Mes chers collègues. Dans le cadre de la préparation de son rapport sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, la Délégation aux outre-mer auditionne ce matin, à sa demande, l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux de France dont les membres représentent la société civile dans toute sa diversité et dont un groupe de travail vient d'achever une réflexion sur le thème « L'océan et la mer, nouvel horizon pour la France et ses régions ».
Nous accueillons donc, en visioconférence depuis Saint-Denis, Dominique Vienne, président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » qui propose une véritable rupture de paradigme avec notamment un « pacte océanien » dont il nous présentera les grandes lignes. Dominique Vienne est accompagné de M. Julien Bluteau, délégué général du CESER de France qui est quant à lui présent à nos côtés à Paris.
Messieurs, nous vous remercions vivement pour l'échange de ce matin. C'est l'occasion à la fois de mieux connaître votre organisme et ses missions, et de partager l'état de vos réflexions sur l'ambition maritime de notre pays, ses atouts, mais aussi ses faiblesses. Nous sommes particulièrement intéressés par le rôle que vous souhaitez voir confier aux collectivités locales dans cette démarche stratégique.
Je précise que la synthèse et une carte très éclairante que vous nous avez transmises ont été distribuées aux membres de la délégation pour suivre votre exposé.
Après votre propos liminaire afin de nous présenter les grandes lignes de votre étude que vous nommez modestement « Regard », mais qui est en réalité un véritable plaidoyer pour déployer notre puissance maritime, je demanderai à nos trois rapporteurs, Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth, de bien vouloir formuler leurs questions complémentaires.
Nous aurons ensuite un temps d'échanges avec nos collègues présents ou en visioconférence.
Enfin, avant de vous donner la parole, je rappelle aux membres de la délégation que nous adopterons notre propre rapport le jeudi 24 février qui s'appuiera naturellement sur le programme d'auditions que nous avons menées depuis octobre. Je souhaite que nous lancions par la suite une nouvelle étude sur laquelle, mes chers collègues, j'attends vos propositions d'ici la fin du mois de janvier. Je vous remercie de bien vouloir les adresser au secrétariat de la délégation, car nous organiserons une réunion en février pour arrêter ensemble notre choix.
Sans plus tarder, je cède à présent la parole au président Dominique Vienne pour une dizaine de minutes.
président du Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion, co-président du groupe de travail « France maritime » de l'Assemblée des conseils économiques, sociaux et environnementaux régions (CESER) de France. - Mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices, je vais partager avec vous la réflexion des CESER de France. Ce travail reflète la richesse de la pensée de tous nos territoires, les 13 régions métropolitaines, les 5 DROM et les 3 PTOM. Il témoigne aussi d'une difficulté. Avec la décentralisation, le regard de chaque membre de CESER de France est légitime. Cette situation fait toute la richesse et la difficulté de notre démarche de convergence vers un regard sur cette puissance maritime.
Cette difficulté de nous assembler vient de notre éducation originelle. L'école nous présente la carte de la France hexagonale avec, à côté, les confettis de la République. De manière provocatrice, nous avons montré le monde vu par les Australiens, un monde comprenant beaucoup plus d'océans. À titre personnel, j'ai présenté la carte à mon petit garçon qui m'a dit qu'elle était fausse. Ce n'est pas ainsi qu'il apprend le monde à l'école.
Avant de projeter une communauté humaine vers un destin, il nous a semblé important de réinventer notre regard. Certains diront notre paradigme. À défaut, nous serons confrontés à un biais cognitif dans notre capacité à nous projeter. C'est ce que nous avons tenté de poser dans cette synthèse. Le CESER de France n'est pas une entité qui parle à la place des territoires ; elle agrège leurs pensées. Nous sommes le fruit de la décentralisation.
La France peut devenir une puissance de stabilisation ou une puissance d'avenir, comme l'a déclaré le Président Emmanuel Macron hier, dans son discours sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Pour ce faire, il nous faut maîtriser plusieurs facteurs de manière combinatoire et simultanée. Parfois, nous avons la perception en territoire que certains facteurs sont mis en avant depuis 30 ans, mais jamais utilisés de manière combinatoire.
Le premier de ces facteurs est un facteur territorial. Nous avons des possessions, des zones économiques exclusives (ZEE). Il nous semble cependant nécessaire d'additionner ce facteur de territorialité au facteur historique, c'est-à-dire l'histoire de chacun de ces bouts de France, au facteur économique, avec nos ports, nos activités commerciales, nos usages des ressources halieutiques, nos usages des potentiels énergétiques et enfin au facteur technologique, avec nos câbles sous-marins, nos navires, nos capacités d'exploitation. Nous n'avons pas inclus le 5ème facteur, c'est-à-dire le facteur régalien de la défense, car il sortait selon nous du fait régional. Néanmoins, il en fait évidemment partie.
Sur ces quatre facteurs, l'histoire de cette France éclatée sur toute la surface du monde, cette territorialité administrative, ces potentiels économiques et ces capacités technologiques, il nous faut trouver l'alchimie des éléments de puissance maritime. Cette recette entre les éléments géopolitiques, géostratégiques, géoéconomiques et géoculturels doit permettre de créer des dynamiques de puissance maritime. Parmi ces dynamiques nous pouvons citer la territorialisation et la maritimisation, l'exploitation et la valorisation des ressources marines, et enfin le contrôle et la sécurisation des routes maritimes et des zones exclusives.
Notre regard a pour fil conducteur l'idée qu'il existe un travers jacobin de pensée sur notre puissance maritime. Après le pacte jacobin, nous proposons d'imaginer le pacte girondin et de refondre ce potentiel de puissance stabilisatrice par un pacte océanien. Depuis 2019, l'Agence française de développement (AFD) s'est organisée autour d'une « stratégie Trois océans ». Nous proposons que, par ce pacte océanien, la Nation fonde son ambition maritime par ses territoires. De facto, ces territoires d'outre-mer ne seraient plus gérés comme ils le sont depuis une vingtaine d'années, avec des enjeux de rattrapage. Certes, il faut accompagner ces territoires, mais nous devons en même temps adopter la logique de territorialisation de cette ambition maritime. Si nous restons dans une logique jacobine, nous perdrons la capacité de projection de cette ambition.
Le soleil ne se couche jamais sur la France. Cette dimension peut nous projeter dans un avenir commun, une maritimisation de nos ambitions et une capacité de régulation géopolitique. Comme vous le savez, 63 % des échanges économiques se déroulent aujourd'hui dans la zone indopacifique. Nous savons aussi que la Chine est devenue plus tôt que prévu la puissance économique des prochaines années. Dans ce contexte, il nous paraît important que la France sorte de sa vision continentale pour faire face aux nouveaux défis de changement climatique, de préservation de la biodiversité, d'accès à des ressources énergétiques à des coûts acceptables, et de sécurité par une dimension maritime, océanique et par une dimension territoriale. À travers la notion de pacte océanien, nous évoquons en effet l'utilisation de ces territoires administratifs comme des espaces de projection de nos ambitions nationales.
Merci pour ces propos introductifs déjà très éclairants qui synthétisent les travaux que vous avez pu mener au travers de vos différentes auditions. Je vais laisser la parole à nos rapporteurs.
Dans un domaine marqué par l'affirmation des grandes puissances, comment la France - puissance moyenne - peut-elle mieux valoriser ses atouts maritimes ? Quelle ambition maritime pour le XXIe siècle la France devrait-elle se donner face aux grands enjeux liés aux océans (environnement, climat, souveraineté...) ? Enfin, qu'attendez-vous de la présidence française du Conseil de l'Union européenne ? Pensez-vous possible d'impliquer les autres États européens dans une stratégie maritime commune promue par la France ?
Selon vous, l'État associe-t-il suffisamment les collectivités territoriales, en particulier en outre-mer, à la gouvernance des espaces maritimes ? Quelle concertation et quelles modalités préconisez-vous ? Il existe une différence entre les collectivités du Pacifique, plus particulièrement la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie qui disposent de compétences affirmées en la matière, et les autres collectivités qui se trouvent plutôt dans un schéma de droit commun.
Quelle appréciation portez-vous sur la stratégie indopacifique française et sur le décalage entre le discours et les moyens disponibles, notamment militaires et technologiques (sous-dimensionnement des forces déployées, ruptures capacitaires de la Marine nationale, sous-équipement en moyens satellitaires et drones) ? Je rappelle que 97,5 % de notre zone économique exclusive est liée aux outre-mer alors que plus de 90 % des moyens de la Marine nationale sont déployés à partir de l'Hexagone. Dans quelle mesure ces éléments pourraient-ils être mieux pris en compte ?
Pour mieux assurer sa souveraineté sur ses espaces maritimes, la France devrait-elle développer davantage une gestion concertée avec les États voisins et ses partenariats stratégiques ? Quels types de coopération sont à promouvoir ?
Quelle est votre vision sur l'inique traité de cogestion sur l'île Tromelin que le Parlement a finalement refusé de ratifier voilà quelques années par rapport à nos relations avec l'île Maurice ? De la même manière, quelle est votre vision sur les discussions en cours avec Madagascar sur le devenir des îles Éparses sur lesquelles nous sommes quelques-uns à affirmer que les enjeux de souveraineté sont essentiels ?
Comment mieux défendre le secteur de la pêche dans les outre-mer, menacé par le pillage des ressources, et comment mieux structurer les filières locales de pêche afin de leur permettre d'affronter la concurrence des pêcheurs illégaux ? Comment dynamiser davantage les zones côtières des outre-mer (activités portuaires, énergies, transports, chantiers navals...) ? Quelle est votre position concernant les perspectives d'exploration et d'exploitation des fonds marins - le Sénat a créé une mission d'information sur ce sujet qui doit rendre ses conclusions en juin prochain - compte tenu de la difficile conciliation entre les impératifs environnementaux et les projets de développement ?
Je tiens à transmettre les salutations du président du CESER d'Occitanie à Philippe Folliot et celles de la présidente du CESER de Guyane à Marie-Laure Phinera-Horth. La richesse des CESER de France est équivalente à celle du Sénat, et nous nous retrouvons sur la légitimité du fait territorial.
Je demande par avance votre compréhension, car je ne pourrai pas répondre avec précision à l'ensemble de vos questions. Julien Bluteau, délégué général du CESER de France, pourra envoyer à votre délégation l'intégralité des productions de chacun de nos territoires ayant traité de ces sujets. La région Bretagne a travaillé par exemple sur l'exploitation des fonds marins. Le CESER de France ne fait qu'agréger le fait territorial. Nous avons voulu porter un regard cumulatif d'une compréhension du fait maritime, mais tous les écrits proviennent de nos CESER. Le CESER de France n'est pas une autorité morale ; il constitue un regroupement qui fédère les réflexions menées dans les territoires. Nous représentons, à côté des exécutifs territoriaux, la société civile organisée.
Nous avons distribué la synthèse et le rapport plus complet. Dans les annexes, vous retrouverez l'ensemble des apports sur lesquels s'appuie l'étude des CESER.
N'hésitez pas à revenir vers nous pour les obtenir. Beaucoup de ces productions ont été rappelées dans notre Regard « L'océan et la mer, nouvel horizon pour la France et ses régions ». Souvent, on parle de la France. Nous avons voulu rappeler qu'il faut, pour parler du fait maritime, parler de la France et de ses régions.
Concernant la valorisation de nos atouts maritimes, il ressort de nos auditions que nous sommes une puissance d'équilibre dans un ordre maritime mondial. L'AFD, avec 3 000 collaborateurs et un budget de 12 milliards d'euros par an, intervient sur un certain nombre de pays en rapport avec nos zones d'influence pour porter les Accords de Paris, les droits de l'homme, les objectifs de développement durable, etc. La France, par sa géographie, sa maritimisation, concourt essentiellement avec une puissance d'équilibre. Je ne sais pas s'il faut se rêver une puissance tout court, mais le fait d'être une puissance d'équilibre représente déjà une belle ambition qui nécessitera beaucoup de hard power et de soft power dans le concert géopolitique des prochaines années.
Dans l'année où nous fêtons Molière, s'accorder sur le fait que nous ne sommes pas une puissance maritime, mais une puissance d'équilibre a fait grand débat au CESER de France. À l'analyse de nos auditions et des rapports de chaque territoire, nous considérons que la gestion cumulative des quatre facteurs de puissance historique, territoriale, économique et technologique n'est pas réellement réalisée. Nous avons des capacités, des potentiels. Pour autant, nous ne sommes pas une puissance tout court pour l'instant. Les outre-mer apportent 97 % de notre ZEE. C'est une vérité spatiale que nous rappelons fréquemment. Pour faire valoir ces atouts, il nous manque le stade supérieur, formé par l'usage de ce potentiel, la matérialisation de cette souveraineté maritime. Pour l'atteindre, nous affirmons que le fait territorial doit être augmenté. Je développerai ce point ultérieurement.
En termes d'ambition maritime, je pense que la France doit d'abord accepter que, plus que des outre-mer, elle a une France océanique. Les cartes enseignées à nos enfants montrent l'Hexagone et, dessinés généralement à gauche, de petits confettis. Il nous semble que nous devons affirmer que nous sommes une France océanique plus que continentale, présente sur les trois océans. Grâce à cette notion, nous pourrons acculturer les citoyens français et faire une revue stratégique dans laquelle nos ressources matérielles et immatérielles seront remises en perspective de ce nouveau paradigme. Sans cela, nous resterons enfermés dans l'étroitesse des 0,7 million de kilomètres carrés de la France hexagonale et nous ne passerons jamais aux 12 millions de kilomètres carrés. Si nous voulons devenir cette puissance d'équilibre et stabilisatrice et porter une ambition maritime, il nous faut affirmer une nouvelle géographie et une nouvelle acculturation des décideurs, des forces vives sociales et économiques.
Je citerai un extrait du rapport du CESER de Normandie. « Parmi les potentiels de biodiversité marine encore inconnus, on compte de possibles avancées dans le secteur de la santé, l'alimentaire, l'éolien offshore et l'hydrolien, dans l'exploitation des granulats en mer. Ces avancées pourraient être obtenues plus rapidement et seraient mieux exploitées si la région soutient les coopérations qui doivent être mises en place entre les unités de recherche régionales, l'IFREMER, les SMEL (Synergie Mer et Littoral), les universités. Certaines opportunités sont déjà saisies avec l'Université de Caen, mais il faut démultiplier ce type de démarches ». Chaque CESER a la légitimité et la bonne observance de ce qui se passe sur son territoire. Nous devons agréger les ambitions territoriales pour en faire une ambition française, une ambition ascendante, du territoire vers la nation, plutôt qu'une ambition jacobine descendante.
La présidence française du Conseil de l'Union européenne a été l'objet d'une commission « Territoire, Europe et coopération » du CESER que j'ai présidé ce matin. Si nous n'entrons pas dans une dimension France océanique, nous éprouverons des difficultés à incarner une Europe océanique. Je vous invite à examiner un document d'Eurostat sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Vous y verrez l'Europe dessinée de manière très réductrice, une Europe continentale avec les petits confettis de la République que sont les outre-mer, alors que l'Europe océanique, par ses États membres, couvre toute la surface de la Terre. Si l'Europe ne comprend pas que les enjeux indopacifiques nous réclament de ne plus penser « continent », mais « océan », nous raterons ce rapport de force géopolitique qui s'installe actuellement.
Nous attendons de cette présidence française du Conseil de l'Union européenne que la France se rappelle par exemple que Mayotte et La Réunion constituent les deux seuls espaces de projection européens dans l'océan Indien. Si nous ne changeons pas de regard, nous pensons que notre rapport de force avec les puissances émergentes comme la Chine tournera en notre défaveur.
L'association des collectivités territoriales à la gouvernance des espaces maritimes est au coeur des préconisations de notre groupe de travail « France maritime ». Il nous semble que la décentralisation de cette ambition n'est pas suffisamment réalisée. Toutes nos régions d'outre-mer n'ont pas fait l'effort de se doter d'un schéma régional « mer littoral », associé au schéma national « mer littoral ». Nos régions d'outre-mer n'ont pas non plus fait l'effort de saisir l'opportunité de la loi NOTRe qui donne aux EPCI disposant d'une façade maritime l'obligation de prévoir un volet maritime.
Je parlais à l'instant d'une ambition qui doit aller du bas vers le haut. Or nous ne nous sommes pas suffisamment saisis du sujet. Nous sommes enfermés dans une vision jacobine du fait maritime. Dans les territoires, nous n'avons pas non plus compris cette capacité de poser une stratégie régionale et intercommunale sur le fait maritime. Nous pensons que pour renforcer cette association État-région, les territoires sont insuffisamment nombreux à disposer d'un parlement de la mer. Les Hauts-de-France, l'Occitanie, la Bretagne notamment se sont dotés d'un parlement de la mer qui fédère la société civile et la société politique autour de cette ambition maritime. Sans faire concurrence aux CESER, nous préconisons la généralisation de ces instances.
Enfin, nous pensons qu'il manque dans les contrats de plan État-région (CPER) et dans les contrats de convergence pour les outre-mer, un fléchage visible relié à l'ambition maritime. À défaut de ce fléchage et d'une gouvernance en territoire de cette ambition, nous resterons dans une injonction uniquement fondée sur notre dimension géographique. Je vous renvoie aux résultats de cette démarche sur les trente dernières années. En rédigeant ce document, je me suis enrichi aussi de nombreux rapports sénatoriaux qui se sont intéressés aux enjeux de la maritimisation de la France. Cette réflexion nous obsède depuis un certain nombre d'années.
Concernant la stratégie indopacifique française, je ne peux pas m'exprimer à ce stade sur le décalage éventuel entre les moyens et le discours. En octobre 2018, le Président de la République, présentant « Choose La Réunion » a affirmé que La Réunion constituait un levier essentiel de cette stratégie indopacifique. Je pense que nous pouvons tous constater que le décalage dont fait état le sénateur Philippe Folliot réside dans la centralisation de l'ambition maritime et la matérialisation de cette ambition par la territorialité. Nous n'avons pas d'outils qui connectent l'ambition jacobine et l'action territoriale, en dehors de la loi NOTRe.
Il manque un maillon opérationnel entre l'ambition et le fait territorial. Nous le signalons dans notre étude. Le fait régional est un fait administratif. Récemment, un ministre en charge de l'écologie s'est rendu en Afrique du Sud pour accompagner le pays dans la conversion de ses centrales à charbon en biomasse. Or à La Réunion, Albioma, un opérateur français qui exerce dans nombre de nos îles et au Brésil, est en train de convertir les centrales à charbon en biomasse. Pourtant, ni notre territoire ni cet opérateur n'ont été associés à ce déplacement. J'y vois un bon exemple de l'antagonisme entre notre capacité territoriale et la centralité politique issue de notre histoire.
Un élément pourrait résorber ce décalage. En auditionnant l'AFD, nous avons constaté que si celle-ci porte des programmes totalement légitimes sur une ambition posée au niveau hexagonal, il faudrait peut-être changer l'usage de l'AFD pour associer les collectivités de cette France océanique. Je reviendrai sur la polémique, née voilà cinq ou six ans, quand l'AFD a financé l'île Maurice pour développer des capacités portuaires venant en concurrence avec les capacités portuaires que la région Réunion cherchait dans le même temps à développer. Pour éviter ce genre de dissonance, nous proposons que les collectivités territoriales, notamment les collectivités d'outre-mer participent à la gouvernance de ces agences d'État qui contribuent à transformer la France en puissance d'accompagnement au développement, stabilisatrice ou d'équilibre.
S'agissant de la coopération avec les États voisins, nous avons noté lors de nos auditions que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a mis au point un dispositif pour accompagner les collectivités territoriales à mener des actions internationales. Je ne sais pas si ce dispositif fonctionne à plein, ni même s'il est connu des collectivités territoriales de la France océanique.
Il s'agit d'une direction à l'action extérieure des collectivités territoriales à laquelle sont associées les associations d'élus. Il nous semblerait utile que la société civile organisée en région puisse participer aux actions de cette direction du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, notamment lors des déplacements d'État.
S'agissant de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, l'étude du CESER de France a pu amener certains CESER à poursuivre les travaux qu'ils avaient engagés sur le fait maritime dans le cadre d'un colloque. Cette présidence peut constituer une occasion de sensibiliser l'Europe au fait que la France incarne la position de l'Union européenne dans l'océan Indien. Elle peut aussi sensibiliser l'ensemble des partenaires européens à des problématiques communes. Le CESER d'Occitanie organisera ainsi en septembre 2022 un colloque sur la pollution chimique de la mer Méditerranée. Or, cette problématique n'affecte pas que la région Occitanie ; elle concerne tout le pourtour méditerranéen et l'Union européenne peut jouer son rôle de sensibilisation de l'ensemble des États.
Quant à la gouvernance partagée entre l'État et les régions que nous préconisons de renforcer, nous avons mis en évidence dans notre étude le fait que les collectivités locales maritimes d'outre-mer et de l'Hexagone ont un rôle à jouer. Pour reprendre l'exemple de la pollution chimique de la mer, rappelons que cette pollution vient essentiellement de la terre. Toutes les collectivités sont placées au premier plan pour gérer les questions d'assainissement. Une gouvernance renforcée s'avère nécessaire, comme l'a préconisée le groupe de travail « France maritime » du CESER de France.
Il serait très important qu'à compter de 2022, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, via sa direction à l'action extérieure des collectivités territoriales, ne permette plus de déplacement de la France hexagonale qui n'associe pas les outre-mer. Les ambitions passent aussi par les actes. Cette évolution constituerait un vrai changement de paradigme.
En accord avec INTERREG, il serait également intéressant d'utiliser le NDICI (Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument), le nouvel instrument financier mis en place par la Commission européenne, pour développer le voisinage, la coopération et le codéveloppement international, et créer ainsi une dimension « l'Europe dans le monde ». Je m'entretenais hier avec le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, et les présidents des neuf régions ultrapériphériques sur la transmission de la nouvelle communication RUP à la Commission européenne.
Cette association à une gestion concertée avec les États voisins doit venir d'une alchimie entre les collectivités territoriales, le ministère des affaires étrangères, INTERREG et le cadre financier NDICI. Nous incarnons aussi l'Europe dans les zones de projection de la France. Pour cela, il faudrait une petite révolution copernicienne du haut vers le bas. C'est dans cet esprit que nous proposons le pacte océanien. Sans cette révolution, nous buterons sur le mur de la centralisation que nous connaissons tous.
Sur l'exploration et l'exploitation économique de nos océans, notre regard s'est limité à la dimension globale sans entrer dans les différentes spécialités. Nous n'avons pas produit un rapport. Nous avons associé des écrits territoriaux et mis en évidence le fait que la France deviendrait océanique si le fait territorial était pris en compte.
La semaine dernière, Julien Bluteau et moi-même étions auditionnés par le conseiller outre-mer du Président de la République, François Guillotou de Kerever. Celui-ci a immédiatement évoqué les enjeux de sécurisation. Je lui ai répondu que tant que ces espaces seront placés à côté de la France hexagonale, nous n'obtiendrons pas les budgets nécessaires, puisque ces budgets viendront toujours en plus des dépenses de la France hexagonale. Il faut porter un regard d'unicité et faire de cette question un sujet de la France océanique. Dans toute famille, on s'occupe d'abord des enfants, et quand on en a le temps, de leurs cousins germains. Les outre-mer sont peut-être les cousins germains de l'Hexagone. Pour mieux accompagner l'exploitation de ces espaces qui appartiennent à la France océanique, il faut arrêter de les considérer comme des dépenses budgétaires additionnelles. Sortons de ce corner « France hexagonale et outre-mer ». Nous sommes tous « France ».
Les instruments pour les pêcheurs sont uniquement d'ordre financier. Quant aux armées, les patrouilleurs doivent assurer un grand nombre de missions. Sans pacte océanien, l'usage et l'utilisation raisonnée de nos espaces ne constitueront pas une priorité partagée. Aujourd'hui, nous restons dans une dimension purement défensive. Ce pacte océanien doit nous permettre d'inverser le raisonnement.
Concernant la dynamisation de nos zones côtières, il me semble que si nos territoires ne se dotent pas d'une stratégie régionale « mer littoral », nous éprouverons des difficultés à nous forger une vue d'ensemble de nos littoraux. Comme nous l'avons rappelé dans notre étude, l'Hexagone compte 5 000 kilomètres de côtes, quand la France océanique en compte 14 000. Nous avons donc plus d'enjeux littoraux dans la France océanique que dans l'Hexagone.
Les territoires ultramarins doivent peut-être progresser en compétences sur une stratégie formalisée des littoraux par l'intercommunalité, défier la stratégie nationale pour la mer et le littoral, et renforcer la gouvernance. Nous avons besoin de ces parlements de la mer en territoire. Le maritime ne peut pas être un fait national. La stratégie nationale pour la mer et le littoral (SRML) et le volet maritime dans chaque projet de territoire, sans être la panacée, marqueront le début d'une stratégie collective. Enfin, il faut une dotation fléchée et matérialisée dans les CPER plutôt qu'un saupoudrage.
J'en termine avec la question sur les perspectives d'exploration et d'exploitation des fonds marins. Je propose que Julien Bluteau rappelle la contribution du CESER de Bretagne sur le sujet.
Le CESER de Bretagne a produit une étude « La Bretagne et la mer à horizon 2040 », qui dresse les possibilités d'extraction. En tant que Conseil économique, social et environnemental, le CESER rappelle qu'accorder cette possibilité d'extraction à vocation économique doit tenir compte des exigences environnementales. Cette dimension reboucle avec la volonté globale que la France s'affirme dans l'ordre maritime mondial en tant que puissance d'équilibre, défendant l'idée que nous ne pouvons ni tout protéger ni tout exploiter. La France doit se placer au centre des rapports de force internationaux à travers cette position de puissance maritime d'équilibre.
Je ne pense pas avoir répondu pleinement à toutes vos questions pour ce premier passage, notamment sur l'île Tromelin évoquée par le sénateur Philippe Folliot. Mon passé d'homme m'a toujours démontré que, dans des environnements communautaires de type sportif, on transcende une équipe non pas en augmentant la préparation physique ou en cherchant des femmes et des hommes meilleurs, mais en reformulant une ambition commune. Toute la question sur l'enjeu maritime consiste à sortir de cette croyance que le fait maritime se limite à la mer, au bateau et au pêcheur pour constater qu'il est devenu un enjeu géopolitique. Si la nation se projette dans une nouvelle espérance que l'avenir est océanique, elle y trouvera des difficultés, mais aussi des vents favorables et de belles conquêtes collectives.
Merci pour ce panorama très complet. Nous avons bien compris que vous n'aviez pas porté le regard sur des questions plus territoriales qui échappaient au périmètre des travaux des différents CESER. Je vais laisser la parole aux sénateurs qui le souhaitent.
Merci, Monsieur le président pour vos propos que je partage pleinement. Ils sont très enthousiastes, très positifs, même s'il est vrai que la France hexagonale a un peu de mal à englober les ultramarins. Tenez-vous les mêmes propos à Sébastien Lecornu ? Lui faites-vous comprendre l'importance de cette France océanique ?
J'ai l'impression que les ultramarins ne sont peut-être pas toujours tournés vers la mer. Ne croyez-vous pas qu'une formation est indispensable pour mieux connaître la mer ? Je viens de suivre une formation de l'IHEDN sur les enjeux de la stratégie maritime et j'ai redécouvert la mer. Dans l'Hexagone comme en outre-mer, la formation des jeunes n'est peut-être pas suffisamment développée pour mieux connaître la mer et ce qu'elle peut nous apporter.
Enfin, pourriez-vous évoquer le développement du port de La Réunion ?
Je vous rejoins pleinement. Sur l'île de La Réunion, la mer est plutôt source de difficultés que de perspectives positives. Nous sommes confrontés à un problème de maritimisation des Français. Comme l'a indiqué le Président de la République, le XXIe siècle sera maritime. Nous devons donc dire aux Français de tous âges que cette maritimisation est géopolitique. Il faut dépasser l'aspect réducteur qui limite la mer à la navigation. Nous avons un problème de programme scolaire. Je vous invite fortement à auditionner l'Éducation nationale pour connaître l'état de la formation des futures forces vives de la nation quant à la capacité maritime de la France. Si nos connaissances sont obsolètes, nous ajoutons des problèmes au problème. Nous avons signalé cet enjeu d'acculturation des forces vives de la nation, quelle que soit leur tranche d'âge.
Même en étant un département français depuis des décennies, nous rencontrons encore des problématiques de distribution d'eau, d'accès aux soins. Outre les retards pris dans l'égalité réelle, nous souffrons d'une limite budgétaire. Regardez le taux d'endettement de toutes les collectivités d'outre-mer. Nous sommes enfermés dans un corset qui n'est pas équitable. Nous devrions bénéficier d'un budget de droit commun, avec des endettements conformes à la nation et d'un budget dit d'égalité réelle. Aujourd'hui, le taux d'endettement de La Réunion est très important, car nous sommes à la fois en croissance démographique et en rattrapage structurel.
La France océanique doit se traduire dans des programmes éducatifs, une territorialisation de la gouvernance et des fléchages État-région dans les CPER. Si le triptyque d'un cadre éducatif spécifique, d'une gouvernance partagée et d'un cadre financier adapté à cette ambition n'est pas réuni, tout le reste sera discours.
J'ai bien tenu ce discours auprès de Sébastien Lecornu, de François Guillotou de Kerever et du Président de la République lorsque celui-ci est venu à La Réunion. Pour autant, en parler ne suffit pas. Il s'agit d'un combat de longue haleine. J'espère avoir planté une graine avec cette audition. En continuant de nous appeler « France hexagonale et outre-mer », je ne sais pas si nous parviendrons à une disruption géographique. Nous devons passer à une géographie 4.0 et refondre notre perception des contours de la République et de la France. Chacun de nous doit le dire à la place qui est la sienne.
Une fenêtre nous est d'ailleurs donnée avec le cadre RUP. Ce cadre sera adopté en mai 2022. Il est encore temps de le porter au-delà des contours de l'Europe continentale et d'en faire une ambition pour l'Europe océanique. Si l'Europe ne comprend pas sa dimension océanique, elle éprouvera des difficultés à gérer ses relations avec la puissance chinoise.
Dans la continuité de ma formation à l'IHEDN, nous souhaiterions mettre en place des classes « enjeux maritimes » en 4ème et 3ème. J'ai rencontré la semaine dernière, afin d'évoquer ce sujet, un directeur académique des services départementaux de l'éducation (DASEN). L'une de ces classes vient de se créer à Barcelone et remporte un vif succès. Je compte sur mes amis ultramarins pour porter cette initiative dans les outre-mer. Il me semblerait très important qu'à partir de la 4ème les élèves suivent des cours sur deux thèmes essentiels : la piraterie et les enjeux environnementaux. J'avais lancé un appel la fois précédente et j'ai déjà été contactée par un journaliste spécialiste des questions maritimes qui se dit prêt à nous apporter une aide bénévole pour intervenir dans ces classes.
Il s'agit d'une belle initiative. En vous écoutant, je demandais à la vice-présidente du CESER qui se trouve à mes côtés de se renseigner sur ce dispositif.
Merci, Monsieur le président pour ces éclairages. Vous n'avez pas évoqué les conseils maritimes ultramarins par bassin. Ces conseils ont-ils été mis en place dans les différents bassins océaniques ? J'ai participé pour la collectivité de Saint-Barthélemy au conseil ultramarin du bassin Antilles dans lequel un document stratégique de bassin a été élaboré. Les CESER ont-ils été associés à cette démarche ?
Pour rebondir sur la proposition de Vivette Lopez, sachez que des aires marines éducatives (AME) ont été mises en place en Polynésie française et dupliquées dans certains territoires, notamment Saint-Barthélemy, où un véritable enseignement à la mer est assuré dans les écoles et les collèges. Je pourrais vous faire part de notre expérience.
À La Réunion, le CESER a donné un avis voilà un an et demi sur le schéma régional de bassin de l'océan Indien. Ce dispositif traite essentiellement des enjeux de sécurité. Nous sommes sollicités seulement en tant que force économique et sociale. Nous ne sommes pas membres de ce comité. Je me renseignerai plus avant.
Un travail assez complet a été réalisé, avec plusieurs tables rondes, et nous avons dégagé un certain nombre d'idées dans les domaines de la coopération régionale, les ports maritimes, l'environnement, la pêche, les activités nautiques, etc. Ce document relativement complet pourrait apporter quelques réponses à ce questionnement sur la stratégie maritime dans les différents bassins.
En matière de coopération régionale, il reste des actions à mener. J'adhère à l'inquiétude de Marie-Laure Phinera-Horth sur le pillage de la mer des Caraïbes par les grandes puissances, notamment la Chine. La ministre de la mer a été alertée sur ce sujet. Il reste énormément de travail à faire. La France doit affirmer sa suprématie sur ces bassins.
Le CESER de La Réunion a donné un avis voilà un an et demi sur le schéma stratégique du bassin maritime Sud océan Indien, placé sous la gouvernance du conseil maritime ultramarin de bassin (CMUB). À ce stade, la démarche consiste en une concertation réglementaire, sans association, ni coopération dans la production ou l'appropriation des enjeux. Elle renvoie aux questions précédentes sur la maritimisation et l'acculturation de l'ambition maritime. J'examinerai plus avant ces schémas élaborés dans les territoires.
Nous pourrons revenir vers vous avec plus de précisions.
Je me permets de revenir sur l'éducation. L'éducation permet d'acculturer les Français au fait maritime. Nous l'avons appelé de nos voeux. Il s'agit d'appréhender toutes les opportunités du maritime, à la fois sur le plan économique et culturel. Sur ce point, il existe également un élément de soft power. Les territoires ultramarins constituent autant de territoires de projection, proches géographiquement, mais aussi parfois culturellement, d'une aire mondiale. Sur ces territoires européens, il a été émis l'idée de pouvoir développer des écoles internationales pour que ces projections territoriales françaises avancées puissent devenir des repères en termes d'éducation, de savoir et de production de la connaissance. Une fois sortis de ces écoles, les élèves doivent revenir dans leur pays en emportant un petit bout de l'esprit français, de la connaissance à la française. Il s'agit d'un outil de rayonnement. Pour favoriser ce rayonnement, il faut donc encourager la mise en place de ces établissements d'éducation dans les territoires de projection.
Je tiens à remercier le CESER de France d'avoir produit ces documents en synthèse des contributions des différents CESER. Ces réflexions ouvrent des perspectives. Si la France est une puissance d'équilibre, elle doit l'être également en matière de développement durable dans les régions dans lesquelles elle est implantée. Je saisis cette occasion pour saluer la présence parmi nous de Jean-François Longeot, président de la Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Le développement durable reste un enjeu pour l'ensemble de nos territoires. La France et les valeurs qu'elle porte à ce titre rayonnent partout où le pays est présent.
Je suis très sensible à la dimension territoriale et au fait d'associer les collectivités dans la déclinaison. L'appropriation par la société civile constitue un vrai enjeu et je crois que les parlements de la mer participent de cette appropriation et permettent aux élus locaux de porter cette ambition. Ensuite viendra le degré d'association et de confiance. Nous ne cessons de répéter au Sénat qu'il est nécessaire, sur un sujet comme celui-ci, d'instaurer un véritable pacte de confiance entre les collectivités et l'État pour qu'une relation loyale se développe dans le portage de ces messages par les élus.
Enfin, la France, comme de nombreux pays, est assez peu encline à décentraliser les relations internationales. Je le vois très bien à Saint-Pierre-et-Miquelon. L'État s'imagine peut-être que les collectivités vont ouvrir des champs de contestation ou de conflit alors qu'il n'en est pas du tout question. Nous nous tenons aux côtés des secteurs économiques sur le plan opérationnel des relations entre les différents acteurs régionaux. Nous ne nous plaçons pas sur des aspects strictement régaliens.
La décentralisation des relations internationales et la possibilité, voire la volonté de l'État français, d'accompagner les actions des collectivités dans certaines régions du monde soulèvent une question d'équilibre et de dosage. Je suis très partisan de ce que vous proposez par le biais du pacte océanien. Nous appelons tous un pacte de confiance restauré entre les collectivités et l'État sur un certain nombre de sujets sur lesquels les collectivités peuvent être en pointe.
Je vous remercie pour votre contribution. Je remercie également tous mes collègues qui ont contribué à cette audition et je souhaite à toutes et tous une bonne journée.