Nous avons le privilège d'entendre Mme Connie Hedegaard, commissaire européenne chargée de l'action pour le climat. Nous vous avions rencontrée, Madame la commissaire, lors de la conférence de Copenhague de décembre 2009, où nous avions apprécié les retombées économiques de la politique volontariste de votre pays. Nous sommes très heureux de vous accueillir au Sénat. Notre commission a été créée récemment, mais elle est passionnée et engagée sur la thématique du développement durable. Nous nous réjouissons de bénéficier ce matin de votre longue et riche expérience.
Les pays européens sont divisés sur les sujets dont vous avez la responsabilité et la crise économique ne facilite pas le rassemblement sur des positions fortes. Pensez-vous que l'Europe pourra parler d'une seule voix lors des prochaines négociations de la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques ? Êtes-vous optimiste sur les chances d'aboutir à un nouvel accord mondial sur la lutte contre le réchauffement climatique ? Qu'attendez-vous de la France, candidate à l'organisation de la prochaine conférence des Nations Unies sur le climat en 2015 ? L'Europe est-elle en mesure de se fixer des objectifs plus contraignants que ceux de Copenhague, qui n'ont pas été respectés ? Le marché des quotas d'émission de gaz à effet de serre est figé. Comment le relancer ?
Merci pour votre accueil, Monsieur le président. La crise économique a détourné l'attention des questions climatiques, mais la Commission estime qu'une politique de l'environnement intelligente - préparation de la conférence de Paris en 2015, fixation des objectifs pour 2030 - sera bénéfique pour les économies européennes : en 2012, les importations de pétrole ont coûté un milliard d'euros par jour aux vingt-sept États membres ! Ces sommes déséquilibrent nos balances commerciales sans faire l'objet d'aucun débat politique. Améliorer notre efficacité énergétique créera des emplois. Le secteur de l'énergie verte et de la gestion des déchets est l'un de ceux qui ont le mieux traversé la crise, puisque le nombre d'emplois y a augmenté. Il fait partie, avec la santé et les télécommunications, des trois domaines susceptibles de contribuer à la création nette d'emplois d'ici à 2020. L'Europe a la capacité de créer des millions d'emplois si nous faisons les bons choix.
Le 22 mai, les chefs d'État ont eu une discussion thématique sur l'énergie. Ils se sont déclarés favorables au livre vert de la Commission sur la stratégie climatique pour 2030 et nous ont encouragés à faire des propositions précises avant la fin de l'année, qu'ils examineront en mars prochain, avant les élections européennes de mai. Si nous manquons cette échéance, la détermination de la stratégie européenne sera considérablement retardée. Faut-il un objectif unique de limitation des gaz à effet de serre ? Faut-il le lier à un objectif d'efficacité énergétique ? Le livre vert a vocation à être enrichi par des contributions des Parlements nationaux.
Vous connaissez les difficultés du système d'échanges de quotas d'émission (EQE) européen. Pourtant, la Corée adopte un système d'échange de quotas d'émission, la Californie, huitième économie mondiale - dont les innovations se répandent généralement aux États-Unis - fait de même, l'Australie aussi - nous cherchons comment relier leur système au nôtre - et la Chine commence à mettre un prix sur le carbone : après Shanghai, un projet-pilote est lancé à Shenzhen. Nous travaillons avec les autorités chinoises sur la transformation de ces expérimentations en un système national. Dans ce contexte, il serait regrettable que l'Europe ne parvienne pas à faire fonctionner son système d'EQE. La commission des réglementations du Parlement a trouvé hier soir un accord sur le CO2, j'espère qu'un autre sera trouvé aujourd'hui pour favoriser l'innovation en Europe et créer ainsi des emplois.
Nous avons introduit dans le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne l'idée que 20 % au moins des dépenses doivent nous aider à atteindre nos objectifs en matière de climat. Cela imposera une nouvelle mentalité dès la phase de planification des politiques structurelles.
L'Europe pourra-t-elle parler d'une seule voix en 2015 ? A Durban, il y a deux ans, l'Europe a obtenu des États-Unis, de la Chine et de l'Inde qu'ils acceptent en 2015 un accord rompant avec la logique de Kyoto, qui créait des niveaux différenciés d'engagement pour les pays en développement. Cette grande victoire de l'Union européenne a été possible parce que l'Europe a parlé d'une seule voix, et a su passer des alliances avec d'autres pays, notamment africains. La dynamique ainsi créée a fini par faire flancher la Chine, l'Inde et le Brésil. Pourrons-nous faire de même à Paris en 2015 ? Je l'ignore, et cette incertitude est un cauchemar quotidien. La Pologne, par exemple, s'oppose à ce que nous définissions avant cette conférence les objectifs pour 2030 - tout comme certains industriels. Si nous adoptons cette position, l'Europe ne sera certainement pas capable d'agir avec unité lors de la conférence de Paris.
Il y a de bonnes chances, pourtant, pour que nous parvenions à un accord. Faut-il adopter un processus ascendant ou descendant ? La conférence de Copenhague a illustré les difficultés des deux processus : les Nations unies avaient fixé des objectifs, qui ont ensuite été soumis à la discussion, et plus de 90 pays sont arrivés avec des plans et des objectifs nationaux sur le climat. Mais l'addition de ces engagements ne permettait pas d'atteindre l'objectif de limiter à deux degrés l'augmentation de la température moyenne du globe. Ce décalage s'est creusé depuis. L'ambition essentielle de la conférence de Paris doit être de le réduire : sinon, à quoi bon négocier un accord international ? En travaillant ensemble, les États doivent décider de faire un peu plus que ce qu'ils feraient s'ils ne savaient pas ce que font les autres pays : telle doit être la dynamique de cette conférence.
Je connais l'inquiétude des gouvernements, qui ne souhaitent pas créer des attentes sans savoir s'ils pourront les satisfaire. De fait, si les attentes sont moins élevées, l'échec sera moindre ; Copenhague l'a bien montré, a contrario. Mais s'il n'y a pas d'attentes, qu'est-ce qui poussera les gouvernements à faire plus d'efforts ? Il y a là un équilibre délicat à trouver. Les gouvernements ne doivent pas décider seuls : la communauté des ONG fera pression. Pour ne pas décevoir les attentes, nous ferons tout notre possible pour apporter notre aide sur la question des formes juridiques et du financement. Par exemple, le Qatar est le pays qui a le revenu par tête le plus élevé : pourquoi ne contribuerait-t-il pas ? Des ajustements s'imposent !
Les dirigeants hésiteront, je pense, à décevoir les espoirs de leurs opinions publiques, d'autant plus que le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) va prochainement publier un rapport qui rétablira un sentiment d'urgence. La France devra jouer le rôle d'honnête courtier, pour lequel son expérience diplomatique ancienne la qualifie, même si l'organisation, en Europe, d'une pareille conférence accroît toujours les difficultés : les autres pays adoptent une attitude d'expectative devant les efforts de l'Europe. Il ne faudra pas négliger les nombreux pays en développement, et veiller à s'assurer le soutien des États insulaires, sans se concentrer sur les plus grands pays comme la Chine ou les États-Unis.
A chaque sommet on annonce qu'en cas d'échec la situation sera catastrophique. Les données dont vous disposez vous font-elles penser que, si nous n'arrivons pas à un accord significatif lors de la conférence de Paris, les conséquences en seraient catastrophiques pour l'humanité ?
Il faut toujours être prudent avant de prédire un désastre. La conférence de Paris aura lieu six ans après celle de Copenhague. La communauté internationale s'est accordée sur la nécessité d'agir : si aucun accord n'est trouvé, et que chaque pays est renvoyé à ses responsabilités, cela détruira la confiance en la capacité politique à régler ces questions. Les entreprises sont les premières demandeuses d'un cadre international contraignant qui garantisse l'égalité des chances entre elles. Si la conférence de Paris n'aboutit à rien, il sera bien difficile de relancer une dynamique de négociation qui inspire confiance. Les opinions publiques se détourneront de ces travaux, et la frustration des pays vulnérables - je pense par exemple à la corne de l'Afrique, ou aux îles du Pacifique - ira croissant.
Vous avez dit que nous avions fait flancher nos opposants, et que la France pouvait user de son pouvoir de manière informelle - cela me paraît insuffisamment précis. Pour que la conférence de Paris aboutisse, quelles sont les stratégies mises en oeuvre ? Quels sont les réseaux mobilisés ?
Je rejoins votre analyse de la conférence de Durban ; j'espère toutefois qu'à Paris nous n'aurons pas besoin de passer 72 heures sans dormir pour arriver à un accord... L'alliance qui s'est nouée à Durban entre l'Europe et les pays africains peut-elle se reproduire ? Leur avons-nous donné depuis suffisamment de garanties, au travers du développement de fonds verts et d'autres mécanismes financiers ? Quel accord est-il possible entre la Pologne et les pays européens les plus ambitieux pour la conférence de Paris ? Comment pourrons-nous parler d'une seule voix ?
Vous avez évoqué les problèmes du climat et ceux des États, qui sont, surtout en Europe, en crise : pour eux, l'environnement n'est pas la question prioritaire. Mais ils suivent les mouvements de l'opinion publique, qui se désintéresse des problèmes du climat, sauf lors des grandes catastrophes naturelles qui jalonnent désormais les années. Celles-ci peuvent-elles aider à la faire évoluer vers les bonnes décisions ?
Quelle stratégie pour préparer la conférence de Paris ? Tout d'abord, une mise à jour des connaissances scientifiques s'impose. Cela aidera aussi à faire comprendre à l'opinion publique qu'il y a urgence. L'année 2015 est aussi la date-butoir pour les objectifs du millénaire issus du processus de Rio, qui vont se transformer en objectifs du développement durable (ODD). Chaque gouvernement devra chercher un nouveau modèle de croissance exploitant de manière plus efficace les ressources. Nous devons comprendre que des changements majeurs s'imposent : l'impact financier des catastrophes naturelles des dernières semaines en Europe sera compris entre 7 et 12 milliards d'euros. Aux États-Unis, en Inde, les compagnies d'assurances ont dû payer d'énormes sommes. Ce qui se passe est conforme à ce que les scientifiques avaient prévu.
Les étapes sont les suivantes : conférence de Varsovie, Pérou, conférence de Paris, mais les attentes seront fortes pour la conférence de Paris. Ne soyez donc pas trop polis : si vous laissez les Polonais s'occuper de la conférence de Varsovie, et les Péruviens de celle du Pérou, vous aurez peu de temps pour préparer la conférence de Paris. L'Europe fera de gros efforts pour que nous parvenions à un accord juridiquement contraignant : les bonnes intentions ne suffisent pas, le suivi et le financement sont déterminants. A Copenhague, il a été décidé qu'à partir de 2020, cent milliards de dollars seraient consacrés chaque année aux problématiques du climat. Je pense que le financement public ne suffira pas à réunir de pareilles sommes : la communauté des pays donateurs réfléchit donc à des manières d'utiliser les investissements publics pour susciter des investissements privés, de telle sorte que chaque euro investi soit bon pour l'énergie, pour le développement, pour la croissance et pour le climat. C'est l'une des grandes batailles pour 2015 : il faut inscrire le financement des politiques climatiques dans un cadre large.
Nous devons aussi envisager la création de domaines de coopération sur des problématiques précises : réforme des systèmes de subvention pour les carburants fossiles, réduction de l'usage des gaz HFC, élaboration de normes de construction des bâtiments accroissant leur efficacité énergétique... Sans attendre que les 194 pays se mettent d'accord, un petit groupe peut commencer à agir pour montrer l'exemple. Les villes, les régions sont aussi détentrices de nombreuses solutions, et peuvent montrer la voie : à cet égard, les parlementaires nationaux ont une responsabilité. Les pays en développement craignent en effet que cette conférence sur le climat n'interfère avec leur droit à la croissance. L'objectif est d'arriver à une croissance plus intelligente. Pour cela il faut montrer que celle-ci comporte des avantages : il ne s'agit pas de faire de sacrifices ou de diminuer le bien-être, mais de bâtir des villes plus attirantes, de respirer un air plus propre, d'avoir une circulation moins bruyante, moins polluante... Il existe pour tout cela des technologies, que nous devons appliquer. La France devra mettre en avant les solutions qui existent.
Quel accord avec la Pologne ? Celle-ci souhaite qu'il n'y ait pas d'accord sur les objectifs pour 2030 avant la conférence de Paris. Elle a toutefois un intérêt prononcé pour l'efficacité énergétique, pour laquelle - comme les autres pays de l'ex-bloc de l'Est - son potentiel est énorme. Il faut aussi joindre aux objectifs le développement des énergies renouvelables, qui est un gisement d'emplois industriels pour l'Europe. Plutôt que de fixer uniquement un objectif d'émissions de CO2, nous devons faire en sorte d'inclure la Pologne dans notre accord pour 2030 en le construisant autour de l'efficacité énergétique, des énergies renouvelables.
Utiliser les catastrophes naturelles pour orienter l'opinion publique peut sembler cynique, mais soyons réalistes : s'il n'y avait pas eu l'ouragan Sandy à la fin de la campagne de M. Obama, celui-ci ne s'apprêterait pas à tenir ce soir un discours sur le changement climatique. Prenez aussi la République tchèque, ou l'Allemagne, où des maisons sont sous l'eau depuis trois semaines... Le Premier Ministre de Saxe m'a montré des photos : l'eau est encore là, les villages sont encore inondés. Cela frappera sans doute les esprits !
En 2015 convergeront la négociation sur le changement climatique, les objectifs du développement durable, l'agenda post-2015 des objectifs du millénaire, et le lancement d'« Habitat 3 ». Lors d'un dîner avec Mme Figueres, qui est secrétaire exécutif de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, je lui demandais comment se présentait cette convergence. Sa réponse : « un cauchemar ». Comment l'ONU organise-t-elle cette convergence ? L'Europe a-t-elle une réflexion spécifique sur ce problème ?
Indépendamment de vos fonctions de commissaire européenne, pouvez-vous nous parler de ce qu'a fait le Danemark pour réussir la transition économique impliquée par les normes issues des précédents sommets ?
Le groupe de haut niveau de personnalités éminentes sur le Programme de développement pour l'après-2015, dirigé par le président de l'Indonésie, celui du Libéria et M. Cameron, a relié le changement climatique aux objectifs du développement durable. Il est vrai que les Nations Unies, comme nos pays, ont tendance à suivre des logiques de silo, quand il faudrait développer des logiques transversales. Je sais que les équipes de M. Ban Ki-moon s'y attèlent, mais il est difficile d'aller contre les logiques institutionnelles. Celui-ci travaille avec le Président français, avec le Président Barroso, pour élaborer une manière de combiner ces négociations. Le cauchemar serait que l'administration des Nations Unies décrète que l'un des processus est condamné et se focalise sur un autre. Mais M. Ban Ki-moon partira en 2016, et souhaite laisser un héritage positif : il est donc très impliqué. Pour les États-Unis, les négociations multilatérales ne sont pas une priorité ; l'Europe peut jouer un rôle décisif, comme je l'ai dit il y a quelques semaines à votre ministre des affaires étrangères.
En 1973, lors de la crise énergétique, le Danemark importait 99 % de son énergie. Le gouvernement a alors interdit de se servir de son véhicule personnel le dimanche, tant la situation était catastrophique. Nous avons dû faire un grand effort, grâce à un large consensus politique, pour passer du pétrole au gaz, puis du gaz aux énergies renouvelables. Les énergies vertes représentent à présent 10 % de nos exportations. Des entreprises telles que Green Force Company ou Siemens, établies au Danemark, témoignent de ce qu'avec une réglementation idoine et un système d'imposition encourageant l'efficacité énergétique, il est possible de pousser les entreprises à se développer dans cette direction. Un président-directeur général l'a même reconnu devant moi : les réglementations des années 1970 et 1980, contre lesquelles les entreprises étaient vent debout, sont à l'origine de nos plus beaux fleurons dans le domaine des pompes, de la réfrigération, des enzymes, des turbines éoliennes... Nombre de ces entreprises sont en zone rurale ou y ont des sous-traitants, et leur production alimente nos exportations. Aujourd'hui, près de 40 % de notre électricité est éolienne, et nous souhaitons qu'en 2020 elle provienne à 80 % d'énergies renouvelables.
Merci de nous avoir fait partager votre passion et votre vision de ce long combat qu'engage l'humanité pour sa propre sauvegarde.
Merci à vous. Tous mes voeux pour la préparation de la conférence de 2015. C'est un travail passionnant, et je compte beaucoup sur la France.