Nous accueillons aujourd'hui M. Norbert Gaillard, qui a publié plusieurs ouvrages et articles de référence sur les agences de notation qui font aujourd'hui autorité. C'est pourquoi nous avons souhaité l'auditionner le premier.
Je lui laisse le soin de se présenter à vous...
Merci.
Je suis consultant indépendant, professeur visiteur au Graduate Institute de Genève ; je travaille sur la notation financière depuis environ dix ans. J'ai consacré ma thèse à la notation souveraine, sujet au coeur de l'actualité ces derniers mois. Je me suis plus particulièrement intéressé aux questions de réglementation de l'activité des agences et j'ai été par ailleurs consultant auprès du Parlement européen au sujet de la nouvelle réglementation en préparation à Bruxelles et Strasbourg.
La question de la notation est relativement nouvelle pour les législateurs et les régulateurs. C'est un paradoxe car la notation existe depuis un siècle. Les premières intégrations de notation dans les réglementations financières remontent à quatre-vingts ans. Il s'agit d'une réglementation américaine qui date de septembre 1931.
Malgré tout, les agences de notation ont progressivement acquis de plus en plus de pouvoirs, les marchés financiers étant devenus incontournables. Lorsque les Etats étaient peu endettés ou endettés auprès de banques, comme c'était le cas jusque dans les années 1970 à 1980, on ne parlait pas de notation souveraine. L'activité de la notation financière et la profitabilité des agences sont donc intimement liées au développement, à la largeur et à la profondeur des marchés financiers. C'est ce que j'ai découvert au fil de mon étude sur les marchés des titres obligataires souverains mais cela s'applique plus généralement à l'ensemble des marchés financiers.
Je serai bien évidemment ouvert à toute question, qu'il s'agisse de la notation souveraine que je connais particulièrement puisque mon dernier ouvrage traite de ce sujet ou, de façon générale, de toutes les questions qui peuvent concerner la notation financière.
Monsieur Gaillard, selon vous, pourquoi le marché des agences est-il oligopolistique ? Quelles sont les barrières à l'entrée ? S'agit-il d'une industrie intensive en capital ? Le facteur de réputation est-il prépondérant ?
Le marché de la notation est effectivement depuis l'origine un marché oligopolistique. Il existait quatre agences dans l'entre-deux-guerres ; aujourd'hui, il n'y en a plus que trois. Les années 1980 à 1990 ont connu un certain accroissement de la concurrence mais les quelques petites agences américaines qui avaient alors percé ont toutes été rachetées dans les années 1990, à l'issue de fusions-acquisitions.
Le paysage, à la fin des années 1980, était assez diversifié et ce jusqu'au début 2000. Le problème est lié au fait que les agences de notation ont pris conscience que le marché de la notation était très profitable. Il était intéressant de détenir des parts de marché plus importantes et de procéder à des fusions-acquisitions. C'est ce qui a été fait au cours des années 1990, en particulier par Fitch qui, sous la houlette de Marc Ladreit de Lacharrière, qui en était le propriétaire via l'agence Fimalac, a procédé à un grand nombre d'achats d'agences concurrentes.
En second lieu, le marché de la notation peut être plus concurrentiel mais cela reste malgré tout difficile pour plusieurs raisons. Le problème réside dans la barrière de la réputation. De nombreux investisseurs, aujourd'hui, ne feraient pas confiance à une nouvelle agence et le disent clairement, tout nouvel acteur étant considéré comme peu crédible et son expérience largement insuffisante. Je rappelle que Fitch, Moody's et Standard and Poor's existent depuis quasiment un siècle. C'est la première raison invoquée par les investisseurs pour critiquer toute mesure visant à stimuler la concurrence.
Personnellement, je pense que l'on pourrait avoir une agence européenne spécialisée dans la notation souveraine. Il existe 193 Etats à l'ONU. On peut donc imaginer que la notation souveraine de l'ensemble des Etats du monde est relativement aisée mais si l'on devait noter l'ensemble des entreprises déjà notées, on multiplierait par cent le nombre d'émetteurs. On est là sur des ordres de grandeur très différents car ceci représenterait un investissement considérable. C'est pourquoi je pense que l'on peut avoir une alternative via la création d'une agence de notation européenne sur le segment souverain.
Certaines mesures peuvent stimuler la concurrence. J'avais ainsi suggéré de fixer une limite aux parts de marché des agences de notation au niveau européen, même si cela soulève des problèmes d'ordre juridique. La proposition avancée par la Commission et par Michel Barnier, qui consiste en un système de rotation, est relativement complexe à mettre en oeuvre et comporte malheureusement un risque d'effet pervers : au-delà de trois ans, une interdiction de notation pure et simple, y compris sous forme de note non-sollicitée, comporte un risque d'interruption du suivi de la qualité de solvabilité de l'émetteur. Au contraire, autoriser une agence à attribuer une note non-sollicitée risque de favoriser l'agence qui a la plus forte réputation sur le marché -Standard and Poor's, Moody's ou Fitch- et de lui permettre d'en tirer profit en faisant en sorte que sa notation devienne la référence pour beaucoup d'investisseurs.
Enfin, il est difficile de savoir si davantage de confiance permettrait ou non d'obtenir des notes de meilleure qualité. Certains travaux académiques ont démontré qu'il existait un risque d'inflation des notes et qu'un nouvel acteur risquait de noter plus haut que les autres. D'autres études ont également démontré l'inverse. Il existe donc un problème de légitimité dans le fait de lancer une mesure favorisant la concurrence.
Comment expliquez-vous le fait que, malgré que les agences se trompent depuis dix ans ou ne font que suivre le marché, les investisseurs continuent à s'appuyer sur elles ?
Les investisseurs admettent volontiers que les agences ont commis des erreurs -voire une faute dans le cas de la crise des subprimes- mais estiment malgré tout qu'elles fournissent des indications précieuses qu'eux-mêmes sont capables de retraiter.
Les investisseurs des grands établissements de crédits ou des grandes compagnies d'assurance bénéficient de « scorings » internes ; ces systèmes de notation leur permettent d'ajuster la note qu'ils obtiennent de Standard and Poor's, de Moody's ou de Fitch. Paradoxalement, les investisseurs ne sont donc pas si gênés que cela par les erreurs commises ces dernières années.
Plusieurs investisseurs m'ont fait remarquer que les agences avaient certes commis une faute à travers les conflits d'intérêts auxquels elles ont été mêlées, en se montrant incapables de déterminer réellement le niveau de risques de ces produits structuré mais que les analystes étaient conscients qu'il s'agissait de produits très complexes. Certains m'ont confié qu'ils étaient restés à l'écart de nombreux produits structurés qu'ils ne comprenaient pas. Ceux qui ont essayé d'y voir clair se sont rendu compte que c'était impossible mais ont continué à acheter.
Le travail d'un investisseur consiste à porter un minimum de regard critique sur un émetteur de dettes et sur son risque d'insolvabilité mais également sur une note. S'il ne le fait pas, il commet lui-même une faute.
Les deux qualités nécessaires à une agence de notation sont la compétence et l'indépendance.
Votre proposition d'agence de notation européenne mérite d'être creusée. Je ne pense pas que l'on puisse mettre sur le même plan l'évaluation du risque financier d'une banque et l'évaluation des dettes souveraines. J'ai le sentiment qu'on est entré dans un système qui va bien au-delà d'une évaluation strictement financière et qu'on utilise à un certain nombre d'éléments juridiques, institutionnels, voire politiques, donc subjectifs...Pourquoi ne pas imaginer une agence traitant des dettes publiques, particulièrement en matière d'évaluation des dettes souveraines -bien qu'on ne puisse être juge et partie ?
On peut en effet envisager que cette agence de notation européenne soit publique. Le financement pourrait être déterminé par le Parlement européen, à partir d'une taxe sur les institutions financières. On pourrait imaginer une taxe sur les compagnies d'assurance, les établissements de crédits, voire les fonds d'investissement européens. Cela offrirait un double avantage. En premier lieu, on disposerait d'une agence publique qui n'aurait pas de conflits d'intérêts avec les Etats eux-mêmes. Il s'agirait bien entendu de vérifier que les économistes et les analystes chargés de noter les Etats ne sont par ailleurs pas eux-mêmes au coeur d'un conflit d'intérêts mais une première difficulté serait écartée par le biais du financement.
En second lieu, on bénéficierait d'un financement très large et l'on pourrait imaginer que l'établissement de crédit le plus important ne contribue qu'à hauteur de 0,5 % ou de 1 % du financement de l'agence en question.
De ce point de vue, je crois que le projet d'agence de notation européenne publique est viable s'agissant de la notation souveraine.
Pour ce qui est du « corporate », il faudrait malgré tout beaucoup d'analystes. On peut imaginer qu'une vingtaine de spécialistes au profil assez varié -politistes, juristes, macro et microéconomistes- traitent de la notation souveraine. Il existe une alternative qui consisterait en une fondation également financée par cette taxe mais qui bénéficierait d'un statut privé.
In fine, un statut public ou privé -ou une fondation dotée d'un statut mixte- changerait peu de chose. A titre personnel, j'accorde assez peu d'importance au statut. Pour ce qui est de la taxe, celle-ci n'aurait rien à voir avec la taxe Tobin, les montants en jeu étant bien plus faibles. Le projet est d'autant plus viable que ce financement éviterait les conflits d'intérêts et permettrait que cette structure fonctionne rapidement.
La question du financement est très importante. Ces agences ont aujourd'hui des actionnaires et souhaitent réaliser des profits, ce qui paraît assez incompatible avec l'idée de service public que devrait constituer la notation.
Je vous rejoins pour dire que le statut privé ou public est en effet peu important s'il existe une indépendance financière totale mais je partage l'analyse de Mme la présidente qui estime surprenant de parvenir à des résultats aussi différents selon les agences ! Ceci doit nous interpeller -même si vous avez indiqué que les investisseurs y attachent peu d'importance...
J'en arrive à me demander si ce système n'est pas complètement fou et si le plus important pour les investisseurs n'est pas d'attribuer un certain nombre de notations fixées par avance -« AA » (double A), « AAA » (triple A), etc.- afin de répondre en interne à un type d'objectif. Ceci est très grave car on donne ainsi aux agences de notation un pouvoir démentiel entièrement déconnecté de la réalité économique. Je crois donc qu'il convient d'être très vigilant. Confirmez-vous cette tendance qui expliquerait l'absence de responsabilités des agences dans la notation ?
C'est tout à fait juste mais j'insiste sur le fait que cette tendance est malheureusement très ancienne. Dès les années 1920, des fonds d'investissement américains avaient déjà établi certaines règles prudentielles consistant à se fixer un minimum de 30 % de triple A dans un portefeuille et un maximum de 20 % d'obligations risquées -et ainsi de suite. Cela n'a pas changé. Ces mauvaises habitudes, prises il y a longtemps, se sont étendues à l'Europe, la plupart des fonds et des investisseurs institutionnels ayant intégré le même type de règles prudentielles. Ceci est très déresponsabilisant et constitue un réel problème.
Les gérants de fonds s'attachent avant tout à suivre les règles prudentielles. Le seul tort de l'agence qui a noté Enron est de l'avoir placée en catégorie « A » alors que cette entreprise aurait dû être en catégorie spéculative, étant tombée ensuite en défaut de paiement.
La notation financière est un avatar du capitalisme à l'américaine qui s'est développé au début du XIXème siècle et qui a consisté à segmenter les tâches de plus en plus. Il y a un siècle, à l'époque de Taylor, le système capitaliste avait pour objectif de confier à chacun une tâche bien précise, de faire en sorte que chacun se spécialise dans un domaine particulier et essaye d'être aussi performant que possible dans ce domaine précis. Le système s'est mis très rapidement en place dans les années 1920, avec les excès que l'on connaît. Les agences spécialisées dans l'analyse du risque de crédit n'avaient pas de capitaux -et c'est toujours le cas. Il s'agit d'acteurs des marchés financiers mais non d'acteurs capitalistes au sens propre et philosophique du terme. D'un autre côté, certains fonds recouraient à des règles prudentielles, les suivant aveuglément sans se poser de questions.
Il est bon, malgré tout, de responsabiliser à nouveau les investisseurs. Cela passe par une nouvelle internalisation du risque. On a subi depuis 1920 une externalisation du risque de plus en plus marquée, une forme de sous-traitance de l'analyse du risque de crédit. Cette internalisation existait dans le capitalisme britannique ou anglo-français du XIXème siècle. Au coeur des grandes banques -Rothschild, Barings, Crédit lyonnais- des départements étaient consacrés à l'analyse du risque souverain, du risque « corporate », etc.
La notation est malgré tout utile mais il est temps que les grands investisseurs institutionnels utilisent leurs propres notes et non plus celles de Standard and Poor's, Moody's et Fitch. Lorsque vous avez à gérer des centaines de milliards d'euros ou de dollars, il est assez délirant d'externaliser une fonction fondamentale qui est l'analyse du risque de crédit. C'est une aberration !
Je suis tout à fait d'accord avec votre remarque sur les services publics. On peut même considérer que la note est une sorte de bien public.
Ma proposition de taxe irait dans le sens d'un actionnariat éclaté et éviterait les conflits d'intérêt qu'on a connus ces dernières années et que l'on connaît toujours. J'insiste sur le fait qu'il existe encore aujourd'hui de grands fonds américains actionnaires de Moody's et de Mac Grow Hill, propriétaire de Standard and Poor's. C'est l'un des trois grands types de conflits d'intérêts. Je pense que nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur ce sujet...
Peut-on considérer qu'il existe un effet d'entraînement entre ces agences et que la dégradation opérée par l'une pousse forcément l'autre à s'aligner -sachant que les actionnaires sont généralement les mêmes ?
Paradoxalement, je ne suis pas sûr que le phénomène de mimétisme vienne de l'actionnariat commun. Il faut en tout cas espérer le contraire !
En revanche -et ceci renvoie à un second type de conflits d'intérêts- on peut craindre qu'un fonds actionnaires d'une agence et d'une entreprise par ailleurs notée par cette même agence ne soit au coeur d'un conflit d'intérêts et bénéficie d'informations d'« insiders » lui permettant de prendre des positions avant tout le monde. Je n'ai pas d'élément me permettant d'étayer cette affirmation mais certains investisseurs relativement importants n'étaient pas au courant de ce type de conflits d'intérêts. Eux-mêmes estiment que le risque de fuites existe et peut favoriser les délits d'initiés.
Malgré tout, je crois que le mimétisme vient de ce que l'on a des méthodologies très proches dans le domaine de la dette souveraine et en matière d'entreprises. Le secteur bancaire est peut-être différent mais les méthodologies sont très proches. A la base, les notes sont similaires d'une agence à l'autre. Près de 90 % d'entre elles ont au maximum un point d'écart -ce qui est minime.
Lorsqu'il existe des tensions sur les marchés, les phénomènes de mimétisme jouent, aucune agence ne voulant être la dernière à dégrader un émetteur de dettes qui fera défaut. D'après mes discussions avec le « top management » des analystes qui travaillent dans les agences, il apparaît que leur objectif est d'éviter à la fois d'être le dernier à dégrader un émetteur qui fait défaut et également le premier à le faire.
C'est l'argument récurrent utilisé par Standard and Poor's à propos de la Grèce s'agissant de la dette souveraine. Standard and Poor's a été la première agence à dégrader la Grèce en 2004, puis en janvier 2009. Au moment de cette seconde dégradation, Moody's n'avait pas encore bougé. C'est encore un argument de marketing, non seulement pour la notation souveraine mais de façon générale. Standard and Poor's considère quelle n'est pas l'agence la plus dure mais la plus lucide. Cela lui permet par ailleurs d'écarter certaines critiques sur le fait que ces dégradations ont aggravé la crise au printemps 2010...
Les grandes institutions comme les banques centrales, la BCE et le FMI sont capables de réaliser les mêmes analyses que les agences de notation. On peut se demander si l'existence de ces agences est bien utile...
Je me réfère à mon expérience personnelle : j'ai présidé un conseil général durant quinze ans. Durant cette période, les services financiers de mon institution me livraient chaque année une analyse détaillée sur l'état de la dette, la capacité à rembourser la dette, l'influence de l'endettement sur les capacités à augmenter ou non telle ou telle dépense ou les marges de manoeuvre en matière de fiscalité. J'avais ainsi une palette de renseignements qui me permettaient de fixer le cap.
Ce qui est vrai pour une grande institution comme un conseil général peut également l'être pour d'autres collectivités territoriales. J'ai, dans un passé lointain, exercé des fonctions dans le domaine bancaire. Le banquier est celui qui, chaque jour, analyse les risques et prête en fonction de ceux qu'il a évalués. Une banque constitue une agence de notation pour ses clients. Quelle est donc la valeur ajoutée d'une agence de notation, sachant que chaque institution -entreprise, banque, Etat, collectivité territoriale- dispose d'outils fiables caractérisés par la compétence et l'indépendance ?
C'est une question fondamentale. En termes de valeur ajoutée, l'intérêt de la notation financière réside dans le fait de fournir une indication aux investisseurs sur la solvabilité des titres, dans un marché très profond et très large. Les émetteurs de dettes y sont très sensibles. J'ai eu l'occasion d'en discuter il y a quelques semaines avec le directeur financier d'une entreprise française de taille importante, notée en bas de la catégorie « investissements », en « BBB » (triple B).
Cet émetteur de dettes défendait la notation financière, estimant que si l'on empêchait les agences de faire leur travail, un groupe comme le sien en pâtirait énormément ; aucun autre signal ne pourrait parvenir au marché et les investisseurs ne seraient pas incités à acheter les titres de dettes de cette entreprise. Je suis malgré tout d'accord avec le fait qu'il existe des alternatives -FMI, OCDE, banques centrales- mais on n'est pas à l'abri, en particulier dans le cadre du FMI, de conflits d'intérêts importants. Les Etats-Unis, actionnaires à hauteur de 17 % du FMI, devraient ainsi accepter une dégradation de leur note alors qu'ils sont les premiers actionnaires. Dans un tel cas, des pressions seraient préalablement exercées pour éviter que le FMI, agence de notation, ne dégrade les Etats-Unis...
Qu'il s'agisse de notation souveraine ou d'autres secteurs, il est difficile, de trouver des alternatives. On dispose malgré tout d'un outil essentiel qui permet selon moi d'offrir une alternative crédible, celui que constituent les banques centrales. La Banque de France développe ainsi des « scorings » d'une douzaine de notes qui ne concernent pas seulement les grandes entreprises ou les entreprises de taille intermédiaire mais l'ensemble du tissu industriel de services. On pourrait donc imaginer que les banques centrales publient ces notes -ce qui n'est pas le cas actuellement puisqu'elles ne sont rendues publiques que pour l'entreprise elle-même ou pour un banquier. On changerait certes la philosophie des « scorings » des banques centrales mais ceci reste envisageable.
Si ce peut être une alternative à la notation financière, il existe néanmoins un problème de tropisme. On pourrait systématiquement considérer qu'avec ce nouveau système, la Banque de France pourrait surnoter les entreprises françaises, surtout lorsqu'elles désirent accéder à un marché plus large que l'hexagone. Il en va de même pour la Banque d'Angleterre, etc.
Malgré tout, parmi les agences de notation, on trouve des acteurs internationaux, même s'il y a un biais occidental. On l'a vu avec la surnotation des pays occidentaux au cours des années 2000 alors que leur niveau de dettes augmentait fortement. Bien évidemment, étant donné le niveau de dettes, la dégradation des Etats-Unis est intervenue en août 2011 et de la France et de l'Autriche en janvier 2012. Toutefois, si l'on étudie les fondamentaux macroéconomiques, les pays occidentaux sont selon moi plutôt surnotés par les grandes agences.
Quant à l'aspect monétaire, on trouve également un biais lorsqu'on l'analyse de près les rapports de Moody's et de Standard and Poor's : le fait que la BCE ne fasse pas de « quantitative easing » comme la Federal Reserve pénalise les pays européens. C'est l'une des raisons qui explique les dégradations de notes ou les mises sous perspective négative de ces derniers mois.
On ne peut toutefois « jeter le bébé avec l'eau du bain » et je pense que les agences ont une réelle utilité, l'important étant l'usage que l'on fait de leurs notes. On est allé beaucoup trop loin en acceptant la sous-traitance des agences, qui a complètement déresponsabilisé les acteurs de marché, en particulier les grands investisseurs. Il est troublant de constater que ceux-ci ne disposent pas de leur propre système de notation, qu'il soit public ou privé, afin de favoriser une réinternalisation du risque, quitte à vérifier ensuite que les « ratings » internes sont fiables, surveillance que serait chargé d'appliquer le régulateur national ou européen.
Pourquoi les agences n'ont-elles pas diagnostiqué les errances de Lehman Brothers et des fonds spéculatifs qu'ils ont titrisés et distribués dans le monde ?
En outre, comment expliquez-vous, après la dégradation de la note de la France, alors qu'on s'attendait à des taux d'emprunt et à des primes de risque importants, que cela n'ait pas été le cas ? La seule explication vient-elle du fait que la Banque centrale européenne a ouvert des lignes de crédits à hauteur de deux fois 500 milliards d'euros ?
La faillite de Lehman Brothers et l'incapacité des agences à prévoir ce cataclysme financier s'expliquent par plusieurs éléments.
Les agences ont été incapables d'établir des diagnostics fiables sur les produits structurés parce qu'elles étaient en premier lieu au coeur de conflits d'intérêts. Je rappelle qu'elles ont joué un rôle de consultant occulte auprès d'institutions financières et ont noté les mêmes produits en amont et en aval.
En outre, ces produits structurés ont constitué jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires des agences en 2007 ; il était hors de question de risquer de perdre la clientèle de ces institutions financière en même temps que des milliers de produits ! Les auditions menées il y a environ deux ans ont démontré que le « top management » de Moody's avait d'ailleurs exercé des pressions pour surnoter les produits en question...
Le second problème vient de l'incapacité quantitative et qualitative de disposer de ressources humaines suffisantes pour noter les produits structurés, ce qui inclut les subprimes.
Qualitativement, on a vu qu'il existait un réel problème pour comprendre les montages juridiques et pour parvenir à une modélisation du risque. On s'est inspiré de modèles « corporate » pour noter des produits structurés alors que ceci n'avait rien à voir !
Quantitativement, on compte trop peu d'analystes au sein des agences. J'ai insisté auprès du Parlement européen sur le fait qu'il faudrait instaurer un nombre limite d'émetteurs de dettes par portefeuille d'analyste. Au milieu des années 2000, un analyste devait noter jusqu'à 35 ou 40 émetteurs de dettes. Ce n'est pas raisonnable ! Officieusement, des analystes m'ont dit qu'au lieu de réviser la note tous les ans -la révision implique des discussions avec l'émetteur de la dette- celles-ci avaient lieu tous les deux ans début 2000. Les notes n'étaient donc pas fiables : elles étaient « arrangées ».
Il s'agit là d'un vrai problème de déontologie. J'ai proposé que l'on instaure un maximum de 15 à 18 émetteurs de dettes par portefeuille d'analyste. Cela représente déjà un travail important.
Concernant Lehman Brothers, personne n'a vu venir le coup. On était alors dans la logique du « too big to fail » et on ne pensait pas qu'un risque de faillite de la cinquième banque d'affaires américaine soit possible.
Dans quelle mesure le fait que M. Paulson, secrétaire au Trésor américaine, ait été un ancien de Goldman Sachs n'a pas joué dans sa décision d'abandonner Lehman Brothers à son sort ?
Ca a en effet été dit par des gens plus avisés que moi...
On peut aussi considérer que c'est une vision du marché, seuls les plus forts devant survivre mais on a, dans le même temps, soutenu Fannie Mae, Freddie Mac et AG, le grand assureur. Pourquoi n'a-t-on pas fait de même pour Lehman Brothers ?
Le défaut de Lehman Brothers était très difficile à prévoir et les agences ne peuvent être blâmées sur ce point.
Quant à la dégradation de la France, elle a été largement anticipée. Je connais assez bien la notation souveraine : on n'a jamais vu de tels effets d'annonce ni une telle préparation à la dégradation d'une note. C'est exceptionnel ! Les rumeurs de dégradation de la France, celles concernant la faillite de la Société générale, en août 2011, n'étaient pas le fait des agences.
Celles-ci ont ensuite déclaré que la France était le maillon faible au sein de la catégorie triple A -ce qui ne constituait pas véritablement une nouvelle, beaucoup d'investisseurs considérant déjà notre pays comme plus risqué que les autres. Les taux étaient d'ailleurs déjà plus élevés.
On a également eu, en novembre, la vraie fausse dégradation de la France. On a dit qu'il s'agissait d'un problème technique mais cela reste troublant.
Enfin, on a connu une « mise sous surveillance de la perspective de la France ». Cette action n'existe pas au sens des agences. Moody's a annoncé qu'elle se donnait trois mois pour revoir cette appréciation. On était là dans l'ébauche d'une éventuelle dégradation de la France. Beaucoup de précautions ont été prises par les agences mais les investisseurs eux-mêmes considéraient notre pays comme plus risqué que les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l'Allemagne : il suffit pour s'en convaincre d'étudier les taux à cinq ou à dix ans...
Oui. Un certain nombre de notes ne sont pas sollicitées par les pays concernés. C'est le cas de la France ou de l'Allemagne. L'activité de notation souveraine a connu une certaine léthargie depuis les années 1930. Les grands pays industrialisés ont été pour la plupart à nouveau notés dans les années 1980, les agences ayant voulu augmenter rapidement leur couverture sur les segments souverains.
Aujourd'hui, une quinzaine de notes ne sont pas sollicitées. La plupart du temps, il s'agit de pays occidentaux industrialisés.
Je me suis souvent posé la question de l'utilité des agences de notation en matière d'accompagnement des décisions politiques.
En tant que président de conseil général, j'ai trouvé, après mon élection, une situation financière très difficile, avec un endettement très fort. J'ai été amené à prendre des mesures draconiennes qui n'ont pas toujours été faciles à faire admettre. Je précise, afin qu'il n'y ait pas d'équivoque, qu'il n'y a pas eu de changement de majorité mais plutôt un cumul négatif des politiques précédentes.
J'ai volontairement fait appel à une agence de notation. C'est Standard and Poor's qui a remporté le marché public. Au bout de trois ans difficiles, ma notation a été réévaluée régulièrement, me permettant de conforter les politiques mises en place et de recrédibiliser l'action du conseil général.
L'agence de notation peut donc constituer un outil que nous pourrions utiliser de temps à autre. Je ne suis pas sûr que, dans notre pays, le Gouvernement n'ait pas utilisé la diminution de la notation pour faire passer d'autres mesures ou sensibiliser les Français aux risques actuels...
C'est une question très intéressante. On la retrouve chez les émetteurs de dettes « corporate » qui, surtout lorsqu'ils sont notés en double A, en A, voire en triple B, sont très satisfaits. Ils peuvent difficilement accepter une dégradation mais cela constitue la preuve d'une ouverture sur les marchés financiers, que l'émetteur de dettes -collectivité locale ou entreprise- joue le jeu du marché et qu'il n'existe pas d'opacité. C'est fort bien vu par les investisseurs qui, s'agissant des collectivités locales, sont bien conscients que les restructurations de dettes bancaires, ces dernières années, ont été faites de la façon la plus discrète possible -lorsqu'on n'a pas tout simplement essayé de les étouffer. Plusieurs restructurations de dettes de petites villes françaises ont ainsi eu lieu -même si celles-ci n'étaient pas notées.
Le fait d'aller sur les marchés et d'être noté constitue un risque. La ville de Paris avait prévu de se refinancer en septembre 2008, au moment de la crise de Lehman Brothers. Or, malgré sa bonne réputation, on a subi un report de quelques jours, le marché était complètement fermé à ce moment. C'est donc un pari qui est fait.
On peut considérer dans une certaine mesure qu'une bonne note constitue un quitus donné à une gestion, qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'une collectivité locale. En termes politiques, les collectivités locales ou un Etat sont des entités publiques qui ont la capacité de lever des taxes et donc d'augmenter leurs revenus de façon rapide. On est dans un cadre juridique et politique bien particulier mais on ne peut pas en conclure qu'un autre maire ou une autre couleur politique aurait connu une dégradation ou une augmentation de note.
Un Etat ou une collectivité locale présentent beaucoup d'inertie en termes de solvabilité. Leur solvabilité ne se dégrade généralement pas en quelques semaines. Cela prend beaucoup plus de temps. Il faut tenir compte du fait qu'on est là dans un temps long, ce qui est moins le cas dans le « corporate ». On l'a vu ces derniers mois avec Renault, Peugeot, Carrefour, où les choses peuvent facilement dégénérer sur les marchés.
Malgré tout, la question que vous soulevez est intéressante. Dans le cadre français, elle revêt un intérêt encore plus grand mais je crois que le jeu vient plus des autorités politiques que des agences. On l'a vu avec l'instrumentalisation qui peut avoir lieu en matière d'augmentation de note. Lorsque le Brésil est passé à 10 sur 20, après avoir été noté durant des années entre 5 et 9 sur 20, pour le président Lula, cela a constitué une publicité extraordinaire au plan politique, économique, financier. On ne peut dire que les agences se prêtent à ce jeu...
Elles ne s'y prêtent pas mais on peut aussi l'utiliser à bon escient ! Mes taux bancaires ont baissé et j'ai pu faire admettre au public des mesures très difficiles à faire passer -même dans ma majorité et mon opposition.
Ne peut-on interdire la notation de pays qui ne l'ont pas sollicitée ? Il est grave de noter quelqu'un qui n'a rien demandé !
Michel Barnier a déposé une proposition en ce sens au Parlement européen. Cette interdiction me laisse assez sceptique. Si on supprime la note, on ajoute de l'opacité à une situation dans laquelle il y a du stress...
Si on a trouvé le financement, je ne vois pas pourquoi on irait au-delà ! Une notation est payée par celui qui la sollicite. Il en va de même pour les commissaires aux comptes. Dans le cas présent, les agences ne sont pas payées ; or, on touche forcément là à un conflit d'intérêts. Si les agences délivrent une note, c'est parce qu'il existe par ailleurs un prêteur. C'est très dangereux !
D'autre part, j'ai bien noté que la méthodologie des agences est publique et que celles-ci font actuellement des efforts de transparence mais ces agences ne sont contrôlées par personne, comme c'est le cas pour les commissaires aux comptes !
L'Allemagne bénéficie d'un triple A. Tant mieux ! Toutefois, l'annonce de la suppression du nucléaire n'est pas neutre dans la trajectoire budgétaire de ce pays. Peut-être les choses se présentent-elles sur le trop long terme pour qu'on dégrade sa note tout de suite mais on peut se poser la question. Il y a là deux poids, deux mesures. La subjectivité est totale ! C'est pourquoi on pourrait au moins ne pas noter les pays qui ne le demandent pas.
S'agissant de l'accès au marché, je ne suis pas d'accord avec vous : les pays qui verraient leur note suspendue seraient l'Irlande ou le Portugal, qui sont déjà défavorisés dans ce domaine. Imaginons des difficultés avec l'Espagne -ce qui est à craindre dans les semaines ou les mois à venir : si on commence à parler d'une restructuration ou d'un plan d'aide, supprimer la note de l'Espagne signifiera qu'on essaye de cacher certains éléments aux investisseurs. Je suis donc vraiment réservé sur ce point...
Je comprends fort bien que l'on ne veuille pas être noté. C'est fort légitime. Le problème vient du fait que les réglementations y obligent aujourd'hui. Il y a quelques mois, une nouvelle réglementation de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a forcé les émetteurs de titres à court terme à êtres notés. L'intoxication continue donc ! Malgré tout, cela sert de repères aux entreprises. Lorsque vous détenez un triple B, vous êtes très heureux de pouvoir montrer que vous vous situez dans la catégorie « investissements » mais il est vrai que le caractère automatique est problématique. On pourrait imaginer que ce soit facultatif et que l'investisseur lui-même demande à une agence le niveau de solvabilité des entreprises en question.
Quant au débat entre la France et l'Allemagne, noter un souverain est éminemment complexe. Ceci vient du fait que la dégradation de la solvabilité d'un émetteur « corporate » peut être rapide. La complexité de la notation d'un souverain est davantage liée à la non prise en compte d'éléments qui, ex-post, crevaient les yeux : situation d'une banque ou d'un secteur bancaire, etc. Dans le cas précis de l'Allemagne et du nucléaire, on est sur du long terme. Or, les agences ne regardent pas le long terme ; les notes ont une valeur indicative d'un an environ, voire un peu plus. Elles ont malgré tout leur « marotte », comme le rôle accru de la BCE...
A titre personnel, je crois que les agences se sont peut-être un peu trop avancées en affirmant que l'Allemagne ne serait en aucun cas dégradée au cours de l'année 2012. Le secteur bancaire allemand est plus fragile que le secteur bancaire français. La volonté de Standard and Poor's, en faisant ces annonces, était de bien faire comprendre que l'Allemagne était jugée comme nettement plus solvable que la France. Le message est passé mais ce type d'engagement peut être problématique.
Merci. Il sera intéressant de revenir vers vous à la fin de nos auditions pour connaître vos préconisations, au moment de l'élaboration de notre rapport.