant à assurer le respect des obligations du secret défense ou du contrôle des exportations militaires. Il a ajouté que, dans le cas de Thales, l'Etat avait également instauré un contrôle de l'actionnariat et des cessions d'actifs. En réponse à une interrogation de M. Aymeri de Montesquiou, il a précisé que l'Etat exerçait ce contrôle grâce à une action spécifique, et non en raison de sa part dans le capital de la société, qui ne s'élève plus qu'à 27 %. Puis, après avoir souligné que l'Etat agissait de concert avec le groupe Alcatel-Lucent, détenteur de 21 % du capital de Thales, il a relevé la rareté d'une telle construction, notant que, dans les autres pays, les Etats n'étaient généralement pas actionnaires des entreprises opératrices de défense, ce qui pouvait parfois poser des problèmes de communication à Thales vis-à-vis de ses clients gouvernementaux étrangers. A cet égard, il a observé qu'un statut de premier client de Thales était de nature à préserver l'influence de l'Etat français sur ce groupe, indépendamment de tout lien capitalistique.
a ensuite détaillé la façon dont les autres pays clients de Thales protégeaient leurs intérêts, en distinguant deux cas :
- si Thales opère dans le cadre d'une joint-venture, en partenariat avec une entreprise locale, l'Etat client s'appuie presque toujours sur son entreprise nationale ;
- si Thales est opérateur exclusif d'un marché, comme par exemple au Royaume-Uni, en Australie ou aux Etats-Unis, il doit, d'une part, respecter les règles de Défense du pays, et d'autre part signer une convention avec le gouvernement définissant des droits et obligations qui aboutissent, en pratique, à un résultat proche de celui de l'action spécifique détenue par l'Etat français. M. Denis Ranque a constaté qu'un tel système pourrait servir de modèle en cas de remise en cause de la compatibilité des actions spécifiques avec le marché commun par la Commission européenne, observant qu'il avait déjà cours pour les activités spatiales de son groupe.
a interrogé l'intervenant à propos du pacte d'actionnaires et de la convention portant sur la protection des intérêts stratégiques nationaux dans Thales conclu entre l'Etat et Alcatel-Lucent, ainsi que sur la perception de telles contraintes par ce groupe privé franco-américain. Il a également questionné M. Denis Ranque quant au caractère « multidomestique » de Thales, lui demandant si une telle définition signifiait que ce groupe comportait plusieurs centres de décisions économiques. Il a enfin souhaité savoir si la France était bien armée pour conserver et attirer sur son sol des centres de décisions économiques.
Répondant en premier lieu à cette dernière interrogation, M. Denis Ranque a expliqué que les centres de décisions économiques comportaient nécessairement quelques fonctions qu'il a qualifiées de « régaliennes » du point de vue de l'entreprise, comme la stratégie ou la finance, et parfois d'autres fonctions importantes, comme la recherche et le développement. Il a estimé, en revanche, que la localisation des activités de production n'était pas liée à la présence d'un centre de décision économique. De plus, revenant sur la question concernant les atouts de la France, il a mis en exergue :
- les infrastructures, qui englobent, selon lui, l'énergie, les transports et le système de santé ;
- la recherche publique, même s'il a souligné qu'elle devait se rapprocher du monde de l'entreprise, saluant à cet égard le développement des pôles de compétitivité ;
- l'enseignement supérieur, en particulier les grandes écoles d'ingénieurs, estimant toutefois que ces établissements devaient se regrouper et s'internationaliser.
A propos des handicaps, il a jugé que les activités d'un siège social ne pouvaient pas s'accommoder, par nature, d'un marché du travail trop rigide.
En réponse à la première question du rapporteur, M. Denis Ranque a ensuite déclaré que le nouveau pacte d'actionnaires passé entre l'Etat et Alcatel-Lucent, d'une durée de cinq ans, jusqu'au 31 décembre 2011 et renouvelable par tacite reconduction, impliquait notamment que les administrateurs représentant ce groupe au sein du conseil d'administration de Thales soient ressortissants de l'Union européenne et que, de façon générale, les informations sensibles relatives aux activités et à la gouvernance de Thales ne soient communiquées, au sein d'Alcatel-Lucent, qu'auxdits administrateurs. Il a souligné que le non-respect de ces conditions entraînerait la dissolution du pacte d'actionnaires, l'Etat jugeant ses intérêts compromis.
s'est demandé quel était le degré d'autonomie commerciale dont bénéficiaient les filiales étrangères de Thales. Il a également souhaité obtenir des précisions quant à la nature de l'accord entre Thales et le constructeur aéronautique militaire russe Sukhoï. Enfin, il a interrogé l'intervenant à propos du respect des règles éthiques dans la négociation des contrats impliquant des Etats étrangers.
répondant tout d'abord à la première question, est revenu sur le caractère « multidomestique » de son groupe, expliquant qu'une telle notion n'excluait pas le contrôle. Il a précisé que, dès lors que Thales n'était pas actionnaire à 100 % d'une filiale, sa direction n'imposait rien, afin de ne pas léser les autres actionnaires, même minoritaires. Puis il a précisé que, dans le cas des entreprises détenues exclusivement par Thales, le groupe agissait en sorte qu'il n'y ait pas de concurrence interne sur des marchés donnés. Il a indiqué qu'à cette fin, son groupe était organisé de façon matricielle, comportant six divisions par produits, à vocation mondiale, qui répartissaient les marchés entre filiales détenues exclusivement, et des organisations de pays, essentiellement responsables du respect des « sujets de souveraineté nationale » et de la prospection commerciale dans ces pays.
Puis il a expliqué que le contrat signé entre Thales et Sukhoï ne portait que sur la fourniture d'équipements d'avionique, et ne comportait aucune dimension de contrôle ou d'accord stratégique.
Enfin, après avoir approuvé l'orientation sévère de la loi n° 2000-595 du 30 juin 2000 modifiant le code pénal et le code de procédure pénale relative à la lutte contre la corruption, il a cependant relevé qu'elle constituait un désavantage compétitif pour les entreprises françaises, dans la mesure où des Etats concurrents sur les mêmes marchés n'avaient pas adhéré ou n'appliquaient pas la Convention OCDE. Il a ainsi particulièrement regretté que les législations allemande et britannique permettent de contourner les obligations vis à vis de la corruption de représentants d'Etats étrangers, dès lors que l'intérêt national serait en cause.
a souhaité savoir si le développement de stratégies coordonnées d'achats militaires entre Etats posait un problème à un groupe comme Thales. Il s'est également interrogé sur le maintien en France des activités du groupe ne relevant pas du siège social.
En premier lieu, M. Denis Ranque a exprimé son soutien à la coopération européenne en matière militaire, citant notamment l'exemple du projet de porte-avions franco-britannique. Après s'être félicité du fait que les programmes concernés ne subissaient pas en principe de « coupes budgétaires », il a mis en exergue l'opportunité de réaliser des économies d'échelle dans un tel cadre.
Puis, en réponse à la deuxième question, il a indiqué que, pour Thales, les activités de recherche et développement, de maîtrise des systèmes et les tests avaient vocation à demeurer sur le sol français. Il a expliqué, en revanche, qu'il n'en allait pas de même pour la fabrication d'éléments non critiques sur la chaîne de valeur de l'entreprise, soulignant la nécessité de « dollariser » une fraction significative de ses coûts. Il a ensuite précisé qu'il était capital, pour une entreprise comme la sienne, de produire près de ses clients, notamment dans le cadre des contrats obtenus à l'étranger, estimant toutefois que la France bénéficiait des retombées de ces activités en raison de certains partages de fournitures avec les unités françaises de Thales.
A l'issue de cet échange, M. Philippe Marini, président, a vivement remercié M. Denis Ranque de son intervention.
La mission commune d'information a ensuite procédé à l'audition de M. Ernest-Antoine Seillière, président du conseil de surveillance de Wendel Investissement.
après avoir rappelé l'objet et le rôle de la mission commune d'information, ainsi que le parcours professionnel de M. Ernest-Antoine Seillière, a invité celui-ci à présenter à la mission ses réflexions sur la notion de centre de décision économique et les concepts connexes.
a relevé tout d'abord le caractère complexe, important et délicat du sujet et a rappelé qu'issu d'une famille enracinée depuis des générations dans une région et propriétaire d'une entreprise étroitement liée à ce territoire, le concept de nationalité de l'entreprise lui était familier. A la suite d'une nationalisation qui a écarté le groupe familial de son activité historique, il a reconstitué ce groupe dans des métiers divers, ce qui l'a mis en contact avec la variété et la spécificité des cultures. Par ailleurs, les responsabilités qu'il a exercées à la tête du MEDEF l'ont aussi sensibilisé à la spécificité des expériences nationales en matière de gestion d'entreprise. Pour autant, les progrès de la libre circulation des capitaux et des hommes ont considérablement modifié la portée de la notion de nationalité de l'entreprise et de celle de centre de décision économique. Les acteurs économiques sont en effet de plus en plus indifférents à l'identification d'une entreprise avec un territoire et l'on peut schématiser cette réalité en constatant qu'une entreprise a une double nationalité : celle de sa culture et celle de son compte d'exploitation. Les responsables politiques se préoccupent légitimement des conséquences de cette situation sur le tissu économique de la France et cherchent à évaluer dans quelle mesure la croissance et l'emploi sont liés à l'existence de centres de décision sur le territoire français. Les entreprises, de leur côté, visent la seule rationalité économique, indépendamment de toute considération de nationalité. C'est ainsi qu'une entreprise étrangère qui prend le contrôle d'une entreprise française la considère essentiellement sous l'angle de la rentabilité de l'investissement effectué. L'expérience montre que la reprise par des étrangers de sociétés détenues par le groupe Wendel n'a pas eu de conséquences sur leur gestion.
Pour autant, chaque entreprise a incontestablement une nationalité - parfois deux - identifiable au moyen de critères divers, au nombre desquels il faut mentionner la nationalité de l'actionnariat, l'emplacement du siège social, la composition de l'équipe de direction, le lieu où sont consolidées les filiales, ainsi que, peut-être, l'implantation des centres de recherche. La nationalité de l'entreprise se manifeste dans sa vie quotidienne, à travers la langue de travail, le comportement des membres, sans influencer considérablement les décisions stratégiques, inspirées par le souci de la rentabilité de l'investissement. A titre d'exemple, l'usine Siemens de Haguenau a attiré pendant une période des investissements importants du groupe, avant que le mouvement ne s'inverse, pour des raisons toujours exclusivement liées à la rationalité économique : si les décisions peuvent être un temps retardées par des pressions liées au contexte local, la rationalité économique finit toujours par imposer sa logique.
En ce qui concerne l'opportunité d'interventions publiques visant à influencer la localisation des centres de décision, M. Ernest-Antoine Seillière a estimé que prévalaient en la matière le contexte réglementaire, fiscal, le statut des « impatriés », le climat général dans lequel l'entreprise exerce ses activités. A ces différents égards, l'image de la France n'a pas été améliorée par certaines initiatives, et quelques centres, qui pourraient y être installés, s'écartent de la France.
L'attractivité de la France pourrait donc être améliorée, et le MEDEF s'y emploie, mais la tendance n'est pas très favorable.
Les initiatives à caractère défensif consistant à interdire ou à protéger ont des conséquences globalement plus négatives que l'avantage qui pourrait être retiré du maintien sur le territoire de tel ou tel centre de décision dont la délocalisation était envisagée. En outre, alors que la plupart des pays agissent en ce sens de façon discrète, la France lance des débats publics dont les résultats sont minces et les conséquences négatives, notamment en termes d'image.
a demandé si, compte tenu du montant considérable des sommes levées par les fonds de « private equity » et de la multiplication des opérations à effet de levier, dites de « LBO », un risque de bulle spéculative et la perspective d'une évolution en profondeur du contrôle du capital des entreprises européennes existaient ; si les liquidités accumulées par certains pays émergents, en particulier par la Chine, pouvaient alimenter de telles opérations ; si Wendel Investissement accordait au management une grande autonomie dans la gestion quotidienne des entreprises contrôlées et quel type d'accompagnement à long terme des entreprises contrôlées était pratiqué.
En réponse, M. Ernest-Antoine Seillière a indiqué que Wendel Investissement avait une connotation nationale très forte du fait de la continuité de son actionnariat familial depuis trois siècles. Cette identification nationale peut lui donner parfois un avantage par rapport aux fonds d'investissement étrangers en ce qui concerne certains investissements, comme par exemple la reprise du groupe Legrand, ou d'Editis.
Par ailleurs, il est incompréhensible et incohérent avec la logique du marché unique européen que la prise de contrôle d'une entreprise française par une entreprise européenne puisse poser problème, alors que le contraire est encouragé. En ce qui concerne l'hypothèse d'une prise de contrôle par des intérêts chinois ou indiens, il faut tenir compte du fait que les entreprises françaises procèdent très largement à ce type d'opérations sur le territoire chinois ou indien. Les Chinois commencent à acheter des entreprises françaises et continueront à le faire, car cela correspond à la logique du monde actuel, sauf si des motifs légitimes relevant de la défense nationale ou de la sécurité s'y opposent.
En ce qui concerne les entreprises du groupe Wendel, tout ce qui relève de la définition de la stratégie, par exemple les acquisitions ou les cessions à portée stratégique, fait l'objet d'un accord entre la société concernée et le groupe. Les sociétés disposent de l'autonomie de gestion dans le cadre de business plans.
relevant que la statistique montrait les meilleurs résultats à long terme des entreprises familiales, a demandé quelles mesures pouvaient contribuer au maintien du caractère familial.
a indiqué que Wendel avait favorisé la création à l'INSEAD d'un centre de formation sur la grande entreprise familiale, dont les travaux confirment l'exactitude de cette appréciation. De fait, le capitalisme familial facilite l'identification de la responsabilité dans l'entreprise et crée des relations très fortes entre le management et l'actionnariat. L'Allemagne possède un grand nombre d'entreprises familiales petites et moyennes performantes. Il faut que la transmission de l'entreprise ait lieu dans des conditions supportables et soit accompagnée. Nombre de pays européens ont compris cette nécessité. En France, la loi Dutreil a créé des mesures utiles.
a demandé quel était, en dehors de la défense, le périmètre économique susceptible de recevoir une protection contre les prises de contrôle par des intérêts étrangers, observant d'une part qu'un territoire privé de recherche et d'innovation était condamné à terme, et d'autre part que les Etats-Unis adoptaient sans hésitation, ne serait-ce qu'à titre transitoire, des mesures de protection dans des secteurs jugés porteurs de croissance à moyen et long terme.
a indiqué qu'au-delà de la défense et de la sécurité, et sous réserve des questions intéressant la santé, on entrait dans le domaine du protectionnisme. Refuser, à l'exemple des Etats-Unis, la cession d'un port à une entreprise de Dubaï est imaginable, mais l'on s'expose à des mesures de rétorsion au nom de la réciprocité et il faut avoir la capacité de faire face à ce type de situation. Or, l'une des grandes faiblesses de l'Europe est son incapacité de prendre en matière commerciale des mesures équivalentes à celles d'autres pays. Compte tenu de la complexité du processus décisionnel européen, elle dispose d'une politique qui s'affiche, tout en se contredisant souvent. Il n'est pas intéressant de protéger au niveau national une industrie naissante : une politique de réponse aux agressivités négatives doit être formulée au niveau européen.
a remercié M. Ernest-Antoine Seillière pour la grande cohérence des réflexions qu'il avait bien voulu livrer à la mission commune d'information.