La réunion est ouverte à 16 heures.
Pour inaugurer nos auditions, nous avons souhaité entendre M. Bernard Beignier, qui exerce depuis décembre 2014 les fonctions de recteur dans l'une des académies les plus importantes de notre pays, celle d'Aix-Marseille. En tant que relais des équipes pédagogiques et des personnels de direction auprès du ministère, les recteurs sont des témoins majeurs de ces « remontées de terrain » que nous souhaitons recueillir. Bernard Beignier, vous avez mené l'essentiel de votre carrière de professeur des universités en droit privé à Caen et à Toulouse, où vous avez exercé les fonctions de doyen de la faculté de droit de 2003 à 2012. Vous avez ensuite été nommé recteur de l'académie d'Amiens, avant d'être affecté à celle d'Aix-Marseille. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les difficultés particulières existant dans certains territoires.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Beignier prête serment.
Je vous remercie d'avoir pris le soin de solliciter un haut fonctionnaire de l'Éducation nationale pour témoigner des réalités de terrain. Ayant pris mes fonctions de recteur d'Aix-Marseille le 5 janvier dernier, je n'ai pas encore une connaissance approfondie de cette académie. En revanche, je crois assez bien connaître celle d'Amiens, avec ses trois départements en région Picardie. Que sont exactement les « repères républicains » auxquels votre commission s'intéresse ? La République se réduit-elle au régime politique qui a cours dans notre pays depuis 1870, ou bien désigne-t-elle, plus largement, un attachement aux valeurs démocratiques inscrites dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et dans le Préambule de la Constitution de 1946 ? S'il s'agit des valeurs plus que du régime, nos voisins anglais ne sont pas moins républicains que nous. Quant aux « repères », il y en a peu si le terme renvoie aux symboles officiels de la République. En revanche, d'autres repères, officieux ou nouveaux, témoignent de cet attachement des Français à construire la nation autour d'un État, de ce « vivre ensemble » pour reprendre une expression adoptée par la Cour européenne des Droits de l'homme. L'Éducation nationale remplit correctement sa mission de transmission de ces repères. Dans les moments de liesse populaire, sans parler des stades, je suis toujours frappé de voir des jeunes entonner la Marseillaise. S'ils en connaissent les paroles, c'est qu'ils les ont apprises à l'école : le message républicain est transmis par l'Éducation nationale. Des difficultés peuvent survenir, qui ne sont jamais les mêmes suivant le contexte. Nous avons célébré le bicentenaire de la Première Guerre mondiale, en Picardie. Le front y signifie quelque chose de bien tangible ; les tranchées sont encore là. Dans l'Aisne, on vit comme si la guerre était omniprésente. Nous n'avons eu aucune difficulté à faire comprendre aux jeunes ce que signifiait l'attachement au pays. Et pourtant, la Première Guerre mondiale, pour les élèves d'aujourd'hui, c'est aussi loin que la guerre de Crimée pour ceux de ma génération, une guerre qu'ont faite leurs arrière-arrière grands-parents. J'ai pu observer chez beaucoup d'enseignants un réel désir de construire la citoyenneté de leurs élèves, avec les débats que cela suppose, selon qu'on est à l'école, au collège ou au lycée.
A-t-on pu identifier, quantifier ou qualifier les difficultés auxquelles la transmission des valeurs républicaines se heurte, dans les établissements scolaires ? Les enseignants sont-ils suffisamment préparés et formés pour répondre aux interrogations voire aux provocations à l'encontre du socle des valeurs républicaines ? Les chefs d'établissement reçoivent-ils des consignes claires sur la conduite à tenir face à ce phénomène et font-ils bien remonter les informations?
Depuis deux ans, les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) ont pris la suite des IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres). Un tronc commun d'enseignement est prévu pour l'ensemble des professeurs en formation, qu'ils se destinent aux écoles, aux collèges ou aux lycées. C'est une nouveauté qui, au-delà des difficultés d'emploi du temps, s'est aussi heurtée à l'impératif de ne pas alourdir excessivement les programmes. Ce tronc commun fait la part belle à l'enseignement des valeurs de la République. Depuis 1930, le ministère de l'Éducation nationale a remplacé celui de l'Instruction publique : la mission des enseignants est d'instruire, de former, mais aussi d'éduquer, avec la notion de civisme que cela implique. Dans ce corpus, l'enseignement de la laïcité peut néanmoins poser problème, aussi bien sur le plan théorique - la distinction conceptuelle entre laïcité de l'État et sécularisation de la société serait à préciser - que surtout sur le plan pratique. Les enseignants veulent savoir comment réagir dans des situations concrètes. J'ai été confronté à ce genre de problèmes quand j'exerçais comme professeur de droit. Que faire quand un étudiant sort un sandwich en plein cours, parce que la rupture du jeûne du ramadan tombe au beau milieu d'un cours sur la prescription biennale ! Comment réagir lorsqu'un étudiant refuse de composer un jour de fête juive ? Dans certains collèges de mon académie, il n'y a quasiment pas d'élèves en classe les jours de grande fête musulmane. La question des calendriers est très importante.
À Aix-Marseille, nous avons décidé récemment de diffuser les textes fondateurs de la laïcité. On parle souvent de la loi de 1905, mais un texte plus essentiel encore en a été la Charte constitutionnelle de 1830, qui mettait fin à l'existence d'une religion d'État en France. À cela s'ajoutent les lois de la IIIe République sur l'école, soit, en tout, quelques dizaines de textes fondateurs qu'il est bon de connaître. Nous réfléchissons également à un vade-mecum qui prendrait en compte l'aspect pratique des situations à traiter. Un chef d'établissement me faisait part du cas de deux professeurs qui portaient ostensiblement au front la marque du musulman pieux. Peut-on y voir un signe ostensible d'attachement à une religion sans porter atteinte à la dignité de la personne humaine et aux libertés individuelles ? Cette notion de « signe ostensible » reste très floue.
J'ai été cité treize fois devant le tribunal administratif d'Amiens par des mamans de la ville de Méru qui n'avaient pas pu accompagner une sortie scolaire parce qu'elles étaient voilées. La circulaire de 2012 est-elle toujours valable ? Le discours de la ministre indique très clairement que les décisions doivent être prises au cas par cas sur ce sujet, laissant au chef d'établissement le soin de distinguer si un goûter de Noël ou une sortie relèvent du scolaire ou du périscolaire. Les enseignants doivent être en mesure de répondre - souvent dans l'instant - à ce type d'interrogations.
On cite souvent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme repère de la République. Celle de 1946, pourtant mentionnée dans la Constitution de 1958, est souvent oubliée, alors qu'elle a le mérite de réactualiser les valeurs démocratiques. Elle mériterait d'être également affichée. Enfin, il n'y a rien sur la nationalité dans le tronc commun d'enseignement des professeurs en formation. Il serait intéressant de travailler à définir ce qui fait la nation en France, par comparaison avec ce qui se pratique dans d'autres pays. Nous avons beaucoup à faire pour répondre aux demandes fortes que nous adressent les enseignants. Un enseignant ne se réduit pas à la discipline qu'il enseigne.
J'ai discuté avec le président de l'Université de Versailles Saint-Quentin sur la cérémonie de remise des diplômes. C'est un phénomène qui s'est d'abord développé dans le privé, et qui rencontre un grand succès. Dans le cérémonial, rien n'est prévu pour le cas d'une personne musulmane qui souhaiterait recevoir son diplôme en portant son voile. J'ai dirigé un lycée où il y avait deux ou trois élèves juifs par classe. D'un commun accord, les professeurs ont décidé de ne pas programmer de devoir sur table les jours de fêtes juives pour ne pas pénaliser ces élèves. C'est une piste de travail.
Comme recteur de l'académie d'Amiens, avez-vous eu le cas d'enseignants confrontés à des difficultés liées au contenu de l'enseignement qu'ils dispensaient, par exemple sur l'évolution et la création dans le domaine scientifique, la colonisation et la décolonisation en histoire, ou bien encore la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale ? Ces problèmes remontent-ils au rectorat ? Existe-t-il un thermomètre statistique de ce genre de tensions et de conflits ?
Les cérémonies de remise de diplôme ont été importées il y a une dizaine d'années en France, où elles commencent à s'implanter. Cela fait très longtemps que l'Éducation nationale prend en compte les grandes fêtes juives -Yom Kippour, notamment - en veillant à ne pas fixer d'épreuve obligatoire ce jour-là. À l'université, il suffit de demander au doyen que les TD n'aient pas lieu le vendredi soir. En trente ans de carrière, je n'ai pas vu passer beaucoup de litiges de ce type. En revanche, la fixation des dates des grandes fêtes musulmanes, comme l'Aïd, nous échappe et empêche de prendre le même type de dispositions que pour les fêtes juives. C'est la même chose pour le Ramadan. Des solutions de vivre-ensemble doivent être trouvées. J'ai eu l'occasion de vivre en Algérie, où la question se posait à l'inverse : il s'agissait d'intégrer les fêtes chrétiennes dans un contexte musulman. Dans notre pays, nous intégrons aussi les fêtes propres aux protestants en Alsace-Moselle.
Il y a aussi celles des catholiques. Le vendredi saint est férié, en Alsace-Moselle.
Dans mon académie, M. Longuet, je n'ai jamais constaté le type de problème que vous évoquiez. Peut-être est-ce arrivé dans d'autres académies ? Je crois que ce n'est pas si fréquent que cela.
Dans les disciplines scientifiques, l'apparition de l'univers se traite en une séquence d'un cours. Quant aux programmes d'histoire, ils ont tellement évolué que les possibilités de conflit sur un sujet sont devenues extrêmement limitées. Il peut toujours arriver qu'un enseignant développe un point plus qu'un autre, ou qu'un élève soit un peu plus susceptible que les autres sur un sujet. Il y a une dizaine de jours, j'ai accompagné cinq classes d'un lycée de l'académie d'Aix-Marseille à Auschwitz. La visite a été remarquable de pédagogie et de dignité, mais sans émotion imposée, grâce au travail d'un remarquable accompagnateur du Mémorial de la Shoah, et à la présence d'une survivante du camp de Birkenau, venue à l'occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Cet accompagnateur, M. Lalieu, m'a dit qu'il lui arrivait de rencontrer certains jeunes descendant du car avec des idées négationnistes bien arrêtées, mais qu'à chaque fois l'évidence de la visite suffisait à les convaincre. La première qualité d'un enseignant est de savoir écouter un élève qui fait une objection. Écouter plutôt que de donner des leçons, c'est une étape essentielle sur la voie du changement. Et l'autorité du maître - qui est encore extrêmement forte - permet de faire reconnaître l'évidence aux jeunes. Je n'ai pas de statistiques sur ce type d'incidents. Ils apparaissent régulièrement sans qu'on puisse extrapoler pour conclure à une difficulté majeure sur le sujet, d'autant que les cas varient énormément d'une discipline à l'autre, qu'il s'agisse d'histoire, de sciences, ou bien de littérature et philosophie.
dans les programmes de formation des maîtres, dans les ÉSPÉ.
Quelle méthodologie suggéreriez-vous aux enseignants pour aborder ce sujet ? S'il est important d'écouter l'élève, encore faut-il que l'élève commence par écouter l'enseignant. Dans beaucoup de classes, il n'y a plus que de l'interactivité. Il faudrait revenir à des fondamentaux, remettre l'élève dans son rôle, afin qu'il écoute l'enseignant avant un éventuel débat. L'âge des élèves est un paramètre à prendre en compte. Beaucoup d'enfants affichent des préjugés qui ne sont pas les leurs. Ce sont des éponges.
Vous avez dit que les modifications des programmes d'histoire limitaient désormais les risques de conflit. N'est-ce pas inquiétant ? Cela veut-il dire que pour éviter les tensions, on aurait gommé des programmes les points délicats, comme les croisades, la colonisation ou la décolonisation ? Plutôt que de les supprimer, il serait intéressant de traiter ces sujets en présentant des points de vue différents, celui des croisés chrétiens et des chroniqueurs musulmans, par exemple. Est-ce à cette présentation équilibrée que vous faisiez référence ? Ou bien, faudrait-il renoncer à la Chanson de Roland au prétexte que certains passages pourraient heurter les susceptibilités, et oublier le magnifique texte du Cid à cause du combat contre les Maures ?
C'est une grande satisfaction d'entendre que l'enseignement ne peut pas se réduire à une discussion, ni l'enseignant à une discipline. Dans la transmission des valeurs, rien ne peut remplacer le maître. Il y a quelques années, des références inopportunes ont voulu substituer le prêtre au maître : c'est une erreur. Comment remettre les enseignants au centre du jeu ? Malgré ce que vous dites, nous avons le sentiment que l'autorité du maître se dilue. Comment la renforcer ? À quel moment un signe devient-il ostentatoire ? Il m'est arrivé comme présidente de conseil général de devoir répondre à la demande de certaines familles de collégiens qui souhaitaient déduire les jours de ramadan des jours de cantine. J'ai répondu non, car cela représentait une entrave au principe de laïcité. Quelle serait votre position sur la question ?
Dans ma faculté, j'avais créé en quatrième année un cours sur le droit des nationalités et des étrangers. Le sujet était récurrent à Toulouse, à cause de la proximité d'un centre de rétention. En France, la nationalité n'est pas un droit du sang, mais un droit du sol. En Allemagne, au contraire, c'est un droit du sang. La France est un territoire, l'Allemagne est une nation. En France, la nation s'est construite sur le territoire et à travers l'État. Il est intéressant de voir comment s'est opérée cette construction, quelles en sont les particularismes par rapport à des pays comme les États-Unis ou le Canada, quels sont ceux qui acceptent la double nationalité, comme la France, et ceux qui la refusent. Il faudrait évidemment conclure en citant la conférence de Renan sur le référendum au quotidien. Un cours d'instruction civique pourrait ainsi expliquer ce qu'est la nation et ce qu'elle implique comme devoirs.
Bien sûr, avant qu'un dialogue s'instaure entre le maître et l'élève, c'est d'abord au maître de parler. Nous prendrons le tournant du numérique dans l'enseignement, dans les dix prochaines années. Je suis convaincu que, pour les élèves de lycée, les cours se feront de plus en plus sur un support numérique, laissant davantage d'espace pour la discussion et le dialogue, en classe. L'apport des connaissances reste essentiel. Il faut d'abord que le maître parle avant d'engager le débat. Un débat permanent ne peut aboutir qu'au morcellement des points de vue. Depuis deux ans, on expérimente en section de terminale littéraire un cours sur le droit et les enjeux du monde contemporain. Deux méthodes sont possibles : partir des questions des élèves pour que le professeur fasse ensuite la synthèse de ce magma, ou bien laisser l'enseignant intervenir pendant une demi-heure pour organiser le débat. L'autorité du maître est intacte dès lors qu'il veut agir de manière à la faire valoir. Certes, ce sera d'une manière différente qu'en 1950, 1930 ou 1910, mais l'autorité reste réelle.
Quant aux programmes, la variété des points de vue est effectivement la bonne méthode pour traiter les sujets délicats, en étudiant, par exemple, celui des chroniqueurs arabes sur les croisades. Aussi magnifique que soit le tableau qu'on admire à Versailles, la question algérienne ne peut pas se résumer à la prise de la Smala d'Abd El Kader. Rassurez-vous : nous n'avons rien supprimé de l'histoire de France dans les programmes mais l'histoire ne faisant que s'enrichir, il nous faut bien compresser certaines périodes. La vraie question, c'est de savoir si les programmes doivent valoriser ce qui a fait l'unité de notre territoire ou bien faire état de toutes les fragilités de l'histoire de France ; pour comprendre l'histoire, il faut savoir « vibrer au souvenir du sacre de Reims ou à celui de la fête de la Fédération », disait Marc Bloch. La plupart des élèves se contentent de peu. L'an dernier, à Amiens, lors d'une exposition sur les pouvoirs de la presse évoquant le fameux « J'accuse ! », nous avons constaté que si quelques élèves connaissaient Zola par leurs cours de littérature, très peu savaient qui était Clemenceau. Un programme d'histoire n'est jamais neutre. Mais il n'y a pas de blanc dans l'histoire nationale, même si depuis quelques années on s'intéresse également à l'histoire d'autres pays.
S'agissant des signes ostensibles, il y a deux catégories de mamans voilées, celles qui respectent leur religion sans attitude provocante envers la société française, et celles qui sont en guerre contre cette société. Le terme de « voile » recouvre lui-même des réalités très diverses. Les instructions de la ministre sont claires : protéger les enfants contre un prosélytisme qui serait une captation de leur conscience et de leur intelligence. Dans la pratique, ça peut être compliqué. Dans l'académie d'Aix-Marseille, nous avons un collège où 90 % des enfants sont musulmans. À la cantine, on propose deux menus, l'un à base de poisson, l'autre végétarien. Les prescriptions alimentaires sont ainsi satisfaites, sans faire référence au hallal. Le respect et l'écoute sont les garants d'un dialogue constructif. L'opposition frontale rend la discussion difficile. À la mi-décembre, un directeur d'école a refusé l'accès au goûter de Noël à des mamans voilées, par excès de prudence, ce qui a provoqué un sentiment de stigmatisation. L'affaire s'est terminée devant le tribunal administratif.
Un chef d'établissement professionnel se plaignait que les jeunes ne voulaient plus travailler le porc dans les métiers de bouche. Les parents n'ont-ils pas un rôle à jouer pour transmettre les valeurs républicaines ?
Vous avez parlé du tronc commun des ÉSPÉ. Or, les ÉSPÉ dépendent de l'université qui est autonome. Qui a donc autorité sur le contenu de l'enseignement dispensé aux futurs professeurs ?
Ces dernières années, le rôle des parents au sein de l'école a beaucoup changé. On médiatise beaucoup les violences entre élèves et enseignants, en oubliant que des parents sont entrés dans des écoles pour violenter des enseignants. Il faut rétablir le respect de l'éducation. On ne peut pas tout attendre et tout vouloir des enseignants. Leur rôle est de transmettre un enseignement respectueux de nos valeurs.
Les ÉSPÉ sont des composantes de l'université, qui est certes autonome, mais pas indépendante. Le recteur est là pour le rappeler. Le Conseil des ÉSPÉ est composé de personnalités diverses parmi lesquelles les universitaires ne sont pas majoritaires. Le rectorat y est représenté. Le tronc commun n'est pas élaboré par les universités ! À Amiens, les rapports entre université et rectorat étaient excellents.
Il m'arrive de dire que le vrai problème de l'Éducation nationale, ce ne sont pas les enfants, mais leurs parents. En fait, il y a deux catégories de parents ! Une partie d'entre eux fonctionnent en usagers : ils confient à l'école l'éducation de leurs enfants, en se déchargeant de leurs responsabilités. Quand un maire célèbre un mariage, il cite pourtant l'article 213 du code civil qui donne mission aux futurs époux d'éduquer leurs enfants. Peut-être faudrait-il renforcer cette petite leçon de droit, même s'il est vrai que la moitié des couples ne sont pas mariés. L'éducation familiale est le roc sur lequel se construit l'Éducation nationale. Sans elle, tout s'enfonce dans les sables mouvants. À Marseille, nous avons un grand lycée de 2 100 élèves. Aux élections des représentants de parents d'élèves, il n'y a eu que 33 votes dont 11 bulletins blancs. Des initiatives sont prises pour solliciter les parents, comme l'expérience de la « mallette des parents » en primaire qui a bien fonctionné, il y a quelques années. La Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE) suggère également de créer une salle des parents à côté de la salle des profs. Dans une école primaire, les parents ont été invités à assister à une heure de cours. Ils sont ressortis en disant que le métier de professeur n'était pas pour eux, tellement c'était difficile. Le collège César Franck d'Amiens organise le mardi des parents, pour expliquer ce qui se fait en classe tout en proposant des formations administratives. Une initiative similaire a été mise en place dans un établissement de Marseille, proposant à des mères de famille des cours pour apprendre à tenir un budget, déclarer ses impôts ou demander une bourse.
Quant aux autres parents, souvent de catégories sociales plus favorisées, ils se livrent à des intrusions permanentes dans l'action éducative, y compris en matière de programmes et de la manière de les traiter.
Quand il y a une éducation familiale, on peut construire dessus. C'est du solide. Un dernier point : lors des commémorations, comme le 11 novembre, quand on fait venir les jeunes, on fait venir les parents.
Monsieur Jean Baubérot, vous êtes président d'honneur de l'EPHE (École pratique des hautes études), où vous avez longtemps occupé les chaires d'« Histoire et sociologie du protestantisme » et d'« Histoire et sociologie de la laïcité ». Vous avez publié plusieurs ouvrages sur la laïcité et avez participé à la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi en 2003, où vous aviez marqué votre différence d'approche sur la question du foulard islamique. Au fondateur unanimement reconnu de la sociologue de la laïcité, nous voudrions demander comment mieux transmettre et faire vivre cette valeur.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean Baubérot prête serment.
Présenter la laïcité en dix minutes est une gageure : pour m'en acquitter, je vais devoir schématiser sans nuances et user de formules abruptes en dix thèses.
Première thèse : un large consensus dans l'opinion publique et la classe politique semble s'être établi sur le double objectif de tout faire pour éviter le choc des civilisations et la stigmatisation et de combattre l'extrémisme.
Deuxième thèse : cette double préoccupation est moralement juste et dans l'intérêt bien compris de la société française : il serait injuste d'imputer à plusieurs millions de personnes le danger que représentent quelques centaines ou au plus 2 000 individus ; il faut surtout isoler ces derniers et éviter de les rendre attractifs. L'objectif est de mener un combat inclusif pour avoir toutes les chances de gagner.
Troisième thèse : l'Éducation nationale a pris diverses dispositions, mais la voie est étroite. La sagesse populaire nous apprend que l'enfer est pavé de bonnes intentions : il faut prendre en compte les analyses sociologiques et socio-historiques.
Quatrième thèse : je me réjouis de l'apparition d'un enseignement de la laïcité, mais ses modalités m'inquiètent, s'il s'agit bien de prévoir deux journées pour former des formateurs qui formeront les enseignants qui formeront les élèves... Cela pose un problème de moyens et un problème scientifique : quelle laïcité enseigner ? Une laïcité idéale, n'ayant jamais existé, opposée à des religions bien réelles, comme avant 1989 où on opposait d'un côté un communisme idéal au capitalisme, de l'autre un monde libre idéal au totalitarisme communiste ? Ce serait une terrible erreur : cela reposerait non sur la connaissance, mais sur une autre forme d'obscurantisme ; cela donnerait du grain à moudre au choc des civilisations ; cela serait très peu crédible pour les élèves ; en définitive, cela déconsidèrerait la laïcité au lieu de la promouvoir.
Cinquième thèse : l'enseignement de la laïcité doit se faire dans une démarche de connaissance. Or des informations indiscutablement erronées circulent dans les manuels scolaires ou dans les rapports officiels, comme celui du Haut Conseil à l'intégration, dont l'historique de trois pages comporte onze erreurs. Bien des discours oublient que la loi de 1905 fut le résultat d'un conflit entre laïcs ayant trois visions divergentes de la question ; or, paradoxalement, ce sont les deux visions perdantes qui se réclament parfois de cette loi.
Sixième thèse : prenons l'exemple de l'égalité hommes-femmes : pendant un siècle, le suffrage dit universel a été exclusivement masculin, un retard sans équivalent dans les autres pays démocratiques, et en particulier les pays protestants. Or la laïcité fut souvent invoquée pour refuser le droit de vote aux femmes, présentées comme soumises au clergé. L'oublier, ce serait « raconter des histoires » et non pas faire de l'histoire, ce serait contre-productif.
Septième thèse : tout cela montre que la République a dû combattre ses propres dérives. Les élèves peuvent conclure que chacun doit balayer devant sa porte, les religions les premières, sans que l'on doive diviser la société en deux camps ni envisager un choc des civilisations. Selon Max Weber, le début de la scientificité en sciences humaines consiste à affronter les faits désagréables.
Huitième thèse : l'institution scolaire doit, elle-même, affronter ses faits désagréables. La moitié des enseignants ont leur premier poste dans un établissement difficile ; pour la plupart issus des classes moyennes, ils - ou plutôt elles, puisque deux tiers sont des femmes - reçoivent un choc culturel, dont il résulte un fort taux d'absentéisme. Ils demandent leur mutation dès que possible, ce qui compromet la stabilité des équipes éducatives là où elle serait la plus nécessaire.
Neuvième thèse : la République et l'Éducation nationale consacrent plus de moyens aux élèves de milieux favorisés qu'aux élèves de quartiers populaires. Comme l'a montré la Cour des comptes, l'horaire allégé des professeurs de classes préparatoires leur permet d'accompagner individuellement les élèves en heures supplémentaires. Ne nous étonnons pas qu'un sentiment aigu d'injustice conduise les élèves à certaines provocations et que la devise de la République et la charte de la laïcité ne fassent pas sens pour eux. La laïcité doit concrétiser notre devise et non en masquer la non-réalisation.
Dixième thèse : l'école et la société doivent agir de concert. L'entreprise est de longue haleine. À côté de mesures qui combattent directement l'extrémisme, d'autres peuvent le combattre indirectement en le rendant peu attirant. Deux pouvaient être mises en oeuvre en peu de temps : rattacher le bureau des cultes au ministère de la justice, pour sortir les rapports - avant tout juridiques - entre l'État et les religions de la fonction sécuritaire du ministère de l'intérieur ; rétablir la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), rattachée à l'ensemble trop vaste du Défenseur des droits. Lutter contre le terrorisme et contre les discriminations doit aller de pair.
Y a-t-il en fait de laïcité une spécificité française, ou existe-t-il des équivalents européens ? La laïcité est-elle une valeur suffisamment inculquée, enseignée, mise en pratique ?
Bien des gens à l'étranger me disent que la laïcité est une spécificité française ; mais lorsque je leur explique qu'il s'agit, pour assurer la liberté de conscience et la non-discrimination religieuse, de séparer l'État de la religion et d'assurer la neutralité de ce dernier, ils réalisent que leur pays, avec les mêmes objectifs, présente lui aussi des éléments de laïcité - exactement comme la France, où elle est d'ailleurs loin d'être absolue : on pourrait parler de l'Alsace-Moselle ou des écoles sous contrat ; aux États-Unis, on m'en parle ! Là où ces éléments n'existent pas, des forces revendiquent la liberté de conscience, mais sans pour autant faire référence à la laïcité qu'on confond avec un athéisme d'État, comme en Russie.
La laïcité française a toutefois ses spécificités, parce que la France moderne s'est construite face à la religion - ce qui était loin d'être inéluctable : un quart des membres de l'Assemblée qui a proclamé les droits de l'homme étaient des ecclésiastiques. Ce dissensus a duré tout le XIXe siècle, car l'instabilité des régimes a empêché de pacifier la question politico-religieuse jusqu'à la loi de 1905 et ses suites. La spécificité, c'est le combat entre cléricalisme et anticléricalisme. La laïcité a pacifié ce combat. La morale laïque a également des inspirations étrangères. Elle doit beaucoup à un Allemand, Emmanuel Kant ; l'article 4 de la loi de 1905 est directement inspiré des législations américaine et écossaise ; Aristide Briand et les milieux maçonniques avaient pris en exemple le Mexique, où malgré la séparation opérée en 1859, les églises restaient pleines. Une autre présentation de la laïcité sera inefficace et scientifiquement fausse. Sans dissoudre la laïcité dans la liberté de conscience à laquelle elle ne se résume pas, il ne faut pas non plus la voir comme une forteresse incommunicable. J'en ai parlé dans quarante pays sans avoir de difficultés à être compris.
C'est une valeur républicaine, certes, mais plus largement une valeur démocratique : le Danemark, cette royauté démocratique, nous le montre. Évitons de croire que la situation est mieux ici qu'ailleurs, ou le contraire. Il faut montrer ce qui va bien et mal pour être crédibles vis à vis des élèves. Nous sommes en retard pour l'égalité hommes-femmes, mais les Françaises sont à la fois celles qui font le plus d'enfants et les mieux insérées dans le marché du travail. La question n'est pas de savoir si la laïcité est suffisamment enseignée, mais quels sont les moyens de l'enseigner. Actuellement, les enseignants se débrouillent avec les moyens du bord ; certains se sentent abandonnés.
Et l'enseignement du fait religieux ? C'est un représentant de la Ligue de l'enseignement qui avait posé la question il y a une vingtaine d'années.
La laïcité n'est pas seulement religieuse, ne faut-il pas élargir le concept de laïcité, en la voyant plus globalement comme la séparation de la sphère publique et de la sphère privée ? En tant qu'élus, nous sommes souvent confrontés aux ingérences de la sphère privée sur la sphère publique.
Vous avez évoqué le choc des civilisations. Bien avant les événements de janvier, la question de la laïcité était ouverte : ayant organisé un colloque sur ce sujet dans la ville où je vis, j'ai constaté une crispation. Ne faudrait-il pas voir la laïcité comme une valeur en marche qu'il faut adapter à la société de notre temps ?
L'enseignement du fait religieux est une idée du début du XXe siècle, reprise par la Ligue de l'enseignement dans les années 1980 puis par le rapport de Régis Debray, commandé par un ministre de gauche et appliqué par un ministre de droite. Pour le moment, la réalisation n'est pas à la hauteur du projet. L'Institut européen en sciences des religions (IESR) - créé à l'EPHE lorsque j'en étais président - fait un excellent travail mais avec trop peu de moyens.
Actuellement, l'enseignement du fait religieux s'inscrit dans une perspective implicitement évolutionniste : on en parle lorsqu'on évoque l'Antiquité, le Moyen-âge, mais la question de la religion aux États-Unis au XXe siècle, par exemple, a disparu des programmes. Bref, on donne l'impression que la religion relève du passé lointain - vision que les élèves peuvent récuser, de manière provocante.
Entre la sphère publique et la sphère privée, il y a l'espace public, lieu du débat, où les deux se rencontrent, la société n'étant pas une juxtaposition d'individus, mais un lieu de tractations et de conflits. Il faut éviter que le privé fasse irruption dans l'espace public : pas de crèches de Noël dans ces maisons communes que sont les mairies. La laïcité est partout, mais pas la même partout, les deux exigences de la laïcité valant tour à tour : neutralité pour la puissance publique ; liberté de conscience pour la sphère privée ou dans l'espace public qui la prolonge. Le privé n'est pas non plus hors de la République : nous ne tolérons plus les violences conjugales ou familiales, qui s'exercent pourtant dans la sphère privée, tout en respectant la Convention européenne des droits de l'homme, qui consacre le droit des parents à donner une éducation à leurs enfants selon leurs convictions religieuses ou philosophiques.
La morale laïque de la IIIe République véhiculait des valeurs de dignité, de liberté responsable et de liberté de conscience à un moment où les fils ne faisaient pas le même métier que leurs pères, où les femmes entraient petit à petit sur le marché du travail, où les Français gagnaient en mobilité. Le libre choix de sa religion n'était qu'un exemple parmi d'autres. La liberté responsable qu'elle prônait se déclinait dans la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté syndicale, et ces libertés ont elles aussi profité aux religions. Jules Ferry disait que la presse catholique était plus libre en République que sous le Second Empire ; des syndicats chrétiens ont vu le jour. Il faut retrouver ce lien entre liberté et laïcité.
J'ai dit que nous devions éviter le choc des civilisations. L'Observatoire de la laïcité a fait un état de la juridiction laïque, qui frappe par son caractère raisonnable et terre à terre. La liberté de conscience ne peut être illimitée, au risque de désorganiser les institutions. Il ne s'agit pas d'opposer un principe absolu à un autre, mais la liberté de chacun aux nécessités du vivre ensemble. Nous pouvons faire comprendre cela. La liberté illimitée de l'un tronque la liberté de l'autre. La transformation de la laïcité en religion civile a généré conflits et crispations. Il faut l'adapter, certes ; même Émile Combes, ce partisan de la laïcité la plus intransigeante, avait signé une circulaire prévoyant l'absence de viande dans les cantines le vendredi, pour faire preuve de libéralisme politique mais aussi par intérêt bien compris, pour éviter que les enfants n'aillent dans les écoles congréganistes. Il nous faut inventer les mêmes genres d'accommodements aujourd'hui : proposer un menu végétarien - pas hallal ou casher, ce serait trop compliqué ! - à côté du menu habituel résoudrait bien des choses. Les limitations à la liberté de conscience doivent être raisonnables, elles ne s'opposent pas à une religion en particulier mais visent à permettre la coexistence de toutes. La laïcité est un équilibre des frustrations. Nous ne la faisons pas assez vivre si nous pratiquons une catho-laïcité ou une laïcité à deux vitesses.
On ne peut pas proposer trente-six menus, mais il est vrai aussi que l'absence de self dans les écoles primaires restreint le choix. Quel niveau d'accommodement préconisez-vous pour les signes ostensibles lors des sorties scolaires ?
Ce qu'a dit le Conseil d'État : en l'absence d'acte de prosélytisme avéré, une mère portant le foulard doit pouvoir accompagner une sortie. J'ai volontairement omis le foulard dans ma présentation pour montrer qu'on pouvait parler de laïcité sans y faire référence. La France a commis une erreur historique, en faisant du foulard le critère de l'intégrisme - ce mot valise à déconstruire - alors qu'il peut être, certes, une manière de marquer la soumission des femmes, mais aussi autre chose : le féminisme musulman international est le fait de filles voilées comme de non voilées. La mère du soldat tué par Mohamed Merah intervient dans les écoles pour expliquer que le djihad consiste non pas à aller en Syrie mais à faire un effort sur soi-même. Elle porte un foulard. Faut-il avoir son fils tué pour voir ses droits de citoyenne respectés ? Les mères qui souhaitent accompagner les sorties veulent s'impliquer : lorsqu'elles faisaient des gâteaux avec leur foulard, personne n'y voyait d'inconvénient.
Certains laïcs se sont opposés à ce que le costume des infirmières ressemble trop à celui des bonnes soeurs, en vain.
La coiffe peut avoir des raisons professionnelles, climatiques, ou de singularité et de soumission. Les soeurs appartiennent à Dieu et font voeu de célibat : leur voile s'en veut le témoignage. Ce qui choque dans le voile islamique, c'est qu'il n'a ni raison climatique, ni de soumission particulière, mais exprime l'appartenance à une société qui, profondément, n'est pas la nôtre.
C'est votre opinion.
Il y a plusieurs dizaines de siècles que nous sommes sur cette terre ; nous avons le sentiment d'en avoir fait quelque chose et ne voulons pas que cela disparaisse.
Lorsque j'ai présenté ma future femme à ma grand-tante, elle m'a dit : « C'est sans doute un bon choix, mais surtout, qu'elle ne vienne pas en cheveux ! » Ce n'était pas il y a un siècle. Quoique féministe, ma femme a accepté de se couvrir la tête au village.
Des étudiantes portant foulard m'ont dit que ça leur permettait d'aller dans des endroits que leur père leur aurait interdit sinon. Ce peut être une liberté, même si elle est transitionnelle.
En nous focalisant sur cette question, nous avons raidi les deux côtés. Si nous n'avions pas irrité les mères de famille, nous aurions aujourd'hui des alliées. Or il nous faut des passeurs. Le système canadien a des défauts, mais il a permis l'apparition de tels passeurs, représentatifs de leur communauté mais aussi acculturés à la société. Nous les trouverons chez des personnes critiques de notre société. Les deux grandes forces d'intégration entre 1945 et 1970, l'église catholique d'avant Vatican II et le PCF stalinien, l'étaient. Ne parlons pas de communautarisme lorsque le poids du groupe n'empêche pas la liberté de l'individu : la vie communautaire peut être une force.
Nous manquons parfois de confiance en nos propres valeurs. La République est forte. Nous risquons de vivre longtemps avec ces actes terroristes ignobles ; mais ils ne parviendront pas à déstabiliser la République, à condition de garder notre sang-froid. Ne faisons pas le jeu des terroristes en stigmatisant une communauté, qui risque du coup d'être attirée par l'extrémisme. Une nouvelle classe moyenne d'origine, de culture, de convictions musulmanes peut jouer ce rôle de passeur. Je disais à mes trois doctorantes en foulard : « je veux bien que vous ayez le foulard sur la tête, mais pas dans la tête... » : ça a marché !
Je suis de ceux que le port du voile ne choquerait pas a priori, s'il n'apparaissait comme une provocation ou une volonté d'imposer de nouveaux comportements. Le fait de masquer complètement le visage pose aussi un problème de sécurité. Le visage doit toujours être découvert, c'est une exigence de police.
Je n'aurais jamais accepté de ne pouvoir reconnaître une personne qui suit mes cours.
À vous entendre, il faudrait faire confiance à la nature humaine... Je n'en suis pas si sûr. Il y a une différence entre le Canada, où le vivre-ensemble s'est imposé d'emblée, et la France, de tradition catholique. Certes, la laïcité n'est pas l'athéisme, comme vous le dites, mais la paix et la liberté de conscience. Les Britanniques reviennent pourtant sur leur ouverture. Ne serions-nous pas dans le déni ? Certaines personnes constitueraient des intermédiaires formidables ; mais cela suffit-il ?
Élu depuis longtemps dans l'Est de la France, j'ai pu observer dans les communautés turques, arrivées souvent via l'Allemagne, deux phénomènes : grâce à la télévision par satellite, les jeunes continuent à parler turc chez eux et cessent de progresser sur le plan scolaire ; en outre, ils pratiquent une endogamie croissante. La République voit se renforcer des communautés qui, il y a trente ans, se diluaient. C'est préoccupant, car je ne suis pas sûr d'avoir envie de me faire Turc...
Une étudiante en première année de droit à la faculté de Strasbourg m'a rapporté que les quatre ou cinq étudiantes voilées dans leur cursus restaient entre elles et refusaient toute communication avec les autres. D'après mes informations, c'est un phénomène assez répandu.
Durant vingt ans des responsabilités administratives, je n'ai pas eu cette expérience. Parmi les problèmes que j'ai eu à régler, les plus graves n'étaient pas ceux qui avaient trait à la laïcité, mais plutôt le harcèlement des étudiantes par des directeurs de thèses trop pressants !
Avec Internet, on peut être relié à des personnes situées à des milliers de kilomètres et ignorer son voisin. La dynamique sociale d'initiatives comme la fête des voisins ou les journées portes ouvertes dans les églises et les mosquées peut y remédier. Chez moi, le surlendemain de la fête des voisins, à sa petite fille qui parlait du « Noir », sa mère répondait « Ah oui, Monsieur Untel, du troisième étage ».
Il faut tout faire pour renforcer le lien social, en s'appuyant sur le tissu associatif. Les différents modèles nationaux peuvent s'enrichir mutuellement. La force de la France, c'est l'universalisation des valeurs.
Le Conseil d'État avait bien distingué port discret et port ostentatoire du foulard. Je me suis abstenu à la Commission Stasi car ma proposition d'autoriser le bandana n'a pas été retenue, le rapporteur ayant refusé de la mettre au vote. La loi de 2004 limitait l'interdiction aux jeunes filles mineures dans l'école publique, mais a donné le sentiment de diaboliser le foulard. Difficile ensuite de faire comprendre à l'étranger que le foulard n'était pas interdit partout en France !
La HALDE permettait de bien faire appliquer la législation, sanctionnant les abus discriminatoires. Il n'est pas toujours évident de savoir là où le port du foulard est légitime, et là où il est interdit. Il faut montrer que nous luttons contre les discriminations. Le rôle du politique est de créer des leviers ; à la société ensuite de s'en saisir. Le terreau associatif, très riche en France, se sent parfois peu soutenu. Les professeurs ne demandent pas à être payés davantage, mais un peu de reconnaissance. Il ne s'agit pas de confiance dans la nature humaine, mais de confiance dans la solidité des valeurs républicaines. Si elles se concrétisent, elles sont capables d'inclure le plus grand nombre, même s'il y a des fous partout, bien sûr.
Nous recevons à présent M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité depuis sa nomination par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en avril 2013. Créé en mars 2007 à l'initiative du président Jacques Chirac, cet organisme a été installé par l'actuel président de la République en avril 2013. Il regroupe des représentants des administrations, des personnalités qualifiées, deux députés et deux sénateurs - c'est à ce titre que j'y siège. Monsieur Bianco, vous avez auparavant exercé la fonction de secrétaire général de l'Élysée de 1982 à 1991, puis occupé des fonctions ministérielles jusqu'en 1993, et diverses fonctions locales - maire, président de conseil général, jusqu'en 2012, date à laquelle vous avez renoncé à vos mandats tout en continuant à participer au débat d'idées.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Louis Bianco prête serment.
Merci de m'avoir invité à vous exposer l'analyse de l'Observatoire de la laïcité sur la situation dans les établissements scolaires. À sa demande, la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) a mené auprès des trente académies une enquête sur la diffusion, la réception et l'appropriation par les établissements scolaires de la Charte de la laïcité à l'école, voulue par Vincent Peillon. Afin de limiter l'autocensure, nous avons posé des questions précises : d'une part sur l'application et le respect de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, d'autre part sur d'éventuelles contestations du principe de laïcité. Cette étude figure dans le rapport 2013-2014 de l'Observatoire, disponible en ligne.
Premier enseignement, la Charte de la laïcité a été largement diffusée et est désormais visible dans tous les établissements, mais son affichage n'a pas toujours revêtu le caractère solennel souhaité. Il a même initialement suscité quelques réticences, par crainte des réactions des élèves : étaient parfois argués l'absence d'emplacement propice à l'affichage, voire son inutilité au regard du respect unanime entourant le principe de laïcité... Lorsqu'il a eu lieu, l'affichage solennel de la Charte a constitué un temps fort de la vie des établissements. L'Éducation nationale doit encore travailler sur la formation des enseignants. Trop rares, ces situations devraient être généralisées. La journée nationale de la laïcité, annoncée par le ministère de l'Éducation nationale sur proposition de l'Observatoire, sera l'occasion, chaque 9 décembre, de faire preuve de pédagogie.
L'étude de la DGESCO confirme que la loi du 15 mars 2004 est appliquée sereinement ; les procédures disciplinaires engagées sur son fondement sont très rares. Cela n'est pas pour autant synonyme d'absence de contestation. Les établissements font bon usage de la période de dialogue prévue par la loi avant le lancement d'une procédure disciplinaire, et confirment que cette loi est désormais bien acceptée et bien comprise par les élèves et leurs familles. C'est ainsi que la France, régulièrement interrogée par les instances internationales de contrôle du respect des droits de l'homme, répond aux critiques qui voient dans cette loi un texte discriminatoire mettant en péril la scolarisation des jeunes filles.
Le non-respect de la loi de 2004 n'a donné lieu qu'à un très petit nombre d'incidents ; certaines académies ont même jugé sans objet les questions posées. D'autres font état de contestations marginales ; l'exclusion définitive des élèves est le plus souvent évitée. Les contestations sont extrêmement localisées, quoique parfois récurrentes, et réglées quasi systématiquement par le dialogue. Plusieurs académies rappellent la nécessité d'exercer une vigilance constante ; dans l'une d'elle, la situation est fragile dans dix établissements - sur 335 - et se cristallise sur le port du voile. Dans deux établissements, un lycée professionnel et un collège d'une autre académie, deux élèves ont refusé à plusieurs reprises d'enlever leur voile dans l'enceinte de l'établissement. Ces comportements ont fait l'objet de commissions éducatives, les chefs d'établissement jugeant la pédagogie plus efficace que les sanctions.
Les académies appliquent donc la loi de 2004 avec fermeté, ce qui n'est pas incompatible avec le discernement. Plusieurs académies ont répondu que, plus brutalement appliqué, ce texte susciterait certainement plus de contestations. Souvent, des modalités d'application posent problème, sans être exactement contre la loi ; c'est le cas des élèves qui enlèvent leur voile dans une pièce spécifique à l'intérieur de l'établissement.
Les revendications contraires à la loi de 2004 sont de plusieurs ordres : port du voile hors de l'espace scolaire mais pendant le temps scolaire, lors de sorties par exemple ; port du voile hors du temps scolaire mais au sein de l'établissement ; jeunes filles voilées venant chercher leur petite soeur ; port de jupes longues ou d'abayas, de bandeaux cachant une partie des cheveux, voire de gants ; pour les garçons, plus rarement, port de la djellaba le vendredi et de la barbe. Les académies signalent qu'il n'est pas aisé de distinguer revendication identitaire, revendication religieuse ou expression d'un mal-être adolescent. Presque toutes lient ce phénomène à une absence de mixité sociale, à une montée des tensions et y voient un péril sur la scolarisation de certaines jeunes filles. Dans certaines académies s'ajoutent des problèmes avec le personnel, qui méconnait parfois son obligation de neutralité et d'impartialité.
Les académies privilégient la recherche d'une solution par le dialogue, mais celui-ci est parfois difficile, notamment quand la contestation, parfois vigoureuse, est renforcée par l'intervention de la famille ou d'associations. Le plus souvent, les parents sont dépassés et confient à l'institution scolaire le soin de rappeler la loi à leurs enfants - quand ils n'exercent pas une pression revendicatrice. L'Observatoire de la laïcité est lui-même interpellé, éventuellement de façon anonyme, par des chefs établissement, des parents d'élèves ou des associations. Nous rappelons le droit applicable et la nécessité du dialogue avant toute sanction disciplinaire : les solutions existent, dès lors que les élèves ou leur famille ne sont pas animés d'une volonté militante ou agressive. C'est pour traiter ces cas que les députés s'étaient ralliés à la nécessité d'une loi.
S'agissant du champ d'application de la loi de 2004, nous rappelons que sont concernés les signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse. En cas de doute, il ne faut pas faire de police vestimentaire, mais plutôt s'attacher au comportement et sanctionner fermement ceux qui témoignent d'un certain prosélytisme. D'ailleurs, les véritables prosélytes - rares, eux aussi - préfèrent rester discrets et ne portent généralement pas de signes distinctifs.
Pour répondre efficacement aux contestations, l'Observatoire de la laïcité a demandé la multiplication des formations à la laïcité, ce que le ministère a récemment annoncé. Le 9 décembre dernier, Mme Vallaud-Belkacem et moi-même avons également annoncé la mise en place dans chaque académie de référents laïcité ; ils sont déjà à l'oeuvre.
Les autres formes de contestation de la laïcité sont marginales, quoique parfois virulentes. Elles se règlent le plus souvent par le dialogue. Le climat scolaire est globalement apaisé, les tensions sont maîtrisées, mais plusieurs académies disent exercer une vigilance particulière pour éviter la diffusion de problèmes jusque-là circonscrits. Cette vigilance s'est accrue en janvier dernier après la contestation de la minute de silence dans environ 200 établissements, chiffre sans doute sous-estimé. Ces faits sont graves et ne peuvent rester sans réponse, mais il faut en garder la juste mesure : 200 établissements sur 65 000.
Le refus de respecter la minute de silence concerne surtout les 12-15 ans, en particulier les classes de 4ème, à un moment important de la construction individuelle de chaque élève. Il faudra prêter une attention particulière à cette classe d'âge. L'éducation aux médias et à l'information, voulue par la ministre, devra lutter contre les nombreuses théories du complot qui prolifèrent sur le Net. L'Observatoire est également très attaché à l'enseignement moral et civique. Effectif à la rentrée prochaine, il favorisera l'appropriation éclairée des principes qui fondent la République et la démocratie. Ce nouvel enseignement a pour objectif la transmission d'un socle de valeurs communes : la dignité, la liberté, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité, la laïcité, bref une culture du respect mutuel, ce qui suppose l'observation de règles et d'une discipline communes.
Le ministère a, en outre, annoncé reprendre la proposition de l'Observatoire de renforcer l'enseignement laïc du fait religieux, de façon transdisciplinaire - en français, mais aussi en histoire, philosophie, enseignement moral et civique, musique, dessin - afin de donner aux élèves une distance critique à l'égard des croyances, de favoriser la compréhension mutuelle, de faire tomber les préjugés, d'historiciser le fait religieux et son influence sur la société. La formation des enseignants devrait évoluer en conséquence, en lien avec l'Institut européen en sciences des religions, fondé à la suite du rapport Debray de 2002.
Dans son avis du 14 janvier dernier, l'Observatoire a également jugé nécessaire de prendre en compte toutes les cultures, créoles, océaniennes, orientales, maghrébines ou subsahariennes, qui ont contribué elles aussi à façonner l'histoire de France et qui restent trop peu évoquées dans nos programmes scolaires. Toutes ces cultures, anciennement liées à la République ou qui le sont toujours dans les collectivités d'Outre-mer, doivent être enseignées, de sorte qu'aucun élève ne place une autre appartenance avant sa citoyenneté française.
Dans une période de tensions dans certains établissements des quartiers populaires, soutenons les enseignants et les personnels éducatifs dans l'application des principes républicains. Réfléchissons à une école des parents, qui les implique davantage dans la vie scolaire. Rappelons la responsabilité de la puissance publique pour agir sur la racine de ces difficultés, en garantissant une véritable mixité scolaire, en évitant les détournements de la carte scolaire, en revalorisant la rémunération des personnels dans les établissements les plus difficiles. Le Gouvernement et la représentation nationale ont pris conscience de cette urgence, et les annonces du Premier ministre et de la ministre de l'Éducation nationale vont dans le bon sens. Veillons à leur application rapide et effective.
À vous entendre, tout va très bien ! Or nous avons tous des remontées différentes du terrain. Dans le Doubs, les contestations concernent dix à quinze établissements. Si l'on extrapole ce chiffre à tout le territoire, plus d'un millier d'établissements seraient concernés... Il y a un vrai déni de réalité, motivé par le souci de ne pas stigmatiser une partie de la population. On finit par accepter ce qui se passe, et ce n'est plus l'école de la République. Les inspecteurs d'académie, les chefs d'établissement ne disent pas forcément tout. D'où l'intérêt de nos travaux.
La laïcité vous semble-t-elle menacée au point qu'il faudrait revoir l'arsenal législatif ? Vous paraît-elle suffisamment inculquée à l'école et mise en pratique dans son organisation et son fonctionnement ? Les enseignants sont-ils suffisamment formés à enseigner ou à répondre aux questions des élèves sur la laïcité ?
Je n'ai pas dit que tout allait bien, j'ai dit qu'il fallait être vigilant, car l'équilibre est fragile. Les difficultés sont réelles, parfois plus aigües, mais elles ne sont pas le fait commun général. Au demeurant, l'argument de la stigmatisation ne tiendrait pas : la loi de la République s'impose, sans états d'âme.
Nous avons une fâcheuse tendance à vouloir tout régler par la loi. On le sait, les lois superflues tuent les lois nécessaires, et les lois en vigueur ne sont déjà pas correctement appliquées, ni même connues. Commençons par les faire respecter, avec fermeté et intelligence. Il y a un gigantesque effort d'information et de formation à déployer dans les écoles, mais aussi dans les hôpitaux, les communes, à l'attention de tout fonctionnaire en contact avec le public. Nous devons changer de braquet.
La formation des enseignants et des personnels administratifs sur ces questions est à l'évidence insuffisante. Il faudrait y remédier tant au niveau de la formation continue que de la formation initiale dispensée par les ÉSPÉ. Veillons à articuler la théorie de la laïcité et sa pratique. Fournissons des modes d'emploi faciles à utiliser. Que faire lorsqu'une élève refuse d'enlever son voile ? Que répondre à la question : « Pourquoi Charlie Hebdo, et pas Dieudonné ? ». Il y a des réponses à ces questions, et l'Éducation nationale est consciente que les enseignants doivent être à même de les apporter dans des situations concrètes.
J'ai eu le sentiment d'entendre un rapport administratif. Vous ne donnez guère de chiffres. Combien de procédures disciplinaires ont été engagées ?
De mémoire, quelques dizaines. Aucune expulsion n'a été prononcée en 2014. Et l'Observatoire de la laïcité n'est pas une administration, mais une instance indépendante.
Vous soulevez le problème de l'enseignement des cultures familiales des jeunes Français lorsque celle-ci n'est pas la culture majoritaire. Pensez-vous qu'il faudrait également enseigner leurs langues natales, comme l'arabe, et pourquoi pas les langues minoritaires, revendication fort ancienne ?
Je pensais plutôt aux diverses composantes du récit national. Il ne s'agit pas de magnifier les différences, mais de les connaître et de reconnaître leur apport. La laïcité est une composante de l'identité nationale. Celle-ci gagnerait à reconnaître les différentes cultures et traditions qui l'ont façonnée.
Quand j'étais à l'école, on insistait sur les racines latines et grecques de la langue française, mais il y avait une véritable omerta sur les apports de la langue arabe. Ce n'est qu'en lisant Amin Maalouf que j'ai découvert le nombre de substantifs empruntés à l'arabe. Savoir cela ferait du bien à certains enfants.
Soyons honnêtes, l'apport de l'arabe au français est souvent passé par le détour de l'espagnol. Si l'on veut mettre en valeur la diversité pour la diversité, rappelons que la population française est aussi italienne - 10 % des Lorrains sont d'origine italienne -, portugaise, espagnole...
Comment concilier votre conception de la laïcité avec le fait que la France a été, entre le baptême de Clovis et la loi de 1905, un pays majoritairement catholique romain ? C'est notre héritage, il n'est pas négligeable, ni inférieur à l'héritage africain, océanien ou antillais. D'autant que l'Église a fait des efforts considérables pour accepter la laïcité, facilités, il est vrai, par son fonds doctrinal propre - « Mon royaume n'est pas de ce monde », « Rendez à César ce qui est à César »... Quelle place accorder au catholicisme comme facteur d'acceptation de la laïcité - au moins depuis Marc Sangnier et le Sillon ?
Vous avez raison de dénoncer la tendance à trop légiférer et de rappeler que fermeté et discernement doivent aller de pair dans l'application de la loi. Mais lorsqu'il est impossible de négocier, face à un comportement prosélyte ou militant, l'Observatoire de la laïcité préconise-t-il une application stricte de la loi, dans ce qu'elle a de plus rugueux, au risque de fragiliser la scolarisation des jeunes filles ?
Agir à la racine, mieux rémunérer les enseignants dans certains quartiers, renforcer la mixité sociale ? J'y souscris. Mais nous savons bien comment la carte scolaire est contournée, tout en mesurant les difficultés que poserait une vraie sectorisation, sur le plan politique et humain. Dans mon département, la seule politique de sectorisation réussie a consisté à créer des classes européennes et sport-études dans un établissement de ZUP, attirant les enfants de milieux favorisés. Créer des classes bilingues, concentrer les moyens dans ces établissements : n'est-ce pas là la solution ?
Madame Blandin, j'ignore si nos petits écoliers connaissent les multiples influences - germanique, italienne, russe également - subies par notre langue.
Monsieur Longuet, vous avez raison : en 1905, la France était majoritairement catholique. Mais la force de la loi de 1905 est de s'appliquer à toutes les religions. Toutes n'ont pas la même histoire. Au sein de l'Église catholique, le débat est réglé, la laïcité fait désormais partie du paysage ; c'est vrai aussi chez les protestants, les bouddhistes et les israélites. L'islam pose un problème spécifique, ce n'est pas le stigmatiser que de le dire, car il n'a pas les mêmes organisations, les mêmes traditions. Ce n'est pas à la République de s'adapter à l'islam, mais l'inverse ! Le Premier ministre cherche des voies, une organisation que ses prédécesseurs n'ont pas réussi à installer. Ce n'est pas facile, mais indispensable.
D'autres facteurs risquent de compliquer le processus : l'endogamie croissante d'abord ; l'internationalisation de l'islam ensuite. La vie collective est faite de symboles, qui rattachent chacun à une profession, une industrie, une région... Or l'islam est aujourd'hui mondial et en situation de combat, tantôt contre lui-même - sunnites contre chiites -, tantôt contre les autres - Israël - ou encore contre une société dominante. Certains citoyens français porteurs d'une histoire différente, qui étaient pourtant en voie d'intégration, s'arrêtent en chemin et se réfugient dans l'endogamie et le numérique, qui permet de vivre dans un autre univers culturel ; les combats mondiaux ont toujours fasciné la jeunesse : lorsque nous étions étudiants, c'était le combat pour ou contre la décolonisation. Pour une fraction de la population, ces combats symboliques attirent plus que, par exemple, ceux pour la protection de l'environnement ou pour l'emploi. L'optimisme des républicains sûrs que leurs valeurs s'imposeront par le bon sens n'a peut-être pas lieu d'être...
Selon Hervé Le Bras, sur la base des statistiques de l'INSEE, la proportion de mariages mixtes entre musulman et non musulman serait de 40 %.
Cela reste sans commune mesure avec la très faible proportion de mariages mixtes en Allemagne ou au Royaume-Uni.
Je ne suis pas certain que la situation s'aggrave.
Je suis certain du contraire. En matière d'études démographiques, nous sommes bien innocents...
Nous avons certes besoin d'études plus approfondies.
Sur l'influence extérieure, je ne suis pas convaincu. L'islam combat d'abord contre lui-même : pour la démocratie, pour un islam des Lumières. Voyez la Tunisie.
Les travaux de Dounia Bouzar dans le cadre du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam montrent que l'on a affaire à des êtres fragiles, manipulés par des techniques très sophistiquées qui s'apparentent à celles des sectes : jeux vidéo, théorie du complot, messages subliminaux, etc. Il s'agit plus d'un phénomène de secte ou de drogue, de folie, que d'un combat religieux. D'ailleurs, la plupart de ces individus sont des musulmans convertis ou de faible culture religieuse. Au Royaume-Uni, un apprenti terroriste aurait même été arrêté en possession d'un exemplaire de L'islam pour les nuls !
Le succès des théories du complot, difficiles à combattre, préoccupe l'Éducation nationale et les parents. Dans le climat de défiance généralisée dans lequel nous vivons, toute thèse qui va à rebours du message dominant passe forcément pour une vérité...
D'aucuns s'étonnent que l'Observatoire de la laïcité se prononce sur la question de la labellisation et de la formation des imams. C'est oublier que la loi de 1905, en son titre V, encadre la police des cultes. Il conviendrait de former tous les ministres des cultes à la République, à l'histoire de France, à la laïcité, voire de les pourvoir d'une formation théologique sérieuse.
En effet, ainsi qu'à l'Institut catholique de Paris.
Exact, comme dans les prisons et les lycées. Il en a le droit, aux termes de l'article 2 de la loi de 1905.
Le fait que l'islam ait plusieurs référents pose des difficultés. Le christianisme aussi a connu des combats en son sein, l'hypermédiatisation en moins. Revenons sur l'enseignement du fait religieux : comment le définir ? Comment former les enseignants, d'un point de vue théorique et pratique ? Chaque acteur propose des solutions en urgence, d'où certaines divergences. Nous demanderons à la DGESCO des chiffres précis, car les « petits incidents » que l'on met sous le tapis risquent de nous exploser à la figure...
La journée du 9 décembre sera consacrée à transmettre les valeurs de la laïcité. Mais quelle définition en donnera-t-on, notamment dans les écoles primaires, d'où la laïcité a quelque peu déserté ? Je suis issue d'une famille modeste comptant de nombreux enseignants. Ma grand-tante, directrice d'école, n'aurait pas cru possible que l'on en vienne à s'interroger sur la façon de former les enseignants à la laïcité... C'est un terrible constat d'échec, car la laïcité, c'est notre identité. De plus, à entendre l'homme de la rue, les définitions de la laïcité sont multiples, ce qui ne laisse pas de m'inquiéter...
On ne peut évidemment pas aborder la laïcité de manière théorique en primaire. J'étais, le 9 décembre dernier, dans une classe assez mélangée de Seine-Saint-Denis. L'institutrice avait axé son travail sur l'égalité entre filles et garçons et le respect des autres et du maître. C'était une bonne entrée en matière. Il n'est pas question de faire réciter la loi de 1905 par coeur ! À Poitiers, des élèves de 6ème avaient inscrit, sur une colonne de carton, le mot qui, à leurs yeux, définissait le mieux la laïcité. Celui qui revenait le plus souvent, c'était « paix ». D'autres, plus âgés, en donnaient la définition suivante : la laïcité, c'est ce qui empêche pro-palestiniens et pro-israéliens de se taper dessus à la récréation... Ce n'est pas idiot non plus.
L'Observatoire de la laïcité, au terme de longs débats, a publié une note d'orientation qui donne l'état des lieux de la réflexion sur le sujet. La laïcité, c'est d'abord la liberté de croire ou de ne pas croire et la liberté de manifester sa croyance pour autant que cela n'empiète pas sur la liberté d'autrui ; ensuite, la neutralité de l'État vis-à-vis des religions ; enfin, la citoyenneté, l'égalité de droits et de devoirs. C'est la réponse que je fais aux acteurs qui me sollicitent.