Mesdames et Messieurs, chers collègues parlementaires, chers auditeurs de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), je voudrais vous souhaiter la bienvenue dans cette salle Médicis. Nous n'avons jamais été aussi riches en effectifs que ce matin grâce à votre participation, en votre qualité de représentants de la treizième session des auditeurs de l'IHEST. Cette salle Médicis en général, sert de cadre aux réunions de commissions ou du groupe le plus important de notre assemblée, mais ce matin nous vous écouterons pour l'essentiel.
En attendant l'arrivée de Cédric Villani, premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), je vous présenterai cet Office.
Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, la compétence n'est pas nécessaire pour exercer un mandat politique et nous ne sommes pas nécessairement compétents parce que nous avons été élus. Le législateur, s'interrogeant sur le moyen de faire coïncider un minimum de compétence et de légitimité démocratique, a donc créé l'OPECST il y a trente-six ans. La loi de 1983 a entendu créer un office bicaméral réunissant dix-huit sénateurs et dix-huit députés représentant chacune des commissions et avec une représentation proportionnelle à la taille des groupes politiques. Le président et le premier vice-président ont la responsabilité d'équilibrer cette composition bicamérale. L'Office parlementaire a pour mission d'évaluer l'état de l'art sur divers sujets scientifiques. Il est saisi de plusieurs manières, la plus rare étant la saisine législative, lorsqu'une loi prévoit qu'il conviendra de le consulter. C'est ce qu'ont prévu par exemple les lois dites de bioéthique.
Le deuxième mode de saisine émane des commissions ou du Bureau de chacune des deux assemblées, sur des sujets parfois très complexes. Tel a été le cas récemment, à l'initiative de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, sur une évaluation des méthodes d'expertise des agences françaises et européennes intervenant pour se prononcer sur les risques attachés à certains produits.
Nous avons par ailleurs un autre type d'intervention, correspondant à une initiative de Cédric Villani plus récente et tenant à la rédaction de notes scientifiques sur des sujets extrêmement variés. Ce type de document demande un travail très intense pour le parlementaire qui la prend en charge, afin d'éclairer ses collègues parlementaires. À titre d'exemple des dernières notes produites par l'Office, je citerai celles relatives aux technologies quantiques, au stockage de l'électricité, ainsi qu'à l'huile de palme.
Enfin, pour participer à l'actualité, l'Office parlementaire organise des auditions d'experts, qui viennent nous dire ce qu'ils pensent d'une situation. Tout récemment, nous l'avons fait à la demande de Cédric Villani pour déterminer ce que peuvent apporter les scientifiques dans l'analyse des conditions optimales de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Tous ces travaux ont pour objet essentiel d'éclairer les prises de position de nos collègues parlementaires et ils sont appréciés par ceux-ci, qui constituent notre premier public. En contrepartie ceci nous oblige à être les plus patients et les moins passionnés des parlementaires, ce qui n'est pas, en général, la caractéristique des hommes et des femmes politiques. L'Office parlementaire, en dépit de nos différences de convictions, de tempéraments et de projets, parvient à travailler ensemble en s'écoutant et en écoutant les autres.
Vous formez ce matin un témoignage extérieur de l'importance des sciences et technologies car vous êtes ici rassemblés dans le cadre de l'IHEST, fondé par l'ancien ministre de la recherche, François Goulard. Vous rendez aussi hommage au ministère de la défense, qui a institué, il y a déjà longtemps de cela, l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), le premier institut de ce type. L'idée était d'élargir l'influence de cet Institut dans toutes sortes de domaines. Je suis convaincu que l'IHEST obtiendra le même résultat, et que des personnes possédant des expériences aussi diverses que celles d'universitaires, cadres d'entreprise, fonctionnaires locaux ou journalistes apporteront leur contribution à faire connaître la science en ce qu'elle a de plus prometteur.
Vous avez choisi pour nom de votre promotion Elinor Ostrom, universitaire américaine, première femme à avoir obtenu un prix Nobel d'économie pour ses travaux sur la gouvernance des biens communs. Il s'agit évidemment d'un sujet d'une actualité permanente.
Je salue ceux qui accompagnent cette promotion. Jean-François Pinton, vous êtes président de l'École normale supérieure de Lyon, ce qui représente une très belle responsabilité. Vous présidez le Conseil d'administration de l'Institut, dont j'accueille également la directrice, Madame Sylvane Casademont. Nous accueillons en outre les membres du jury, c'est-à-dire Madame Rosa Issolah, Monsieur Xavier Givelet et Monsieur Olivier Fronty, Madame Dominique Gillot, que nous connaissons bien pour avoir travaillé sur le thème de l'intelligence artificielle, étant malheureusement absente ce matin. Le thème de l'intelligence artificielle a d'ailleurs été remis au goût du jour avec beaucoup d'autorité intellectuelle et de succès, par Cédric Villani.
C'est la première fois que nous avons cette rencontre, et nous sommes tout à fait heureux de penser que la science fréquente le Parlement, en l'espèce le Sénat, qui est une maison du temps long. Nous avons l'immense avantage de la sérénité et de l'expérience, ce qui nous procure toute liberté pour nous consacrer à la diffusion de la connaissance scientifique auprès du public de parlementaires dont nous avons la charge. En ce qui me concerne, je trouve particulièrement approprié que la politique accueille des personnes ayant fait autre chose, au cours de leur carrière, que de serrer des mains.
C'est un plaisir de nous retrouver dans cette configuration, avec l'Assemblée nationale et le Sénat représentés, pour vous accueillir de façon collégiale sur les questions de science et de société. Je me réjouis de recevoir l'IHEST, dont nous connaissons la réputation et l'importance, et qui représente l'emblème de ce que nous prisons à l'Office. Ce contact entre les experts, la politique et la société est en effet notre domaine de prédilection. Je m'en réjouis d'autant plus que l'Institut compte certaines têtes familières. Jean-François Pinton a été mon collègue à l'École normale supérieure de Lyon, et aussi mon président dans ce bel établissement où s'est jouée une partie fondamentale de ma carrière scientifique. Je reconnais également dans l'assistance Gilles Halbout, que je connais depuis fort longtemps car nous étions ensemble à l'École normale supérieure. À cette époque, j'étais président de l'association des élèves et lui, siégeait à la direction générale des élèves, chargé de la difficile tâche d'attribuer les logements, autrement dits les « turnes ». Je vous laisse imaginer l'importance sociale qu'avait le « DG turneur ». C'était le genre de personne avec laquelle il ne fallait pas se mettre mal...
Je me réjouis en outre de voir une promotion aussi variée, riche de ses espoirs et de ses compétences, avec laquelle nous allons passer d'agréables moments ce matin à discuter de science, de technologie et de société.
Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, cher Cédric, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais dire la fierté de porter le nom d'Elinor Ostrom, une femme qui a ouvert des voies. Je salue le travail de cette promotion, qui a suivi un cycle de trente-quatre jours. Je tiens à remercier formellement Sylvane Casademont et toute son équipe, de l'avoir organisé. Je sais qu'il s'agit en réalité de bien davantage que trente-quatre jours de travail, car l'investissement est très particulier.
Vous avez souligné la diversité du public. La mission de l'IHEST est de renforcer les liens entre science et société. Si la mission de l'OPECST est d'éclairer le Parlement sur ses choix en matière scientifique et technologique, celle qui appartiendra aux auditeurs dès la conclusion de ce cycle sera de contribuer, dans leurs milieux professionnels, à éclairer ce que chacun doit comprendre de la démarche scientifique dans son travail. Je crois que c'est suffisamment essentiel pour le souligner explicitement.
Je citerai Paul Romer, autre économiste célèbre, qui disait en substance : « Vous pouvez avoir toutes les opinions que vous voulez, mais les faits ne vous appartiennent pas. » Nous constaterions tous les jours les gains potentiels pour notre société, si ce précepte était diffusé plus largement.
Je termine en remerciant Madame la députée Anne Genetet de nous avoir accueillis à Singapour lors de notre voyage d'étude. Je témoigne de la richesse absolument exceptionnelle qu'il y a à éclairer les sujets avec des vues à 360 degrés. Cette bonne humeur de travail, qui permet d'avancer considérablement, est caractéristique de la démarche scientifique.
Nous allons donner la parole aux rapporteurs pour l'IHEST du premier groupe de travail, qui s'est dédié à l'étude de l'huile de palme. Ce sujet a d'ailleurs été approfondi par l'Office grâce au travail d'Anne Genetet, qui a rédigé notre note scientifique n° 7 sur les enjeux sanitaires et environnementaux de ce produit.
I. Atelier Huile de palme
Cathy Buquet-Charlier et Thomas Coudreau vont rendre compte du travail effectué par une dizaine d'auditeurs sur l'huile de palme.
Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les députés, Monsieur le Président, Madame la Directrice de l'IHEST, chers collègues, lorsque j'ai mis mon rouge à lèvres ce matin, lorsque j'ai pris mon véhicule pour sortir, j'ai eu une angoisse. En pratiquant ces gestes du quotidien, je participais à un scandale environnemental, climatique et social. Pourquoi ?
À cause de l'huile de palme. L'utilisation de l'huile de palme dans l'alimentation et les biocarburants fait en effet l'objet de controverses et polémiques, depuis plusieurs années, dans l'opinion publique et les médias. Pour démarrer notre présentation, je rappellerai quatre chiffres clés. En premier lieu, le rendement du palmier à huile est six à dix fois plus élevé que celui d'autres huiles végétales telles que celles de soja, de tournesol ou de colza.
En deuxième lieu, près de 90 % de la production est localisée dans deux pays d'Asie du Sud-Est : l'Indonésie et la Malaisie.
Par ailleurs, on estime que l'augmentation de la population mondiale et de son niveau de vie va entraîner un doublement de la consommation d'huile végétale entre 2010 et 2050.
Enfin à l'échelle de la planète, 80 % de l'huile de palme est utilisée pour l'alimentation.
Ces chiffres nous ont d'abord surpris. Nous en avons débattu et ils ont ensuite servi de base à notre réflexion. Ce positionnement est celui des auditeurs et auditrices de l'IHEST, c'est-à-dire de citoyennes et citoyens non experts, mais qui ont eu l'occasion de lire de nombreux documents et d'interagir avec une variété d'acteurs, notamment plusieurs députés.
Les trois recommandations qui vont suivre pourraient trouver un écho auprès de nos concitoyens et un relais, par votre voix, auprès des pouvoirs publics et des décideurs français et européens. Nous nous voyons aussi, comme l'a indiqué le président Pinton, comme des intermédiaires, passeurs d'informations entre les experts et les citoyens. Il est en effet manifeste que ces derniers peuvent parfois être abusés par des informations biaisées. Cette position entre pleinement dans les missions de l'IHEST, ce que nous tenions à rappeler.
Cette position s'exprime de façon totalement assumée par notre groupe : l'huile de palme est une solution incontournable dans le domaine alimentaire, mais son utilisation comme carburant doit être limitée, voire interdite, car elle n'est pas prioritaire.
Notre première recommandation concerne donc l'utilisation alimentaire de l'huile de palme, qui est l'une de ses utilisations principales.
Dans les pays occidentaux, pour éviter le surpoids et les maladies cardiovasculaires, la priorité est de limiter l'apport global en graisses, plus particulièrement en matières grasses saturées qui se retrouvent notamment dans les graisses animales. Malgré un taux de graisses saturées plus élevé que celui d'autres huiles végétales, l'huile de palme induit des effets similaires à d'autres huiles sur les lipides, notamment l'huile d'arachide ou l'huile d'olive. L'huile de palme est surtout beaucoup plus favorable que les matières grasses végétales partiellement hydrogénées. La substitution dans la consommation alimentaire européenne par d'autres huiles que l'huile de palme pourrait avoir deux conséquences néfastes. En premier lieu, faire appel à d'autres huiles nécessiterait l'utilisation, et potentiellement la déforestation de zones encore plus importantes. Il est en effet rappelé qu'avec seulement 7 % de la surface plantée, l'huile de palme représente 35 % des volumes d'huile végétale produits à l'échelle mondiale.
La deuxième conséquence potentielle tient au fait que l'Europe est le principal marché de l'huile de palme certifiée. La boycotter rendrait cette huile certifiée encore moins attractive pour les producteurs, alors qu'elle peine déjà à trouver ses acheteurs.
Il nous semble donc que l'augmentation attendue de la consommation d'huile alimentaire constitue une opportunité qu'il s'agit de saisir, en recourant à l'huile de palme pour combler les nécessaires besoins alimentaires. Cette croissance est également une occasion à ne pas manquer pour faire progresser la certification de l'huile de palme, et tenter d'entraver la production non durable.
La deuxième recommandation est d'interdire l'huile de palme comme matière première pour les agro-carburants. Dans le monde, la production destinée aux agro-carburants est d'environ 5 % de ceux-ci. En Europe, elle atteint 22 % tandis que ce taux s'élève à 75 % en France. Par ailleurs, l'augmentation de l'utilisation de l'huile de palme dans les agro-carburants est estimée à 5 % par an. Dès lors, on peut légitimement penser que cette augmentation aura pour conséquence, d'une part, une augmentation du besoin en surface de palmeraies d'autre part, un changement direct et surtout indirect d'affectation des sols. Cette situation intensifierait, de fait, ce qui est déjà observé sur les terres.
Dès 2009, la Commission européenne a précisé que la production de matières premières agricoles pour développer les agro-carburants ne devait pas avoir pour effet d'encourager la destruction de terres et de diversité biologique, notamment des terres présentant un important stock de carbone.
En 2015, la Commission reconnaît que l'importance des émissions de gaz à effet de serre liées au changement d'affectation des sols est susceptible d'annuler, en partie ou en totalité, les effets bénéfiques des différents biocarburants. Les changements directs et indirects d'affectation des sols s'accompagnent de risques, dont la recherche a démontré de nombreux facteurs. Cela appelle une attention toute particulière sur les indicateurs et les critères de mesure d'impact. Or il s'avère que les pouvoirs publics et la Commission européenne notamment, semblent encore en observation sur la stabilisation de ces critères, comme l'atteste la deuxième directive sur l'énergie produite à partir de sources renouvelables, adoptée par le Conseil et le Parlement européen en novembre 2018. Dès lors, au regard du risque et d'une utilisation qui ne renvoie pas au besoin fondamental de nourrir les populations, nous préconisons que la France et l'Europe se placent dans une démarche exemplaire et restrictive quant à l'utilisation de l'huile de palme comme agro-carburant. Elles doivent, à notre sens, interdire son importation à cette fin, se focaliser sur d'autres sources énergétiques pour les transports et surtout, inciter à une autre mobilité. Cela vaut autant pour l'huile de palme que pour d'autres productions végétales produites en Europe ou à l'international.
La troisième recommandation est à mettre en regard de notre perplexité quant à la robustesse et au caractère universel des critères utilisés pour qualifier comme étant durables et transparents, à la fois le produit et les chaînes d'approvisionnement. Dans la certification de l'huile de palme, le label prédominant est construit par les tables rondes pour l'huile de palme durable, ou « RSPO » (Roundtable on Sustainable Palm Oil) selon l'acronyme anglo-saxon. Le RSPO a mis en place deux systèmes de certification. Le premier vise à s'assurer que l'huile de palme est produite de manière durable, tandis que le second a pour objectif de garantir l'intégrité du commerce de l'huile de palme exclusivement issue de plantations certifiées. Si cela peut faire sens, force est de constater que l'établissement du label et son application n'engagent que très peu les États producteurs et consommateurs. De plus, la voix des gros producteurs semble y être prépondérante. Enfin, la prise en considération de la nécessité de respecter les directives relatives au consentement préalable libre et éclairé, est limitée.
Dès lors, nous pensons qu'une revisite du label RSPO s'impose, et que son application doit impérativement être couplée à une obligation d'accords bilatéraux entre les pays consommateurs et les pays producteurs.
Au-delà de ces trois recommandations, la réflexion collective que nous avons conduite renvoie à deux grandes idées qui devraient alimenter systématiquement le débat public.
La première idée concerne le manque de place laissé à l'expertise, qui se nourrit de la recherche, et qui doit être consultée à l'occasion de la prise de décision publique. Le recours à l'expertise doit permettre de mieux répondre aux enjeux et de dépasser les visions simplistes, voire simplificatrices. Pour cela, la recherche d'indicateurs multi-composantes et leurs définitions doivent être des priorités.
La deuxième idée a trait à la complexité de la gestion des biens communs. Dans notre cas, il s'agit de la forêt primaire et des sols qui l'abritent dans les pays tropicaux. Comme pour d'autres biens communs, il est nécessaire d'organiser - ou ici de réorganiser - la chaîne de valeur, et d'exiger une transparence à l'échelle de chaque acteur, pour une gestion optimale et durable au service de tous.
Avec ces quatre chiffres, ces trois recommandations et ces deux questions connexes, il nous reste à vous remercier de votre attention. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.
Voilà des conclusions qui ont le mérite de la clarté et de l'engagement. Je vais solliciter Madame Genetet afin qu'elle réagisse en sa qualité de parlementaire ayant consacré du temps à cette réflexion.
Merci à tous et bravo pour ce travail très approfondi. En vous écoutant, j'ai pu constater qu'il s'agissait du prolongement idéal de la note que j'ai rédigée1(*). Par la structure que représente l'IHEST et le type de travail que vous y accomplissez, vous avez émis des recommandations qu'il n'appartient pas à l'Office de faire. Nous nous en tenons à la présentation scientifique des faits, sans prise de position. Je salue votre travail, qui était attendu. La distinction que vous établissez entre l'utilisation alimentaire de l'huile de palme, essentielle dans un ensemble de pays en voie de développement dont c'est l'alimentation de base, et l'utilisation comme agro-carburant, est très claire. J'ai également beaucoup apprécié le rappel que vous avez fait sur l'intérêt de l'huile de palme dans l'alimentation. Comme je le dis souvent, ce produit possède, sur le plan factuel, des qualités assez exceptionnelles. Je ne porte pas ici un jugement de valeur mais je mets en avant les faits. Vouloir à tout prix remplacer l'huile de palme par un autre produit, serait susceptible d'avoir des conséquences bien pires pour l'environnement, ainsi que vous l'avez rappelé.
Je voudrais aussi souligner que des recherches sont actuellement menées pour améliorer le rendement en termes de culture et de pressage. Il s'agit de répondre à la demande importante, sans occulter les difficultés.
C'est en qualité d'agriculteur que je poserai mes questions.
Nous comprenons bien les raisons de ce questionnement au sujet de l'huile de palme, qui doit faire l'objet d'une vigilance particulière. Si la France est en pointe dans cette vigilance sur l'huile de palme, c'est qu'elle entre en concurrence importante avec le colza. L'agronome que je suis, souhaite poser une question non polémique, dont je ne connais pas la réponse. Les palmiers sont-ils des arbres ou des plantes herbacées ? Je veux dire par là que si la lutte contre la déforestation implique de remplacer une forêt par une autre forêt, cette démarche n'a pas une grande utilité. Il serait très différent de remplacer une forêt par des champs.
Par ailleurs, le caractère durable de cette culture est-il réellement remis en cause ? Si oui, pourquoi ? Après tout, le palmier absorbe du CO2 et remet du carbone dans le sol. À cet égard, je signale que l'INRA a conduit, depuis cinquante ans, une étude sur la teneur en carbone des sols en fonction de la façon de les cultiver : labour, technique simplifiée ou semis direct. Il était en effet communément prétendu que le labour était mauvais, car il renvoyait du carbone dans l'air. Cette étude vient d'être publiée, révélant l'absence totale de différence entre les trois méthodes de culture. Par conséquent, il convient de se méfier des idées reçues.
Merci pour votre travail. Combien de temps les palmiers peuvent-ils produire de l'huile ?
J'ai longtemps été présidente du groupe interparlementaire d'amitié France-Indonésie. À ce titre, j'ai découvert la problématique de l'huile de palme lorsqu'on n'en parlait pas encore en France, et ai réagi contre les premiers amendements déposés de façon désordonnée. Je souhaitais vous remercier, car il est agréable d'avoir une vision élargie et sereine, posant bien les différents usages et la réalité du terrain. Il est vrai que nous demandons à la Malaisie et à l'Indonésie d'adopter des pratiques que nous n'avons pas nous-mêmes instaurées en Europe, en matière agricole. Nous leur demandons d'être plus vertueux que nous, en oubliant qu'il s'agit de pays en voie de développement ayant besoin de vivre et de survivre. S'agissant de l'Indonésie, ce pays est passé en cinquante ans de quatre-vingts millions à cent cinquante millions d'habitants, bientôt à deux cent cinquante millions. Il ne faut pas négliger ces populations.
J'apprécie aussi la distinction que vous avez établie entre l'usage alimentaire et l'usage agro-carburant. Les États concernés nous entretiennent de ce dernier usage depuis deux ans seulement, en indiquant qu'ils en ont besoin pour des raisons économiques. Il s'avère en effet que ces pays ont des difficultés à écouler l'huile de palme responsable, qui coûte plus cher à la production. La commande provenant d'Europe n'est que marginale par rapport à toute la production d'huile de palme dans le monde. De ce fait, les pays que j'ai cités n'accordent que peu d'importance à nos critères.
En définitive, j'espère que votre analyse intéressante pourra avoir un impact et un poids auprès de ceux qui portent des jugements sans avoir analysé la situation.
Je crois avoir bien compris qu'il fallait distinguer, d'une part, l'usage alimentaire de l'usage énergétique, d'autre part, la « bonne » huile de palme de la « mauvaise ». J'ai entendu également que l'on pouvait la trouver dans le rouge à lèvres et les produits alimentaires. Par conséquent, comment le consommateur sera-t-il en mesure de repérer et identifier les produits contenant de l'huile de palme issue d'une production durable et bonne ?
Je souhaite aborder le dernier point évoqué dans les questions connexes, celui des biens communs, évoqué assez rapidement, et je n'ai pas trouvé d'autres précisions dans la note. Qu'est-ce qui vous a amenés à aborder ce sujet très important ? Est-ce la similitude entre la forêt primaire et l'océan, biens communs de l'humanité ?
Cette très bonne question pose le problème de la souveraineté politique des États.
Un passage de votre rapport est extrêmement marquant, lorsque vous replacez le sujet dans le contexte des tensions politiques. Je vous cite :
« Ainsi la Malaisie a menacé de retirer les avions de chasse européens de la liste des remplacements possibles de ses anciens avions, si l'Europe compromettait les exportations massives d'huile de palme. Sur le plan politique, l'Indonésie aurait menacé d'exécuter le Français Serge Atlaoui si la France ne renonçait pas à rehausser la fiscalité sur l'huile de palme non durable à usage alimentaire. »
On voit, à travers ces exemples, que lorsque des discussions se tiennent sur l'avenir de la planète et la durabilité, de l'autre côté des manoeuvres politiques sans aucune concession ont cours. Comment en parler aux décideurs et aux citoyens, pour évoquer ces différents niveaux d'action ? Un jeu diplomatique de ce type est-il encore en cours aujourd'hui à propos de l'huile de palme ?
C'est la raison pour laquelle l'Office parlementaire travaille sur commande. S'agissant de l'huile de palme, on aurait pu imaginer que la commande émane soit de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, soit de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale. Les angles d'attaque ne sont évidemment pas les mêmes. En tant que ministre de la défense, je me suis rendu en Malaisie, pays auquel nous vendons des sous-marins pour protéger son espace maritime. Le problème de la souveraineté des États relève de la compétence de la commission des affaires étrangères, qui entre en conflit avec des thèmes de la compétence de la commission du développement durable. À juste titre, cette dernière a assez facilement une vision mondiale de l'environnement, alors que la commission des affaires étrangères traite des limites politiques. En ce qui nous concerne, nous renvoyons aux commissions compétentes la tâche de trancher, en leur indiquant que les performances alimentaires de l'huile de palme sont tout à fait essentielles, et qu'elles permettent de réduire la déforestation dans la mesure où la productivité est très élevée. Au-delà de ces constats, les réponses appartiennent à l'autorité politique nationale. Dès lors qu'une dimension internationale entre en jeu, il s'agit de déterminer la solidarité à adopter vis-à-vis des pays dont l'huile de palme est la seule richesse.
Je ne tenterai pas de répondre seul à l'ensemble de vos questions, auxquelles nous avons également été confrontés. Concernant le sujet des biens communs, il nous a semblé que c'était un cadre permettant de traiter simultanément les questions de nécessaire souveraineté de ces pays - pour lesquels l'huile de palme est une richesse incontestable et un modèle de développement - et les problématiques européennes qui peuvent être tout à fait différentes. Nous voyons bien que ces questions sont imbriquées. Nous sommes en présence d'un bien commun que nous nous partageons, et que chacun doit traiter du mieux qu'il le peut.
Dans la note, nous n'en avons pas parlé, et mentionnons le sujet des biens communs seulement dans le cadre de cette audition.
S'agissant de la dimension agricole de la palmeraie, nous n'avions pas dans notre groupe d'experts de l'INRA. Je n'ai donc pas la réponse précise. Il est toutefois clair que les palmeraies, avant d'être des exploitations agricoles, existaient dans certains pays comme le Bénin, sans démarche d'exploitation agricole organisée.
La durée de vie du palmier est d'environ trente ans, avec des rotations pouvant être envisagées quant à la terre cultivée.
L'impact environnemental et climatique des palmeraies est étroitement lié aux origines des terres, selon que les implantations sont situées sur des tourbières ou sur des hectares pris sur la forêt.
Sur la question de l'identification de la « bonne » huile de palme, je rappellerai que dans nos préconisations, nous reconnaissons l'effet bénéfique des labellisations RSPO, qui font partie des initiatives multi-stakeholders. Ces initiatives prises en dehors des États, rassemblent toute la chaîne de production : producteurs, banques, distributeurs, ONG... Néanmoins, le fait qu'elles interviennent en-dehors de toute expertise scientifique, pose réellement la question du bien commun. Ce constat explique notre préconisation de faire évoluer ces labellisations, qui constituent cependant notre seul point d'entrée à l'heure actuelle, pour identifier une production durable.
Le deuxième bémol relatif à ces initiatives multi-stakeholders, tient à l'organisation des réunions, qui se tiennent dans des grands hôtels et accueillent plutôt les gros acteurs que les petits. De ce fait, pour mettre en avant une production durable et équitable, les petits producteurs et les populations impactées ne sont pas entendus.
Le troisième argument en faveur de l'évolution de la labellisation tient au contrôle, en l'espèce interne aux producteurs, qui s'auto-attribuent des satisfecit. Il importe par conséquent que les États s'en emparent, car ils représentent la diversité des acteurs et peuvent conduire à une labellisation reconnue.
J'ai oublié de signaler que Thomas Coudreau est professeur de physique à l'université Sorbonne Paris Cité et que Cathy Buquet travaille au sein de la région Hauts-de-France. Comme vous le voyez, nous avons constitué des binômes scientifique - non-scientifique.
II. Atelier Justice algorithmique
Le scientifique du binôme suivant est Benjamin Herzhaft, responsable du programme de recherche fondamentale à l'IFP Énergies nouvelles. Pour sa part, Mickaëlle Bensoussan est journaliste scientifique indépendante.
Mesdames et Messieurs, nous allons vous présenter une rapide synthèse de notre rapport et de notre atelier sur la justice algorithmique, animé par Stéphanie Lacour que nous remercions chaleureusement. Durant nos journées de formation, nous avons rencontré des chercheurs, mais également des magistrats et des représentants de sociétés privées faisant partie des legal techs. Nous tenons à les remercier pour la complémentarité des éclairages qu'ils nous ont apportés sur ce sujet, qui nous a donné beaucoup de matière à réflexion et à discussion.
Les algorithmes sont présents dans bien des pans de la société (médecine, assurances, information...), de même que dans le secteur de la justice.
Nous n'avons pas choisi de nous prononcer pour ou contre l'intelligence artificielle (IA) dans la justice, mais avons pris le parti d'analyser, avec un regard non-expert, les apports de l'IA à la justice et ce qui doit être préservé. Nous nous sommes en outre interrogés sur l'encadrement de l'utilisation de l'IA.
La justice algorithmique consiste à faire appel à des algorithmes dans le domaine de la justice, c'est-à-dire selon les promoteurs de ces outils, à confier à des machines des tâches lourdes, chronophages et répétitives, faisant appel à un grand nombre de données. La justice algorithmique peut être envisagée de plusieurs façons, qui vont de l'automatisation des tâches à l'aide à la décision au profit d'avocats et de juges.
S'agit-il réellement de remplacer les juges par des robots ? Pas tout à fait encore, mais l'idée n'est pas incongrue, puisque l'intelligence artificielle, en compilant des millions de décisions de justice, peut traiter en quelques millisecondes ce qu'un être humain ne pourra intégrer en une vie. Les avocats et les magistrats travaillent déjà selon ce principe, en se référant aux décisions passées. C'est à ce stade que des sociétés privées, dénommées legal techs, entrent en jeu. Ces sociétés proposent des outils de prédiction pour anticiper la sentence la plus probable.
Comment fonctionnerait un algorithme pour la justice ?
Comme cela nous a été expliqué, un algorithme est une séquence d'opérations simples, non ambigües, qui résout un problème donné. Il va déduire cette séquence à partir d'un grand nombre de données. En l'espèce, les millions de décisions de justice rendues chaque année seront prochainement mises à disposition des citoyens, en application de la loi pour une République numérique. On entre donc clairement dans une autre dimension.
Examinons ce qui se pratique déjà.
Les États-Unis, comme souvent précurseurs, utilisent déjà les algorithmes dans le cadre judiciaire, tant en matière civile que pénale. Kompass, par exemple, est un logiciel qui évalue la probabilité de récidive d'un accusé en fonction d'une quarantaine de critères le concernant (sa situation familiale, ses précédents délits...) avec des dérives clairement discriminatoires.
Aux Pays-Bas, la justice utilise déjà les tribunaux numériques pour de petits litiges liés à la consommation.
En France, les legal techs proposent déjà des solutions aux professionnels du droit et de la justice, par exemple pour évaluer les chances de succès d'une affaire ou les montants de dommages et intérêts escomptés. Les décideurs publics sont de plus en plus sollicités par ces entreprises, même si pour l'heure, en dehors d'expériences ponctuelles, l'utilisation par les juges de logiciels de justice prédictive n'est pas très diffusée. L'idée fait toutefois son chemin. En effet, la justice française fait figure de parent pauvre parmi les pays membres de l'Union européenne. Elle se tient en queue du classement quant au nombre de juges par habitant ou au budget moyen consacré à ce service public. La demande de justice, au contraire, est croissante, ce qui affecte la quantité et la qualité du travail des professionnels de la justice. En définitive, la justice est lente et les sondages d'opinion montrent que son image se dégrade.
Quels sont les avantages que l'on pourrait espérer de cette transformation numérique ?
Pour les magistrats, il serait possible d'espérer un allègement du nombre de litiges en remettant le dialogue, entre et avec les parties, au centre de leur activité. Il s'agirait également d'une aide à la décision.
Pour les avocats, le bénéfice tiendrait à une diminution des tâches routinières permettant de consacrer davantage de temps à l'approfondissement des dossiers. L'intelligence artificielle permettrait d'apporter une vision prédictive sur certaines affaires, notamment sur les dossiers civils, prud'homaux ou commerciaux.
Pour les justiciables, la transformation numérique apporterait une meilleure compréhension du droit grâce à l'accès à une bibliothèque juridique en libre-service. Cette gestion simplifiée des litiges devrait aussi, dans un monde idéal, entraîner une baisse des tarifs et une décision plus rapide, ou même plus équitable.
Enfin, cette aide à la décision est également présentée comme devant faire ressortir des jugements plus égalitaires et rationnels.
Pour autant, ces évolutions suscitent également des craintes.
Ces craintes sont liées à l'utilisation d'algorithmes dont, souvent, même les concepteurs ne maîtrisent pas complètement le fonctionnement, de véritables « boîtes noires algorithmiques », qui représentent potentiellement un danger. Les expérimentations menées dans les cours d'appel de Rennes et de Douai au printemps 2017, à l'initiative du ministère de la justice, ont ainsi relevé de nombreux biais de raisonnement de l'algorithme, aboutissant à des résultats aberrants ou inappropriés.
Les professionnels de la justice risquent de perdre la confiance de la société s'ils ne disposent pas d'une expertise et d'une maîtrise suffisante sur ces « boîtes noires » et sur la construction des bases de données qui les alimentent.
Il existe également un vrai défi en termes de ressources humaines pour faire monter en compétence algorithmique les professionnels, et les accompagner dans l'évolution de leur métier.
Si demain la justice est rendue par une machine, n'y a-t-il pas un risque de délitement de ce qui fait le contrat social ? La justice, en tant que système, ne peut se réduire à une instance de décision qui tranche un conflit. Elle est également un chemin humain, voire un moyen de contribuer à la paix sociale. Pour le justiciable, le processus de la justice et l'expérience personnelle qu'il implique sont constitutifs de son action. Enfin, l'une des forces de la justice humaine est sa capacité à évoluer dans sa manière d'interpréter le droit, au fur et à mesure que la société évolue elle-même. Une justice rendue par des algorithmes exclusivement sur la base de décisions passées prend le risque d'aboutir à une standardisation sur un modèle moyen, figé dans le temps.
Que pourrions-nous proposer en tant que citoyens ?
Il nous semble que l'ensemble du processus devrait être débattu à tous les niveaux des institutions judiciaires, parlementaires et exécutives nationales, voire européennes, afin de garantir aux citoyens le respect de leur vie privée. De manière générale, il paraît indispensable que des garde-fous institutionnels soient mis en place avant tout déploiement réel de la justice algorithmique. Le processus complet doit être piloté par les professionnels du droit et de la justice, dépositaires des pratiques et des valeurs, accompagnés dans cet exercice par les spécialistes de l'intelligence artificielle.
La sensibilité extrême des données manipulées par la justice justifie à elle seule qu'une telle démarche soit explicite et transparente, c'est-à-dire démocratique. En tant que citoyens, nous imaginons un processus piloté par la puissance publique, qui pourrait se décliner en trois points.
Le premier point majeur est celui de la numérisation des données par le service public. Selon nous, il s'agit d'un prérequis indispensable. Pour le moment, la justice dispose de bases documentaires, qui ne sont pas des bases de données structurées, et n'ont en l'état aucune capacité à nourrir les apprentissages des algorithmes. Pour garantir les principes fondamentaux du RGPD (règlement général sur la protection des données), c'est-à-dire ne pas donner la possibilité de remonter aux informations personnelles des parties en cause, il faut que l'appareil judiciaire garde le contrôle sur la constitution de ces bases de données. La création d'un service spécialisé, dépendant par exemple de la Cour de Cassation, comme le suggère Loïc Cadiet, auteur d'un rapport sur l'open access pour les décisions de justice, semble être indispensable aujourd'hui.
Le deuxième point est l'implication des organismes de recherche dans le développement d'algorithmes pour la justice. Pour développer des algorithmes pertinents et adaptés au secteur de la justice, il faudra faire preuve d'innovation. Ce développement serait bien servi par nos universités et nos organismes de recherche spécialisés ou généralistes, qui pourraient s'inscrire dans le cadre d'appels à projets publics, et travailler en intelligence collective avec les professionnels et chercheurs spécialistes du droit et de la justice.
Le troisième point tend à la certification du secteur privé. La mise à disposition des décisions de justice auprès d'acteurs privés devrait être accompagnée d'un dispositif de labellisation et de certification pour encadrer les outils. Le référentiel de certification devra également avoir pour objectif le respect des cinq principes édictés dans la charte éthique européenne, adoptée par la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) du Conseil de l'Europe.
En conclusion, nous sommes conscients que la mise en oeuvre éthique des outils de l'intelligence artificielle dans le domaine de la justice entraîne inévitablement des coûts importants. Il nous paraît toutefois indispensable que la puissance publique reprenne la main sur le sujet, en gardant une capacité propre de développement de ces outils, et en garantissant en parallèle un encadrement des initiatives privées. Externaliser la totalité de ces coûts en s'en remettant uniquement aux legal techs serait un risque pour nos droits et nos libertés.
Merci de cette présentation. Nous n'avons pas été saisis de ce sujet à l'Office, que ce soit par la commission des lois de l'Assemblée nationale ou par celle du Sénat, mais compte tenu des travaux que nous avons déjà menés dans le domaine de l'IA, par exemple dans le domaine de la santé, nous pourrions y travailler.
Une procédure en justice implique aussi la possibilité d'interjeter appel. Que se passerait-il en cas d'appel d'une décision prise par un algorithme ?
J'ai longtemps été avocat, et je frissonne à cette perspective de justice algorithmique. En réalité, les avocats compilent déjà aujourd'hui les données pour cerner la règle de droit issue de la jurisprudence, ce qui prend du temps. On peut aujourd'hui interroger les bases de données pour consulter toutes les décisions rendues. Il est différent de considérer que ce serait l'algorithme qui dirait le droit à la place du magistrat. Peut-être est-il possible de simplifier quelques tâches répétitives, mais le fondement de la liberté humaine, c'est-à-dire le fait de pouvoir être jugé par des juges équitables et impartiaux, serait menacé par une justice totalement rendue par un algorithme, fût-il sous le contrôle d'un magistrat. J'ai confiance dans les algorithmes, mais jusqu'à un certain point seulement.
Merci pour votre présentation édifiante. Je partage l'avis de Jérôme Bignon, en ce sens que pour moi la justice n'est pas un processus mécanique. Je m'interroge notamment sur les critères qui seraient retenus pour juger les personnes, et sur l'importance qui serait accordée à chacun.
Le concept de « boîte noire » est effrayant. Les jurisprudences peuvent se contredire, ce qui explique le rôle de la Cour de Cassation pour trancher au niveau national. J'exprimerai juste une observation de société. Les États-Unis ont un droit jurisprudentiel, quand nous avons un droit objectif. Dans ce pays, les gens sont très souriants pour vous dire des choses très désagréables, alors qu'en France on est très désagréable mais on tente de résoudre les problèmes. Je pense donc qu'il y a, vis-à-vis de l'autorité, des comportements de société assez différents.
Certaines études très marquantes remettent en cause l'impartialité des juges humains. En Israël, une étude menée sur les juges chargés des remises de peine, a pu démontrer que la sévérité de la décision dépendait de façon assez forte de l'heure de la journée, et du temps écoulé depuis le déjeuner. On est plus clément en début qu'en fin de matinée, avant le déjeuner. Ce genre d'expérience interroge sur l'impartialité, et nous rappelle que nous sommes des êtres humains faillibles, impactés par la biologie. En être conscients, c'est aussi nous demander comment la technologie peut nous aider, sans nous remplacer. Par ailleurs aux yeux d'un algorithmicien et d'un statisticien, il n'y a pas de différence fondamentale entre les compilations manuelles de décisions de justice et l'intelligence artificielle, si ce n'est la complexité.
Compte tenu de tout cela, je pense que la bonne question que vous posez dans le rapport est, plutôt que de se placer sur les principes fondamentaux, de se demander comment mettre les choses en oeuvre, et qui doit garder le contrôle. J'aimerais aussi avoir vos avis sur la façon de poser le débat.
Ces questions et commentaires résonnent beaucoup avec les nôtres, tels qu'ils ont émergé de nos débats. L'impact du numérique sur la justice sera inévitable, et il ne faudra pas occulter le problème. Nous avons été inquiets du fait que des start-up se soient emparées du sujet en utilisant les bases de données ouvertes, en constatant que les résultats des outils utilisés comportaient des biais très importants. En particulier, l'expérience menée par les cours d'appel de Rennes et de Douai a été particulièrement négative concernant la pertinence de ces outils. Notre proposition vise à ce que la puissance publique reprenne la main sur ces développements.
Ou à tout le moins qu'elle soit en capacité de certifier les outils utilisés, tant d'un point de vue éthique que fonctionnel.
C'est le troisième point de notre recommandation, qui propose un mécanisme de certification.
Par ailleurs, la question relative à l'appel d'une décision rendue par un algorithme est très pertinente.
Les legal techs travaillent actuellement sur les décisions mises à disposition par les cours d'appel et la Cour de Cassation, et non sur celles de première instance. Néanmoins si d'aventure des algorithmes devaient assister en première instance la décision d'un juge, nous imaginons dans notre rapport qu'in fine, la décision serait celle des magistrats. De plus si effectivement un premier jugement était basé sur l'algorithme, le justiciable pourrait le refuser, pour passer en première instance par un juge humain. En définitive, nous ne serions pas confrontés à cet enchaînement entre une décision algorithmique et une décision humaine venant la contredire.
Une auditrice de l'IHEST. - Je reviendrai sur la notion de partialité du juge, dont l'une des raisons semble être son métabolisme.
Il y a bien d'autres raisons à cette partialité, ainsi que le démontrent les nombreux travaux menés dans ce domaine. Il a notamment été constaté que le logiciel utilisé pour les remises en liberté aux États-Unis était beaucoup plus dur pour les Noirs que pour les Blancs.
Une auditrice de l'IHEST. - Quelle sera la partialité de l'algorithme si les données ne pas correctement structurées ? L'un des points de notre rapport était de nous interroger sur ces données, sachant que pour le moment aucune n'est utilisable par les algorithmes. Comment cet aspect de gestion de la donnée sera-t-il pris en charge ?
Dans le domaine de la santé, l'un des reproches fait au Dossier Médical Partagé (DMP) tient justement au fait qu'il s'agit d'une compilation de documents et non de données, le rendant difficilement exploitable. Nous avons tenu à l'Office des séances consacrées aux algorithmes d'affectation, notamment Parcoursup. À cette occasion, nous nous sommes repenchés sur les différents problèmes rencontrés par le système précédent - APB. Il a souvent été affirmé que le tirage au sort était inadmissible, mais bien d'autres problèmes apparaissent lorsqu'on étudie le fond du sujet, par exemple, le fait qu'à un moment la chaîne de décision amenant à un classement n'ait pas été respectée. À l'origine, le classement des étudiants ne devait pas être visible par les universités, qui ont protesté et obtenu que la donnée soit finalement incluse dans l'algorithme. De ce fait, son caractère équitable s'en trouvait remis en cause. Il s'agissait finalement d'un non-sens algorithmique pointé par les experts, mais qui n'ont pas été écoutés par le ministère.
De plus, la puissance publique, alertée en amont par les experts sur l'impossibilité de résoudre par la loi le cas de certaines filières submergées de demandes, a introduit le tirage au sort. En résumé, sur toutes ces questions pour lesquelles des questions de principe se posent, on constate que finalement les problèmes résident toujours dans la gouvernance et le partage des responsabilités. En dernière intention, ce sont toujours des décisions humaines qui tranchent. La loi de 1978 instaurant la CNIL se prononce, en tout état de cause, contre des décisions purement algorithmiques. Le système judiciaire est avant tout humain, et tranchera en dernier ressort.
Nous n'aurons manifestement pas épuisé le sujet ce matin. Je rends en tout cas hommage à votre travail, qui suscitera l'intérêt des deux commissions compétentes concernées.
III. Atelier Hydrogène et Mobilité
Les rapporteurs de cet atelier sont Cécile Tournu-Sammartino, directrice des ressources humaines de l'INRA, et Laurent Baudart, ancien président de SYNTEC et fondateur de la Compagnie Baudart.
Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les députés, Monsieur le Président, Madame la directrice de l'IHEST, chers collègues auditeurs, nous vous remercions de nous écouter dans le cadre de la présentation de notre atelier Hydrogène et Mobilité.
L'hydrogène est l'atome le plus présent dans l'univers. Il est connu depuis plus de deux cents ans, avec des applications dans l'industrie, la chimie et les engrais par exemple. Il peut être utilisé dans le domaine de la mobilité. À Paris, des taxis roulent déjà à l'hydrogène, mais il existe également des charriots élévateurs qui l'utilisent, des camions, des navettes fluviales à Nantes et des bus à Dunkerque. J'aime aussi beaucoup évoquer les vélos à hydrogène, étant moi-même cycliste.
L'humanité est confrontée à une situation sans précédent. Nous devons procéder à une transition énergétique. Nous entendons tous parler au moins une fois par jour du réchauffement climatique, et devons réduire les émissions de CO2. L'hydrogène peut-il être l'une des solutions pour assurer cette transition énergétique dans le domaine de la mobilité ?
Dans ce domaine, l'hydrogène présente l'inconvénient important du faible rendement actuel des batteries pour les véhicules électriques. Il comporte cependant nombre d'avantages, au premier rang desquels sa densité massique très élevée. L'hydrogène permet de stocker de l'énergie et de la transporter. Il s'agit donc d'un très bon vecteur en matière d'énergie. De plus, faire le plein en hydrogène équivaut à faire le plein en diesel ou en essence. Enfin et surtout, l'hydrogène utilisé dans un véhicule n'émet ni CO2 ni particules.
Pourtant en 2014, France Stratégie a rédigé un rapport établissant que la technologie n'était pas mature, qu'elle était chère et dangereuse. France Stratégie recommandait par conséquent de poursuivre la R&D, sans entrer dans une logique de déploiement massif.
En tant qu'auditeurs à l'IHEST, nous nous sommes intéressés à cette question pour nous faire notre propre opinion. À cette fin, nous avons rencontré de nombreuses personnes, de la filière et en-dehors de celle-ci, émanant du monde de la recherche, de la politique, de l'industrie et également de la sécurité civile.
Notre conclusion est que l'hydrogène sera immanquablement l'une des solutions dans le cadre de la transition énergétique, même s'il ne s'agira pas de la seule.
Nous avons regardé également le dossier sous l'angle sociétal, du point de vue de l'acceptabilité par la population. Par ailleurs, l'aspect industriel a constitué un point très important de notre étude, de nombreux acteurs estimant que la France avait la possibilité d'être en pointe dans le domaine de l'hydrogène, en créant de nombreux emplois. Nous avons aussi examiné l'aspect stratégique, c'est-à-dire la sécurité énergétique pour la France.
Dans notre rapport, nous avons mis en valeur un certain nombre de recommandations, et souhaiterions aujourd'hui revenir sur quatre d'entre elles. La première, essentielle pour assurer les trois suivantes, vise à répondre à un enjeu de visibilité et de coordination. Nous avons en effet constaté qu'il existait différents échelons territoriaux, nationaux et internationaux. Dans cette mesure, il est important de créer un réseau de référents et de mettre en oeuvre en parallèle une coordination interministérielle. Finalement, cette première préconisation a pour objectif d'assurer la coordination et de rendre visible le dossier, afin de permettre de passer aux trois autres recommandations.
La deuxième recommandation préconise de continuer à soutenir la R&D. En effet, d'un côté, des acteurs majeurs sont présents en France, tels que le CEA, l'Ademe et les départements recherche des grandes entreprises - tout particulièrement Air Liquide et ENGIE - et de l'autre, des enjeux de recherche autour de la diminution des coûts demeurent. Finalement, il existe une opportunité pour la France, et plus largement pour l'Europe, de développer une nouvelle filière industrielle dont le marché prévisionnel se chiffre en milliards d'euros. Il est donc indispensable de soutenir les projets multi-acteurs de R&D, publics et privés, multi-filières, multi-sectoriels et multi-usages, comme cela se fait déjà au niveau européen. Au-delà des 100 millions d'euros de soutien débloqués cette année par l'Ademe, il nous paraît aussi important de maintenir l'effort le plus régulier possible sur plusieurs années.
La troisième recommandation est de mieux structurer la remontée d'informations issues d'expérimentations menées sur les territoires. En effet, le sujet « hydrogène et mobilité » oblige, en raison de sa technologie décentralisée, à penser sur des temps moins longs et de manière moins mono-filière. Le niveau territorial devient, de fait, un espace d'expérimentation pertinent avec une mise en relation facilitée d'acteurs multiples, et sur des temps plus courts. Les régions ne s'y sont d'ailleurs pas trompées, par exemple en mettant en place des bus ou des bateaux. Le soutien à ces initiatives locales, de notre point de vue, s'impose à l'État. L'intelligence collective des acteurs et des régions doit être favorisée et optimisée, pour capitaliser les connaissances, les productions et les usages.
Ceci nous amène à la quatrième recommandation, qui est d'intégrer les citoyens dans le plan de développement de l'hydrogène. En effet, la société semble méconnaître cette technologie, envers laquelle elle entretient même des a priori et de la méfiance. Les citoyens s'interrogent notamment sur le point de savoir si l'hydrogène est explosif, sur les risques d'habiter près d'une station-service à hydrogène, ou encore sur les risques encourus en laissant se garer des voitures à hydrogène dans les parkings publics. Plus largement, il s'agit aussi de prendre en compte les évolutions sociétales sur le mieux-vivre et sur la décroissance positive, et donc les impacts quant à nos pratiques de déplacement. Il devient donc utile et indispensable de faciliter la prise de conscience sociale sur le sujet de la mobilité durable et le bouquet énergétique, dont l'hydrogène est la composante la moins connue. Il faut partager une information coordonnée, faciliter les débats publics permettant d'éclairer les aspects précités et les différents leviers de la mobilité durable.
En conclusion, il est important pour nous de maintenir l'effort de R&D, de continuer à favoriser les expérimentations régionales et de faciliter la capitalisation de ces informations, de renforcer la coordination des acteurs pour saisir les opportunités de la nouvelle filière « Mobilité et hydrogène ». Des trains à hydrogène Alstom circulent en Allemagne. Les connaissances sont avancées sur les électrolyseurs, même si par ailleurs dans le domaine de l'automobile, la plupart des véhicules à hydrogène actuels sont asiatiques. Il y a ainsi une opportunité économique et politique à saisir, qui coïncide également avec l'urgence croissante à traiter les problèmes climatiques, d'environnement et de santé publique.
Comme nous l'avons constaté lors de nos différents échanges, soutenir la filière sans garantie de succès est un risque. De notre point de vue cependant, ne pas la soutenir présente aussi le risque de rater une opportunité importante.
La Haute-Marne ayant été retenue par l'Ademe pour un projet de production d'hydrogène, je suis quelque peu sensibilisé sur le sujet. En premier lieu, de quel hydrogène parlez-vous ? L'essentiel de l'hydrogène, aujourd'hui, provient du craquage du méthane, ce qui ne procure aucun avantage pour l'environnement. Je suppose donc que vous évoquez l'hydrogène obtenu par électrolyse de l'eau. Il s'agit d'une énergie provenant de moyens de production aléatoires ou intermittents, en couplant éventuellement l'énergie produite à partir de l'hydrogène aux éoliennes et au photovoltaïque. Avez-vous étudié le problème sous l'angle de l'utilisation de l'ensemble des énergies alternatives ? Il convient en effet de rappeler que ces énergies intermittentes posent de sérieux problèmes de transport à RTE, d'autant plus que la loi prévoit qu'elles doivent être prioritaires par rapport au nucléaire. Cette situation conduit EDF à faire varier la puissance de production de ses centrales nucléaires, alors qu'elles ne sont pas faites pour cela. Les centrales nucléaires sont conçues pour travailler à régime constant, afin de s'user le moins vite possible. Finalement aujourd'hui, l'hydrogène implique un véhicule plus cher avec un carburant plus cher. Il faut donc poursuivre la recherche.
L'hydrogène doit être vertueux et provenir de l'électrolyse de l'eau, qui sera possible uniquement en possédant des électrolyseurs efficaces et peu coûteux, grâce au développement des énergies renouvelables. Il est vrai que les véhicules à hydrogène nécessitent de déployer une infrastructure qui n'existe pas actuellement. Les expérimentations des régions ne sont pas suffisamment coordonnées, ce qui est regrettable. Par conséquent, il importe que l'État s'en préoccupe davantage.
Nous sommes tous d'accord pour considérer que le transport est le deuxième secteur mondial d'émissions de CO2, après la production d'électricité. Qui plus est, ces émissions sont diffuses et posent, avec la pollution, un problème de santé publique. Dans cette mesure, l'hydrogène représente une solution clé dans la transition énergétique, vers une mobilité sans émissions. L'hydrogène est intéressant pour le ferroviaire, les navires, l'aéronautique. Par ailleurs, il s'agit aussi d'un vecteur capable de stocker les surplus d'énergies renouvelables. L'injection d'hydrogène dans les réseaux pourrait devenir indispensable. Cela signifie-t-il que tous les problèmes de sécurité liés à l'hydrogène sont surmontés ? Ma deuxième interrogation tient au fait que le déploiement nécessite des financements, mais pas uniquement. Ne faut-il pas un cadre réglementaire adapté, ainsi que de nouvelles infrastructures de distribution et des politiques locales plus incitatives ? Enfin, estimez-vous que la programmation des investissements dans les transports, telle que prévue dans la loi d'orientation des mobilités, est suffisamment précise et complète ?
Je vais coordonner les réponses aux questions. S'agissant de la première question relative à l'hydrogène vert et à l'hydrogène gris, je vais laisser la parole à Édouard Geoffrois, de l'Agence nationale de la recherche (ANR).
Sur le sujet de l'hydrogène gris versus l'hydrogène vert, nous nous sommes placés à long terme. Effectivement, l'hydrogène n'est intéressant que s'il est produit par électrolyse. Or actuellement, l'hydrogène par craquage du méthane est trois fois moins cher que l'hydrogène obtenu par électrolyse. Il conviendra donc de soutenir la recherche et de prévoir des incitations pour faire évoluer les prix, d'autant qu'à long terme les ressources en hydrocarbures seront taries. Pour les industriels, l'hydrogène gris pourrait être temporairement utilisé, étant observé qu'Air Liquide vient d'annoncer la mise en place d'une première unité significative d'électrolyse.
La deuxième question porte sur l'intermittence. Il peut y être répondu d'une manière technique, mais aussi sous l'angle de la dynamique territoriale. Le sujet de l'hydrogène mobilité doit donc être intégré à la question plus globale de la mixité énergétique de proximité. Ceci demande donc des coopérations locales inter-acteurs, en structurant la coordination.
Sur la question de la sécurité de l'hydrogène, l'idée répandue dans l'opinion est celle du danger excessif.
Nous nous sommes posé la question de la dangerosité et de l'acceptabilité de l'hydrogène par la population. Très rapidement, nous sommes retournés vers le passé, avec l'explosion de l'Hindenburg en 1937. Dans l'inconscient collectif, l'hydrogène est de fait, dangereux.
Nous avons recueilli l'avis des scientifiques sur la dangerosité de l'hydrogène, et celui de la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris (BSPP) afin de connaître leur expérience en matière de mobilité à l'hydrogène. Dans Paris, en effet, des taxis à l'hydrogène circulent. Nous avons fait le constat que finalement, l'hydrogène avait une plage d'explosivité relativement large, et que le fait de libérer de l'hydrogène avec une concentration faible, ne créait pas le contexte d'une explosion. Pour les pompiers de Paris, le véhicule à hydrogène ne pose aucun problème de sécurité. La preuve en est que certaines brigades des territoires équipent leurs flottes de véhicules de service à hydrogène et, à terme, de véhicules destinés à aller au feu. La difficulté est surtout liée au stationnement des véhicules dans les endroits confinés. De l'avis des pompiers de Paris, la dangerosité ne provient pas de l'hydrogène en lui-même mais de la difficulté, pour les pompiers intervenant dans un parc souterrain, d'identifier si le véhicule est équipé d'une batterie électrique ou s'il s'agit d'un véhicule thermique. Leur constat est clair : les pompiers préfèrent intervenir sur un véhicule à hydrogène que sur un véhicule à batterie. La preuve en est que lors des manifestations des Gilets Jaunes, les casseurs ciblaient volontairement les scooters électriques, dont l'incendie est beaucoup plus difficile à éteindre par les pompiers.
En définitive pour les spécialistes, il n'y a pas de réelle dangerosité. La technique des thermo-fusibles sur les réservoirs permet la libération de l'hydrogène dans une plage d'explosivité relativement faible. La meilleure solution pour convaincre de l'absence de dangerosité est de procéder comme les taxis Hype à Paris ou d'autres démonstrateurs dans les territoires, c'est à dire de faire vivre les véhicules à hydrogène au sein de la population. Par parenthèse, le PDG de Hype est conscient que pour l'heure, 95 % de l'hydrogène n'est pas vert. Il met toutefois en avant la préoccupation de santé publique dans les grandes villes. En cela, l'hydrogène gris représente déjà un progrès à court terme.
La dernière question est celle de l'accompagnement du déploiement de la filière hydrogène et de l'hydrogène mobilité en termes d'investissements financiers et d'infrastructures. Le rapport, publié en 2014 par l'OPECST sur le sujet, identifiait déjà un grand nombre de pistes. Il existe une sorte de synchronicité mondiale de l'analyse, alors que nous constatons dans le même temps la lenteur de la réactivité. À l'issue de notre étude, nous avons conclu que l'hydrogène présentait des opportunités économiques et d'indépendance importantes pour le pays, mais que dans le même temps peu de choses évoluaient.
En conclusion, vous nous dites au fond qu'on en parle depuis longtemps, et que les progrès sont lents. J'ai présidé la région Lorraine, qui est de tradition industrielle, notamment liée au charbonnage. Pourtant dans l'Est mosellan, un travail sur l'hydrogène avait été lancé depuis fort longtemps. La difficulté est évidente. Il s'agit finalement de savoir si l'on peut gagner de l'argent dans des échéances compatibles avec des investissements privés. La réponse est manifestement négative. Il existe en outre une question passionnante que j'étudie actuellement dans le cadre d'une commission d'enquête du Sénat sur la souveraineté numérique. Nos modèles économiques de développement des technologies nouvelles sont portés par un principe absolument contraire à celui que vous suggérez, que je comprends et que je soutiens. Vous parlez de réseau, de dispersion territoriale et de nécessité de coopération. Madame Royal et Monsieur Hulot ont certainement lancé des initiatives, mais en général les moyens sont insuffisants pour mener les développements jusqu'à leur terme. Surtout, il n'existe aucune légitimité à avoir une ambition de taille mondiale, pour mettre en oeuvre le principe qui mobilise les financiers : « le gagnant prend tout ». Nous prolongeons des schémas de développement qui sont ceux des XIXe et XXe siècles, ce qui ne me choque pas. L'automobile est en effet née dans des ateliers de bricolage familiaux, dans un contexte de dispersion généralisée et dans un système de sélection progressive et étalée dans le temps.
Aujourd'hui, tous les financiers privés rêvent d'obtenir des jackpots, en pariant sur le produit miracle qui leur donnera une position de leader mondial. Dans le schéma de l'hydrogène, il existe en France quelques grands investisseurs. Il y a Air Liquide bien entendu, mais aussi Michelin, qui sont très impliqués dans la mobilité hydrogène. Toutefois, il s'agit encore d'industriels traditionnels qui avancent à la vitesse de la maîtrise des technologies et du déploiement des infrastructures.
Finalement, aucun acteur capitaliste ne s'intéresse vraiment au sujet, et en tout état de cause avec aucune ambition dominante. S'il existe un foisonnement d'expérimentations, aucun projet industriel ne prévaut pour le moment. Je pense que cela viendra, mais que la situation avancera au rythme de la nécessité.
Votre travail passionnant présente l'immense avantage pour nous, de parvenir à le comprendre. Celui qui va suivre sera, de ce point de vue, d'une nature bien différente.
IV. Atelier «l'humain en quête d'états limites »
Le défi va être relevé par Émilie-Pauline Gallie, inspectrice générale au ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation.
Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les députés, Mesdames et Messieurs les membres du jury, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de me donner l'occasion de présenter notre travail sur l'humain en quête d'états limites, à travers le cas des états modifiés de conscience. Même si nous savons qu'un tel sujet peut faire sourire, la société s'en est déjà emparée depuis longtemps. Nous le voyons à travers de nombreux exemples. Le premier d'entre eux est celui de la prise d'ayahuasca, herbe amazonienne hallucinogène. Cette pratique ancestrale pour les Amérindiens prend de l'ampleur chez les Occidentaux. Le deuxième exemple est celui de l'hypnose, qui semble de plus en plus utilisée.
Au départ, ce sujet a déstabilisé les plus rationnels d'entre nous. Lors des premiers entretiens, nous sommes passés de l'éloge des champignons à la défense du LSD, qui pouvait parfois être mis sur le même plan que le yoga ou l'hypnose. En tant qu'auditeurs et auditrices de l'IHEST, nous pouvions nous demander où était la science. Nous souhaitons aujourd'hui vous montrer comment nous sommes passés de l'étonnement à une conviction partagée de la nécessité de développer des connaissances sur le sujet des états modifiés de conscience (EMC).
Malgré leur caractère ésotérique, décalé, voire a priori peu scientifique, les EMC doivent être pris très au sérieux. Les EMC constituent un territoire largement inexploré, alors même que les risques et les enjeux sont déjà évoqués. Dans la littérature, il n'existe aucune définition faisant consensus. Nous vous proposons donc celle-ci : les états modifiés de conscience sont des expériences pouvant affecter radicalement les perceptions, les notions de temps et d'espace, le schéma corporel, la distinction entre soi et autrui et les bases mêmes de la rationalité. Dit autrement, on n'est plus tout à fait soi, au sens cartésien du terme.
Il existe au moins trois grandes méthodes d'accès aux EMC, dont certaines sont illicites en France. Il y a la prise de substances (champignons hallucinogènes, LSD, nouveaux produits de synthèse ou ayahuasca), mais aussi les pratiques mentales (hypnose, méditation, yoga, transe) et enfin les nouvelles technologies et les objets connectés, tels que les lunettes de réalité virtuelle ou caissons d'isolation sensorielle.
La science se pose deux grandes questions : comment fonctionne le cerveau quand l'être humain est dans cet état ? Quelles seraient les applications potentielles et les conséquences sociétales ? Alors que les IRM et autres techniques d'imagerie moderne démontrent que des zones différentes du cerveau sont en activité quand les sujets sont en EMC, peu de théories scientifiques expliquent ce phénomène. En premier lieu, ces connaissances limitées sont dues au fait que la recherche n'est pas développée les concernant. La deuxième explication a trait aux difficultés technologiques majeures. En effet, les résultats des expériences dépendent non seulement du protocole, mais aussi de l'état psychologique du sujet, de son environnement, de la relation encadré-encadrant. Il est donc impossible d'établir une preuve par l'analyse statistique. Par conséquent, la méthodologie actuelle reconnue de randomisation à l'aveugle, utilisée dans les essais cliniques, ne semble pas pouvoir fonctionner pour les EMC. Or cette absence de connaissance scientifique robuste et fiable, cristallise à la fois les peurs, les espoirs et les fantasmes. En d'autres termes, il s'agit de la peur d'endommager son fonctionnement neuronal en basculant vers la psychose, mais aussi de l'espoir ou du fantasme de guérir en allant explorer des réserves physiologiques inexplorées.
Il existe donc des enjeux majeurs pour la société à s'intéresser davantage aux EMC, dont les pratiquants semblent de plus en plus nombreux sans qu'il soit possible de les quantifier. Le premier enjeu consiste à encadrer les effets négatifs potentiels des EMC. Pour bien le comprendre, il est utile de rappeler les trois risques principaux généralement évoqués : la manipulation des personnes à des fins sectaires, commerciales ou politiques, les troubles à l'ordre public et l'atteinte à l'intégrité de la personne. Il convient par conséquent d'encadrer les pratiques, comme l'ont souligné toutes les personnes rencontrées. Il faut également protéger la société vis à vis de ces pratiques, notamment en réfléchissant à la responsabilité civile des personnes en EMC. Enfin, la réflexion doit porter sur l'encadrement éventuel des opportunités économiques et du nouveau marché autour des EMC.
Le deuxième enjeu vise à encourager les effets positifs potentiels, en encadrant les risques. L'application la plus connue aujourd'hui concerne la santé et les soins. En effet, les substances hallucinogènes semblent avoir fait leurs preuves en psychiatrie ou pour traiter des symptômes de stress post-traumatique. L'hypnose est utilisée par certains médecins en chirurgie, soins palliatifs et pour les douleurs chroniques. Le cas de l'hypnose est intéressant, car symptomatique du chemin à parcourir. Alors que son intérêt thérapeutique a été reconnu depuis longtemps, ce n'est que très récemment que l'Ordre des médecins et la Sécurité sociale l'ont pris en compte.
Au-delà de la santé, les EMC sont aussi utilisés pour la recherche de performance (sportifs, militaires, managers, créateurs...) et plus largement, pour le bien-être.
En résumé, il faut garder à l'esprit que l'absence de recherche et de statistiques sur les EMC ne permet pas de s'assurer de la réalité des risques, tandis que les effets positifs n'ont été que partiellement démontrés. Il y a donc un risque de manipulation de la société dans un sens ou dans un autre, laissant la place à des objectifs purement mercantiles ou militants.
En conclusion, nous espérons vous avoir convaincus que les EMC constituent un enjeu de recherche pluridisciplinaire à investir, afin de contribuer à éclairer les décideurs et les citoyens. Le but de ces études scientifiques ne doit pas seulement être une recherche de preuve sur une méthode, mais doit aussi porter sur les effets à long terme et l'innocuité des pratiques.
Nous proposons deux pistes d'action. Pour les décideurs, il s'agit d'attribuer un financement conséquent aux recherches sur les EMC. Pour les scientifiques, il convient de faire en sorte que les angles méthodologiques deviennent des objets de recherche en soi, afin de s'assurer de la robustesse des résultats.
Pour finir, nous faisons appel à Vernon Subutex, héros de Virginie Despentes, qui organise des convergences, sortes de concerts avec DJ où l'alcool et les drogues sont interdits. Ces convergences permettent d'atteindre collectivement des états de bien-être et d'extase, juste en écoutant de la musique. Je citerai l'un des protagonistes : « Et le lendemain matin, c'était Woodstock, mec. Des bisous, des câlins. Une meute de peluches, voilà ce qu'on était. Tu te rends compte ? On en est là, mec. (..). Tu perçois presque rien, c'est caché dans les ondes. Dans le futur, je t'assure, on va vendre ça. Des clés USB avec X. »
Nous vous remercions de votre communication, qui a l'immense mérite de la clarté et de l'humour.
Nous voyons les analogies entre le sujet sur la justice algorithmique et celui concernant les EMC. C'est la crainte que les expérimentations que nous ne comprenons pas, ne soient pas dirigées par les bons acteurs. La puissance publique doit donc s'intéresser à ces sujets pour proposer un contrôle qualité.
Je note aussi avec plaisir que vous avez auditionné mon amie Corinne Sombrun, écrivain, exploratrice et chamane formée en bonne et due forme en Mongolie. Elle aussi, insiste sur l'importance des séquences musicales pour atteindre les EMC, et sur la puissance de la transe comme mécanisme médical.
J'ai une question concernant les pratiques mondiales de la modification des états de conscience. Avez-vous exploré des typologies de situations selon les régions du monde ?
Je souligne l'intérêt de ce type de sujet pour l'IHEST, de ceux sur lesquels nous peinons au premier abord, mais dont nous percevons l'importance scientifique. Nous progressons très lentement sur des questions loin d'être anodines, comme par exemple l'opportunité de continuer à rembourser du sucre en granulés. Alors que les méthodes manquent pour appréhender ces sujets, il me semble que la poursuite d'une réflexion posée est au coeur du fonctionnement de notre Institut.
Une auditrice de l'IHEST. - Il serait prétentieux de dire que nous avons étudié les EMC à l'échelle internationale. Cela étant, nous nous sommes penchés sur la dimension amérindienne, la plus souvent étudiée par les sociologues et les ethnologues. Les pratiques sont culturelles, et très loin de nos modèles. Pour pouvoir les appréhender, un changement de paradigme s'impose. À l'échelle internationale, ces pratiques sont ancestrales pour nombre de peuples autochtones.
Le khat en Arabie Saoudite et au Yémen ou encore la coca, sont-ils entrés dans vos préoccupations ?
Une auditrice de l'IHEST. - Nous ne nous sommes pas penchés sur ces produits spécifiques.
Le champ des possibles est très vaste, alors que notre monde actuel est très rationnel. Je n'ai pas pratiqué les EMC, mais j'aurai un exemple très concret à vous livrer. Hier soir, j'ai regardé le film Home, de Yann Arthus-Bertrand, dont le générique est composé de musiques du Caucase. Ces musiques sont en effet très relaxantes.
Je m'interroge sur l'état de la société, qui aurait besoin de recourir à ces pratiques et substances car elle vivrait un mal-être. Cela a-t-il toujours été le cas, ce qui signifierait qu'il s'agit d'un tropisme de l'homme ?
Une auditrice de l'IHEST. - Je confirme que cela a toujours existé. La réponse à votre question est difficile, car parallèlement à la disparition des chamanes, nous constatons une augmentation des taux de suicide dans les populations autochtones. Il s'agit donc d'une recherche de mieux-être dans les sociétés occidentales, alors que les sociétés qui ont toujours pratiqué les EMC vont de plus en plus mal. Notre réflexion devrait donc s'orienter vers des EMC pratiqués avec raison.
Les EMC ne sont pas uniquement dus à la prise de substances. Le yoga et la méditation sont mis sur le même plan, car physiologiquement ils peuvent toucher les mêmes zones du cerveau. Il est donc possible d'être dans un état modifié de conscience, sans s'en rendre compte. Certains sportifs, lorsqu'ils se concentrent, sont dans cet état par rapport à leur normalité.
Nous travaillons actuellement à une note sur les enjeux sanitaires du cannabis. Vous avez évoqué la difficulté de la recherche scientifique sur des sujets aussi complexes, et cette complexité touche également à la réglementation. Comment faire, pour que nous, parlementaires, légiférions sur ces sujets, en nous appuyant sur un substrat scientifique suffisant ?
Dans vos remarques, nous en retrouvons une qui a émergé parmi nous. Sur ce type de sujet, nous sommes toujours trop près ou trop loin, alors que nous sommes tous concernés. Il faut donc trouver la bonne distance.
Nous avons essayé de vous convaincre de l'intérêt de ne pas négliger ce sujet, qui n'a pas encore été étudié par des chercheurs de manière suffisamment robuste. Ce travail ne doit pas être laissé aux militants ou au champ marchand. Il est notamment indispensable de financer la recherche publique ou privée. Corinne Sombrun s'inscrit dans cette recherche. Nous avons repris ses interrogations et conclusions.
Le sujet nous touche tous individuellement, car il a trait à notre cerveau et à notre conscience. Votre remarque sur la convergence possible entre la justice algorithmique et les EMC est en effet pertinente, puisque notre cerveau est aussi une sorte de boîte noire dont nous ne comprenons pas encore le fonctionnement. Nous avons observé, au cours de nos auditions, que Corinne Sombrun pouvait se mettre seule en état de transe de façon volontaire, puis revenir à un état normal. Nous avons donc des capacités insoupçonnées dans notre cerveau, ce qui représente un sujet d'étude pour la science.
Jean-François Pinton, vous achevez aujourd'hui la treizième session de l'IHEST. J'ai évoqué, dans ma présentation initiale, le précédent de l'IHEDN. A l'IHEDN, les militaires ont découvert deux choses. La première tenait au fait qu'ils pouvaient construire des réseaux, qui leur permettaient de familiariser avec le fait militaire des personnes qui n'avaient pas de raisons de l'être, et qui exerçaient des responsabilités en-dehors des armées. Puis assez rapidement, ils se sont rendu compte que pour leurs officiers, c'était une opportunité formidable d'ouverture d'esprit et de modification des comportements, en se confrontant à des personnes extérieures mais qui avaient un intérêt pour eux.
À votre treizième session, soit avec peut-être un petit millier d'auditeurs, avez-vous ressenti chez les chercheurs une inquiétude différente, ou une meilleure compréhension de leur environnement ? D'autre part pour ceux qui ne sont pas des chercheurs, cela change-t-il l'attitude des cadres du secteur privé sur leur appréhension de la science et leur façon de travailler avec les scientifiques ?
Votre question est très vaste. 550 auditeurs ont été formés au cours de ces treize cycles.
Le parallèle que vous établissez avec l'IHEDN est très intéressant. Il correspond à l'un des engagements renforcés de l'IHEST dans le futur, c'est-à-dire la construction et la gestion des ressources humaines, pour les personnes du domaine de l'enseignement supérieur et de la recherche qui ont des interactions accrues avec la société. Nombre d'entre elles, sans prétendre aux fonctions actuelles de Cédric Villani, exercent toutefois des responsabilités qui ne se situent pas sur la trajectoire scientifique initiale.
Le deuxième bénéfice, que nous constatons dans les laboratoires, est celui d'apprécier à quel point les problèmes sociétaux sont de vrais problèmes scientifiques. Je n'ai rien contre la gravité quantique, mais je dois avouer que les problèmes soulevés concernant la justice algorithmique ou les états modifiés de conscience, ont des implications pratiques dont l'influence sur le citoyen peut se comprendre d'un point de vue scientifique. Je ne voudrais pas que ces initiatives soient uniquement cachées par les « enjeux sociétaux » tels que définis par les sociologues.
Nous nous engagerons à contribuer très fortement à ces nécessaires interactions entre la science et la société.
Retenez que vous avez un nouvel allié pour défendre votre travail. C'est le Sénat. Personnellement, j'expliquerai aux membres des autres commissions qu'ils peuvent compter sur votre travail, et qu'ils doivent l'encourager.
Cette séance était un vrai plaisir. Je retiens en premier lieu le très grand professionnalisme avec lequel les rapports ont été menés, rédigés et présentés, aussi bien la rigueur dans le choix des intervenants que des personnes auditionnées.
Je retiens ensuite la grande diversité des sujets traités, qui font intervenir la biologie, la physique, la chimie, les sciences cognitives, l'algorithmique. Certains d'entre eux sont entrés en résonance forte avec nos préoccupations à l'OPECST. Bien sûr, la mobilité hydrogène en fait partie, car ce sujet est dans l'air du temps au moment où le projet de loi d'orientation sur les mobilités se discute au Parlement. La justice algorithmique faisait également écho à la mission que j'ai menée sur l'intelligence artificielle. Quant à l'huile de palme, elle a fait l'objet d'une note présentée par Anne Genetet il y a quelque temps.
À plusieurs reprises, nous avons apprécié votre présentation extrêmement claire de la mobilité hydrogène, de même que la façon dont vous avez exposé la complexité du sujet de l'huile de palme. À chaque fois, nous avons constaté le soin pris à remplir votre mission, en présentant les aspects scientifiques et techniques d'un sujet, aussi bien que ses impacts sociétaux, en insistant bien sur la complexité et les obstacles parfois rencontrés. Faire passer l'idée que le véhicule à hydrogène ne va pas prendre feu, et surmonter la peur pour passer à son adoption, est important. De même, appuyer l'idée paradoxale qu'un boycott de l'huile de palme par l'Europe n'aboutirait pas à un bénéfice pour la filière mais exactement à l'effet inverse, allait contre l'intuition.
S'agissant de la justice algorithmique, vous vous êtes efforcés d'en démontrer les implications et les dangers, et avez mis en avant la prévention à mettre en place. Sur cet aspect de la justice algorithmique, cela m'a rappelé l'une des séances d'audition que nous avons eue avec un responsable de formation à Harvard. Cette personne nous expliquait l'intérêt de faire étudier côte à côte des étudiants en droit et des étudiants en informatique. Selon lui, le plus important était de grouper les étudiants dans la durée sur des projets, afin d'aboutir à un transfert de compétences et leur permettre d'apprivoiser une autre matière. Au cours des différentes interventions, nous avons bien l'impression de comprendre les tenants et aboutissants de l'outil, pour ne pas l'envisager comme une boîte noire devant un oracle. Ce dialogue entre les faits et la lutte contre les idées fausses est au coeur de la politique aujourd'hui. Il m'est arrivé, pendant ma brève carrière parlementaire, de voir des amendements rejetés, en raison des mots choisis pour les rédiger et les présenter, par peur de provoquer une polémique.
Le dernier sujet est le seul que nous n'ayons pas encore abordé à l'OPECST. Le président Longuet me confiait qu'il serait intéressant de nous y pencher. Le cerveau humain reste encore un objet beaucoup plus mystérieux que l'intelligence artificielle des boîtes noires, et il importe par conséquent de dépasser les préjugés. Un scientifique ne craindra-t-il pas de perdre en crédibilité en travaillant avec des chamanes ? Il nous faut bousculer les choses pour amener la conscience collective à les prendre davantage au sérieux.
Je remercie le Sénat de nous avoir démontré ce matin, en abritant cette séance, à quel point il est sensible au vent de la nouveauté.
L'audition du 23 mai dernier au Sénat dans la salle René Monory a été surprenante et passionnante. Elle a d'ailleurs intéressé bien au-delà de cette salle du Sénat puisqu'aux 268 visionnages de l'audition en direct, se sont ajoutés, jusqu'à aujourd'hui, 581 visionnages en différé.
Le projet de conclusions qui vous a été distribué livre des conclusions synthétiques de cette audition. La première est celle du constat de la grande complexité de la situation, des conséquences du sinistre et des enjeux de restauration, réparation et reconstruction. L'ensemble requiert des moyens à la hauteur des enjeux, pour une conservation entendue au sens large. Les problèmes évoqués incluent des sujets préoccupants et urgents de santé publique. Les autres enjeux concernent l'analyse du sinistre et les réparations. Toutes les sciences se sont invitées dans ce sujet : sciences exactes, sciences humaines, mécanique, physique, chimie, médecine, expertises sur les pierres, bois, métaux, etc.
La reconstruction de Notre-Dame a un grand intérêt lorsqu'on s'interroge sur le passé, et que l'on réfléchit au futur. Le sujet de la préservation stratégique de certaines compétences techniques pointues fait partie du débat, de même que les enjeux de médiation, communication et formation. Nous avons vu que certaines associations scientifiques s'étaient portées parties prenantes pour analyser le sinistre et éclairer la puissance publique. Un processus de mobilisation exemplaire de la science s'est mis en oeuvre, au service de cette restauration.
Une intervention bienvenue du père Yves Combeau nous a également conduits à nous interroger sur l'usage de ce monument et les contraintes inhérentes à celui-ci. Pour notre part, nous avons pointé la difficulté d'une opération se déroulant sous le regard attentif des médias et des réseaux internationaux.
Nous avons entendu un certain nombre d'éléments rassurants et porteurs d'avenir. Nous nous sommes félicités de la très grande compétence technique mise en oeuvre. Nous avons entendu que certaines rumeurs, comme celle des pénuries de bois, étaient totalement fausses. Nous avons compris aussi que toutes sortes d'outils pourraient contribuer à améliorer le processus de reconstruction, grâce à des techniques aussi variées que la numérisation en 2 ou 3 dimensions, les recherches sur le béton ou de nouvelles procédures d'organisation humaine.
Pour l'Office parlementaire, il s'agissait de l'occasion d'aborder, pour une fois, un thème ayant trait aux croyances et à la spiritualité, dans un dialogue quasi-syncrétique avec les sciences et technologies. Il est d'ailleurs très intéressant de parler de ce sujet juste après celui des états modifiés de conscience, qui vient d'être évoqué avec l'IHEST, que nous n'imaginerions pas spontanément avoir à traiter dans notre périmètre.
Je vous propose deux recommandations principales, en conclusion. La première consiste à préconiser de veiller à prendre le temps indispensable au diagnostic et d'en tirer les conséquences qui s'imposent. Certes il faut aller vite, mais pas trop vite. Il y a une urgence impérieuse évoquée par le responsable du chantier pour sécuriser le site, mais il y a aussi le temps des analyses et des enquêtes, pour mieux comprendre ce qui s'est passé. Il y a enfin le temps de la mise en place du projet. Il importe de respecter le temps incompressible du diagnostic, à défaut de quoi nous passerons à côté d'une occasion, unique en son genre, de tirer tous les fruits de ce sinistre.
La deuxième recommandation principale vise à donner à la recherche les moyens financiers et humains, à la hauteur des enjeux. Nous souhaitons que ce projet de reconstruction, emblématique, soit exemplaire de ce point de vue. Nous devons considérer que l'aspect d'analyse technique et scientifique fait partie du chantier de reconstruction et qu'à ce titre, les financements doivent être alloués à toutes les analyses scientifiques et travaux de recherche concernés. En effet, il ne s'agit pas de travaux de recherche faits à côté du chantier, mais de travaux qui participent pleinement à ce chantier. Ce serait un magnifique exemple de coopération et de renforcement mutuel.
Il conviendrait en particulier de prévoir que la notion de « conservation », au sens du projet de loi en cours de discussion parlementaire, après une commission mixte paritaire non conclusive, inclue les travaux de recherche utiles à la reconstruction, de façon à mobiliser à leur profit une partie des fonds collectés dans le cadre de la souscription nationale prévue par ce projet de loi.
Telles sont, mes chers collègues, les conclusions que je vous propose pour cette audition publique si riche d'interventions et d'enseignements.
L'Office autorise, à l'unanimité, la publication du rapport présentant les conclusions et le compte rendu de l'audition publique sur les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre-Dame de Paris.
Nous avons reçu les candidatures de Pierre Ouzoulias pour le Sénat et de Pierre Henriet pour l'Assemblée nationale. Ce tandem de rapporteurs aura à coeur de faire un travail exemplaire.
L'Office désigne Pierre Ouzoulias et Pierre Henriet rapporteurs de l'étude sur l'intégrité scientifique.
Nous avons reçu les candidatures d'Angèle Préville pour le Sénat et de Philippe Bolo pour l'Assemblée nationale.
L'Office désigne Angèle Préville et Philippe Bolo rapporteurs de l'étude sur la pollution plastique.
Nous avons déjà désigné Émilie Cariou pour l'Assemblée nationale. Bruno Sido se porte volontaire pour le Sénat.
L'Office désigne Bruno Sido co-rapporteur avec Émilie Cariou pour l'évaluation du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (2019-2021).
La séance est levée à 12 heures 25.
* 1 www2.assemblee-nationale.fr/content/download/73396/750933/version/1/file/Note+scientifique+n%C2%B07+-huile+de+palme.pdf
ou
www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/quatre_pages/OPECST_2018_0054_note_huile__palme.pdf