Monsieur le Président, mes chers collègues, Bernard Fournier, notre rapporteur, représente aujourd'hui le Président du Sénat à l'Assemblée parlementaire de la coopération économique de la Mer Noire, à Tirana, et vous prie de bien vouloir excuser son absence. Il m'a demandé de vous présenter son intervention, ce que je fais bien volontiers.
Nous examinons aujourd'hui le projet de loi autorisant l'approbation de trois accords aériens bilatéraux conclus, en 2016, respectivement avec l'Ouzbékistan, le Kazakhstan et la Côte d'Ivoire.
À titre liminaire, je vous indique que le transport aérien entre la France et l'Ouzbékistan, ainsi qu'entre la France et le Kazakhstan, n'est actuellement régi par aucun accord bilatéral et que l'accord aérien franco-ivoirien que nous examinons a vocation à remplacer un accord de 1962, devenu obsolète en raison de l'évolution du droit international et européen.
Voyons tout d'abord le contenu de ces accords : ils sont très similaires et conformes au droit international et au droit européen de l'aviation civile. Ils reprennent pour l'essentiel les dispositions contenues dans le modèle d'accord aérien proposé par l'Organisation de l'aviation civile internationale. L'OACI est une institution spécialisée des Nations unies, créée par la convention de Chicago de 1944 relative à l'aviation civile internationale et dont la mission principale est d'établir le cadre réglementaire mondial de la sécurité de l'aviation civile internationale ainsi que d'organiser les services aériens sur le plan économique. Ces trois accords consacrent tout d'abord la possibilité d'exploiter, respectivement avec chacun des pays concernés, les quatre premières « libertés de l'air » telles que définies par l'OACI : liberté de survol sans atterrir, liberté d'escale non commercial, ainsi que liberté d'embarquer ou de débarquer des passagers, du fret, du courrier en provenance ou à destination de l'État qui a désigné le transporteur aérien, dans le cadre de l'exploitation d'un service agréé sur une route et des points d'escale spécifiés. En revanche, ils excluent classiquement le droit de cabotage, c'est-à-dire le droit, pour un transporteur aérien d'une partie, de transporter des passagers ou du fret d'un point à un autre sur le territoire d'une autre partie.
S'agissant du droit européen, la négociation de ce type d'accord par les États membres est désormais encadrée par un règlement de 2004, qui fait suite aux arrêts de la Cour de justice des communautés européennes de 2002, dits « de Ciel Ouvert » et à la consécration des principes de libre-concurrence et de libre-établissement. En application de la procédure de notification instaurée par ce règlement, la Commission européenne a jugé les trois accords examinés conformes au droit européen. D'une manière générale, le respect du droit européen est assuré par l'inclusion de clauses types qui sont notamment relatives à la désignation - celle-ci permet à un État membre de désigner tout transporteur européen, dès lors qu'il est établi sur le territoire de cet État membre, pour effectuer des services aériens autorisés par l'accord bilatéral concerné -, à la liberté pour les compagnies désignées de recourir à un prestataire de leur choix pour les services d'assistance en escale ainsi qu'à la sécurité. Ces accords contiennent d'autres clauses également classiques comme le principe d'égalité de traitement entre compagnies, la liberté pour une compagnie d'établir des agences commerciales sur le territoire de l'autre Partie, de procéder à des transferts internationaux de recettes et la liberté de fixation par les transporteurs de leurs tarifs. Selon la pratique courante française, des exemptions de droits de nature fiscale et douanière sur différents biens et services sont également prévues.
S'agissant de la sécurité des vols, conformément aux dispositions les plus récentes du droit international et du droit européen, chaque partie peut demander des consultations au sujet des normes de sécurités adoptées par l'autre partie, une autorisation peut être suspendue ou révoquée en cas de non-respect des normes minimales et tout aéronef peut être soumis à une « inspection au sol » de la part de l'autre partie. En outre, les parties réaffirment leur obligation mutuelle de garantir la sûreté (la sûreté se rapporte à la protection des personnes, fret, installations et matériels contre des actes malveillants) de l'aviation civile contre les actes d'intervention illicite, conformément à leurs droits et obligations résultant du droit international et notamment des accords multilatéraux suivants : la convention de Tokyo de 1963 relative aux infractions et à certains autres actes survenant à bord des aéronefs, la convention de la Haye de 1970 pour la répression de la capture illicite d'aéronefs ainsi que la convention de Montréal de 1971 pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile et de son protocole complémentaire.
Voyons maintenant la situation de ces marchés aériens. S'agissant de l'accord entre la France et l'Ouzbékistan - pays de 32 millions d'habitants et 2ème économie d'Asie centrale -, le marché aérien est actuellement exploité par la seule compagnie Uzbekistan Airways. Le trafic direct était d'environ 23 000 passagers en 2017. Pour la saison aéronautique d'été 2018, il y aura deux fréquences hebdomadaires. Aucune compagnie aérienne française n'a pour l'instant manifesté son intérêt pour l'exploitation de cette liaison.
Cet accord devrait renforcer les conditions favorables au soutien et au développement du secteur touristique qui est une priorité nationale du Gouvernement ouzbek avec 2 millions de visiteurs par an et un chiffre d'affaires annuel de 170 millions de dollars. La position centrale de la France en Europe occidentale et le contingent actuel de touristes français, qui est le plus élevé des pays européens - plus de 8 000 en 2015 - devraient permettre à la France de devenir le principal point d'embarquement touristique européen à destination de l'Ouzbékistan.
S'agissant de l'accord entre la France et le Kazakhstan - pays de 17 millions d'habitants, première économie d'Asie centrale et notre premier partenaire commercial en Asie central avec près de 4 Mds d'euros d'échanges commerciaux en 2017 - : cet accord était très attendu par le Kazakhstan et les droits négociés ont été rendus effectifs immédiatement après les négociations, compte tenu du projet d'Air Astana d'ouvrir une ligne aérienne directe entre Astana et Paris très rapidement, ce qui a été fait en mars 2015, plaçant les deux capitales à moins de 7 heures de vol, contre 11 à 15 heures auparavant. En 2017, le trafic direct sur cette liaison était de 30 000 passagers. Cette ligne compte trois liaisons hebdomadaires en été et deux en hiver. Aucune compagnie aérienne française n'a pour l'instant manifesté son intérêt pour l'exploitation de cette liaison.
Le Kazakhstan poursuit une politique de développement de ses compagnies aériennes. En 2015, Air Astana a ainsi annoncé l'acquisition de onze Airbus A320 et un nouveau terminal est en construction pour doubler la capacité de l'aéroport international d'Astana et la porter à 7,5 millions de passagers par an. En février 2016, un accord de partage de code a été signé entre Air Astana et Air France-KLM.
Enfin s'agissant de l'accord entre la France et la Côte d'Ivoire - pays de 23 millions d'habitants avec lequel nous avons des liens de longue date et qui est aussi notre 1er partenaire commercial au sein de la zone Franc CFA ainsi que le 3e en Afrique subsaharienne, 700 entreprises françaises y sont du reste implantées - : depuis 2010, le trafic direct entre la France et la Côte d'Ivoire a plus que triplé pour s'établir en 2017 à environ 380 000 passagers. Cette liaison est exclusivement opérée par des compagnies françaises, Air France et Corsair. Aigle Azur, également désigné en 2012, n'exploite pour l'instant aucun service. Pour la saison aéronautique d'été 2018, Air France exploitera quatorze fréquences hebdomadaires entre Paris CDG et Abidjan tandis que Corsair exploitera cinq fréquences hebdomadaires entre Orly et Abidjan. En octobre 2017, la compagnie Air Côte d'Ivoire a conclu un mémorandum de « partage de codes » avec Air France/KLM. Cet accord devrait également conforter la politique des transports volontariste de la Côte d'Ivoire qui souhaite notamment développer le secteur du tourisme.
En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi. Ces trois accords viennent en effet renforcer la sécurité juridique des transporteurs désignés par les parties, en leur offrant un cadre stable conforme aux normes internationales et européennes. Les nouveaux droits de trafic octroyés par ces accords devraient favoriser l'attractivité de la France, ainsi que le développement des relations bilatérales, notamment économiques.
À ce jour, seul l'Ouzbékistan a complétement achevé ses procédures internes permettant l'entrée en vigueur de l'accord bilatéral.
L'examen en séance publique est prévu le jeudi 28 juin 2018, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.
Notre commission a souhaité pouvoir consacrer ses travaux ce matin à un dossier aussi grave que douloureux : celui du Yémen. Devant l'accumulation des destructions et des souffrances dans ce pays, on peine à croire qu'il s'agit là de cette région décrite comme une terre de richesse et d'abondance depuis l'Antiquité, que ce soit au travers du personnage biblique de la reine de Saba, ou au travers de la dénomination des Romains, qui appelaient ce pays l'Arabie Heureuse.
Messieurs les Directeurs, merci de vous être rendus disponibles à une semaine seulement de la Conférence humanitaire sur le Yémen, qui se tiendra à Paris. Nous souhaiterions que vous nous présentiez l'état de sa préparation, et les perspectives de déboucher sur des résultats concrets.
La coalition dirigée par l'Arabie saoudite a annoncé la semaine dernière avoir lancé l'assaut contre Hodeidah. La ville portuaire d'Hodeida est un des accès-clefs du Yémen pour acheminer les biens commerciaux et humanitaires aux populations civiles. La question de l'accès humanitaire est cruciale alors que ce pays est plongé dans le chaos. Qu'est-ce que la conférence humanitaire du 27 juin va permettre d'obtenir de ce point de vue ? Et où en sont les efforts de l'Envoyé spécial pour le Yémen, M. Martin Griffiths ?
Le président de la République est en lien avec Mohammed Ben Salmane, prince héritier d'Arabie Saoudite, et Mohammed Ben Zayed, Prince héritier d'Abou Dabi. De quelle marge d'action dispose la France pour les engager à améliorer le règlement politique au Yémen, et faire plus que les appeler à la retenue et à la protection des populations civiles ?
La France rappelle que seule une solution politique négociée, y compris à Hodeïda, permettra de mettre fin de manière durable à la guerre au Yémen et d'arrêter la dégradation de la situation sécuritaire et humanitaire dans ce pays. C'est un peu le minimum minimorum, quand on connait la situation apocalyptique sur place.
Je vous remercie. Il faut, me semble-t-il, commencer par revenir aux origines de ce conflit. Il est né de l'échec du « dialogue national » inter-yéménite, finalement rejeté par les Houthis en septembre 2014, et de l'occasion saisie par l'ancien président Ali Abdallah Saleh de tenter de revenir au pouvoir. Il s'est alors allié au clan Houthi, qui était pourtant son ennemi de toujours. En 2014-2015, les Houthis ont conquis Sanaa et le nord, et chassé le Président de transition, Abderabo Mansour Hadi. Les Nations unies ont alors voté très largement une résolution, la 2216, affirmant la légitimité du président Hadi et la nécessité pour les Houthis de rendre les armes.
Mais devant les succès houthis et leur soutien croissant par l'Iran, l'Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis (EAU) ont lancé une opération militaire au Yémen. Aujourd'hui le pays est coupé en deux, avec le nord peuplé et dépourvu de ressources, et le sud peu peuplé et abritant l'essentiel des ressources. Ces événements ont entraîné une crise humanitaire très grave, la pire des crises humanitaires actuelles, selon l'ONU.
Il faut ajouter à ce sombre tableau la présence active et croissante dans le pays de groupes djihadiste affiliés soit à Al Qaïda Péninsule Arabique (AQPA), soit à Daech.
Enfin, il existe toujours une tentation sécessionniste au sud, dont certains affirment qu'elle est soutenue par les EAU, qui s'en défendent.
En 2016, il y a eu une négociation de plusieurs mois à Koweït, à l'initiative de l'Envoyé spécial des Nations unies Ismaïl Ould Cheikh Ahmed (IOCA), ou les Houthis et le président Hadi étaient représentés. Malheureusement, ces négociations n'ont pas pu déboucher sur un accord.
Le nouvel Envoyé spécial des Nations unies, Martin Griffiths, nommé il y a quelques semaines, essaye d'obtenir des Houthis qu'ils se retirent dans leur région tout en gardant une partie du pouvoir politique et en obtenant le respect de leur communauté, et du président Hadi qu'il accepte ce partage du pouvoir.
S'ajoute enfin à ce contexte purement yéménite la question du jeu des puissances régionales. Pour l'Arabie Saoudite, c'est une question de sécurité nationale : les Houthis, appuyés par l'Iran, tirent des missiles sur son territoire, mais aussi sur les bateaux qui passent au large du Yémen, ce qui est un sujet de préoccupation pour l'ensemble de la communauté internationale. Pour les EAU, il y a la volonté d'avoir un voisin stable, avec des ports ouverts et l'éradication de Daesh et des Frères musulmans. Du côté iranien, il y a un effet d'aubaine puisque le Yémen permet de détourner les capacités militaires de l'Arabie Saoudite et des Emirats, ce qui justifie en retour la crainte de l'Arabie Saoudite de l'apparition d'une sorte de hezbollah yéménite à sa frontière.
Concernant l'opération lancée en direction d'Hodeida, la communauté internationale a demandé pendant des mois à la coalition de ne pas la lancer. Il est certain qu'en conséquence la conférence de Paris s'ouvrira dans un contexte difficile.
Aujourd'hui, enfin, la question n'est pas tant celle de la disponibilité de l'aide humanitaire que celle de son accès : les difficultés viennent principalement soit du blocage de l'accès des ports et des aéroports par la coalition, pour contrôler qu'il n'y ait pas d'armes qui viennent alimenter les Houthis, soit des check-points houthis qui détournent l'aide humanitaire.
Il faut rappeler qu'avant même le conflit, 50 % de la population vivaient déjà sous le seuil de pauvreté. Aujourd'hui la situation est la suivante : 17 millions de personnes sont mal nourries ; 8 millions sont en situation d'urgence alimentaire absolue ; 15 millions n'ont pas accès à l'eau potable et 14 millions pas accès aux soins. Plus de 50 % des infrastructures sanitaires ont été détruites. 2 millions de personnes ont été déplacées, et ce nombre va sans doute croître à la suite de l'offensive d'Hodeida. L'économie est complètement désorganisée. Les importations d'articles essentiels (carburant, denrées alimentaires, médicaments) se sont effondrées. On constate une sorte de blocus de fait d'Hodeida, alors que 70 % des denrées alimentaires et 40 à 50 % des importations de carburant passent par ce port.
Il faut signaler aussi que les Houthis s'opposent à tout un volet de l'aide humanitaire, par exemple le versement de pécules aux ménages pour leur permettre d'acheter des biens de première nécessité, ou la vaccination du bétail. On assiste aussi à des intimidations du personnel humanitaire. Comme l'indiquait Lisa Grande, coordinatrice des Nations unies pour la situation humanitaire au Yémen, « tous les principes humanitaires sont violés par tous ».
C'est dans ce contexte que le Président de la République et le Gouvernement ont décidé de prendre une initiative humanitaire, en invitant à Paris :
- les principaux pays donateurs : l'Allemagne, la Suède, les Pays-Bas, la Suisse, l'Italie... ;
- les voisins du Yémen : l'Arabie Saoudite, les EAU, Bahreïn, le Koweït, Oman, l'Égypte ;
- le P5 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies) ;
- les organisations internationales les plus importantes impliquées au Yémen: les Nations unies, l'Union européenne, la Ligue arabe, l'OCI, le CCEAG, le FMI, la Banque mondiale, la Banque islamique de développement ;
- les agences: OCHA, PNUD, OMS, CICR, HCR ;
- les acteurs humanitaires proches de l'Arabie Saoudite (le King Salman Center) ;
- les ONG françaises et internationales.
Il s'agit à l'origine d'une initiative franco-saoudienne, mais il ne s'agira pas d'une coprésidence. C'est bien la France qui organise cette conférence.
Concrètement, il y aura une consultation des ONG afin de les entendre avant même l'ouverture de la conférence.
Les Houthis ne sont pas invités, mais ils doivent être « engagés ». Lisa Grande estime ainsi que 60 à 70 % des obstacles à l'aide humanitaire proviennent du camp houthi. La France est le seul pays du P5 avec qui les Houthis acceptent d'avoir des contacts, et l'ambassadeur de France pour le Yémen s'y attelle.
Il est certain que l'offensive sur Hodeida change la donne, en faisant peser un aléa supplémentaire sur cette conférence. À l'heure actuelle, nous imaginons avoir le 27 juin un segment technique, avec des réunions d'experts des agences et des Etats et à une date ultérieure proche, le segment ministériel, en fonction de la médiation actuellement effectuée par Martin Griffiths.
Merci, Messieurs, d'avoir décrypté cette situation particulièrement complexe. On ne peut que saluer l'initiative française face à ce cataclysme humanitaire très peu médiatisé. Je souhaiterais savoir comment les grandes puissances ont accueilli la tenue de cette conférence, notamment les États-Unis et la Russie.
À la veille de sa mort, le président yéménite Ali Abdallah Saleh avait tendu la main à Riyad, pensant pouvoir mettre fin à des années de relations conflictuelles avec l'Arabie saoudite. Comme vous l'avez rappelé, cette crise humanitaire ne peut être appréhendée en faisant abstraction des conflits régionaux, notamment le bras de fer qui oppose l'Iran à l'Arabie saoudite. Selon vous, le dossier du nucléaire iranien peut-il être un élément facilitant une solution - en intégrant éventuellement des mesures en faveur du Yémen - ou au contraire une difficulté supplémentaire en raison du récent désengagement des Américains ?
L'Arabie saoudite est le principal acteur de la coalition arabe qui frappe le Yémen, et en même temps notre deuxième client en matière d'armement - ce conflit illustre d'ailleurs la nécessité d'une évolution du contrôle parlementaire des ventes d'armes. Quelle influence la France peut-elle avoir sur l'Arabie saoudite ? Vous l'avez rappelé, l'enjeu est de mettre fin à la catastrophe humanitaire, de trouver une solution politique et d'éradiquer la capacité de nuisance d'Al-Qaïda et de Daech. Est-ce possible ? J'ai lu à ce propos que de curieuses trêves avaient lieu entre les troupes régulières et les forces djihadistes... Peut-on vaincre Al-Qaïda ou Daech sans appuis locaux, et uniquement à coups de drones américains ou d'opérations de forces spéciales ?
Ce pays meurtri où 80 % de la population, voire plus, a besoin d'une aide humanitaire, constitue un terreau extrêmement favorable au terrorisme. Dans ce contexte, Al-Qaïda s'est renforcé suite à la défaite territoriale de Daech. Pourriez-vous nous éclairer sur cette recomposition terroriste et la façon dont il convient de prendre en compte cette menace ? Des alliances locales auraient-elles un intérêt dans ce pays qui compte près de 30 % de chiites et 70% de sunnites ?
Notre commission avait consacré une précédente audition à la situation en Libye, qui est extrêmement complexe. Celle du Yémen semble l'être davantage encore, si tant est que cela soit possible. La crise humanitaire est effroyable, tout autant que le silence assourdissant qui l'entoure : la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, 14 millions d'habitants n'ont pas accès aux soins de base, 10 000 morts et 2 millions de déplacés. La conférence sur le Yémen qui se tiendra le 27 juin prochain devrait, en priorité, aborder les questions humanitaires qui sont essentielles. Pourquoi l'opinion publique internationale, et notamment française, est-elle si peu informée de la situation dans cette partie du monde ? L'absence de ressources pétrolières en est-elle la cause ? S'agissant de l'aspect politique, l'hypothèse d'une partition du pays vous paraît-elle envisageable ? Enfin, quel est le rôle de la Chine et de la Russie dans ce conflit ?
Au Yémen, le droit international est quotidiennement bafoué pendant que la communauté internationale regarde pudiquement ailleurs. Dans ce contexte, l'initiative française d'une conférence humanitaire est évidemment à saluer. J'aimerais également vous interroger sur le risque d'une partition, qui ramènerait le Yémen à la situation qu'il a connu il y a 28 ans. Dans vos propos liminaires, vous indiquiez qu'une telle issue n'était pas à exclure - ce qui inquiète l'ONU ; mais est-elle vraiment envisageable ? Enfin, vous n'avez pas abordé la façon dont l'Iran et l'Arabie saoudite instrumentalisent le Yémen : quelle est la part du conflit religieux entre chiites et sunnites dans cette situation ?
Vous avez évoqué l'hypothèse d'un partage du pouvoir : de quel pouvoir s'agit-il et selon quelles modalités serait-il partagé ? Par ailleurs, l'offensive militaire menée par l'Arabie saoudite et la coalition a-t-elle des chances de réussir ? Je suis très sceptique sur ce point car les Houthis sont des montagnards qui se battent depuis 300 ans et ne sont pas du tout impressionnés par l'appareil militaire saoudien ; le conflit risque donc de s'enliser. Enfin, c'est l'honneur de la France que d'appeler à la tenue de cette conférence. Toutefois, si les Houthis n'y sont pas associés, comment peut-on espérer parvenir à une solution ?
Je suis très surpris par l'absence des Houthis à la conférence humanitaire et par celle de l'Iran. Comment cette conférence peut-elle parvenir à un résultat en l'absence des principaux acteurs et de leur soutien militaire ?
Quels résultats pouvons-nous attendre de la conférence humanitaire compte tenu du contexte ? Sur le plan politique, quels acteurs du conflit défendent encore l'unité du pays, et quels sont ceux qui se résignent à un partage du territoire ?
Les Etats-Unis, la Russie et l'ONU soutiennent cette conférence. Nos partenaires nous demandent seulement de lui garder un caractère humanitaire. La question politique doit être traitée en lien avec l'Envoyé spécial pour le Yémen, M. Martin Griffiths, et selon le calendrier que celui-ci souhaite mettre en place. S'agissant du rôle de l'Iran et du nucléaire iranien, la question nucléaire se présente soit comme une chance, soit comme un grand risque. Nous avons proposé aux Iraniens, qui l'ont accepté, de discuter du Yémen avec eux - une discussion, pas une négociation. Le ministre ainsi que les directeurs politiques de la France, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et de l'Italie leur disent que leur implication dans l'affaire yéménite leur apporte certes un gain stratégique en gênant l'Arabie Saoudite et les EAU, mais qu'ils payent le prix fort en étant mis au ban de la communauté internationale. Pourquoi ne peut-on pas inviter l'Iran à cette conférence ? C'est parce que, actuellement, ni les Etats-Unis, ni l'Arabie Saoudite, ni les EAU ne veulent s'assoir à la table d'une conférence internationale avec l'Iran. Pour que cela change, il faudrait que l'Iran donne les gages d'un comportement d'acteur international responsable. Nous avons cette même difficulté sur la Syrie : l'état d'exaspération des partenaires est tel qu'ils ne veulent plus parler directement avec l'Iran. Le Président de la République a proposé une négociation globale incluant la poursuite du JCPOA, la question balistique, la question des ingérences régionales et la question du nucléaire à long terme. L'Iran doit faire, sur les théâtres régionaux, -Liban, Yémen et Syrie - des gestes nécessaires de retrait et doit cesser de soutenir militairement des milices qui viennent affaiblir les Etats.
Je voudrais à cet égard parler des Houthis. Les Houthis ne combattent pas depuis 300 ans. Il s'agit d'une famille qui n'a pris une dimension particulière dans les affaires de ce pays qu'il y a une cinquantaine d'années environ et qui s'appuie sur des tribus des montagnes du nord, de confession zaïdite. Même s'il s'appuie sur les revendications anciennes de ces populations à l'égard de Sanaa, ce n'est en aucune façon un vieux mouvement qui s'enracinerait dans l'histoire du Yémen. L'essentiel est que nous sommes convaincus qu'il n'y a pas d'issue militaire à cette affaire, qui, fondamentalement, est d'abord une guerre civile, sur laquelle les puissances régionales projettent ensuite leurs rivalités.
La question d'un partage du pouvoir est difficile, vu le passé récent du pays. Pendant trente ans, le Président Saleh a siphonné les ressources du pays, qu'il a gouverné d'une main de fer et par des alliances tribales, sans jamais partager le pouvoir avec personne. En conséquence, la déstructuration politique est totale ; les volontés de vengeance et les mouvements séparatistes nombreux. Un partage du pouvoir serait inédit, au Yémen. Cela serait à l'opposé de tout ce qui s'est passé pendant les trente années du Président Saleh, et comme, auparavant, le Yémen était soit colonial, soit tribal, il n'y a pas d'histoire politique du Yémen à laquelle on puisse faire référence. Il appartient donc à la communauté internationale d'aider les Yéménites à trouver un accord politique dans lequel les intérêts de chacun seront respectés : les intérêts des populations du Nord, que captent actuellement les Houthis alors qu'ils n'en sont pas les représentants légitimes. Les Houthis sont un pouvoir familial et guerrier qui s'est imposé par la force à une région, mais ils devront partager le pouvoir. En outre, que fera-t-on du parti du Congrès populaire général (CPG) du Président Saleh, du parti islamiste Al-Islah lié aux Frères musulmans ou des sécessionnistes du Sud qui veulent une forme fédérale souple ou une partition ?
Sur la question de l'unité du Yémen, les Saoudiens et les Emiriens disent ne pas vouloir revenir dessus. Pour les Saoudiens, cela serait une catastrophe car il y aurait, d'un côté, le Nord frontalier, peuplé, pauvre, enclavé et de l'autre côté, le Sud, avec les infrastructures nécessaires à l'exportation des ressources pétrolières et gazières et une faible population - une situation dangereuse. Les Emiriens semblent voir la sécession d'une façon moins négative même s'ils disent ne pas l'envisager. Pour les diplomates qui s'occupent de la question, il est probable qu'il faudra aller vers une forme de fédération de deux, trois ou quatre provinces.
Sur la question très ancienne du terrorisme, je vous rappelle que, dans les années 1990, les ancêtres d'Al-Qaïda étaient installés au Yémen et que de très longue date, il y a eu des liens complexes entre les tribus et les mouvements djihadistes. Oussama Ben Laden avait des cellules terroristes au Yémen. Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) continue d'avoir une forte emprise dans le pays et les efforts militaires prioritaires des Emiriens sont dirigés contre AQPA. Pour eux, cette menace terroriste est au moins aussi grave que la menace houthie. Il y avait donc un partage des rôles au sein de la coalition, avec une Arabie Saoudite plus concentrée sur la guerre contre les Houthis, et les EAU plus occupés par les opérations contre Al-Qaïda. Cet équilibre est maintenant un peu différent avec l'offensive d'Hodeida. Par ailleurs, il y a une pénétration inquiétante de Daech au Yémen, même si elle reste pour l'instant moindre que celle d'AQPA. La guerre menée par la coalition contre les Houthis ne doit pas faire oublier la nécessité de débarrasser le pays d'Al-Qaïda, dont la présence sur Aden et la côte reste dangereuse, et de Daech.
Enfin, je ne crois pas que la situation au Yémen soit passée sous silence. Nous constatons que les rapports de l'ONU sont pris très au sérieux par la communauté des ONG et que la commission des droits de l'homme s'est saisie du sujet de longue date. Nous avons d'ailleurs porté des négociations entre les Saoudiens et certains Européens pour obtenir la mise en place d'un processus de suivi international de la situation humanitaire et des droits de l'homme par l'ONU. De façon générale, nos partenaires sont très mobilisés sur cette affaire. Y a-t-il pour autant les mêmes campagnes médiatiques que sur d'autres crises ? C'est difficile à évaluer. Mais sur le plan diplomatique, le conseil des affaires étrangères du 25 juin se prononcera sur ce sujet, et nous consacrons des efforts importants à ce dossier, qu'il s'agisse de l'aspect humanitaire ou politique.
Enfin, il me semble que la France a une triple responsabilité dans cette affaire. La première est la responsabilité qui découle de notre statut de membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU. Nous sommes coresponsables avec nos partenaires, en particulier les membres permanents du conseil de sécurité, d'agir chaque fois qu'il y a une menace ou une atteinte grave à la paix et la sécurité internationales pour que les processus politiques et les responsabilités humanitaires soient assumés. C'est une première responsabilité de nature générale. La deuxième responsabilité concerne la défense de nos intérêts. Nous avons là des intérêts de lutte contre le terrorisme, avec le risque que constituerait un chaos durable au Yémen, qui aboutirait à ce que des entités de Daech ou d'Al-Qaïda s'y installent durablement. Nous avons également des intérêts économiques, de sûreté maritime, en particulier le passage des bateaux par le canal de Suez vers l'océan Indien. Des intérêts liés aussi à notre présence à Djibouti, à la stabilité de cette côte extrêmement sensible. Nous avons, troisièmement, une responsabilité qui découle de nos partenariats stratégiques avec l'Arabie Saoudite et les EAU. Compte tenu de la place qu'occupent ces deux pays dans nos relations, il est important que leur comportement maximise les chances de règlement politique rapide et qu'on sorte ainsi de l'impasse militaire. De cela découle un appui politique aux efforts de Martin Griffiths et l'organisation de la conférence humanitaire pour accélérer la prise de conscience et favoriser l'évolution de la situation.
Enfin, avant de céder la parole, je voudrais rappeler la violence de l'affrontement inter-yéménite lui-même. Ce sont les groupes armés du Yémen qui mènent fondamentalement cette guerre. Et actuellement, à Hodeida, il ne semble pas y avoir de troupes de la Coalition engagées en toute première ligne, elles sont en arrière-plan. Ceux qui se battent sont tous yéménites. C'est un pays marqué par les guerres civiles, dans lequel il y a un problème fondamental de non-acceptation de la logique politique par les acteurs. Tous restent convaincus que la solution peut être militaire. Le drame est que, lorsque les puissances régionales viennent encore ajouter à ce schéma en prenant partie pour certains acteurs locaux, se met en place une logique d'escalade. Ainsi, l'objectif du Conseil de Sécurité des Nations unies est de soustraire le pays du contexte des rivalités régionales, pour permettre aux parties yéménites d'entrer enfin dans la négociation politique.
Pour ma part je souhaitais apporter quelques éléments sur les enjeux de cette conférence et sur les attentes qu'elle suscite. La question du maintien de cette conférence pouvait se poser, au vu de l'opération en cours à Hodeida, d'une part, et de l'absence des Houthis, d'autre part. C'est une conférence humanitaire qui vise à traiter la gravité de la situation sur le terrain. Pour des raisons assez évidentes, la présence des Houthis eut transformé cette rencontre en lui donnant une dimension politique. Pour autant, d'une façon ou d'une autre, il y aura besoin des Houthis pour la mise en oeuvre des éventuels engagements qui pourraient être pris à l'occasion de cette conférence. Ceci explique notre souhait qu'ils soient consultés, même s'ils ne sont pas présents, et c'est le sens des efforts que nous mettons en oeuvre.
Bien sûr, lorsque l'initiative de cette conférence a été prise au début du mois d'avril, le contexte était totalement différent. Pour ma part, je ne sais pas quels sont les objectifs stratégiques de la coalition dans l'offensive sur Hodeida. Le contrôle du port et des axes qui relient Hodeida au pays houthi est stratégique pour les Houthis, et rien ne dit que ces derniers accepteront, dans ces conditions, d'entrer dans une logique de paix et de négociation, que tente de mettre en place Martin Griffiths.
La France a décidé de maintenir la conférence, en en dissociant les deux segments. L'essentiel de notre effort porte sur le port d'Hodeida, infrastructure « clé » dès avant le début du conflit, et plus encore aujourd'hui pour l'acheminement de l'aide humanitaire dont ce pays a besoin. Nous souhaitions que l'aide humanitaire, les cargos, accèdent plus facilement et dans des délais plus courts. Aujourd'hui un certain nombre de contrôles sont accomplis sous l'égide internationale et d'autres le sont sous l'égide de la coalition ; tout ceci est générateur de délais et de lourdeurs administratives. L'objectif que nous voulons atteindre est que la coalition renonce à faire des inspections des bateaux, les laissant au contrôle international tel qu'il a été décidé aux Nations unies. Cela permettrait de fluidifier le trafic et l'accès de l'aide humanitaire. Dans le contexte du début de l'offensive, je ne sais pas si la coalition sera prête à prendre ce type d'engagement.
Par ailleurs, il y a un certain nombre d'autres sujets portant sur des aspects très concrets tels que les infrastructures de débarquement de l'aide humanitaire. Les grues de déchargement ont été endommagées au début du conflit et ont été remplacées par des infrastructures moins performantes. Pourrons-nous obtenir leur remplacement et leur mise à niveau dans un contexte où la situation tactique est loin d'être stabilisée ? Là encore je n'en suis pas certain. Autre sujet : les ONG sont extrêmement soucieuses que leurs personnels puissent se rendre dans tous les endroits où les besoins sont patents. La situation est extrêmement compliquée aujourd'hui pour elles, non seulement en termes d'autorisations administratives, mais aussi en termes de garanties de sécurité. Est-ce que les développements de l'offensive d'Hodeida vont permettre d'améliorer les conditions de sécurité des personnels humanitaires et d'alléger les autorisations administratives ? Ce sera un point important lors des discussions.
Autre exemple, l'utilisation de l'aéroport de Sanaa pour les évacuations humanitaires. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où un certain nombre de Yéménites qui auraient besoin de soins urgents et importants à l'étranger ne peuvent pas être évacués parce que les vols qui permettraient de le faire n'ont toujours pas repris à l'aéroport de Sanaa. Dans le contexte du début de l'offensive d'Hodeida et dans la situation politique qui en résulte, pourrons-nous obtenir des engagements de la coalition sur ce point ? Nous évoquerons cette question.
La conférence aboutira-t-elle à des résultats considérables ? Peut-être pas. Néanmoins il faut bâtir une dynamique humanitaire, répondre à l'attente des ONG, prendre en compte ce que nous disent les agences onusiennes, c'est-à-dire qu'il y a des points de blocage et que la France, par sa capacité à parler avec toutes les parties, peut contribuer à les lever. C'est dans cette dynamique que nous nous inscrivons, mais naturellement rien ne garantit que nous pourrons parvenir à obtenir des résultats tangibles.
Merci, Messieurs, d'avoir apporté cet éclairage qui nous permet de comprendre une situation très complexe. Nous formons des voeux de réussite de cette initiative française, qui est courageuse. Vous venez de souligner le fait qu'un certain nombre d'acteurs du dossier ne seront pas présents, ce qui complique l'équation, tout comme l'offensive sur Hodeida. Notre commission a mené une mission très récente à Djibouti, qui est concerné également par la situation régionale. Nous suivrons avec attention les résultats de cette conférence. C'est le rôle de la France d'être à l'avant-garde lorsqu'une catastrophe humanitaire de cette intensité se produit. Il vaut toujours mieux essayer de faire quelque chose que de détourner les yeux et regarder ailleurs.
La réunion est close à 11 heures