Mission d'information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement

Réunion du 1er juillet 2021 à 11h40

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • enseignant
  • harcèlement
  • phénomène
  • scolaire
  • élève

La réunion

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La réunion est ouverte à 11 h 40.

Debut de section - PermalienPhoto de Sabine Van Heghe

Les auditions de notre mission nous conduisent à nous intéresser à un phénomène dont vous êtes l'un des spécialistes et acteurs de premier plan. Permettez-moi donc de vous remercier pour votre présence.

En effet, nos travaux ont montré que le phénomène du harcèlement en milieu scolaire est depuis une dizaine d'années reconnu et pour partie traité par les politiques publiques.

Mais au-delà de ces politiques publiques, c'est une culture du temps, de l'écoute qu'il faut développer. À ce titre, j'ai d'ores et déjà plusieurs interrogations dont je voulais vous faire part.

Selon vous, le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement sont-ils en augmentation, en stagnation ou en diminution ces dernières années ?

Ses modalités d'expression ont-elles évolué récemment notamment avec le confinement ? Car nombre de nos interlocuteurs soulignent l'accroissement de la violence « cyber » autour de stéréotypes stigmatisant toutes les différences.

Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les actions mises en place par le ministère de l'éducation nationale pour lutter contre ce phénomène ?

La mise en place d'actions, par le Comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) et l'ensemble de la communauté éducative, la définition d'orientations visant à lutter contre le harcèlement scolaire et à le prévenir, sont limitées au stade volontariat. Faudrait-il passer à un régime d'obligation, sachant que certains professeurs peinent à terminer leur programme ?

L'existence d'une journée nationale de prévention du harcèlement, en novembre, permet-elle selon vous de faire oeuvre pédagogique utile ?

Cette politique publique est-elle à la hauteur des enjeux sociétaux que comporte la valorisation du vouloir vivre ensemble ? L'humain et les émotions ont-ils la place qui leur revient ?

Enfin, existe-t-il dans d'autres pays comparables au nôtre, des approches différentes ou complémentaires dont nous pourrions nous inspirer ? On parle ainsi beaucoup du cas de la Finlande. Je vous remercie pour les réponses que vous allez pouvoir nous apporter.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Pourrez-vous me redire les questions au fur et à mesure.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Je vais le faire car nous sommes très intéressés par les appréciations humaines que vos positions ont reflétées depuis des années. Tout d'abord, le harcèlement scolaire et le cyber harcèlement sont-ils en augmentation, en stagnation ou en diminution ces dernières années ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

La réponse doit être nuancée car on observe une stagnation globale du nombre des victimes. Il n'y a pas d'augmentation globale ce qui n'est pas pour autant satisfaisant car le cyberharcèlement, qui est un nouveau moyen technique de harceler, concerne les mêmes acteurs que le harcèlement scolaire c'est-à-dire des victimes qui sont de leur établissement scolaire, car on sait que 80 % des agresseurs identifiés sont des élèves de l'établissement.

Les deux phénomènes sont liés et il y a un lien avec le climat scolaire. Le positif c'est qu'après le grand silence des années 70, 80 et 90 jusqu'en 2010-2011, a succédé une période de connaissance, de reconnaissance du phénomène et de tentative de sensibilisation de politiques publiques, avec une certaine médiatisation qui me satisfait car, au moins, cela montre aux victimes qu'elles ne sont pas totalement isolées et seules, avec une prise en charge qui est insuffisante mais qui a progressé.

Par contre, il y a un changement dans les formes avec le cyberharcèlement qui est un phénomène qui a pris de l'ampleur, est un outil de plus utilisé par les harceleurs qui agissent en groupe. Il est dangereux car, dans le monde cyber, les conséquences sont rapides et pour les enfants le monde virtuel c'est leur réalité, « leur monde ». Alors ils ont l'impression que c'est le monde entier qui leur en veut, qui les exclut. De plus, j'ai eu à connaitre de conséquences, en l'espace de 15 jours, qui peuvent être très lourdes, fatales.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Vous l'avez dit, ses modalités d'expression ont évolué, ce qui est très grave et pensez-vous qu'il y a eu une amplification du phénomène récemment, notamment avec le confinement ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

C'est très compliqué car je suis en train de renseigner une enquête menée dans un très gros lycée sur ce sujet, enquête qui n'a pas montré d'augmentation pendant le confinement. Il peut y avoir eu une augmentation, car les enfants ont été plus souvent derrière leur écran mais à l'inverse cela peut avoir diminué car avec l'enseignement à distance les enfants n'ont pas été en cour de récréation et cela n'a pas autant « engrainé » suivant la formule consacrée. Je reste donc très prudent car scientifiquement des enquêtes comparatives avant/après très précises sont encore à mener, ce qui sera probablement un peu long comme toujours.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Il est encore trop tôt pour donner une réponse précise.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Il faut connaître les hypothèses sur lesquelles on veut travailler et vérifier, car on ne peut laisser aucune piste, aucune possibilité de côté que ce soit la stagnation, la diminution ou l'augmentation.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Par ailleurs, quel regard portez-vous sur les actions mises en place par le ministère de l'Éducation nationale pour lutter contre ce phénomène ? La mise en place d'actions, par le CESC et l'ensemble de la communauté éducative, la définition d'orientations visant à lutter contre le harcèlement scolaire et à le prévenir, sont limitées au stade du volontariat. Faudrait-il passer à un régime d'obligation, sachant que certains professeurs peinent à terminer leur programme ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

C'est effectivement très compliqué. Le harcèlement est l'affaire de tous et il n'y a pas une catégorie de personnels qui doive être spécialiste du harcèlement, car il peut se passer n'importe où et chaque adulte doit être à même de déceler, écouter et agir. Il en est de même avec les élèves car la prévention grâce aux élèves formés pour cela est très importante.

Il y a un progrès effectivement quand les conseillers principaux d'éducation (CPE), les infirmières scolaires sont formés pour cela mais c'est plus compliqué dans le primaire car il n'y a pas de vie scolaire. C'est une de nos erreurs de se focaliser sur le second degré et de ne pas suffisamment prendre en compte le primaire alors que la prévention précoce est probablement la plus efficace. C'est complexe d'en faire une obligation, car nos enseignants sont formés par nature à enseigner, à transmettre des savoirs et des connaissances, spécialement en France. Dans notre pays, curieusement, y compris dans le discours ministériel, tout ce qui est en dehors de la transmission des savoirs est considéré comme moins important alors que la recherche montre que le harcèlement est un obstacle, y compris chez les très bons élèves, à la transmission des connaissances.

Il faut donc opérer un changement global de nature idéologique pour régler cette contradiction presque philosophique : qu'est ce qui est premier, l'enfant ou le savoir ? Les deux en réalité. Mais on aimerait bien déléguer, que ce « sale boulot » de la prise en compte du harcèlement soit fait par quelqu'un d'autre, mais malheureusement ce n'est pas possible. C'est donc le rôle de la formation, de la socialisation professionnelle, du travail en équipe que de lutter contre le harcèlement. Mais on en est encore au modèle dit de la « boîte d'oeufs », où on travaille bien, mais chacun pour soi, dans sa classe, et où ce qui ce qui se passe dans l'espace interstitiel, c'est-à-dire souvent le harcèlement, n'est pas suffisamment pris en compte. C'est là une très grande différence dans la manière dont on conçoit même le métier d'enseignant. Si je dis qu'il faut aussi être éducateur, je m'attire les foudres du « clan anti-pédago » et de « supposés penseurs » qui sont très souvent du côté de l'extrême-droite.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Mais je reviens sur ma question du volontariat et de la systématisation, pensez-vous que la lutte contre le harcèlement doive figurer dans le programme scolaire et dans l'organisation de l'établissement ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Oui, tout à fait. C'est en principe le cas et la loi est déjà claire : toutes les différentes lois ou les circulaires qu'il faut sont là pour dire qu'un établissement scolaire dans son ensemble doit faire face au harcèlement scolaire. Mais pour changer la réalité du non-travail en équipe, c'est beaucoup plus dur que de poser une obligation qui existe déjà. Vous le savez, j'ai travaillé à l'époque avec plusieurs ministres de bords politiques différents, mais pour inscrire cette obligation dans la loi, cela a été une bagarre et d'ailleurs un amendement en ce sens a été voté par le Sénat dans le texte sur l'école de la bienveillance. Oui, il faut une obligation, mais elle existe déjà.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Merci, c'est très clair. Sur un autre outil de lutte, l'existence d'une journée nationale de prévention du harcèlement, en novembre, permet-elle selon vous de faire oeuvre pédagogique utile ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Moi, je n'ai rien contre, c'est bien, comme toutes les journées internationales spécifiques. Cela participe de la prise de conscience même si, je l'avoue, je suis un peu sceptique. Il existe aussi le concours contre le harcèlement dont j'ai été à l'origine et qui a un grand succès, avec des affiches et des vidéos réalisées par les élèves auquel je crois plus car ces réalisations pédagogiques permettent un travail de fond dans la longue durée et une journée de présentation. Comme le harcèlement prend tout son temps, je suis donc sceptique contre un programme magique ponctuel que l'on introduirait dans l'établissement et qui va se perdre. La vraie clef, c'est un changement fondamental de climat, d'habitude et qui dépend d'autre chose que d'une journée. Le vrai problème et je le dis depuis mes premières interventions en 1991 contre la violence, c'est l'absence d'équipe adulte solide et quand on a un turn-over important d'enseignants de 50-60 % dans un établissement. J'ai d'ailleurs un souvenir précis en ce sens dans l'académie de Créteil. Tant que cela ne sera pas réglé, tout le reste sera cosmétique.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Merci, pour ces réponses très claires. Je vais poursuivre sur les numéros 30 18 et 30 20. Sont-ils connus et efficaces pour libérer la parole ? Faut-il un numéro unique ? Les élèves les connaissent-ils ?

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux

Ces numéros sont des outils parmi d'autres. Je ne suis pas capable de vous répondre précisément sur le fait qu'ils soient bien connus ou bien placés. Il y a eu une vraie « bagarre » pour les mettre en place. Après leur instauration, nous n'avions au départ pas assez d'écoutants. Seul un appel sur cinq était décroché, voire un appel sur dix. Il y a eu du progrès.

Ce sont maintenant des délégations de service public qui prennent en charge ce service. Elles mériteraient d'être interrogées très sérieusement, afin de savoir où en est la continuité de ce type de service qui dépend souvent du monde associatif.

Je ne le prends que comme un outil au service de la lutte, laquelle ne peut être efficace que s'il y a une véritable redescente vers les établissements, avec une régulation au minimum départementale de ces phénomènes. Nous n'avons pas encore assez progressé là-dessus.

Nous avons peut-être progressé sur la question de la prévention et de la prise en charge du harcèlement dur, mais nous avons encore beaucoup à faire, et pas simplement avec un numéro. Je n'ai absolument rien contre le travail formidable que fait Justine Atlan sur le cyberharcèlement avec son association e-Enfance, car ils vont aussi dans les établissements et connaissent le terrain. Un numéro « hors sol » peut avoir une efficacité moyenne, mais ces numéros restent en effet indispensables.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Existe-t-il dans d'autres pays comparables au nôtre des approches différentes, complémentaires, dont nous pourrions nous inspirer ? On parle beaucoup du cas de la Finlande.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Dans le monde scientifique spécialisé sur la question, deux grandes directions sont prises.

La première recherche le programme bien conçu qui, en étant appliqué dans un établissement scolaire, réglerait la question une bonne fois pour toute Il y a une très forte culture de l'évaluation, par exemple la culture finlandaise. Le programme KiVa - que Salmi Valli et ses collègues ont mis en place - est extrêmement prometteur.

Seulement, plusieurs problèmes se posent. Le principal tient au contexte qui, en Finlande est effectivement différent du nôtre sur le plan du nombre d'élèves par classe, des budgets alloués à la lutte contre le harcèlement, etc.

En outre, le programme KiVa, qui est probablement un des meilleurs du monde, a coûté une nombreuse équipe d'universitaires pendant plusieurs années afin de le mettre en place. En France, il est quasiment impossible d'obtenir simplement 10 000 euros pour mener une enquête de victimation.

Au-delà de ces différences économiques, le contexte diffère au niveau structurel sur le plan de l'école, mais également idéologique. La thématique du bien-être des élèves et du harcèlement a été prise de front dès le début des années 1970 par Dan Olweus en Europe du Nord, ou encore Peter Smith en Angleterre. Cette lutte y est donc beaucoup plus ancienne que la nôtre.

En dehors de la voie du « programme miracle », une deuxième voie commence à être majoritaire. Les évaluations montrent que la réussite d'un programme va dépendre de deux choses : du programme lui-même et de la fidélité à ce programme, mais surtout de ses conditions d'implantation, c'est-à-dire de la mobilisation d'une équipe, d'un chef d'établissement, d'un directeur d'école, pour le faire réussir.

Ces conditions ne sont pas souvent réalisées : il faut une équipe soudée d'adultes formés qui voient dans la lutte contre le harcèlement une partie du sens de leur métier. Nous en revenons à la question de la solidité des équipes éducatives et de leurs choix de valeurs dans les équipes éducatives. Les choix qui seraient optimaux ne correspondent pas - pour des raisons historiques et de construction du métier qu'on peut comprendre mais que je regrette -, ne correspondent pas forcément aux valeurs françaises.

De plus, cette approche montre qu'un programme miracle sans conditions valables d'implantation peut échouer. Il y a eu aux États-Unis une très forte impulsion, avec beaucoup d'argent, sur les questions du programme contre le school bullying ou contre la violence - car ces problèmes y sont très importants. Ils ont tenté de nombreux programmes en partenariat avec la police, ou avec leur communauté, et ont été très déçus. En effet, même si les programmes fonctionnaient au départ, les résultats chutaient au bout d'un an ou deux. Ils se sont donc de plus en plus tournés vers une approche par le climat scolaire ou une approche par le changement global de l'ethos d'un établissement.

En Israël, ce qui est en train de se passer sous l'impulsion de Rami Benbenisthy est intéressant. En effet, à partir des enquêtes de victimation, le diagnostic précis d'un climat est dressé afin d'essayer de faire bouger les équipes. C'est essentiel. Je travaillais à ce sujet ce matin avec un lycée français à l'étranger.

On dit parfois que ce sont d'abord les élèves qui doivent bouger, mais ce sont aussi les équipes. Autrement, on dira que c'est de la faute des élèves et des victimes, ce qui les précipitera à nouveau dans la honte d'être victime. Ainsi, une approche beaucoup plus globale et systémique est absolument nécessaire.

Je souhaite soulever un dernier point. Il ne faut pas oublier que le harcèlement scolaire a des origines qui ne sont pas que scolaires mais multifactorielles. On pense aux facteurs sociaux ou parentaux, mais ce n'est pas si simple. Il faut bien saisir que le harcèlement est très souvent constitué de petits faits. On ne va pas aller sur les faits les plus lourds du harcèlement qui sont les plus médiatisés. Ces petits faits s'accumulent, se combinent entre eux. En s'accumulant ces « micro-violences », comme je les appelle depuis longtemps, pourrissent la vie d'un adolescent ou d'une adolescente, voire parfois d'un professeur en devenant extrêmement dangereux pour leur santé mentale.

Le harcèlement n'est pas seulement le fait d'un individu sur un autre, c'est aussi un phénomène de groupe. Des groupes qui s'identifient contre celui ou celle qui n'en fait pas partie, qui a des différences - réelles ou fabriquées pour rejeter -.Tout ce qui touche à l'homophobie, au sexisme, au racisme, mais aussi à l'aspect physique d'un élève, comme la grossophobie, ou simplement le fait que ce soit un « trop bon » ou « pas assez bon » élève en relève. Peu importe : l'autre, voilà l'ennemi.

Il est évident que, si nous voulons lutter contre la violence en milieu scolaire, il faut aussi la penser comme un problème fondamentalement politique. Quand la politique française prend comme argument électoral la peur ou le marquage de l'autre, il ne faut pas être étonné que cela ait un impact dans les cours de récréation. Nous, les adultes, avons un poids considérable d'exemple à donner. Quand trois adultes ne sont pas capables de parler de politique sans en venir aux mains, il ne faut pas s'étonner que leurs enfants aient eux-mêmes des difficultés à se parler dans les cours de récréation.

Debut de section - PermalienPhoto de Colette Mélot

Je partage votre sentiment. Je pense que c'est un problème de société. Tant qu'on ne changera pas notre façon de fonctionner, nous n'arriverons pas à modifier le climat qui existe en beaucoup de lieux.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux

Au niveau des attitudes pédagogiques possibles, on se contente très souvent de dire que « le harcèlement n'est pas bien », ou bien encore on va lutter directement ou sensibiliser contre le harcèlement. C'est bien, et il faut le faire, je n'ai aucun doute là-dessus, mais je crois beaucoup plus à des stratégies indirectes. Ainsi, comment va-t-on apprendre à des enfants très jeunes à coopérer ? On peut penser à la philosophie pour enfant.

Ayant été instituteur pendant longtemps, et un des responsables nationaux du mouvement Freinet dans les années 1980, je sais très bien que les valeurs de la coopération, du travailler ensemble et non pas simplement du parler ensemble, sont primordiales pour réaliser une oeuvre collective. C'est une attitude pédagogique fondamentale que l'on peut apprendre en formation d'enseignant. Nombre d'entre elles sont encore très verbeuses, ne sont pas assez des formations du « faire » et sont extrêmement limitées quant à la sensibilisation au harcèlement. Quand un enseignant ne reçoit qu'une ou deux heures de formation sur ce sujet, il n'est pas pensable que cela puisse fondamentalement changer les choses. Encore une fois, je crois beaucoup plus aux approches indirectes, où, même sans parler de harcèlement, on va travailler contre le phénomène en toute conscience. Simplement apprendre la discussion est quelque chose d'essentiel.

Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une démocratie. Je me rappelle avoir fait le même type d'intervention en Hongrie où je ne m'étais pas privé de dire ce que je pensais des possibilités de discussion.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Grosperrin

Monsieur Debarbieux, que de chemin parcouru depuis votre premier ouvrage La violence dans la classe, paru en 1990. J'ai le sentiment que les choses se sont renforcées. Vous avez dit tout à l'heure « quoi qu'il en soit ». Ce sont des termes à la mode, pour certains, c'est « quoi qu'il en coûte ». J'ai bien compris que vous étiez dans un projet politique et je peux le comprendre. Je suis là pour vous entendre.

Je suis surpris. C'est la première fois que j'entends un professeur ou un chercheur qui nous dit que c'est surtout un phénomène de groupe. Je le comprends, mais avant d'être un phénomène de groupe, c'est un enfant qui commence à embêter un camarade et qui agglomère d'autres enfants pour pouvoir se singulariser au sein d'une classe ou d'un établissement scolaire. Un groupe est constitué d'entités, de singularités.

J'entends votre vision pédagogiste. Je ne sais pas si on peut introduire un cours pour lutter contre le harcèlement, mais si on s'intéresse uniquement aux savoirs académiques, les élèves ne pourront pas apprendre s'ils sont mal à l'aise dans leur établissement scolaire. C'est quelque chose de transversal.

Concernant la Finlande, ce pays est peut-être en avance, mais il dispose d'un modèle économique différent, de l'autonomie, de recrutements différents des enseignants, que certains ont combattu et que vous combattez vous-même. On ne peut pas avoir tout et son contraire.

Concernant la responsabilité des parents, certains ne croient jamais que leur enfant est un harceleur. Comment faire par rapport à cela ?

Enfin, y a-t-il un lien entre les résultats scolaires et le harcèlement ? Ce dernier peut venir des parents et peut-être des professeurs, pour qu'il y ait certains très bons résultats scolaires dans certains pays asiatiques ou autres.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Je suis d'accord sur le fait que la dynamique de groupe est bien sûr constituée d'individus qui s'agglomèrent. Il y a des leaders de groupes positifs ou négatifs.

Il faut être très clair : nos enseignants ont besoin d'avoir une vraie formation et, en particulier, de formations très concrètes sur la dynamique de groupe. Certaines personnes vont travailler 40 à 45 ans avec des groupes d'enfants et de jeunes qui n'ont pas forcément envie d'être là, sans avoir suivi un cours sur la dynamique de groupe !

Par exemple, quand je parle de minorités et de difficultés liée aux minorités, la psychologie sociale a bien montré comment la minorité pouvait agir avec et sur le groupe lui-même. Cela fait partie des formations qui doivent être beaucoup plus dispensées.

À ce propos, je rappellerai une chose : j'avais obtenu à l'époque de Luc Chatel la mise en place d'un programme de « formateurs de formateurs ». C'est de là que ça part : on manque de formateurs réellement formés. Ce programme devait durer trois ans, mais s'est interrompu.

Les référents harcèlement ont toujours été le problème de l'Éducation nationale, qui place des référents partout. Les référents harcèlement étaient en même temps référent « laïcité », référent « instruction civique », référent « violence »... Ils n'avaient pas le temps. Quelques fois le référent était lui-même inspecteur d'académie, ce qui montrait bien le temps qu'il pouvait consacrer à cela. Il y a là un vrai manque.

Je ne suis pas contre l'idée de l'autonomie des enseignants et des équipes, à partir d'un vrai projet qui comporte tout de même des références nationales et où la lutte contre le harcèlement est menée pour le bien-être des élèves. C'est quelque chose qui, culturellement, nous a semblé en France superfétatoire. Au mieux, cela pourrait être intéressant. C'est là encore quelque chose qui pose question.

Je ne peux pas répondre à tout ce que vous avez dit, mais je partage des points de votre discours.

Concernant votre dernière question, on sait que le harcèlement a un impact très fort sur la scolarité. C'est un des facteurs majeurs du décrochage scolaire. Une enquête faite par Catherine Blaya dans l'académie de Dijon montre que 24 % des élèves décrocheurs le sont directement à cause du harcèlement.

Maintenant, est-ce que le niveau scolaire d'un pays a en lui-même un impact sur le harcèlement ? Je vous avoue que je ne sais pas. Je n'ai pas d'éléments de comparaison. Il faut toutefois se méfier de certains a priori. Par exemple certains des pays qui ont un niveau scolaire bien supérieur au nôtre d'après des enquêtes comme PISA - sur laquelle il y aurait beaucoup à redire -, sont parfois aussi champions du monde du taux de suicide chez les adolescents. Il faut réfléchir sur des corrélations possibles qui sont moins positives que ce qu'on imagine.

Debut de section - PermalienPhoto de Sabine Van Heghe

Merci beaucoup pour votre participation à cette audition dans le cadre de la mission que nous menons et de votre approche directe. Je résume en quelques mots vos propos : vous parliez de bouger les équipes, être formé et éduqué à travailler ensemble, faire ensemble. Vous souligniez que l'attitude fondamentale ainsi que l'approche globale et systémique ou encore la transversalité des comportements sont essentielles. Vous proposiez de remettre de la cohérence et de la cohésion entre tous les acteurs qui ont à traiter de cette question.

Debut de section - Permalien
Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école et vice-président de l'association « Prévenance »

Permettez-moi d'ajouter deux choses simplement auxquelles je tiens vraiment.

Tout d'abord, bouger les équipes, oui, mais les stabiliser. Encore une fois, nous avons un problème de gestion des ressources humaines : celui de l'instabilité des équipes éducatives, en particulier dans les lieux les plus difficiles en France. Ce n'est pas uniquement le fait de l'Éducation nationale. Nous avons les mêmes problèmes avec les éducateurs ou les policiers. Le turn over des équipes doit en tout cas être réglé, pas simplement pour le harcèlement, mais pour la violence en milieu scolaire en général.

Ensuite, effectivement Monsieur Grosperrin prenait l'exemple d'un garçon qui en harcelait un autre. Il a raison car cela part plus souvent de garçons que de filles - même si elles ne sont pas non plus inactives et pas forcément toutes des victimes. Je souhaite parler des questions de punition, sur lesquelles je vais publier un livre. On pense souvent que la meilleure manière d'agir est la répression. Je ne suis surtout pas un non-directif et un antirépressif : s'il le faut, il le faut. D'ailleurs dans mes cours, je disais souvent à mes étudiants : « tout sauf rien », dans certaines limites car si vous ne faites rien cela encourage à continuer, à aller plus loin.

Nous savons, en particulier chez les garçons, que plus on punit, plus on aggrave, chez une minorité très active leurs comportements. La punition, chez cette minorité, est une preuve de virilité : « plus je suis punis, plus je suis un homme ». Il faut ouvrir un vrai débat sur le véritable rôle de la répression en éducation, ses limites, ses possibilités et arrêter de penser de manière magique, consistant à dire, ou bien qu'il ne faut jamais punir et qu'il n'y aura pas de problème, ou bien qu'il faut toujours punir et que les choses seront réglées. C'est une pensée très naïve.

Dernier exemple que j'utilise encore quand j'interviens auprès d'établissements, d'élèves et de professeurs. Quand un garçon en embête un autre, le professeur peut coller le premier, qui va continuer d'embêter le second, conduisant à ce que le premier soit encore collé, et ainsi de suite. On obtient comme cela la construction d'un noyau dur dans les établissements scolaires qui sont extrêmement actifs et hyperactifs dans ces questions de harcèlement.

Debut de section - PermalienPhoto de Sabine Van Heghe

Merci beaucoup pour ces précisions. En termes d'éducation, il faut être dans la nuance. Merci pour votre contribution qui nous sera très utile.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 25.